Verreries de Maurice Marinot, Musée d'art moderne, Fontevraud, Maine-et-Loire.
Photo : T. Guinhut.
Les romans historiques et intimistes
de Tracy Chevalier,
romancière-artiste
de l’émancipation féminine :
La Fileuse de verre, La Dernière fugitive,
À l’orée du verger, La Brodeuse de Winchester…
Tracy Chevalier : La Fileuse de verre,traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Anouk Neuhoff,
Quai Voltaire, 2024, 448 p, 24,80 €.
Tracy Chevalier : La Dernière fugitive, traduit de l’anglais par Anouk Neuhoff,
Quai Voltaire, 2013, 384 p, 22 €.
Tracy Chevalier : À l’orée du verger, traduit de l’anglais par Anouk Neuhoff,
Quai Voltaire, 2016, 336 p, 22,50 €.
Tracy Chevalier : La Brodeuse de Winchester, traduit de l’anglais par Anouk Neuhoff,
Quai Voltaire, 2019, 352 p, 23,50 €.
Une sensibilité fine, une technique impeccable, tout permet d’assurer à la romancière britannique d’origine américaine Tracy Chevalier, né en 1962, de successifs bijoux littéraires. Elle sait choisir des époques, des lieux historiques emblématiques – mais sans l’emphase des grands événements de l’Histoire – elle sait y insérer de modestes personnalités souvent féminines qui vont permettre à chaque lecteur de s’identifier, de palpiter au récit d’une vie, de ses entreprises, de ses émotions. Un verger menacé puis les libertés conquises par les esclaves noirs américains ont leur théâtre dans l’est américain, tandis que l’Europe abrite une brodeuse à Winchester ou, plus récemment, une fileuse de verre à Venise.
À l’instar d’Henry James, quel romancier ne rêve de voir son œuvre accomplie dans le cadre de la Sérenissime, soit la ville aquatique de Venise ? Un tel défi est ici brillamment réussi par Tracy Chevalier, dont La Fileuse de verre se situe à Murano, l’île des verriers fameux, encore joliment actifs aujourd’hui.
Issue d’une famille de verriers, une enfant est poussée dans un canal, espérant qu’en se séchant près d’un four concurrent, elle puisse épier quelque secret de fabrication, en particulier s’il s’agit de perles irisées. Elle s’appelle Orsola Rosso. Si rares sont les femmes à tenir un atelier, car elles ne sont pas censées être initiées aux savoir-faire des maîtres ; pourtant, de façon à sauver de la ruine sa famille, la jeune fille va faire preuve d’une détermination sans faille. Elle n’est d’abord qu’une fée du logis, entre tâches ménagères, jardin, enfants. Etonnement, c’est par la grâce de Marie Barovier, unique maestro verrier féminin de Murano, qu’elle sera initiée à la création ignée de perles aux formes curieuses, aux couleurs pétulantes, jusqu'aux « larmes de sang ». Ainsi brise-t-elle la pesanteur des traditions, fait-elle évoluer les mentalités, grâce à son talent, son inventivité. La spécificité de son art est intacte : « Je ne veux pas faire des perles qui ressemblent à des saphirs ou des émeraudes, déclara Orsela. Sinon autant offrir à Joséphine des saphirs et desémeraudes. L'intérêt est de lui montrer la beauté unique du verre muranais... du verre vénitien ». Vendues et exportées dans toute l’Europe, jusqu’aux Amériques et en Afrique, ces perles portent la mémoire de leur créatrice, tout en offrant une volupté tactile et visuelle à qui les acquiert, les conserve et les transmet. Aujourd’hui, à Murano, nous seulement les verriers sont encore actifs, mais l’on y peut visiter un « museo del vetro », aux œuvres anciennes et contemporaines, aux créations somptueuses et délicates, « des lustres pareils à des pieuvres aux tentacules emmêlées ». Y trouverons-nous le « tiroir aux dauphins » qu’Orsola garde au secret ?
À partir de l’an 1486, l'histoire de Venise transparait au travers de cette aventure et des descendants d’Orsola, en passant par une peste dévastatrice. Les mariages et les naissances, les amours contrariés, les bonheurs et les tragédies se déploient autour et au-delà d’une intemporelle Orsola, qui semble ne guère vieillir, alors que les personnages aux caractères contrastés sont le plus souvent attachants. Comme autant de perles de verres chatoyantes…
Le récit conserve tout du long une structure que l’on pourrait qualifier d’aquatique. En effet, la métaphore du ricochet d’une petite pierre plate sur la surface de la lagune est parallèle à la narration qui va par bonds de la Renaissance à nos jours.Ce qui permet de lire ce volume, plus vaste que beaucoup des précédents de notre romancière, comme une ample fresque individuelle, familiale et historique, sans oublier que la qualité du roman d’initiation n’y est pas étrangère.
Orné d’une très belle jaquette colorée, sur laquelle un vert canal vénitien révèle les perles en son eau, en outre délicatement gaufrée pour le nom de l’autrice et le titre, sans compter une couverture ornée d’une carte ancienne de Murano, noire sur fond pourpre, ce roman est un plaisir pour les mains, pour les yeux, pour l’esprit. Nous le conserverons dans notre bibliothèque avec le soin que prend l’héroïne : « Orsola sourit à la pensée que ses perles étaient jugées suffisamment précieuses pour être conservées avec des épices exotiques »…
Fuir l’oppression, le quotidien, les déceptions ; qui n’en a rêvé ? Dans La Dernière fugitive, Honor Bright va jusqu’au bout de ses décisions, quittant l’Angleterre des années 1850 pour fendre l’Atlantique et refonder son existence parmi les Etats-Unis. L’héroïne de Tracy Chevalier, romancière vivant à Londres, ne fait pas que fuir, elle affronte le réel, pour se trouver. De même Robert, le héros d’À l’orée du verger, quitte l’étroitesse d’une natale terre à pommiers pour admirer les sequoias californiens. Autant les personnages de la romancière Tracy Chevalier s’émancipent, autant ils accompagnent l’expansion économique et intellectuelle américaine.
Rejetée par un fiancé, Honor Bright suit en 1850 sa sœur qui va trouver un époux outre-Atlantique. C’est la première étape de La Dernière fugitive. Une traversée nauséeuse, la mort de la sœur, la solitude, la brutalité et l’austérité des mœurs, puis l’accueil chez une amicale modiste américaine de l’Ohio, dessinent des péripéties continues, d’abord peu originales. Ce qui ne gâche en rien les qualités la jeune quakeresse qui aime la paix de la couture et les réunions religieuses d’ « Amis » (entendez les Amish), leur silence, leur « lumière intérieure ». Accueillie dans une vaste ferme familiale, elle épouse l’entreprenant Jack, dont elle aura un enfant. Mais sa rencontre avec des esclaves fuyant le Sud pour atteindre la liberté canadienne au moyen d’un chemin de fer clandestin, avec la « ville libérale » d’Oberlin, avec le cynique et troublant Donovan, chasseur de fugitifs, bouleversera son sens de l’humanité. Ainsi Honor saura porter son prénom jusqu’à son sens le plus profond. Le suspense ira jusqu’à la traque, jusqu’au meurtre, peut-être nécessaire…
Entre roman historique et roman d’initiation, entre narration interne et lettres alternées, l’équilibre est parfait. Point trop de didactisme, ce qu’il faut de descriptions, pour faire surgir à nos yeux intérieurs un monde aux richesses sensibles, comme au moyen d’une délicate écriture photographique, qu’il s’agisse d’une forêt, d’un bébé, d’une vache…
Jamais Tracy Chevalier n’est superficielle. Si l’apparente simplicité, la facilité de lecture, des premiers chapitres aux perspectives modestes, peuvent nous donner cette impression, c’est par pudeur et modestie qu’elle ne cherche pas à en imposer à son lecteur. Peu à peu, des problématiques plus fines et politiques se font jour. Dans La dernière fugitive – dont nous tairons l’identité – c’est la thématique, certes rebattue, de l’esclavage qui s’impose. Mais avec un quelque chose de plus : la question de la liberté naturelle de l’individu, qu’il soit noir, ou femme. Quand Honor découvre les visages de couleurs, elle apprend non seulement la compassion, mais leur personnalité profonde. Quand elle s’écarte des lois implicites, puis révélées et justifiées, de sa belle-famille quaker, quand elle récuse une loi du Congrès, qui interdit de porter assistance aux esclaves en fuite et ordonne de contribuer à leur arrestation, elle trouve et assume son libre-arbitre, entre « principes » moraux et « compromis ». Choisissant d’étendre « le silence des Réunions à l’ensemble de sa vie », et s’affranchissant de jougs successifs, elle devient représentative de l’esprit du libéralisme politique des pères fondateurs des Etats-Unis.
Museo del Vetro, Murano, Venezia.
Photo : T. Guinhut.
En une remarquable continuité, l’écrivaine donne une place considérable à l’œuvre d’art. Dans La Jeune fille à la perle, elle écrivait à partir du tableau de Vermeer ; dans La Dame à la licorne, c’était la tapisserie médiévale qui était son inspiratrice. Dans Prodigieuse créatures, où l’on croisait également une dimension féministe, des fossiles tenaient lieu de tableaux. En cette Dernière fugitive, plus ténus paraissent les « quilts », ces couvertures de « patchwork » ou d’ « appliqués », brodés avec un soin fabuleux et patient, cadeaux rituels de mariage et trésors familiaux. Pourtant, figurant l’existence d’Honor en fragments divers, et cousus entre eux, ils sont des mises en abyme, reflétant le roman en son entier. Ainsi elle agrège des morceaux de robes, de foulards et de tissus venus de lieux et de personnes qui jouent pour elle un rôle vital, dont le « gilet marron de Donovan ». Ainsi, notre auteure met au centre de sa maîtrise romanesque ce que les rhétoriciens de l’Antiquité appelaient l’ecphrasis, ou description d’œuvre d’art. Ce qui n’est pas le moindre mérite de la romancière experte à tisser un univers entre les pages…
Entre éthique féministe, cause anti-esclavagiste et reconnaissance de la liberté individuelle en dépit des communautés, l’esthétique modeste, cependant peu à peu brillante, de Tracy Chevalier sait à l’évidence réconcilier l’amateur de lecture aisée avec celui qu’anime la quête de problématiques humanistes. Parmi lesquelles la réalisation de soi et la lecture du monde par la création artistique sont justement essentielles.
Malgré une entrée en matière cette fois un peu fastidieuse, un roman de mœurs de Tracy Chevalier n’est jamais anodin. Nous sommes À l’orée du verger, parmi les marais noirs de l’Ohio. Une pauvre famille de colons, installée en 1838, s’ingénie à faire pousser des pommiers, espérant tirer subsistance de ce dur labeur, vivre avec dignité, en rêvant de la rainette à « goût de miel et d’ananas ». Pour le père opiniâtre et la mère alcoolique, l’entreprise finit en tragédie sordide où l’on s’entretue par accident. Mais pour le fils Robert, qui fuit ce lieu maudit, les arbres sont le fil rouge de son existence en même temps que du roman d’initiation : à l’autre extrémité du continent américain, en Californie, il devient « l’agent arboricole » d’un botaniste qui lui fait récolter graines et plants des immenses redwoods et séquoias, de façon à les exporter vers l’Angleterre et les vendre à de riches clients : « Plutôt que de laisser la végétation à sa guise, ils répartissent les arbres de manière qu’ils composent des œuvres d’art ».
C’est bien ce que compose Tracy Chevalier en tissant des liens subtils entre les destins, les morts et les naissances, entre les filiations et les transmissions de savoir, au sein des cycles d’une nature âpre et grandiose. C’est ainsi qu’en progressant, le livre, absolument réaliste, voire naturaliste dans la tradition de Zola, jouant avec l’alternance des voix et l’alternance des vies des deux générations, avec des lettres qui ne trouvent pas toujours leur destinataire, devient de plus en plus prenant, en apparence tout simple d’écriture, en fait si subtil de conception, jusqu’à l’ouverture vers l’avenir plus lumineux d’une troisième génération, comme celle des arbres, même s’ils dépendent d’une plus vaste temporalité.
Avec son précédent roman de mœurs, La Dernière fugitive, la romancière complète un diptyque attachant : celui de la colonisation du territoire des Etats-Unis et de leur expansion économique. Il s’agissait de la question de l’esclavage et de la liberté individuelle, il s’agit « à l’orée » du vaste verger que deviennent les Etats-Unis, de la liberté d’entreprise et créatrice des Américains, sans oublier l’éloge des vastes espaces de leur continent. À l’image de ses personnages qui ourdissent des quilts ou recueillent les graines et les plants de futurs jardins, Tracy Chevalier est bien une romancière-artiste.
Toujours, les personnages centraux de Tracy Chevalier sont des femmes. Parfois discrètement prestigieuses, voire mythiques, comme dans La Jeune fille à la perle, venue du peintre Vermeer, ou La Dame à la licorne, venue de la tapisserie médiévale. Le plus souvent elles sont ordinaires, d’une plate banalité apparente, alors que la romancière, prend soin d’user d’une remarquable acuité psychologique pour les plonger dans les remous de l’Histoire américaine ou anglaise.
Violet Speedwell, soit le personnage éponyme de La Brodeuse de Winchester, ne semble avoir qualité particulière, sauf son amour des livres. Mais dans les années trente ce n’est pas forcément bien vu, surtout pour une de ces « femmes excédentaires » destinées à un mari qui leur fait défaut, puisqu’une génération de jeunes hommes fut décimée par la Première Guerre mondiale, dont son fiancé. Restée célibataire, négligée par tous, elle n’est qu’une modeste dactylo, lorsqu’en 1932 elle entre dans la cathédrale de Winchester. C’est là qu’elle rencontre un « cercle de brodeuses » où elle va bientôt s’épanouir. Broder des « agenouilloirs » et des coussins ne parait guère exaltant, pourtant le sien « serait encore là après sa mort ». Comme au cours d’une initiation, il faut subir la tyrannie de Mrs Biggins, avant de découvrir l’amitié de ses consœurs et devenir une experte.
Alors que la montée du nazisme emmène l’Allemagne et menace l’Europe, Violet fera preuve d’un modeste acte de résistance : broder un « fylfot », soit une svastika anglaise, croix gammée à gauche. Le roman, plein de sensibilité, même s’il n’atteint pas la hauteur de Prodigieuses créatures, dessine une vie, entre solitude, amours d’occasion et grossesse d’une mère célibataire, peignant du même mouvement une Angleterre des gens modestes et de l’entre-deux-guerres.
N’y-a-t-il pas une discrète vocation féministes au travail romanesque de Tracy Chevalier ? Féministe sans aucun doute de bon aloi. Certes, ce sont des fictions. Mais l’Histoire, grande et petite, ne manque pas de personnalités féminines remarquables, y compris du quotidien. Ainsi que notre contemporain, plus encore favorable aux épanouissements féminins, du moins dans les démocraties libérales.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.