Le « secret du mal », est probablement autant métaphysique que politique. Même si une esquisse de Roberto Bolaño portant ce titre[1], se révèle aussi décevante que vide, rien de tel que ce météorique écrivain chilien, qui trouva son impressionnante acmé avec 2666[2]. Le sens de son être au monde lui échappa longtemps. Seule d’abord la poésie sut le questionner, avant que ses romans, de plus en plus aiguisés et monstrueux, viennent le conforter, ainsi que son épouse et ses enfants aimés qu’il ne put voir grandir et auxquels il dédia ses derniers chefs-d’œuvre. Son espérance politique crut trouver son idéalisme dans le régime socialiste d’Allende, quoiqu’en son lucide esprit elle fut plus tard désenchantée. Car elle fut bientôt soufflée par une « tempête de merde », selon les derniers mots de Nocturne du Chili. Celle du fascisme de Pinochet. Entre des amis disparus dans la conflagration, trois jours de prison pour sa petite personne délivrée par d’anciens camarades de collège devenus policiers, l’expérience fut pour le moins traumatisante ; et formatrice. L’exil, des rivages pacifiques aux rivages méditerranéens, mexicain, puis espagnol, le laissera sans cesse nostalgique de cette période édénique explosée. Sa vie d’écrivain (1953-2003) sera consacrée à fouiller autant les épiphanies poétiques et amoureuses que les tumeurs de la révolution châtrée. Or c’est dès le gigantesque volume premier de ses Œuvres complètes, qu’explosent les trois directions génériques de la créativité bolañienne, soit les poèmes, puis les récits d’Appels téléphoniques, enfin les roman titrés Amuleto et Etoile distante.Ainsila dimension éthique et esthétique de l’univers de l’écrivain chilien ne peut être sous-estimée.
Ce monstrueux et tout autant séduisant volume premier des Œuvres complètes de notre cher et indispensable Roberto Bolaño nous emporte d’abord au sein d’une Université inconnue : celle de la poésie. Lui qui fut « élevé auprès de puritains révolutionnaires », prétend écrire « Une poésie qui peut-être plaidera pour mon ombre dans des jours futurs ». N’en doutons pas : il a, devant l’éternité, gagné sa cause.
Une sorte de mouvement parodique incite le jeune poète à jouer avec les codes du fin’amor et des troubadours, dans son cycle anachronique consacré à « Guiraut de Bornelh : « Ils plagieront mes vers pendant que je travaille seul en Europe ». Cependant les vers libres se répandent dans la cataracte une poésie réaliste, inquiète, violente parfois, parfois fort noire : « j’attends ma fin du monde personnelle ».
Dans Proses de l’automne à Gérone, des proses poétiques autobiographiques parcourent d’abord comme un « kaléidoscope » la ville catalane. Le poète est inquiet de son droit de séjour, suite à son exil du Chili, puis du Mexique, et de « l’argent comme cordon ombilical qui te relie aux jeunes femmes et au paysage »… Cinquante-sept « rêves » font « Un tour dans la littérature », où Kafka « voyait brûler le monde », où Pérec « avait trois ans et pleurait, inconsolable ». Le panneau central du triptyque est un fabuleux poème mi-épique, mi-lyrique, au souffle sombre et heurté, qui raconte un voyage vers un « Pérou légendaire » par quelques Chiliens. De leur « bouche ouverte […] sortent / Les rêves : des empreintes / Fossiles / Colorées avec la palette / De l’apocalypse. »
Tout aussi fulgurants sont les poèmes de ces Chiens romantiques[3]qui, auprès du mal, aboient à la lune de la liberté, de l’amour et de la poésie… Parfois cette dernière a, chez notre malheureux chien littéraire pistant les énigmes du monde, la rapidité omnivore de Ginsberg, parfois elle a l’émotion bouleversante du poème presque testamentaire et néo-classique dédié à sa « Muse » : tour à tour à « seize ans », tour à tour dans la maturité, elle est « l’ange gardien » qui le protège « lors des jours terribles de l’aventure incessante […] dans les ruelles / des tueurs », quand il est son « sillage radieux ». Parmi des vers libres que l’on pourra juger inégaux, se détache un trio dédié aux « détectives », qui sont la mise en abyme d’un plus immense roman : Les Détectives sauvages[4], parmi lequel il voit « les livres de questions que personne ne résout / Les archives ignominieuses ».
En une réelle lucidité, et non sans amertume, il prend ses distances avec le mythe révolutionnaire : « La révolution s’appelle Atlantide / Et elle est féroce et infinie / Mais elle ne sert à rien ». Le pathétique, y compris en faisant l’amour à des femmes plus inquiètes encore que le poète, côtoie le morbide : « J’avais vu la mort copuler avec le rêve ». On a la sensation terreuse d’entrer « Dans la salle de lecture de l’Enfer » où feuilleter « un recueil de poèmes de terreur », recueil explosif, enfin en tous les volets du retable poétique, que l’on regrette d’ailleurs de ne pas être bilingue.
Nombreux sont ici les inédits poétiques, comme ces « Poèmes perdus », parmi lesquels l’on ne peut que s’émouvoir devant « La beauté. Sujet de composition. » Cette dernière n’est pas avare : « Dans la cour il y a de l’herbe de la rosée et des ordures », alors qu’une jeune fille vient prendre son thé. Elle regarde « le squelette / d’une bicyclette […] qui est la Beauté, et pas la mort. / Pas l’amante sauvage / - la mort - / qui court dans les rues / du sommeil […] La jeune fille boit du thé […] Comme une sainte / elle franchit la clôture / et commence à se diluer / dans les chardons et l’herbe haute. / Tel est le sujet de la composition : / La Beauté apparait, se perd, / Réapparaît, se perd »…
Loin d’être idéaliste, notre poète est parfois plus polémique, plus cru, en ses « Manifestes et positions » : les poètes latino-américains, directeurs de revues et lecteurs d’édition, sont « Accrochés à leur parcelle de pouvoir […] décidés à défendre / Leurs châteaux contre l’assaut du Néant / Ou des jeunes […] à faire disparaître / Des anthologies les éléments subversifs ». Ce sont « les Neruda / Et les Octavio Paz de poche/ Dindons farcis de pets prêts à parler de la mort ». Ainsi le spectre poétique de Roberto Bolaño ratisse large, entre lyrisme et engagement.
Parmi les quatorze récits ponctuant les Appels téléphoniques, où se glissent assez souvent des éléments autobiographiques, trois sections organisent ces appels à la terreur et à la pitié, comme dans la tragédie vue par Aristote : la première obéit titre du recueil, la seconde s’appelle « Enquêteurs », la dernière « Vie d’Anne Moore ». Au moyen d’une limpide écriture, et percutante par éclats, les personnages émrrgent de la banalité. Comme ce vieil écrivain qui échange des lettres avec le narrateur, alter ego de notre auteur, des tuyaux sur des concours de nouvelles, des photographies sur laquelle Miranda, la jeune fille du premier, fait fantasmer le second qui écrit un long poème où elle rencontre Gregor Samsa (de La Métamorphose de Kafka) « au fond d’un couloir de brouillard dans lequel se mouvaient imperceptiblement les masses sombres de la terreur latino-américaine ». C’est aussi une ancienne star du porno, un drôle de type que le narrateur appelle « le ver » et qui postule « l’explosion de la réalité », alors qu’Anne Moore voit « le visage maculé de terre de la réalité ». Un auteur, « B », écrit un livre qui contient le portrait masqué de « A », un auteur à succès, médiocre et pontifiant. C dernier s’est-il reconnu, alors qu’il en a fait une élogieuse critique ? Jusqu’à l’angoisse, « A » le harcèle d’appels pour connaître un fin mot qu’il ne connaîtra pas, jusqu’à l’absurde. Les écrivains se bousculent dans ces nouvelles, ceux du groupe français de la revue Tel Quel, autour de Philippe Sollers[5], mais aussi un hétéronyme, « Arturo Belano ». Et peut-être le plus ironique, le plus profond de ces récits est-il « Un autre conte russe », dans lequel un conscrit Espagnol engagé du côté des Allemands sur le front russe et torturé par les partisans, découvre le pouvoir salvateur de l’art, car en criant « con », un interprète comprend « Kunst » ! L’on devine que la méprise invalide la grâce métaphysique, à moins que le hasard venu de la personnalité du tourmenteur permette de valider l’essentialité de l’art, soit, en toute occurrence bolañienne, de l’écriture.
Quelle secrète amulette protège Auxilio Lacouture ? Amuleto raconte en effet l’aventure insolite et terrifiante de « la mère de la poésie mexicaine ». L’autonomie de l’Université mexicaine ayant été en 1968 violée par la police, la jeune fille se réfugie dans les toilettes des femmes du quatrième étage, où elle restera cloîtrée pendant treize jours sans manger. C’est pour elle l’occasion de ranimer son passé, de réciter des vers, de ressasser ses inquiétudes, sa solitude devant la menace. Politique et onirique, le texte se développe en évocations prenantes, malaxant ses amours troublées, ses rencontres, où l’on retrouve Arturo Belano qui a failli disparaître dans les tourmentes révolutionnaires. Mais aussi en cauchemars et en visions : comme lorsqu’elle passe la tête dans un miroir et voit « une énorme vallée inhabitée », peut-être « la préfiguration de la vallée de la mort, car la mort est le bâton de l’Amérique latine ». Comme lorsque les dernier mots évoquent « notre amulette » : un chant de guerre, de « hauts faits héroïques d’une génération entière de jeune Latino-Américains sacrifiés, j’ai su que par-dessus tout ce chant parlait de la bravoure et des miroirs, du désir et du plaisir ».
Le présent volume se referme sur la conflagration des artistes et du fascisme, au travers des exactions de Pinochet et de ses sbires, qui animent le maelström d’Etoile distante ; et c’est là un des plus grands romans de Roberto Bolaño, avec Nocturne du Chili[6] et 2666, au chiffre diabolique, que nous avions analysés dans un précédent essai[7]. Mais une relecture n’est pas de trop.
Les jeunes poètes contemporains de Salvador Allende rêvent avant 1973 de « temps nouveaux », sachant « confusément que souvent les rêves se muent en cauchemars ». En ce sens il s’agit là d’Etoile distante. L’insolite dandy Ruiz-Tagle attire les regards des ateliers de poésie, autant que les splendides sœurs jumelles Garmendia. Quelque chose « palpitait dans l’ombre » de l’homme distant qui, dit-on allait « révolutionner la poésie chilienne », mais qui n’est peut-être pas de gauche… Le coup d’Etat militaire, « finale du championnat du monde de laideur et de violence », vient bouleverser un paradis originel. Pire, Ruiz-Tagle, alias le lieutenant Carlos Wieder, est un meurtrier à la solde du fascisme, qui, au-dessus de la prison où séjourne le narrateur, écrit des poèmes dans le ciel avec son avion : « les poèmes d’un nouvel âge de fer pour la race chilienne » ! C’est à cet égard que Bibiano annonce vouloir écrire « un livre, une anthologie de la littérature nazie américaine », évidente mise en abyme du livre de Roberto Bolañolui-même[8].
Les comparses de cette épopée poétique disparaissent dans la répression fasciste, ou écument quelques temps les luttes révolutionnaires en Amérique centrale, avant de mourir à leur tour, ou encore s’exilent, deviennent traducteurs. Et là, « plus de la moitié des histoires sont falsifiées ou ne sont que l’ombre de l’Histoire réelle ». Les destins ne sont pas brillants, comme dans le cas de Soto, pour lequel « entre Tel Quel et l’Oulipo, la vie a décidé et choisi la page des faits divers ». Quant à Carlos Wieder, après une exhibition aérienne et poétique à peine lisible dans l’orage, il ouvre une exposition de photographies de corps torturés par le régime qui fait vomir ses spectateurs, publie dans des revues comme « Le Quatrième Reich argentin » et conçoit un « wargame ». De plus en plus, il s’efface, devenant une légende fantasmagorique et irrattrapable : « Carlos Wieder voyait le monde comme un volcan ». Son histoire « se coule dans un poème héroïque » ; n’en reste que, selon l’employée mapuche des sœurs Garmendia, « La rage pure, monsieur, l’inutilité pure ». Peut-être a-t-il fait partie des « Ecrivains Barbares », qui défèquent sur les plus grands livres de façon à parvenir à « l’assimilation réelle des classiques ». Enfin la quête aboutit, vingt ans plus tard, en Catalogne : « il ne ressemblait pas à un assassin de légende »… La capacité borgésienne de créer un auteur aux pseudonymes invraisemblables et à l’incroyable œuvre putative est ici à son comble. L’univers bolañien prolifère comme une hydre à cent têtes, dont celle d’un collectionneur américain qui voit dans le hasard le « mal absolu », celle d’un policier payé pour retrouver Carlos Wieder et qui pense qu’un Jean Valjean est « trouvable dans le creuset des villes latino-américaines ».
Finalement, malgré son apparente promesse éthique et métaphysique, la poésie n’est pas une assurance de l’individu contre le mal, au contraire. Des personnages attachants, énigmatiques ou abominables, un réel suspense, un mystère prégnant, une tendresse désabusée, une mélancolie décapante, une hauteur de vue incalculable, une déréliction métaphysique et politique, tout est réuni pour faire d’Etoile distante un diamant littéraire de la plus trouble eau.
Ce premier opus de ces Œuvres complètes, qui en compteront six pour s’achever en 2022 avec la sommitale édition du roman 2666, malgré sa richesse indubitable et ses inédits poétiques, ne manque pas de laisser le lecteur perplexe. L’éditeur prétend ne choisir ni une publication chronologique, ni thématique, ni générique, mais une voie transversale ; qu’est-ce à dire ? Pourtant la première solution eût été plus logique, plus claire… Il n’en reste pas moins qu’à chaque volume, toujours nanti d'inédits, un large panorama des enquêtes creusant l’âme humaine, ses déboires, ses joies et ses abîmes, autant que les voies impénétrables de l’Histoire, est ouvert. À chaque parution, les facettes de l’écrivain s’opposeront, se répondront, bien au-delà du réalisme magique latino-américain, marqué par Carlos Fuentes et Gabriel Garcia Marquez, dans une perspective que dans sa jeunesse poétique, Roberto Bolañoappela l’infraréalisme.
Quant au second volume, inénarrable, il offre des beautés déjà connues à redécouvrir, comme Monsieur Pain, avec un malade d'un incompréhensible hoquet, roman presque kafkaïen, et les portraits et biographies hallucinants de La Littérature nazie en Amérique latine, ou encore Des putains meurtrières, qui est presque un oxymore. Sauf que deux romanesques inédits - et non des moindres - ponctuent ce opus. Entre L'Esprit de la science-fiction et Les Déboires du vrai policier, nul doute que les circonvolutions bolañiennes entre les genres raviront l'inquiétude du lecteur...
Mort en Catalogne en 2003 à cinquante ans, son foie n’ayant vécu qu’un demi-siècle, attendant une transplantation qui ne vint pas, nostalgique d’une jeunesse chilienne poétique à jamais perdue, confronté cette évidence du mal métaphysique qui nous atteint tous et du mal politique qui l’a brutalement frôlé sans l’annihiler, mais pour sublimer son prolixe travail littéraire, Roberto Bolaño n’a cédé qu’au mal biologique, celui de son corps. Cette première stèle, parmi les cinq autres à venir de ses Œuvres complètes, est à la fois un hommage funèbre et les premiers tableaux d’un polyptique sans autre dieu que la brutale et poétique réalité d’un chaos qu’ordonne la beauté de l’art. Car, comme dit ce poème talismanique tiré d’Une fin heureuse, la « Muse » peut-être « vue dans les hôpitaux / et dans la file / des prisonniers politiques ».
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.