ArturoBolaño:Les Chiens romantiques, Un Petit roman lumpen, Trois,
traduits de l’espagnol (Chili)
par Robert Amutio, Christian Bourgois, 96 p, 96 p, 112 p, 12 € chaque.
Roberto Bolaño : Entre parenthèses,
traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio,
Christian Bourgois, 490 p, 25 €.
Pourquoi qualifier Roberto Bolaño de « chien romantique » ? Né dans l’enthousiasme de la jeunesse, de la poésie et de l’amour, il voit son monde laminé par le fascisme de Pinochet, amis dispersés, disparus d’on ne sait quelle atroce façon, lui-même emprisonné quelques jours… L’exil, mexicain, puis espagnol, le laissera sans cesse nostalgique de cette période édénique. Il passera sa vie d’écrivain à osciller entre la scène originelle de la naissance à la jeune poésie chilienne, le traumatisme de la révolution châtrée, puis le tableau d’un quotidien morose, parfois étrangement illuminé par l’examen clinique de ce « secret du mal[1] » pour toujours inaccessible. C’est de ces trois manières que relèvent les trois minces inédits -par la taille et non par leur dimension esthétique et éthique- publiés en bouquet, un surmontés par les fulgurants poèmes gravés dans Les Chiens romantiques. Récits et vers que l’on ne mettra pas Entre parenthèses, comme la modestie de l’écrivain le propose pour une belle poignée de petits essais critiques et autres chroniques.
Sortis étouffés, épuisés, estomaqués, éblouis, des mille pages de l’immense 2666[2], quête presque infinie de la vérité d’un écrivain mythique, Arcimboldo, et de la résolution impossibles des assassinats de jeunes femmes qui gangrènent le Mexique, nous avions retrouvé en un plus concis roman la quintessence de Roberto Bolano. Ce fut la relecture du fabuleux, percutant, indépassable Nocturne du Chili[3]. Où la culpabilité, la passivité complice devant les crimes hallucinants du fascisme de Pinochet, émanaient d’un magnifique, troublant, cataclysmique monologue du curé Icabache. Pourtant le régime d’Allende, d’un socialisme à la lisière du bolchevisme, n’était guère brillant. Reste à imaginer l’envers nécessaire, où notre bolanien curé ferait son mea culpa en séide du communisme, laissant ainsi la mémoire chilienne devant le biface de sa vérité tyrannique, maintenant qu’heureusement lui a succédé la démocratie libérale…
Plus modeste encore, ce bouquet de trois inédits, cependant d’autant indispensable à l’aficionado bolanien. Le Petit roman lumpen, est bien dans la manière apparemment pétrie de banalité sociologique de Bolano. Son sous-prolétariat, à la frange de la pauvreté, est constitué d’un frère et d’une sœur qui ont perdu leurs parents dans un accident. Ils ont abandonné le lycée, l’un pour fréquenter des salles de musculation et des amis quelconques, l’autre pour se faire employée de coiffure. Et narratrice romaine de cette tranche de vie falote où la lumière du ciel est étrange, où les sensations frisent l’instabilité métaphysique, le fantastique. La crise économique est suggérée, sans misérabilisme, la fascination irrationnelle de la délinquance trouble la jeune fille dont « l’histoire perd encore plus ses contours », avant qu’elle se prostitue à une ex-star du culturisme et du cinéma peplum, dont le sperme est, selon les points de vue, alternativement « doré » et « noir ». C'est volontiers sordide, sans que les personnages, à la recherche d’un coffre-fort et de la tentation du mal qui les sauveraient de leur médiocrité, en aient complètement conscience. L’écriture parait simpliste, quoiqu’assurée, lorsqu’une béance, une soudaine métaphore jaillit : « une fragilité qui ressemblait à une raie manta tombant du plafond ». Est-ce une satire ? Le constat d’une déréliction contemporaine ? Le tableau de la vanité humaine est tenu à bout de bras par le talent époustouflant d’un Bolano qui sait nous rendre intéressant, presque magique, ce qui pourrait ne pas l’être, comme ce « visage dans l’attente » de la narratrice qui parvient à une « lucidité »…
Dans Trois, des proses poétiques autobiographiques parcourent d’abord comme un « kaléidoscope » la ville de Gérone. Le poète est inquiet de son droit de séjour, de « l’argent comme cordon ombilical qui te relie aux jeunes femmes et au paysage »… Cinquante-sept « rêves » font « Un tour dans la littérature », où Kafka « voyait brûler le monde », où Pérec « avait trois ans et pleurait, inconsolable ». Le panneau central du triptyque est un fabuleux poème mi-épique, mi-lyrique, au souffle sombre et heurté, qui raconte un voyage vers un « Pérou légendaire » par quelques Chiliens. De leur « bouche ouverte […] sortent / Les rêves : des empreintes / Fossiles / Colorées avec la palette / De l’apocalypse. »
Tout aussi fulgurants sont les poèmes de ces Chiens romantiques qui, auprès du mal, aboient à la lune de la liberté, de l’amour et de la poésie… Parfois cette dernière a, chez notre malheureux chien littéraire pistant les énigmes du monde, la rapidité omnivore de Ginsberg, parfois elle a l’émotion bouleversante du poème presque final et néo-classique dédié à sa « Muse » : tour à tour à « seize ans », tour à tour dans la maturité, elle est « dans la file / des prisonniers politiques », quand il est son « sillage élégant ». Parmi des vers libres que l’on pourra juger inégaux, se détache un trio dédié aux « détectives », qui sont la mise en abyme d’un plus immense roman : Les Détectives sauvages[4], parmi lequel il voit « les livres de questions que personne ne résout / Les archives ignominieuses ».
En une réelle lucidité, et non sans amertume, il prend ses distances avec le mythe révolutionnaire : « La révolution s’appelle Atlantide / Et elle est féroce et infinie / Mais elle ne sert à rien ». Le pathétique, y compris en faisant l’amour à des femmes plus inquiètes encore que le poète, côtoie le morbide : « J’avais vu la mort copuler avec le rêve ». On a la sensation terreuse d’entrer « Dans la salle de lecture de l’Enfer » où feuilleter « un recueil de poèmes de terreur », recueil explosif que l’on regrette d’ailleurs de ne pas être bilingue.
Roberto Bolano a les qualités de ses défauts. Délicieux bavard, littérateur et critique sans avoir l’air d’y toucher, il parait en ses parenthèses critiques préférer les anecdotes, les impressions amicales, aux analyses exhaustives, par pudeur, de peur peut-être d’ennuyer son lecteur. Et soudain, parmi cette conversation apparemment légère, ces discours, ces chroniques et un entretien, ces brefs carnets de voyage entre Vienne, Teruel et Blanes où il vivait, un éclairage original et inattendu, une phrase magique, un paragraphe fulgurant nous stupéfient.
Au déroulé de tant de petits textes, dont le titre, Entre parenthèses, montre la modestie de la dimension et du propos, le lecteur reste trop souvent sur sa faim. A force d’évoquer ces poètes, ces écrivains espagnols et latino-américains que nous connaissons parfois ou qui nous restent douloureusement inconnus, et au vu de l’admiration que Bolano leur voue, une sensation de manque s’installe : que ne trouve-t-on plus souvent un bref résumé de roman, une citation, quelques vers, de façon à ce que nous puissions entièrement partager l’empathie du chroniqueur, de façon à ce que notre curiosité ne soit pas trop déçue, sinon satisfaite, du moins assez excitée pour nous nous précipitions sur ces écrivains qui probablement mériteraient de devenir également nos amis…
Ainsi, Cesar Aira[5], Roberto Piglia, souvent des romanciers argentins, mexicains, sont en quelque sorte, et pour reprendre un de ses titres, les « étoiles distantes » de notre critique. Ils s’appellent également Bioy, Donoso, Tomeo, Vila-Matas, parmi l’aire entière de la langue espagnole… Ce sont aussi des poètes, souvent espagnols, auxquels il rend visite, comme Olvido Garcia Valdés, « dont la capacité de provoquer l’inquiétude, la réflexion, le plaisir esthétique ne décline pas au fil des jours ». Elargissant l’orbe de ses curiosités, il évoque Cervantès, Amis, Burroughs, K. Dick ou Hannibal de Thomas Harris, accordant une aura privilégiée à Melville, une spéciale admiration à Vargas Llosa, évidemment à Borges, dont il cherche à Genève la tombe, pour y trouver les corbeaux de Poe.
Roberto Bolano, dont on connait l’ampleur et l’acuité de romans insurpassables comme 2666 ou Nocturne du Chili, est certes ici pieds et poings liés par les contraintes du genre. Ce sont en effet de brèves chroniques pour un journal catalan, puis un quotidien chilien. Mais très vite, la si reconnaissable voix bolanienne s’installe, en toute musicalité amicale et intellectuelle, parfois impitoyablement provocatrice. Il sait cingler les mauvais, dont nous tairons les noms, et les bons faiseurs de clichés, comme la romancière chilienne Isabel Allende : malgré ou de par son « glamour », son « kitsch », « la littérature d’Allende est mauvaise, mais vivante ». Et comme elle, Paolo Coelho n’a qu’un mérite : « il vend des livres ».
Mieux, Roberto Bolano rédige « Trois discours insupportables », des pages plus denses, des conférences dans lesquels il tacle la gauche sud-américaine : « Nous avons combattu pour ses partis qui, s’ils avaient remporté la victoire, nous auraient envoyés immédiatement dans un camp de travail forcé. » Ce qui est une façon discrète de renvoyer le socialisme d’Allende, balayé par Pinochet, à ses réalités. Comme Cervantès, il choisit, au-delà du métier des armes, celui de la poésie : « savoir mettre la tête dans l’obscur, savoir sauter dans le vide, savoir que la littérature, fondamentalement, est un métier dangereux. » Plus loin, il croise un libraire qui lui parle de « plus d’un romancier capable de recommander ses propres livres à un condamné à mort ». Ironie ou profond sérieux lorsqu’il s’agit de « lecteurs désespérés » ? Dans sa « cuisine littéraire », il « affronte son adversaire sans faire ni demander de quartier ». Une éthique alors traverse les humbles prestations de l’écrivain, en marge du grand-œuvre, celle d’une urgence devant le tragique de la condition humaine, à traiter avec ce qu’il faut de légèreté, d’angoisse et de grandeur. Façon d’évoquer discrètement les thèmes de ses grands romans, le mal fasciste chilien et le mal assassin mexicain, mais aussi bien sûr universel, le mystère de l’écrivain au centre du maelstrom, depuis Les Détectives sauvages jusqu’au cosmos douloureusement terrestre de 2666, en passant par l’introspection coupable et fulgurante de Nocturne du Chili.
Si brèves que soient ces pages, certaines s’installent durablement dans la mémoire du lecteur, telles d’évocateurs poèmes en prose, d’incisifs essais. Ainsi, dans « Civilisation », il compare l’odeur du napalm, qui est celle de la victoire pour le personnage d’Apocalypse now, à celle des crèmes bronzantes : ces onguents « sentent la démocratie, ils sentent la civilisation ».
Ainsi, malgré la modestie apparente des propos, le côté recueil de circonstance et posthume, ce livre devient nécessaire, y compris en recueillant un entretien pour le magazine Playboy : il est la bibliothèque intérieure, car « pour le véritable écrivain, l’unique patrie est sa bibliothèque », il devient l’autoportrait sensible et intellectuel de notre auteur chilien météorique et préféré.
Mal ici et maintenant, mort en 2003 à cinquante ans, nostalgique d’une jeunesse chilienne poétique à jamais perdue, confronté à la concaténation du mal, sans espoir autre que la littérature qui seule lui rendit ses aspirations à une totalité brisée, sans les résoudre en sa « pugnace vie livrée aux intempéries », que ce soit dans ces petites parenthèses ou dans ses roman-monstres Roberto Bolano est bien notre « chien romantique » préféré…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.