traduit de l’allemand par Nicole Taubes, Albin Michel, 480 p, 25 €.
Elias Canetti : Le Livre contre la mort,
traduit de l’allemand par Bernard Kreiss,
Albin Michel, 504 p, 25 €.
Jusqu’où faut-il livrer à autrui les couleurs et l'ombre de sa vie ? Les aficionados du grand européen Elias Canetti, de celui qui eut « la conscience des mots » (pour reprendre le titre d’un de ses volumes d’essais), resteront peut-être sur leur faim en abordant le dernier volet tant attendu de son autobiographie. Depuis La Langue sauvée où le premier souvenir d’enfance était la menace de se voir couper la langue, il semble là que la mort lui ait mangé une partie de la langue. Car nous lisons ici un inachevé, encore fragmentaire, rassemblé et ordonné à l’instigation de sa fille, après le décès de l’écrivain, en 1994. Cependant, mieux que la correspondance de L’Amant sans adresse, aux points de vue curieux, voire indiscrets, ce quatrième volet, après Le Flambeau dans l’oreille et Jeux de regards, n’en rassemble pas moins la parole, l’écoute et la vision pour balayer avec sagacité, après la riche scène viennoise, celle de ses Années anglaises. Jusqu’à ce que l’auteur de Masse et puissance se fasse le juge intransigeant de la mort.
Depuis La langue sauvée, en passant par Le Flambeau dans l’oreille, le troisième volet de cette autobiographie, assimilable au genre pourtant dissemblable du roman de formation, et titré Jeux de regard[1], se fermait sur la montée des périls nazis autour de l’Autriche et sur la mort de la mère à Paris. Juif d’origine sépharade, il doit s’exiler en Angleterre à partir de 1939. D’où ces Années anglaises. Reconnaissant de cette hospitalité, il n’en perd pas pour autant son sens critique devant une société qu’il admire pour son héroïsme réservé et dont il dissèque néanmoins sans indulgence les mœurs exotiques. Car la plume de Canetti est aussi acérée que son regard. Parfois acide. C’est ainsi que le grand poète, le dramaturge assis, l’éditeur incontesté, le prix Nobel (bien avant Canetti) Thomas Stearn Eliot lui-même n’échappe pas à sa griffe. Sous le vernis des convenances anglaises, il détecte infailliblement les fausses valeurs. Sûrement est-il injuste lorsqu’il ne reconnaît pas la nouveauté et la beauté des poèmes de La Terre vaine et des Quatre quatuors, mais les masques de l’establishment l’insupportent à juste titre. Sans compter la propension du maître à exploiter son pouvoir, à faire de l’argent… Car pour les Anglais, « l’orgueil devient véritablement un art ». Sans doute Canetti est-il meurtri de la méconnaissance de ses hôtes envers son grand roman Autodafé, et des «humiliations subies ». Malgré une stérile amoureuse aventure avec Iris Murdoch, il ne manque pas de déboulonner la romancière philosophe, « servile » et « scolaire ». Sa langue serait-elle soudain vipérine ?
La galerie de portraits n’assèche cependant pas ses modèles, personnalités célèbres ou petites gens. Même sa frêle logeuse qui tient la guerre pour irréelle, se voit affublée d’une personnalité énergique lorsqu’elle apostrophe les buveurs à la porte des pubs « afin de les mettre en garde contre l’exemple qu’ils donnaient ». Son mari est un pasteur qui passa de secte en secte et avec qui Canetti doit « faire du Hölderlin ». Un « balayeur de rues » est un maître en conversation. Une « prophétesse » visite les maisons et sans le vouloir, initie notre narrateur à la poésie de Blake. Mais ce sont les « glaciales » réceptions londoniennes qui le mettent au contact de toute une intelligentsia. La modestie ambiante cache cet orgueil anglais, qui « devient véritablement un art », ainsi qu’une étonnante brochette de « préjugés victoriens », même en présence d’un être aussi supérieur que le philosophe au rire de « satyre », Bertrand Russell. Canetti aime à côtoyer également des aristocrates excentriques, ornithologue ou passionné de rhododendrons, de revenants…
Ecrite cinquante ans après les faits, cette chronique d’une époque cruciale, pendant qu’il s’attelle, sous les bombes du Blitz, à son œuvre maîtresse de philosophie politique, l’essai Masse et puissance, est un éloge de la démocratie anglaise : « Dans un monde tonitruant de vérités martelées par des guides suprêmes de tout bord, mon admiration pour ce système parlementaire ne connut bientôt plus de bornes ». Mais aussi un pénétrant défilé de « caractères ». Comme lorsque dans Le Témoin auriculaire, Canetti croquait avec un talent coruscant cinquante personnalités à la façon d’un La Bruyère contemporain, depuis « la cousine cosmique » jusqu’au « papyromane », en passant par « le frétille-au-malheur ». Lors de ces Années anglaises, il confirme : « j’ai toujours été un espion, un espion à l’affût de tous les modes de jeux pratiqués par les hommes ». L’incessant échange entre un exceptionnel don d’observation et une omnivore curiosité culturelle fait tout le prix de cette vie changée pour nous en écriture.
Pourtant, le grand Canetti, ce modèle de l’humanisme viennois et européen aurait donc tissé tant de liaisons extra-conjugales pour aboutir à des textes d’un intérêt discutable ? Ce qu’au-delà de son mariage avec Veza ne révèlent pas les volumes de son autobiographie, de La Langue sauvée à Jeux de regards, qui courent de 1905 à 1937, sans compter Les Années anglaises. C’est en 1941, en Angleterre, que deux exilés échappés de la tyrannie nazie se rencontrent : il vient de publier son roman Autodafé, Marie-Louise est peintre et admirative de sa culture, de son talent ; leur relation restera, il y insiste, clandestine, sans que son œuvre en porte trace.
Ne lisons pas en censeur cette Correspondance inédite, mais en respectant les sentiments passionnés de la femme et ceux plus secs de l’homme, même s’il loue son talent pictural. Car il ne se montre pas prioritairement sous son meilleur jour. Combien de fois retentissent les mots « argent » ou « colère »… On a beau être un magnifique écrivain, on n’en a pas moins un caractère difficile et l’ambition de faire connaître une œuvre à laquelle doit se dévouer Marie-Louise, cœur, corps, propagande et porte-monnaie… Sa vanité est parfois insupportable : « tu as affaire à l’œuvre d’un des plus grands esprits qui aient jamais vécu ». Sans compter qu’il ne s’empêche pas d’être jaloux, quoiqu’il ait d’autres maîtresses, dont la romancière Iris Murdoch. Rarement, il prend conscience de sa virulence. L’auteur du pertinent essai Masse et puissance pesa sur sa correspondante de toute sa masse, jusqu’à ce que le prix Nobel confirme sa puissance, en lui permettant de lui reverser une partie de la dotation…
S’agit-il, en cette correspondance, d’une publication indispensable ? Pour user de qui fit profession d’autobiographe, certes. Mais il y a parfois chez le lecteur curieux de connaître les plis d’une personnalité, les jalons d’une carrière, l’impression de coller un œil indiscret derrière le trou de serrure qu’est ce volume aux cinq décennies. Le filtre de l’écriture autobiographique et de sa construction protégeait l’œuvre de Canetti d’une aura presque romanesque, tout en lui permettant une richesse aussi accessible que savante. Alors que le dévoilement de la correspondance ne permet guère autre chose que le déballage, au mieux documentaire. Là où la « langue » n’a pas « sauvé » la vie… Il est néanmoins évident que nous ne livrerons pas ce volume à un autodafé, pour reprendre le titre de son roman effrayant : Autodafé. Dans lequel Kien, un savant sinologue, voyait sa bibliothèque soumise à l’ire d’une servante vulgaire qu’il avait pourtant épousée. L’apologue est d’une rare puissance lorsqu’il pense l’incompréhension et la détestation de la culture, non loin d’ailleurs de l’analyse magistrale du fascisme et de ses leviers dans son essai Masse et puissance…
Comment est-ce possible ? Des inédits d’importance celés depuis 1994, l’année de la mort du grand Européen Elias Canetti… Probablement s’agissait-il d’un vaste essai en projet, un « work in progress » sans cesse abandonné, repris de loin en loin, remis sur le métier sans que ces notes se coagulent en un réel livre. Même si quelques dizaines de pages furent incluses dans Le Territoire de l’homme. Et comme de juste, interrompu par le décès de l’écrivain, puisque, sans vouloir concurrencer Le Livre des morts égyptien, il s’agit rien moins que Le Livre contre la mort. Il n’a pas été le talisman qui pouvait protéger l’essayiste de redevenir poussière ; mais il reste pour ses lecteurs provisoirement vivants une confession intime, un vade-mecum, un philosophique memento mori.
Parmi les nombreux projets de Canetti flottait une « Comédie humaine des fous », qui devait intégrer un roman qui ne vit jamais le jour. Considérons donc Le Livre contre la mort comme un chantier qui ne trouva jamais son élan narratif, malgré des bribes de récits enchâssées dans un continuum de notes, de citations, d’aphorismes, échelonnées de 1942 à 1994. Car ressentie par tous, infligée à autrui, parfois jusqu’au meurtre de masse, « il semble que la connaissance de la mort soit l’événement le plus lourd de conséquences de l’histoire humaine ».
Faut-il lire in extenso ce volume, ou l’économiser pour avoir le plaisir, peu morbide au demeurant, de grappiller parmi le conte de celui qui donne « ses propres années », et parmi les miettes de pensée : « pouvoir encore mourir lorsqu’il devient insupportable de vivre » ? Peu à peu émergent des lignes de force : la mort humaine côtoie l’animale, la mémoire des disparus est dépassée par l’Histoire mondiale, l’anecdote est transcendée par le mythe. Il met en scène les sympathisants de la Faucheuse comme ceux qui l’ont en horreur. La tendresse le dispute à l’ironie lorsqu’il brocarde « Quelqu’un qui craint les fleurs parce qu’elles se fanent », où à l’humour fantaisiste : « Elle s’est pendue haut et court à ses faux cils ». Parfois ce sont des pages de journal conjuguant introspection et confession, jusqu’à la révolte métaphysique : « devenir immortel. Dieu qui n’existe pas m’en soit témoin, je n’ai rien voulu de tel : je ne suis ni amant ni Christ ni artiste, mais je n’admets pas la mort, et c’est tout. » La colère, la mélancolie n’ont pas ici pour ennemi la satire au sens des Caractères de La Bruyère, ni les facéties douces-amères : « Que deviendront, s’il vient à mourir, les pièges à souris dans son appartement ? ».
Ce grand lecteur confie avoir fait des « orgies de livres », et les achetait alors qu’il ne les lirait probablement pas tous, en « une manière de défier la mort ». L’obsession du bilan de ses propres œuvres s’affirme au travers de « deux desseins » : « l’un, le moins important, à savoir la connaissance de la masse, avait été poursuivi avec un certain succès, l’autre, de loin le plus ambitieux, à savoir la récusation de la mort, s’était soldé par un terrible échec ». Son roman Auto-da-fé et son essai Masse et puissance sont en effet des sommets de l’analyse du totalitarisme populaire. S’il n’a pas fait du présent volume un essai construit, achevé, il n’est pas sûr qu’il faille le déplorer. Le plaisir venu de la finesse de l’humour et de la profondeur de la pensée, sans hauteur orgueilleuse, est amplement suffisant. La prose est variée dans ses motifs et ses registres, le crayon (car il taillait sa collection de crayons) toujours vif et piquant.
Il y a une cohérence dans le parcours d’Elias Canetti. Le premier volume de son autobiographie viennoise s’appelait La Langue sauvée ; en quelque sorte sa vie est sauvée par le livre, car l’œuvre d’art, en l’absence de transcendance divine, seule dépasse la mort. En effet, disait Proust, « La vraie vie c’est la littérature ».
Certainement il faut se retourner vers les trois premiers volumes de l’autobiographie pour retrouver tout le goût de La langue sauvée, pour ouïr Le Flambeau dans l’oreille, et jouir des Jeux de regard. Cette « histoire d’une vie », de 1905 à 1937, depuis la Bulgarie des Juifs sépharades, jusqu’aux rencontres viennoises avec une vie culturelle cosmopolite et bouillonnante, en passant par l’éducation affective, amoureuse et les tempêtes politiques, reste en sa trilogie, un chef d’œuvre. Qui, peut-être, s’est vu signifier son coup d’arrêt avec la prise de pouvoir d’Hitler sur l’Autriche. La geste autobiographique, langue coupée de l’Europe centrale, a perdu de sa brillance ; certes au profit du roman et des essais. Les années anglaises, correspondance comprise, sont alors de moindres escarbilles tombées du flambeau de Canetti. A moins de considérer que cette suite parcellaire et inachevée, rassemblée de manière posthume, ne puisse être que des notes en vue du dernier volet d’une tétralogie qui n’a pas eu l’heur de voir le jour dans toute son alacrité. Canetti ne pouvait manquer de savoir que l’écriture autobiographique n’est pas le simple fil de la plume, ni la seule prise de notes documentaires, mais la construction d’une œuvre, le poli d’une écriture qu’il aurait peut-être mené à bien. Ce que l’on devine lors de ces pages parfois splendides, que, malgré des accès de mauvaise humeur et le bec de la satire, l’on « peut considérer comme une initiation à l’art de la sociabilité »…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.