Villa Adriana, Tivoli, Latium, Italie. Photo : T. Guinhut.
Trois internats pour enfants,
trois degrés du totalitarisme.
Mariam Petrosyan : La Maison dans laquelle ;
Arthur Koestler :
Les Tribulations du camarade Lepiaf ;
Zivko Cingo : La Grande eau.
Mariam Petrosyan : La Maison dans laquelle,
traduit du russe (Arménie) par Raphaëlle Pache, Monsieur Toussaint Louverture, 960 p, 24,50 €.
Arthur Koestler : Les Tribulations du camarade Lepiaf,
traduit de l’allemand par Olivier Manonni, Calmann-Levy, 368 p, 21, 50 €.
Zivko Cingo : La Grande eau,
traduit du macédonien par Maria Bejanovska, Le Nouvel Attila, 224 p, 16 €.
Les prisons éducatives et répressives sont de tous les régimes totalitaires, surtout s’il s’agit d’y enfermer des enfants et des adolescents. En un étonnant triptyque cosmopolite, que nous offrent les hasards de l’actualité éditoriale française, ce sont trois romanciers qui émeuvent, fustigent et angoissent le lecteur en bâtissant des murs de pages étrangement et douloureusement habitées. L’Arménienne, Mariam Petrosyan, au moyen de La Maison dans laquelle, nous introduit dans les arcanes d’une « Maison » où ce sont essentiellement ces chères têtes brunes et blondes qui sont les créateurs et les vecteurs d’une « Loi » tantôt amicale et tantôt cruelle. Mais entre menace nazie et espérance communiste, l’ironie de l’Allemand Arthur Koestler, avec Les Tribulations du camarade Lepiaf, nous transporte dans un foyer pour enfants appelé « L’Avenir » ; quand le Macédonien Zivko Cingo, avec La Grande eau, clôt de murs infranchissables les plus beaux rêves enfantins, en une métaphore poignante du totalitarisme.
Mariam Petrosyan : La Maison dans laquelle
Où se trouve cette « Maison » ? Mystère. L’on sait bientôt qu’à dix-huit ans il faut la quitter, toujours à son plus grand regret. Mais au lecteur il faudra une patiente persévérance, au long cours de quelques centaines de pages, pour comprendre qu’il s’agit d’un « internat pour enfants handicapés », ou bien inadaptés, rejetés, parmi lesquels on distingue les « Roulants » et les autres. On l’appelle la « Maison Grise » des « enfants-chiendents ».
C’est un univers en soi, clos, exclusif : « Ils ne veulent rien connaître de ce qui se situe en dehors de la Maison ». Les plus casaniers réussissent à se cacher pour échapper à la migration estivale en car vers la mer, qui ne sera jamais un sujet de conversation digne d’intérêt. Il en est d’ailleurs de même du contenu des cours, jamais évoqué, des professeurs, jamais portraiturés. On pourrait croire que cette prison délicieusement consentie n’est que masculine, ignorante du sexe opposé, alors que les filles ne sont que des ombres de la bibliothèque, habitant un autre étage, plus lointain que la stratosphère ; quand, au milieu du livre, « la Nouvelle Loi » permet soudain de visiter les uns, les unes et les autres, de découvrir « Rousse », « Sirène », « Chimère », « Aiguille »...
L’on vit par dortoirs, par confréries, d’où l’on exclut l’un, où l’on accueille les autres. Là règnent des conventions, des rituels, des interdits, des conflits et des complicités. Les clans se surveillent, s’affrontent, chapeautés par des mâles dominants Même si l’on n’y est jamais seul, en un chaud collectivisme, en une lourde promiscuité, chacun peut se ménager des moments d’intériorité, sous ses couvertures, dans un coin de la cour, voire dans la punition de la « Cage ». Pour ses habitants, la « Maison » est l’espace d’une « enfance sauvage et libre », où ils peignent les murs, font de la musique, écrivent des poèmes, participent, en l’apothéose de la dernière nuit, à une « Nuit des Contes »…
Les narrateurs alternent, même s’ils ne viennent que du quatrième groupe : « L’Aveugle », « Le Macédonien », « Chacal Tabaqui », « Fumeur », pour l’essentiel. Rarement, à l’exception de « Ralph », de « Requin », de « Marraine » ou de « l’ancien directeur », les éducateurs interviennent parmi ces voix, encore moins les professeurs ; quant au Directeur, il est plus que lointain, malgré une discipline erratique, une surveillance à l’occasion inquisitoriale. Les autres groupes d’enfants, parmi « Les Rats », « Les Oiseaux », « Les Chiens », « Les Faisans », plus jeunes, n’interviennent que sporadiquement, n’ont qu’une réalité inégale, malgré leurs surnoms tout aussi pittoresques, de « Feignasse » à « Limace », en passant par « Cher Ami », « Pisseur », « Beauté » ou « Eléphant »… Car personne ici n’a d’état civil ; le groupe, le chef octroie un nom de baptême afférant à une caractéristique physique ou morale, souvent dépréciatif. Ce qui donne lieu à des portraits parfois rapides, parfois intensément fouillés à l’occasion des personnages dominants.
Aux côtés d’un réalisme apparemment omniprésent en ce fatras romanesque à l’organisation confuse, le fantastique innerve la « Maison », considérée comme un être vivant, à peine policée par une quelconque civilisation. Ses jeunes habitants, hantés de superstitions, se protègent avec de nombreuses « amulettes », comme « des petits crânes de rats enfilés sur une fine lanière de cuir ». Le « Macédonien » est capable de « miracles », mais aussi de « malédiction » contre « Loup ». Quant aux « tombants et sauteurs, ce sont ceux qui sont capables de visiter l’envers de la Maison ». Au moyen d’opérations mentales inexpliquées, « L’Aveugle » animalisé visite « la forêt aux datura » qui lui sourit. La « Maison » recèle bien des lieux étranges, comme le « Sépulcre » où vivent « Rousse » et « Mort », comme le « Dépotoir » ou la « Chambre maudite », comme la Cave où l’on va parfois fouiller ses archives, car elle a « une histoire plus que centenaire ». De plus, parmi les habitants, corporels ou non de la « Maison », on dénombre les « Jérichonistes, dont la présence annoncerait apparemment la fin ». En ce sens, il y a quelque chose de gothique en ce roman-monstre, que l’on ne rattachera cependant à aucune école littéraire.
Malgré la hiérarchie qui la gouverne, cette « maison » n’est pas un espace totalitaire. Tout juste pourrait-on la qualifier de prétotalitaire, dans la mesure où les libertés ne sont le plus souvent régies que par le groupe et sa tête plus ou moins inspirée, dans la mesure où les structures tribales de cette société primitive et chamanique génèrent des provocations masculines, des combats de filles, des assassinats irrésolus, comme celui de « Pompée », le chef des « Chiens », dont la gorge héberge soudain un couteau. Luttes de pouvoir entre les chefs de meutes, duel et « salve de coups » explosent entre « L’Aveugle » et Noiraud », auprès du « trône vacant de Pompée ». Meurtre rituel, sacrifice du bouc émissaire, les hypothèses sont légion -qui feraient palpiter la curiosité d’un René Girard[1]- parmi ce qui ne serait qu’allusivement une enquête policière, qui ne préoccupe que les adultes encadrants.
L’énorme conte initiatique aux chambres et galeries innombrables est révélateur autant du spectre des rapports humains, au sens anthropologique, que d’une pensée magique et, cela va sans dire, du passage de l’enfance à l’âge adulte. Quoique le départ, aux dix-huit ans révolus, soit vécu comme un inéluctable déchirement. Seul l’ « Epilogue » s’ouvre aux « voix de l’extérieur », lorsque les personnages les plus essentiels donnent de leurs nouvelles, reviennent sur leur passé commun avec une prégnante nostalgie, voire visitent les maigres restes ruinés de la « Maison ».
Malgré soi, le lecteur de cet énorme objet, tantôt anecdotique, tantôt palpitant, tantôt suffocant, brûlant, qui croît en puissance au fur et à mesures des chapitres, se découvre pris dans la toile d’araignée formée par Mariam Petrosyan. Ses personnages, d’abord peu sympathiques, voire répugnants, s’insultant à l’envi, et fauteurs de combats « homériques », deviennent attachants, au même rythme que l’on comprend combien ils ne sont pas seulement doués d’agressivité et de bassesse les uns envers les autres, mais d’empathie, de solidarité, sinon jusqu’à l’amitié la plus indéfectible. Ebauché à dix-huit ans, par une Arménienne (née en 1969 à Erevan) qui mit dix ans à l’écrire en russe, plus exactement à l’ourdir, ce roman comparable à nul autre ajoute une insolite et irradiante et sombre pierre de touche à bien d’autres récits sachant tisser un monde moins enfantin qu’il n’y parait. Quoique l’on puisse ici penser à une autre demeure littéraire fantastique : celle de Danielewski, La maison des feuilles[2].
Un de ses narrateurs, qui est probablement en cela un alter ego de l’écrivaine, prépare ainsi son récit : « Je pris alors une inspiration et me replongeai dans le tourbillon sanglant de la Nuit la Plus Longue, dans ces ténèbres où les légendes de la Maison puisaient leur inspiration. Je plongeai et je nageai, remuant cette vase, ces os rongés qui constituent l’épine dorsale des mythes ». Douée d’un style étonnement plastique, du trivial et vulgaire au plus cultivé et raffiné, on ne doute pas que Mariam Petrosyan partage le crédo d’un de ses personnages, « Sphinx » : « Moi, ce qui me débecte, c’est celle [l’odeur] qui se dégage des mots vides, des mots morts ».
Arhur Koestler : Les Tribulations du camarade Lepiaf
On glosera de longtemps sur l’identité des deux totalitarismes du XXème siècle : nazisme et communisme. En 1934, Arthur Koestler la pressentait-il ? En ses « tribulations», il va plus loin que le traumatisme infligé par Hitler. Né en 1905 en Hongrie, parmi une famille juive, il écrit d’abord en allemand, puis en anglais avant d’être naturalisé britannique, pour mourir en 1983 à Londres. Entre temps, son existence aura été secouée par le sionisme, un séjour en Palestine, d’autres en Union Soviétique, par des reportages pour un journal anglais pendant la guerre franquiste. Communiste en Allemagne à partir de 1931, il doit se réfugier en France. C’est là que, rédigeant un rapport sur la misère des enfants immigrés en centres d’hébergement, il imagine ce roman, dont le manuscrit, envoyé à un éditeur antifasciste en Suisse, ne parut jamais : on ne le trouva pas assez communiste. Retrouvé en 1950 par son auteur, il ne le jugea pas digne de publication. Il fallut attendre 2012 pour le détromper, puis aujourd’hui en sa première et nécessaire traduction. Si l’antifascisme est flagrant dans Les Tribulations du camarade Lepiaf, l’on y devine déjà une sourde méfiance envers le communisme.
Le lecteur est d’abord un peu réticent devant une composition brouillée. Le jeune Peter est coincé entre l’angoisse de ses parents juifs qui veulent le mettre à l’abri et l’attente d’un père adoptif, avant d’échouer dans un foyer près de Paris, appelé « L’Avenir ». Quant au « camarade Lepiaf », ce n’est qu’un congénère, parfaitement secondaire, abusivement éponyme. Les péripéties, conversations et controverses sont parfois oiseuses et répétitives. « Journal mural » et journaux intimes complètent l’alternance des points de vue. L’on sait que l’auteur s’appuya sur un travail documentaire lorsqu’il visita un tel foyer.
Pourtant, une fois les fragments épars du tableau agrégés, cette micro-satire de société prend un relief étonnant. D’abord grâce aux personnages hauts en couleur : Roland le nain et Petit Hérisson, et les éducateurs : Clystéria, psychanalyste, férue de sa logorrhée, Furonclet, remplacé par Lampel et Moll, respectivement l’ouvrier et l’intellectuel. Entre les deux, Piete le Grand, Ulrich l’Opposition et Thekla l’Oie rouge. On devine les marqueurs politiques. Car les adolescents, au fait de la tyrannie hitlérienne et conscients de l’impéritie de la direction, s’érigent en « membres du collectif », fomentant « compétition socialiste pour l’épluchage des pommes de terre », « grève et insurrection armée », montant un procès pour « acquitter le voleur de chocolat victime du capitalisme ». La phraséologie marxiste-léniniste est redoutable. L’on conçoit, à l’issue d’une fin ouverte, combien « L’Avenir » du foyer est d’une corrosive ironie.
La gabegie grotesque devient en effet satire au vitriol. Les polémiques politiques sont le reflet de celles des adultes, les méthodes d’éducation sont conspuées, en un condensé des « luttes de faction » de l’époque. Malgré l’apparence farfelue, le roman reste réaliste, troublant constat de la misère d’avant-guerre. Les enfants politisés à outrance, ou définitivement « bourgeois », ne sont en rien idéalisés, non loin de ceux qui peuplent l’île de Sa Majesté des mouches de William Golding[3]. On doute alors que ces futurs adultes, s’ils survivent, préparent une génération meilleure que celle de leurs parents. Celui qui rêve de devenir un « vampire » quand il sera grand peut apparaître comme une prémonition du totalitarisme rouge.
Plus tard, Arthur Koestler fournira des romans plus solidement composés : Spartacus[4], récit des révoltes d’esclaves dans l’empire romain, et surtout Le Zéro et l’infini, écrit à la suite des procès de Moscou de 1938, qui met en scène la descente vers l’exécution d’un commissaire du peuple, roman emblématique de sa définitive perte de foi envers tout communisme : « Le Parti niait le libre arbitre de l’individu -et en même temps exigeait de lui une abnégation volontaire ». La conclusion est sans appel pour qui prétend penser en dehors de la doxa et user de son esprit critique : « Un second coup de massue l’atteignit derrière l’oreille. Puis tout fut calme[5] ».
Zivko Cingo : La Grande eau
« Que je sois maudit », répète sans cesse le jeune narrateur de La Grande eau. Il y de quoi en effet, maudit par une tyrannie communiste qui ne dit d’abord pas son nom, inexorablement enfermé entre d’immenses murs. En cet orphelinat, dont le nom par abject euphémisme est « Clarté », Lem est l’un des enfants de troupe d’un régime qui prétend avoir vaincu le « fascisme ».
Au-delà -à moins qu’il ne s’agisse que d’un rêve- « la Grande Eau », aimante les aspirations à la liberté. N’est-ce qu’un lac, ses vagues sont-elles celles de la mer ? Plus loin encore s’élève le mont « Senterlev », fabuleusement ensoleillé. Tout ce que l’on voit au travers des « fentes » du mur, ou que l’on croit voir... Comme cette image de la « Vierge », qui passe de main en main, de poche en poche, au pouvoir érotique fascinant, jamais retrouvée par les gardiens.
Plus encore que de lui, Lem parle sans cesse de son ami, Isaac, « fils de Keiten », sans cesse torturé. Sera-t-il infiniment puni pour avoir volé un « bout de bois », et pour y sculpter une « mère » ? Car au-dessus du petit peuple des orphelins, rongés par les poux, règne un Directeur volontiers violent, doté d’une main brutale, Trifoun Trifounovski. Lem est cependant pétri d’admiration pour ce dernier, de surcroit objet de l’enthousiasme général, lorsqu’il récite un poème vantant le « travailleur de choc ». Et bien des « éducateurs » : Olivera, sous-directrice cruelle, si fière de sa « culotte rouge » soudain (oh, scandale !) disparue ; le « sonneur », gardien du sommeil et du réveil, armé de cloches et d’une barre de fer. Sous leur férule, « personne n’avait droit d’avoir sa volonté, ses pensées ». Sans compter les délateurs qui fourbissent leurs dossiers : « Le monde entier est rempli d’intentions bienveillantes, oh, dont nous mourrons ! », phrase digne des plus judicieuses ironie et philosophie politique…
Nous avons compris qu’il s’agit là, en réduction, d’une métaphore de l’univers totalitaire. On vénère et souille l’image du « Généralissime », qui n’est autre que Staline, on éduque, à travers de complexes leçons de morale, au bienfondé d’une « société égalitaire », dans laquelle pleuvent les châtiments et les humiliations. Une sorte de kafkaïenne « colonie pénitentiaire » dévolue à un petit peuple d’enfants sacrifiés. Au point de devoir se demander si l'enfance est le berceau du totalitarisme...
Conduit par une écriture obsédante, parfois outrageusement répétitive, d’une redoutable efficacité, Zivko Cingo, Macédonien né en 1932 et mort en 1987, enferme le lecteur entre les murs de la tyrannie et de l’injustice, au moyen d’une prose épique, traversée de soudains éclairs de lyrisme, à l’occasion des rêves, ou du « talent » impromptu d’un orphelin. À tel point que l’on est soulagé de refermer un livre si tragique, dont on n’a pourtant pu quitter les pages, un mémorable apologue d’une bouleversante acuité. Cette enfance emprisonnée, conditionnée par une discipline de fer, ne prépare que des vies de malheureux, que des vies de délateurs et de tyrans. À moins que leurs rêves sachent les en sauver…
Les enfants sont -on pardonnera le truisme- l’avenir de l’humanité, l’être humain de demain. Ce pourquoi les sociétés enfantines et primitives exigent d’être civilisées. Ce pourquoi l’éducation totalitaire modèle d’abord ses orphelins, dégagés de l’influence délétère de la famille clanique et individualiste, de façon à obtenir un homo communistus, voire un homo islamicus. L’on sait pourtant, et heureusement, que les résultats ne sont pas toujours garantis. Si cette dernière formule est également vraie dans le cadre d’une éducation humaniste et universaliste aux Lumières et aux libertés, il n’en reste pas moins qu’en dénonçant, chacun à leur manière, des systèmes d’éducation erratique, brutaux et uniformément idéologiques, nos trois auteurs plaident en creux, car sans explicite, pour une éducation telle que le droit naturel et la dignité humaine puissent permettre aux libertés et au raffinement culturel de se développer.
Thierry Guinhut
La partie sur A. Koestler a été publiée dans Le Matricule des anges, juillet 2016
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.