Cap Corse, Galerie du Vatican, Rome. Photo : T. Guinhut.
Le palimpseste méditerranéen
de Didier Ben Loulou,
des Sanguinaires à Jérusalem.
Didier Ben Loulou : Les Sanguinaires, La Table ronde, 2020, 96 p, 24 €.
Didier Ben Loulou : Mémoire des lettres, La Table ronde, 2012, 96 p, 20 €.
« Qu’est-ce que la Méditerranée ? Mille choses à la fois. Non pas un paysage, mais d’innombrables paysages. Non pas une mer, mais une succession de mers. Non pas une civilisation, mais des civilisations entassées les unes sur les autres[1] ». Ainsi l’historien Fernand Baudrel présente son étude sur l’espace et l’histoire méditerranéens. Il suffit alors au photographe Didier Ben Loulou de choisir l’un de ces paysages, assez mince au demeurant, pour en susciter l’essence. Il a élu les Sanguinaires, soit la bande côtière entre Ajaccio et les îles du même nom, après avoir, de Marseille à Jérusalem, rendu un hommage esthétique tourmenté à ce creuset civilisationnel, en un palimpseste de couleurs sensuelles et de sens ombreux et éclairé.
C’est par antiphrase que l’on peut lire le nom des Sanguinaires, quoiqu’il vienne des roches de porphyre ensanglantées au soleil couchant, ou des feuilles et des fleurs des frankénies qui tapissent l’archipel, à moins qu’elles annoncent Sagone. Car, malgré la tour génoise de Parata qui veillait sur les incursions des Maures qui avaient fait de l’île un carrefour d’esclavage, ce ne fut guère une zone de conflit, au contraire d’autres rivages méditerranéens, depuis Homère en passant par la bataille de Lépante et la prise d’Alger, même si un Corse d’épique mémoire, Napoléon Bonaparte, porta son ardeur belliqueuse et meurtrière dans toute l’Europe.
Parcourant en entomologiste de l'espace ces Sanguinaires, Didier Ben Loulou en ramène des photographies collectées avec ce que l’on devine être une patience et une méditation ardentes, images fouettées de vagues d’écumes et d’embruns. Comme sur la couverture, l’homme est une ombre de passage dans la lumière du monde, dans ses occasions de beauté révélée. Notre esthète goûte la lumière incidente des contre-jours, les plages semées de grains lumineux et les fonds montagneux sur lesquels pèsent les menaces fuligineuses des orages et des tempêtes plombées de pluies lourdes. Des arbres, particulièrement des palmiers, barrent la visibilité ou dessinent les traits forts de la composition. Les autres plantes sont des herbes folles, des fleurs dunaires et, bien souvent agressives, des cactées aux longues feuilles grasses et piquantes, des chardons étoilés d’épines.
Parfois, aux larges perspectives, Didier Ben Loulou préfère des gros plans insolites : une lame d’acier fend le rouge d’une pastèque, des oranges gisent sur les herbes sèches si elles ne sont dignes d’une nature morte sur fond bleuté comme sur une palette de peintre, un dallage d’étoiles brunes est balayé de brins de pailles, une gamme d’ocres écaillés sur des murs est supportée par un balustre beige. Plus étrange encore, un lit couvert d’un drap rose vineux devance un pan de mur or et bleuté, comme une stèle d’abstraction offerte au mystère divin de la beauté…
Ainsi est dépassée la superficialité cartepostalesque des prospectus touristiques, leur pauvre idéalisation pour des regards sans esprit. D’autant qu’une impression de solitude, voire de mélancolie lumineuse, où les bâtisses humaines ne sont que des témoins, voire des ruines, semble placer le spectateur autant face au paysage que face à sa propre destinée, à sa fragile lumière et déréliction universelle. Qui sommes-nous auprès d’un tel espace qui a son éternité pour lui ? Ce pourquoi l’impression que nous sommes pris à la gorge en un paysage de création biblique, de genèse primordiale, où les rais de lumière originelle fendent les nuées violacées, est sans cesse prégnante. À moins qu’il s’agisse plutôt des prémisses d’une fin du monde, d’où sourdrait une violence chtonienne autant que métaphysique…
L’on pourrait regretter que ces photographiques Sanguinaires soient dénuées de tout commentaire, de toute légende. Seule une mince quatrième couverture annonce le projet. Seules se dressent à la porte de l’ouvrage des citations de Pessoa, Malcolm Lowry, Albert Camus et surtout l’incipit de L’Arrière-pays d’Yves Bonnefoy : « J’ai souvent éprouvé un sentiment d’inquiétude, à des carrefours. Il me semble dans ces moments qu’en ce lieu ou presque : là, à deux pas sur la voie que je n’ai pas prise et dont déjà je m’éloigne, oui, c’est là que s’ouvrait un pays d’essence plus haute, où j’aurais pu aller vivre et que j’ai désormais perdu ». Voilà qui est programmatique, en tant que la photographie, par un chemin initiatique, réaliserait ce « pays d’essence plus haute », et par ce biais de l’art qui permet de lire le monde.
Qu’à cela ne tienne, il est permis d’aller lire ses Chroniques de Jérusalem et d’ailleurs[2], journal de bord et recueil de réflexions sur sa démarche, ou ses entretiens avec Fabien Ribery dans Mise au point[3]: « La quête est ici de l’ordre de l’indicible et d’une levée de voiles, de l’accueil du fragile comme puissance et d’une recherche d’unité quand la parole commune est devenue assassine », note Fabien Ribery. Quand Didier Ben Loulou précise : « Il faut aller puiser au plus profond de soi pour être capable de la moindre image. Cela oblige à une sorte de tabula rasa de tous nos repères, à une concentration extrême. On avance sur un fil, dont on peut chuter à la moindre perturbation. On passe des journées sans prononcer un mot. Le travail sur les lettres hébraïques parle de prendre des images où l’écriture arrive comme un surgissement ». Le dialogue glisse alors jusque vers le journal de travail et d’initiation : « Tandis que j’empruntais un chemin au bout duquel je découvrirai d’anciennes inscriptions sur le bleu d’une pierre tombale, entre les buissons, je compris que j’étais en quelque sorte conduit. J’avais l’impression d’entrer dans un royaume dans lequel on m’indiquait à de rares moments ce que j’avais à photographier. Ce fut une expérience troublante : une part d’invisible, d’irrationnel, agissait sur moi »,
Plutôt que les ciels (au sens pictural) céruléens du plein été, le photographe préfère à juste raison ceux bouleversés de nuages anthracites, voire d’obscurité. À l’ardeur solaire estivale, il préfère Un hiver en Galilée[4], pour reprendre un de ses titres. Les ombres très noires accusent leur puissance et leur effet de contraste. Les couleurs sont pourpres et de bleu violacé, de terre et d’ocre, comme une palette intensément picturale, mélée d’huile et de gouache, de goudron et de terre. La neige a quant à elle quelque chose d’un drap sépulcral, d’où jaillit encore la lettre et l’Aleph.
Au sens où l’image inspire une dimension tactile, le voyage emprunte les routes cahoteuses, les chemins raboteux et les ruelles ombreuses, pour mieux prétendre à un réel rugueux et intense. Mais entre Jaffa, Jérusalem et la Galilée, l’espace témoigne d’une mémoire juive, lorsque que des caractères hébreux creusent encore la pierre sur les stèles du cimetière de Safed et parmi le Mont des Oliviers. La lettre hébraïque fore la mémoire du sol de sa spiritualité et de sa genèse toujours en cours. À Jérusalem, la photographie s’ordonne en séries, intitulées Visages, Fragments ou Écritures. La perpétuation de l’espace urbain et historique croise la fugacité des éclairages, des gestes et des regards où sont réverbérées la chaleur, la violence à fleur de peau, alors que les pierres disent encore longtemps - il faut l’espérer - la tradition mémorielle juive. Cependant l’or du Dôme du Rocher, monument de la culture islamique, surplombe un tas de gravats et de déchets, où il faut peut-être lire les décombres des guerres inter-religieuses incessantes, des guerres de conquêtes musulmanes qui ont spolié le territoire. La qualité d’abstraction des images rayées de poussière se confronte avec les masques d’ombre durs comme l’ébène, qui divisent les visages. De ci-delà, un couteau brille dans une main ouverte et bronzée, des ruines tavelées et poncées par le temps portent des traces de peinture rougeâtre, des ordures jonchent le sol où courent des enfants, un lavis sanglant urine sur un dallage, les portes et les crépis sont placardés d’affiches déchirées par des coups de pinceaux rageurs, les feuillets blancs épars voisinent avec les flammes et la blancheur des bougies, la silhouette au chapeau juif ombre un fond de déchirures hébraïques, une étoile à six branche est tagguée au goudron entre deux colonnes couleurs briques que l’on devine romaine, un Christ aux épines est tatoué sur une peau, quelque oiseau blanc est serré dans une main, colombe de la paix plus que fragile ! Probablement s’agit là de son plus beau et plus profond travail, absolument inspiré, d’ailleurs visible sur le site de l’artiste[5]. Comme cette bouche édentée, le palimpseste mural, corporel et mémoriel ne cesse de murmurer, parler, crier…
Et là où la photographie, toujours somptueuse, est surchargée de couleurs, de signes et de sens, mais aussi de « lettres[6] », selon le titre d’un album aux beautés enivrantes, plutôt qu’idéaliser les habitants méditerranéens, le veilleur à l’appareil photographique sans cesse attentif aime à saisir leur corps bruts, bronzés, tannés de soleil, pour laisser voir leur familiarité et leur osmose avec leur terre, alors que les robes des femmes sont fleuries comme sur un champ où les migrations et les croisements de population agrègent et divisent les identités. C’est ainsi qu’il photographia les gens du voyage à Athènes. C’est ainsi qu’il accompagna Emmanuel Levinas, lorsque Bruno Roy, pour les Éditions Fata Morgana, lui proposa de s’associer à la Violence du visage[7] du philosophe, comme si l’on pouvait sur la face humaine lire la violence et le sacré, l’innocence et le mal.
Didier Ben Loulou pratique avec constance le format carré, aime les tirages Fresson, aux couleurs intenses et poudrées, qui accentuent à juste titre la dimension dramatique de sa photographie. Car même en de paisibles espaces, un drame métaphysique semble sourdre, la splendeur et la blessure ne sont pas loin, voire s’exaspèrent à l’accointance de la beauté et du mal. Né en 1958 à Paris, le franco-israélien Didier Ben Loulou se veut d’abord un géographe urbain, marqué par la vieille ville de Jérusalem où il vit depuis 1991. Ses expositions, depuis 1983, parcourent le monde, ses tirages émaillent des collections prestigieuses, ouvrent de ténébreux éclats sur des murs ainsi ornés de beauté et de pensée intérieure. Leur sensualité poignante ne peut qu’inviter à la méditation, au retour sur la nécessité fragile de soi face à l’évidence essentielle des changeants paysages de l’Histoire. Est-ce à dire que cette photographie est plus platonicienne que réaliste[8] ?
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.