Saint-Jean de Montierneuf, Poitiers, Vienne.
Photo : T. Guinhut.
L’Eglise et l'Islam sont-ils contre la science ?
Entre Copernic, Giordano Bruno & Galilée.
Rémi Sentis, Jacques Arnould, Pietro Redondi
& Faouzia Charfi.
Rémi Sentis : Aux origines des sciences modernes.
L'Eglise est-elle contre la science ?
Cerf, 2020, 271 p, 22 €.
Jacques Arnould : Giordano Bruno. Un génie martyr de l’Inquisition,
Albin Michel, 2021, 176 p, 19,90 €.
Pietro Redondi : Galilée hérétique,
traduit de l’italien par Monique Aymard, Gallimard, 1985, 456 p, 30 €.
Faouzia Charfi : L’Islam et la science, Odile Jacob, 2021, 240 p, 22,90 €.
Résolument fourbe, réactionnaire et arcboutée sur ses convictions millénaires, assassinant volontiers tout hérétique et censurant tout discours scientifique hétérodoxe, telle apparait l’Eglise au préjugé commun et à l’instigation d’un XIX° siècle furieusement laïcard. Cependant il est justice de réviser ces entendus pour examiner le rapport de cette institution millénaire face aux sciences, même si en furent victimes des esprits forts comme Galilée et Giordano Bruno. Ainsi Rémi Sentis se penche sur les Origines des sciences modernes pour affirmer l’idée selon laquelle ces dernières sont bien nées dans un creuset chrétien. Jacques Arnould examine le cas du philosophe Giordano Bruno que ses audaces conceptuelles menèrent au bûcher, alors que Galilée, sous la plume de Pietro Redondi, permet de démonter la légende selon laquelle il n’aurait été qu’une victime de l’obscurantisme. L’arbre brulé Bruno et celui en procès de Galilée ne doivent pas cacher la forêt de l’intérêt de l’Eglise pour les avancées de la science. Alors que lisant l’essai de Faouzia Charfi, L’Islam et la science, l’on s’aperçoit que ce monothéisme est bien moins conciliant.
Résolument, un érudit plus que pertinent, Rémi Brague[1], soutient le projet de Rémi Sentis. Selon le philosophe, il s’agit rien moins que de souligner ici que la foi religieuse et la raison scientifique ne s’excluent pas : « loin d’être l’ennemi de la science, le christianisme en avait été l’origine, ou à tout le moins la condition de possibilité ». Même si c’est occulter l’Antiquité gréco-romaine, l’affaire est d’importance tant elle va à l’encontre d’une idée reçue. Car le dieu de la Genèse n’intime-t-il pas à Adam de nommer les créatures du jardin, en une démarche préscientifique…
Du XIV° au XVII° siècle, philosophes et scientifiques ne se distinguent guère, ils adhèrent à la « philosophia naturalis », comme le rappelle Rémi Sentis, en son Aux origines des sciences modernes, sous-titré L’Eglise est-elle contre la science ? De fait une langue commune, le latin, et la diffusion des imprimés les rapprochent dans toute l’Europe. Savants et autorités ecclésiales ont la même formation et appartiennent aux deux milieux, comme De Cues, Copernic, Mersenne, Gassendi. Mathématique et astronomie stimulent tous les esprits. Avec Paracelse et Vésale, tous ont « la conviction que la raison insufflée en l’homme par Dieu-Créateur peut accéder à la connaissance des lois qui régissent le monde créé ». De plus la théologie platonicienne et le néoplatonisme de Marsile Ficin offrent une correspondance entre l’harmonie des cieux et celle des nombres et de la géométrie. Ce dernier postulant déjà « le Soleil au milieu des planètes », dans sa Théologie Platonicienne de l’immortalité des âmes[2].
C’est grâce à la création des universités, au XIII° siècle, que naissent les ferments de la science moderne, alors que le monde arabe et la Chine, engoncés dans l’Islam pour l’un et dans le confucianisme pour l’autre n’en auront pas de longtemps l’équivalent. À Paris, Bologne, Oxford d’abord, puis en Italie, en France, en Allrmagne, l’effervescence universitaire a l’aval de la papauté. Les lois de la nature étant ordonnées par Dieu, le monde créé étant rationnel, il est du devoir de l’homme de les inventorier en assimilant la pensée grecque. Physique aristotélicienne et dogme chrétien se confrontent. Jusqu’à ce que, du XIV° et XV° siècle, la première doive céder le terrain aux observations astronomiques, via Nicolas de Cues (l’auteur de La Docte ignorance), Regiomontanus (champion de la trigonométrie et constructeur d’un observatoire astronomique). Sans omettre la théorie de l’impetus qui vise à expliquer les mouvements des corps physiques ; donc le mouvement infini et uniforme des astres.
Le XVI° siècle est quant lui celui d’une révolution scientifique, celle Des révolutions des orbes célestes[3] », ouvrage publié en 1543, donc de l’héliocentrisme de Copernic, qui ne suscite guère d’opposition du clergé catholique (sauf lors de l’affaire Galilée, mais aussi de Protestants virulents comme Melanchthon), tant la cosmographie de Ptolémée devenait complexe et inopérante, en terme de calendrier et de description du mouvement des planètes. Le système de Copernic se diffuse rapidement dans le monde des lettrés et des universités. Au-delà de l’alchimie qui rêvait de transmutation du plomb en or et de pierre philosophale, celle-ci effectue peu à peu sa transmutation en chimie avec Paracelse, mort en 1541. Le médecin est l’un des premiers à utiliser le laudanum contre les douleurs, travaille en grand connaisseur de la métallurgie et des alliages. Le chirurgien Vésale (mort en 1564) fait de ses dissections le lit de l’anatomie, alors que « contrairement à une légende répandue l’Eglise n’a jamais prohibé la pratique de la dissection » ; l’ère du Grec Galien était définitivement révolue. Si ces trois sommités, Copernic, Paracelse et Vésale, travaillent « à contre-courant », ils sont hommes de foi tant leur conviction de travailler de concert avec Dieu ne pouvait contrecarrer une Eglise attentive.
« L’apogée » du début du XVII siècle est celui de Galilée (1564-1642) et de Kepler (1571-1630). Avec eux, la mécanique et l’optique volent au secours de l’astronomie. La « stella nova » de 1604 frappe les esprits, et contredit l’immutabilité aristotélicienne du monde supra-lunaire. Galilée améliore une lunette grâce à laquelle une multitude des étoiles de la voie lactée est enfin observable.
Les améliorations techniques, en particulier le lien entre la balistique et l’artillerie, et les connaissances s’articulent, ne seraient ce que grâce aux mathématiques, d’ailleurs enseignées par les Jésuites qui, notons-le, étaient favorables à Kepler. Bientôt, la méthode expérimentale, initiée par Galilée, permettra un bond qualitatif surprenant. L’amélioration des instruments d’optique, dont les télescopes, permettent à ce dernier et à Kepler de décrire l’univers, alors que Kepler s’appuie sur Tycho Brahé qui émet l’hypothèse de la carrière elliptique des astres.
Les succès de Galilée, sur les taches solaires par exemple, lui valent l’admiration du pape Urbain VIII, mais aussi des jalousies, celles des Dominicains de Florence qui s’insurgent contre sa thèse selon laquelle « dans le domaine des phénomènes physiques, l’Ecriture sainte n’a pas de juridiction », l’accusant d’hérésie. En faisant la leçon aux Dominicains, partisans du géocentrisme, sur la concordance de l’Ecriture avec le système de Copernic, il s’attire leurs foudres. Au point qu’Urbain VIII se sente floué. A l’issue d’un procès disputé, Galilée, soumis à la résidence surveillée, doit se rétracter. Il faut admettre que souvent polémique et sarcastique il manquait de prudence et de souplesse. L’on obtient en 1616 une mise à l’index du De Revolutionibus de Copernic, bientôt réfutée en 1741, alors que Galilée est réhabilité pot mortem en 1737.
À partir de la culture de l’héliocentrisme de Copernic, « Galilée pourra unifier la mécanique terrestre et l’astronomie, dans laquelle Kepler pourra découvrir les lois empiriques sur les mouvements elliptiques des planètes [qui] permettront ensuite de formuler la loi de l’attraction universelle », qui sera l’œuvre de Newton en 1687.
Jusqu’en 1666, année de la création à Paris de l’Académie Royale des Sciences - et là s’arrête la fresque de notre historien - ce sont les voix de Descartes, Gassendi, Pascal, Boyle, van Helmont, souvent formés par les Jésuites, partisans de l’infini de l’univers, qui dominent la pensée, sans oublier Marin Mersenne, « plaque tournante de la correspondance scientifique » qui fit publier Galilée à Leyde, et dénie toute valeur à l’astrologie contraire au libre arbitre ; il écrivit de surcroit un monumental traité sur la musique : l’Harmonie universelle, paru en 1636. Peu à peu, il semble que l’atomisme devienne de moins en moins hérétique, en particulier grâce à Gassendi, partisan d’une « science des phénomènes » et par ailleurs chanoine. Pascal, Huygens et Fermat sont les fondateurs du calcul des probabilités moderne, quand van Helmont se détache de la théorie des quatre éléments d’Aristote pour fonder la chimie moderne.
Tous instaurent un dialogue fécond avec l’Eglise : « Nous ne suivrons pas la ligne prédominante de l’historiographie française actuelle, selon laquelle les sciences modernes trouvent leur origine dans un empirisme foncièrement séculier qui est hostile a priori à toute idée de vérité révélée », ainsi argue Rémi Senris. De facto, la foi en un Créateur qui soit la source de la nature est « un des facteurs fondamentaux de l’éclosion des sciences modernes ».
La progression de l’argumentation de Rémi Sentis est rigoureuse. Toujours basée sur les faits, sur une bibliographie généreuse, sa pensée claire et documentée avec soin progresse par étapes, par chapitres bien balisés.
Mais, nous direz-vous, cet irénisme affiché entre la science et l’Eglise achoppe sur les cas de Giordano Bruno auquel Rémi Sentis fait à peine allusion, et de Galilée, bien plus célèbre.
Kepler qualifiait de « théories effrayantes », les allégations de Giordano Bruno selon lequel l’univers est infini et recèle une pluralité de mondes habités. Ce n’était pas seulement ce point qui heurtait l’église, mais son atomisme, et pire encore l’idée selon laquelle l’homme est au centre de l’univers et par conséquent que Dieu n’avait pu intervenir pour le placer au sommet de la Création. Il s’agit moins d’une controverse scientifique que métaphysique.
Brûlé sur le bûcher, Giordano Bruno (1548-1600) n’eut pas droit à l’indulgence qui affligea Galilée en 1633. L’on était plus regardant à l’encontre d’un provocateur qui fulminait en proclamant la liberté de pensée, tant religieuse que scientifique. Car non seulement il soutenait l’héliocentrisme de Copernic, mais il affirmait en son Banquet des cendres que Dieu avait créé un univers infini, sans centre de surcroit : « la masse de l’univers est infinie et il est vain de chercher le centre ou la circonférence du monde universel ». Mais aussi « les mondes sont autant d’animaux dotés d’intelligence[4] ». Et, pire encore, il prétendait invalider la Sainte Trinité, l’incarnation de Dieu en Christ, la virginité de Marie, jusqu’à la damnation éternelle. C’en était trop, l’Inquisition ne pouvait rater ce boutefeu, pourtant dominicain, qui eut l’inconséquence de jeter de l’huile sur son bûcher…
Reste qu’au-delà de la figure hautement sulfureuse de l’hérétique, un véritable philosophe déploie une œuvre considérable. Jacques Arnould, à la fois astrophysicien et ancien moine dominicain déplie en sa biographie la personnalité et les œuvres incendiaires de celui que l’on surnomma « Le Nolain », du nom de la ville de son enfance, près du volcan l’Etna, dans un livre alerte où le biographe s’identifie avec son modèle : Giordano Bruno. Un génie martyr de l’Inquisition. Il ne prétend pas à la posture de l’érudition, quoique précisément documenté, mais à celle qui accompagne une vie, une pensée, en croyant bienveillant autant qu’en scientifique qui écrivit des essais tels que Sous le voile du cosmos. Quand les scientifiques parlent de Dieu[5]. Aussi offre-t-il « un fraternel requiem » à l’auteur du sacrilège Banquet des cendres.
Trois étapes marquent la carrière de Giordano Bruno : il est d’abord le religieux napolitain studieux, ensuite le philosophe révolutionnaire, enfin le prisonnier de l’Inquisition qui défend en vain sa pensée jusqu’au bûcher romain, soit « l’homme blanc », puis « noir, enfin « nu ». Fort brillant, doté d’une mémoire époustouflante, ordonné prêtre, nommé lecteur de théologie, il se fit remarquer en maintenant que les hérétiques puissent être savants. Jeté dehors par son couvent, il erre de ville en bibliothèque, pour lire Erasme, traiter le Christ d’imposteur, se défroque, se fait un temps Protestant, donne des conférences de cosmologie à Toulouse, éblouit Henri III à Paris avec sa « science mnémotechnique », se fait espion à Londres, réfute la métaphysique aristotélicienne, devient professeur d’université à Wittenberg, goûte la mythologie et l’ésotérisme, revient à Venise pensant y trouver asile et réaliser sa réforme spirituelle et morale. Ce fut une erreur stratégique. Dénoncé par son hôte et chargé par lui des pires griefs, il est cueilli par l’Inquisition, écroué dans la prison du Saint-Office à Rome. Huit ans de geôle et de procès ne le guérirent pas de son intransigeance. L’on condamna plus le moine apostat que son œuvre philosophique ; ce avec le concours du même cardinal Bellarmin qui œuvra plus tard contre Galilée. Tout un roman abordé sans grandiloquence par Jacques Arnould qui ne contente pas de l’anecdote, car il s’agit là « d’un philosophe libre », qui se dit « académicien de nulle académie ».
Ses poèmes et dialogues philosophiques brillants et haut perchés comme De la cause, du principe et de l’un, son texte coruscant sur la magie[6], sa comédie satirique Le Chandelier, l’éloge de l’amour et de la connaissance en ses Fureurs héroïques, font de Giordano Bruno un astre étonnant, une constellation à lui seul, qui ne manquait de s’adresser des hommages dithyrambiques, car il a « outrepassé les limites du monde », ne consentant en rien à « entraver notre raison dans les sphères de cristal de l’antique cosmologie ». À la veille du bûcher, celui qui prétendait dans La Cabale du cheval pégaséen[7] que ce sont « les sots de ce monde qui ont fondé la religion », ne déclara-t-il pas qu’il « n’avait pas lieu de se repentir » ? C’est ce qui s’appelle, mourir pour ses convictions. En la matière, les juges n’ont respecté ni le « Tu ne tueras point » des dix commandements, ni le pardon christique. C’est avec humanité que Jacques Arnould conclue en le comparant à Moïse : « Puisse frère Giordano, cet homme de cendres et d’étoile, avoir connu la même grâce et être mort, selon son plus vif désir en embrassant l’infini, en embrassant son Dieu », quoiqu’il ne soit pas certain qu’il en eût un.
La lecture de l’essai profus de Pietro Redondi, Galilée hérétique, corrobore les dires de Rémi Sentis. La fameuse formule, « Et pourtant, elle tourne ! », soit autour du soleil, contribua pour beaucoup à la légende édifiante : l’Inquisition dominicaine fut aussi perfide qu’ignorante. De là à l’assimiler à toute l’Eglise, il y a une marge immense et condamnable. D’autant que, quoique tardivement, Jean Paul II réhabilita solennellement le héraut de l’héliocentrisme copernicien. En fait le reproche réel portait sur l’atomisme. Car venu d’Epicure et de La Nature des choses de Lucrèce, récemment redécouvert[8], ce concept fleurait un brin l’athéisme, puisque Lucrèce envisageait les dieux comme des êtres lointains ne se préoccupant guère de l’humanité, d’autant que le concept paraissait contraire à la transsubstantiation eucharistique. Urbain VIII le fit taquiner sur l’héliocentrisme en détournant les flèches de l’Inquisition, pour le sauver, en dépit de son côté irascible et trop piquant. Basé sur des recherches pointilleuses, jusqu’à de rares manuscrits, l’essai de Pietro Redondi déplie les rouages d’une controverse entre le tribunal du Saint-Office et les bibliothèques des savants, des lettrés de son temps. L’on louvoie entre informateurs et « malices exégétiques », entre « police théologique » et « défenses académiques », loin de tout simplisme manichéen. Le procès de Galilée fut surtout une « affaire de propagande », de façon à laisser accroire que l’Eglise ne se délitait pas et savait marquer son autorité, même de façon passablement inoffensive. Défendant une « culture fondée sur la controverse », notre essayiste fait œuvre pie. Après tout, même le plus sceptique peut imaginer que Dieu soit atomiste…
Il sera bien plus difficile, voire mission impossible, d’affirmer que l’Islam et la science vont la main dans la main. La physicienne tunisienne Faouzia Charfi déplore que depuis la fin du XI° siècle la science soit assujettie à la religion au point de se voir effacée. Aussi plaide-t-elle pour la séparation de ces frères ennemis et le développement scientifique dans les pays arabes.
Il y a bien eu, à l’aube de l’Islam, une floraison scientifique. Autour de Bagdad, fondée en 762 par le calife Al-Mansour, ce dernier engage une ardente politique de traductions, depuis des textes grecs, indiens et persans, ce dans le cadre de la tradition zoroastrienne. Médecine, mathématiques, astronomie bénéficient de cette embellie. Ainsi Avicenne est un Persan réputé qui rédige Le Canon de la médecine, Ibn al-Haytham révolutionne l’optique en montrant que c’est l’œil qui reçoit la lumière et non le contraire, Biruni réconcilie l’astronomie de Ptolémée avec celle des savants indiens, le mathématicien Al-Khwarizmi est l’inventeur de l’algèbre (al-jabr)… De plus, mais au XIV° siècle, Ibn Khaldûn « est le premier à proposer une théorie de l’histoire d’ambition universelle ». Cette ardeur scientifique médiévale se propage ensuite au Caire, puis dans diverses parties du monde arabe, dont l’al-Andalus. Cependant si cette science est arabe, elle n’est en rien islamique.
Hélas, si le monde arabe, et Bagdad principalement, a bénéficié de l’intérêt pour les sciences rationnelles manifesté par la dynastie Abbasside entre le VIII° et le XI° siècle et celle chiite des Bouyides, c’est avec les Seldjoukides que l’islam sunnite a repris le dessus, signant l’irrémédiable déclin de la pensée scientifique. Les madrasas se développent au dépend des « dar al-ilm » ou « maisons de la science ». Le courant mutazilite, plus rationnaliste, est balayé. Seule la médecine dans les hôpitaux garde son utilité ; l’astronomie dans les mosquées a droit de cité, mais presque uniquement pour établir les heures des prières, même si Ibn al-Shatir propose au XIV° un nouveau modèle d’orbites planétaires, ce dont aurait profité Copernic. Hélas, « les sciences du naql (tradition) l’emportent sur les sciences du aql, c’est à dire de la raison, et le fiqh est érigé en science souveraine », soit les obligations religieuses et juridiques. Al-Ghazali refuse la causalité, préférant un atomisme venu de Dieu omnipotent. Quand à Averroès, auquel Faouzia Charfi accorde trop de crédit, il est moins un rationaliste épris de science qu’un défenseur d’une raison qui pourrait comprendre Dieu. En conséquence le débat occidental du XVI° siècle sur l’héliocentrisme n’a pas lieu en terre d’Islam. Outre qu’il faille attendre le XVIII° siècle pour que l’imprimerie fasse une timide apparition en Turquie, le questionnement sur l’évolution des espèces de Darwin à la fin du XIX° siècle se résume à quelques réactions horrifiées. Les tentatives pour absorber les sciences occidentales et laisser de côté l’emprise du Coran, comme pour accorder la liberté à la femme, marginales, quoique courageuses, restent le plus souvent lettre morte.
S’appuyant que une documentation étendue, la thèse de Faouzia Charfi est d’une parfaite clarté qui confine à l’évidence : les « sciences islamiques » sont celles religieuses, quand les sciences rationnelles dans quelques contrées arabes n’ont bénéficié que d’une brève, quoique féconde, parenthèse. De plus elle dénonce une évolution désastreuse : le régime d’Erdogan, en Turquie, et bien d’autres pays arabes se réfèrent au Coran qui serait le fondement de toute science, suppriment l’enseignement de la théorie de l’évolution de Darwin, voire l’héliocentrisme. Au point que l’on aime prétendre que toute science, toute technologie, se trouverait dans les versets coraniques en surinterprétant de modestes métaphores poétiques, théorie qui a la faveur des jeunes générations, abreuvés par le prosélytisme obscurantiste sur les sites religieux et les réseaux sociaux.
C’est à un « constat d’échec » qu’aboutit Faouzia Charfi en son livre intelligent et vigoureux. Aujourd’hui le monde arabe traduit chaque année l’équivalent d’un cinquième des titres traduits par la Grèce. Et parmi eux bien peu sont réellement scientifiques. Notre essayiste aimerait revivifier la recherche scientifique en terre d’Islam : « Ce programme ne concerne pas que les musulmans. Il constitue un apport précieux pour nourrir la laïcité et faire face à l’obscurantisme », conclut-elle.
L’on a beau jeu de dénoncer l’intolérance scientifique de l’Eglise, bien moins souvent avérée qu’imaginée, quoique Galilée et Giordano Bruno en eussent trop souffert, quoique la théorie de l’évolution de Darwin ne fut avalisée par la papauté qu’à l’occasion de la seconde moitié du XX° siècle. Et bien des Chrétiens évangélistes affichent une croyance créationniste, voire platiste. Mais outre que d’autres religions se sont montrées bien plus continument obscurantistes et théocratiquement intolérantes, il y a peu dans l’Histoire de pouvoirs politiques qui fassent preuve à cet égard de pur modèle. Il suffit de songer à d’autres églises, celles du communisme, du nazisme, voire de l’écologisme contemporain en ses excommunications idéologiques, pour constater que, selon l’adage populaire, la poêle se moque du chaudron.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[2] Marcile Ficin : Théologie Platonicienne de l’immortalité des âmes, Les Belles lettres, 1970, t III, p 191.
[3] Nicolas Copernic : Des Révolutions des orbes célestes, Les Belle lettres, 2015.
[4] Giordano Bruno : Le Banquet des cendres, 2017, L’Eclat, p 29.
[5] Jacques Arnould : Sous le voile du cosmos. Quand les scientifiques parlent de Dieu, Albin Michel, 2015.
[6] Giordano Bruno : De la magie, Allia, 2020.
[7] Giordano Bruno : Œuvres complètes VI, Les Belles lettres, 1994, p 34.
[8] Voir : Le Pogge, découvreur de Lucrèce : facéties et autres satires morales et humanistes
Musée Bernard d'Agesci, Niort, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.