Auprès du bleu de sa Méditerranée, l’évidence européenne est cependant une énigme ancienne. Cette excroissance occidentale du continent asiatique, devenue aujourd’hui un projet économique et politique, vient bien entendu des Grecs. L’on découvre la plus ancienne mention du mot « Europe » dans un Hymne à Apollon, rédigé au VI° siècle avant Jésus Christ : « Les hommes viendront des riches terres du Péloponnèse comme de l’Europe et de toutes les îles ceintes de flots. » Or l’étymologie commande : le grec « Eurôpê », soit « à la vue large » désigne plus précisément les terres de la Grèce continentale, au nord-ouest de la mer Egée. Plus tardivement, cette appellation vient s’entendre à tout l’espace continental situé au-delà de ce mince territoire. Cependant le mythe apporte un curieux éclairage. Car une princesse grecque, fille du roi Agénor de Tyr, se nomme Europe. Accoutumé à se laisser charmer par la beauté, Zeus se changea en taureau pour procéder à l’enlèvement, afin de s’unir à elle sur l’île de Crète et donner le jour à trois fils qui seront les juges des enfers. « Cesse de pleurer et apprends à te montrer digne de ta bonne fortune. Une partie de la Terre portera ton nom », l’admoneste Vénus. Le père d’Europe ordonnant à ses fils de la rechercher et de ne jamais revenir sans elle, leur quête les conduisit aux confins de l’Europe ; en vain. Le mythe est sans le moindre doute une métaphore, selon le titre de la Leçon inaugurale au Collège de France prononcée par Alberto Manguel, qui est moins à la recherche d’une jeune fille enlevée parmi des temps immémoriaux que d’une dynamique de la pensée mythique, mais aussi d’une identité de l’Europe. Après avoir interrogé l’historien Jacques Le Goff et le sociologue Edgar Morin, faut-il aller la trouver parmi les Lettres européennes, tel qu’un magistral et colossal ouvrage collectif les cerne…
Esprit cosmopolite, Alberto Manguel[1]naquit et vécut en Argentine, où il fut le jeune lecteur de Jorge Luis Borges, puis au Canada, en France. Alors qu’il est autant capable d’écrire en espagnol qu’en français, l’anglais et sa langue d’élection. C’est avec brio que dans la langue de Molière il inaugure sa chaire : « L’invention de l’Europe par les langues et les cultures 2021-2022 ». Et s’il ne se « baigne jamais dans le même texte », c’est pour générer les interprétations, y compris du même texte. Ainsi apprend-on que le mythe, ainsi venu d’Hygin, le bibliothécaire d’Auguste, s’enrichit du bagage d’un des fils d’Agénor, Cadmus, qui emporta dans sa quête bien des inventions phéniciennes, dont l’écriture. D’Orient, il amenait de quoi fonder à peu près toute la Grèce, même si Homère était à l’origine un poète de l’oralité. Ce déploiement de l’écriture permet à l’essayiste de montrer comment voyagent les intuitions primordiales du mythe, pour un espace dont la traduction est devenue la langue.
Ainsi le continent barbare « devint synonyme de civilisation », grâce à l’intervention romaine, le mythe acquérant une signification stratégique. Ainsi les Métamorphoses d’Ovide n’oublièrent pas la conquête de Jupiter changé en taureau. En cette continuité post-mythique, Montesquieu pensait l’Europe comme un seul Etat fait de plusieurs provinces sous l’égide de sa figure fondatrice. Cependant le christianisme n’avait pas manqué de changer à son tour la princesse Europe en « âme emportée par le Christ ayant pris la forme d’un taureau blanc », selon l’imaginatif prédicateur bénédictin du XVI° siècle Pierre Bessuire !
La tentation fut grande d’imaginer l’allégorie en « princesse élue régnant sur la totalité du monde », en « féminité archétypale » et séductrice, en incarnation du « proto-colonialisme », voire en icone féministe pleurant son viol. Ainsi vont les chemins idéologiques de l’interprétation…
Si, avec sa pertinence et séduisante érudition coutumière, Alberto Manguel note combien de mythes ont pu s’élever à la source des nationalismes, tel ceux du panthéon germanique pour l’Allemagne, en particulier nazie, ou la louve romaine pour le fascisme italien, celui d’Europe ne peut s’y résoudre, tant la multiplicité innerve son continent. En effet, « l’Europe est un concept instable, une configuration géographique, démographique et politique dont les parties constituantes ne cessent de muter ».
Dérivant un tantinet entre intellect et imagination, parmi Aristote, Averroès et Dante, Alberto Manguel revient à la dimension imaginaire du mythe, à sa naissance. Car celui d’Europe est pour lui un déclencheur de verbe, un prétexte à l’examen du phénomène mythique et de sa dimension métaphorique. En ce sens les mythes sont des « galeries de miroir », des façons de dire « oui », comme lorsque la jeune Europe, enlevée, violée (il ne faut pas craindre de le souligner), change sa négativité en un ordre positif, en « son propre désir de fondation ». Une fois de plus la dimension philosophe des mythes grecs est patente et doit nous parler, y compris pour notre temps.
En dépit du mythe grec, le concept européen mit longtemps à s’agréger ; alors que que les Romains pensaient en termes d’Empire et de Méditerranée. L’histoire médiévale dut balbutier avant d’imaginer cette géographie et cette identité. En un brillant essai, Jacques Le Goff se demande : L’Europe est-elle née au Moyen Âge ?
Depuis les ruines de l’Empire romain jusqu’à la Renaissance, l’historien s’attache moins au mythe grec qu’à la continuité de la chrétienté, dont le latin est longtemps la langue européenne, de Saint Augustin jusqu’aux penseurs humanistes. Cette chrétienté s’affirme au travers de l'action du pape Grégoire Ier le Grand (590-604) qui, le premier, envoie des missionnaires vers l'Angleterre et la Germanie, et même au-delà des frontières traditionnelles du monde romain. Ce n’est qu’au XV° siècle que le sentiment d'appartenance des Européens à une civilisation commune prend corps, lorsque le pape Pie II (1458-1464) appelle les fidèles à l’union et l’action contre l'offensive turque. L’identité européenne s’érige en opposition à la radicale différence de l’Islam conquérant et esclavagiste. Outre la dimension guerrière, cette incompatibilité se mesure à l’aune du goût chrétien des images et de la représentation humaine (une véritable institution) alors que l’Islam les proscrit.
La diversité des populations, les divisions et oppositions Ouest-Est/Sud-Nord sont constitutives de la formation de cette Europe, car il ne s’agit pas d’un unique empire chrétien, mais de royaumes et de principautés diverses. À cet égard, pour notre historien, lavolonté avortée de Charlemagne de relever l'empire romain s'avère « contraire à la véritable idée d'Europe ». Il en est de même, pense-t-il, des ambitions ultérieures de Charles Quint, de Napoléon et d’Hitler, dans la mesure où la multiplicité européenne eût été bafouée, perdue.
Nous héritons autant des Grecs que du peuple de la Bible, dont les textes irriguent la pensée, la foi et l’éthique. En outre, les guerres de conquêtes, par exemple normandes en Angleterre, et de défense contre l’Islam, n’empêchent pas le primat unificateur de la culture.
C’est autour de l’an mil que l’Europe se dote d’institutions nouvelles. Ainsi la famille nucléaire où la femme tient une place bien plus valorisante que dans les sociétés orientales, ce avec le concours du culte de la Vierge Marie, « grande auxiliatrice du sort terrestre de la femme ». En outre les villages structurés autours de leurs églises, la naissance des villes au-delà de celles italiennes, le développement des échanges commerciaux fonde une société dont le nerf n’est plus la prédation comme dans l'Antiquité ou en Orient, où des chefs de guerre et des privilégiés vivent en exploitant les paysans et les artisans, mais un monde qu’irrigue le commerce. Aussi notre médiéviste s'interroge-t-il sur les limites de ce prétendu Moyen-Âge. La continuité entre les innovations commerciales, intellectuelles et artistiques de l'Italie au XIIe siècle et les Temps modernes, via la Renaissance, est pour lui avérée. Ce à l’instar d’Erwin Panofsky, dans La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’Occident[2].
De l’échec carolingien à la belle Europe des villes et des universités, et avec brio, Jacques Le Goff, qui fit un bel éloge des Hommes et femmes du Moyen Âge[3], part en quête des racines et des feuillages de la conscience européenne, de ses strates, de façon à contribuer à la continuité du présent et à la construction de l’avenir des Européens.
Si le titre d’Edgar Morin, Penser l’Europe, parait une affirmation, il n’en interroge pas moins la multiplicité et la complexité d’un puzzle qui s’est cependant doté d’un destin et d’un dessein communs. Ce qui est probablement de l’ordre de la nécessité, peut-être de l’illusion, selon les uns, de l’hubris, du surétatisme, voire de la tyrannie, diront les autres. En tout cas, pour l’essayiste, il s’agit de la conversion d’un sceptique et d’une histoire d’amour avec la culture du vieux continent, en tant qu’elle est dialogue, entre les peuples, entre le religieux et le scientifique, entre le philosophique et le politique. « Unie dans la diversité », elle est interculturelle : « Ce qui est dans la culture européenne, ce ne sont pas seulement les idées maîtresses (christianisme, humanisme, raison, science) ce sont ces idées et leur contraire. Le génie européen n’est pas seulement dans la pluralité et dans le changement, il est dans le dialogue des pluralités qui produit le changement ».
Dans une perspective historique, le sociologue pense notre continent comme l’aboutissement de la partition de l’Empire romain entre Occident et Orient, au travers de Byzance éloignée puis effacée, comme son ouverture face à l’univers copernicien et face à la découverte du Nouveau monde. Cependant avec les guerres mondiales et surtout la seconde et son cortège de totalitarismes est ouest, l’Europe signe son « acte de décès ». Alors que la première démocratie au sens moderne et des Lumières est américaine, le projet démocratique européen est né au travers des convulsions absolutistes, révolutionnaires, totalitaires et coloniales de l’Histoire. Seule la volonté de dialogue, au travers du couple déclencheur franco-allemand, peut alors la faire renaître de ses cendres. Rationaliste, bien que socialiste, c’est-à-dire bien peu libéral, en particulier en économie, Edgar Morin réhabilite le projet humaniste au travers d’une volonté militante en faveur de la construction européenne. Mais de quelques membres originels - les six de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier en 1951 - aux vingt-sept de l’Union Européenne d’aujourd’hui, sans compter ceux candidats, candidats discutables tels la Turquie, voire l’Ukraine, ne risque-t-on pas de succomber à l’adage : qui trop embrasse mal étreint ? À moins de voir germer, dans le lacis de contraintes qui chapeautent les peuples aux dépends des libertés, le ferment d’une désunion, telle que le Brexit anglais vient d’en faire la preuve…
Pour faire allusion au cycle de science-fiction d’Isaac Asimov[4], Edgar Morin, qui écrivait en 1987, veut néanmoins considérer l’Europe, avec un prudent optimisme, comme une « Fondation », à même de préserver les bien-fondés de la civilisation au service du futur. Ce qui est certainement la plus belle idée de cet essai ; mais, n’en doutons guère, de nature utopique. Existe-t-il en la demeure une utopie raisonnable ?
Mère d’une si diverse et brillante littérature, l’Europe peut-elle ne relever que du déterminisme géographique ? Probablement cet encyclopédique volume, sobrement intitulé Lettres européennes va nous en dire plus. Ce sont en effet des filiations sans nombre qui irriguent romans, essais, drames et poèmes du Portugal à la Russie, de la Grèce à l’Irlande…
Une perspective géographique anime forcément ce volume aux deux centaines d’universitaires, critiques et écrivains, quoiqu’il soit dirigé par Annick Benoit-Dusausoy, professeure agrégée en classes préparatoires au Lycée Saint-Louis à Paris, Guy Fontaine, créateur de la résidence d’écrivains européens villa Marguerite Yourcenar, Jan Je˛drzejewski, professeur de littérature anglaise et comparée à l’Université d’Ulster et Timour Muhidine, maître de conférences en langue et littérature turques à l’INALCO. Comme il se doit, ce lourd manuel est cependant organisé chronologiquement, depuis Bède le Vénérable au VIII° siècle jusqu’aux « tendances et figures contemporaines », comme la russe Olga Tokarczuk, Prix Nobel de littérature en 2018 et préfacière de l’ouvrage.
Préalables sine qua non, avant que l’idée médiévale d’Europe se fasse jour, les Lettres européennes sont des héritières de mondes gréco-romain, judéo-chrétien, byzantin ; le corpus mythologique, historien, théologique et philosophique, puis biblique ne manquant pas de susciter réécritures et germinations ; mais aussi, on l’oublie trop souvent, celtique, avec la « matière de Bretagne », la quête du Graal et autres romans de chevalerie, qui trouveront leur utopie et leur parodie dans le Don Quichotte de Cervantès. L’on comptera plus modestement l’héritage arabo-andalou, quoiqu’il nourrît au XIII° et XIV° siècle l’œuvre du Catalan Raymond Lulle.
Songeons à l’Odyssée d’Homère. Outre ses traductions, n’a-t-elle pas nourri un œuvre aussi moderniste que l’Ulysse de Joyce, à deux millénaires ou presque de distance ? La Poétique d’Aristote et les tragédies d’Eschyle ont généré celles de Racine, y compris celles de Wajdi Mouawad, qui use en 2003 d’un écho du mythe d’Œdipe dans sa pièce Incendies[5]. Quant aux contes arabes, ils ont essaimé en Espagne, puis, au travers de la traduction des Mille et une nuits par Galland, jusque chez Voltaire. Shakespeare use des Hommes illustres du GrecPlutarque pour écrire ses tragédies, et d’une chronique de Saxo Grammaticus, historien danois du XXIIe siècle pour enfanter Hamlet. L’orientalisme suscite les voyages en Orient de Lamartine, de Chateaubriand, de Nerval et la Salammbô de Flaubert. Aujourd’hui les écrivains francophones des Antilles et d’Afrique, autant que ceux anglophones, font résonner les langues de saveurs épicées, de problématiques hautes en couleurs. Ainsi, l’européanité ne cesse de s’enrichir à partir de racines internes puis conquises, agrégées, en des rameaux renouvelés. À cet égard Olga Tokarczuk reprend le concept de « modernité fluide », venu de Zygmunt Bauman[6], tout en parlant de « mappemondes de l’expérience humaine », préludes d’une « République des Lettres mondiales ».
La « traversée du vieux continent en trente siècle » s’en va fouiller bien des tiroirs et des recoins, à la rencontre d’auteurs, évidement français, italiens, espagnols, anglais et allemands, russes, scandinaves, mais aussi slovènes, hongrois, macédoniens, voire ukrainiens. Quant à la présence de la Turquie, elle ne manque pas d’interroger : si géographiquement elle échappe aux bornes européennes, voire culturellement, nombre de ses auteurs pratiquent le roman à l’européenne, y compris en adhérant à ses valeurs, comme Orhan Pamuk[7]. Mais à ce titre l’entier du globe pourrait-être convoqué, n’est-ce pas…
Plutôtqu’une unité identitaire historique, la littérature européenne entrecroisant les filiations et les métissages, l’ouvrage propose un tour d’Europe à l’occasion de chaque période marquante, éclairant un mouvement, un genre caractéristique, soulignant les auteurs phares. Bien évidemment, il ne remplace pas l’immense bibliothèque qu’il convoque, mais sa concision à l’occasion de chaque auteur ou mouvement, du réalisme au naturalisme par exemple, en fait une remarquable synthèse. Si l’on se demande comment s’orienter dans la littérature, voilà une réponse pertinente. Ces Lettres européennes fourmillent de perspectives, aussi bien historiques, sociétales, philologiques et philosophiques, de portraits, de résumés d’œuvres, de détails rarement inintéressants. Les citations généreuses et bilingues sont un régal. La somme peut se lire avec une patience bénédictine, de bout en bout, ou se picorer en se laissant emporter…
Pourtant, au-delà des frontières cartographiques et continentales, l’on doit considérer que les littératures américaines et latino-américaines sont également le creuset de maintes filiations européennes, bien qu’elles se soient métissées des apports locaux, aztèques par exemple, dans la poésie d’Octavio Paz ou les romans de Carlos Fuentes.
Il y a des écrivains particulièrement européens, dans leurs usages des langues, dans la trame de leurs romans et essais, de par les lieux eux-mêmes fort européens, comme le latin d’Erasme[8], entre Flandres, Bâle et Venise, comme la Venise de Casanova[9], qui parcouru les cours royales du continent, et qui de l’Italien passa au français pour écrire ses romans et mémoires. Claudio Magris[10], Italien, n’a-t-il pas suivi le Cours du Danube, de sa source à son delta, pour édifier toute une histoire culturelle ? George Steiner[11], Anglais, ne lisait-il pas des tragiques grecs jusqu’à Paul Celan[12], tout en comparant Tolstoï et Dostoïevski et en délivrant le sens de son destin juif parmi De la Bible à Kafka ? Lui qui maîtrisait en quelque sorte trois langues maternelles, savait traverser, sinon escalader, la Babel européenne au service d’une théorie de la traduction…
Aujourd’hui, malgré les institutions de Bruxelles, son Parlement européen, sa monnaie unique, tout ce qui semble une belle réussite, en dépit de la fiscalité et de la surétisation qui en découle, l’identité européenne est mise à mal, éparpillée, tant l’immigration, turque, maghrébine, subsaharienne, en nourrit, voire en aggrave le patchwork. L’on parle d’« Afropéens ». Est-ce de l’ordre d’une intégration, d’un métissage, d’une nouvelle ère de culture ; ou d’une désintégration belliciste ?
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.