Museo de la Catedral de Jaca, Huesca, Aragon.
Photo : Y. Guinhut.
Peter Sloterdijk, philosophe du gris politique
& du retour des réflexes primitifs.
Suivi par Le Projet Schelling.
Peter Sloterdijk : Gris. Une théorie politique des couleurs,
traduit de l’allemand par Olivier Mannoni,
Payot, 2023, 336 p, 26 €.
Peter Sloterdijk : Réflexes primitifs,
traduit de l’allemand par Olivier Mannoni,
Payot, 2021, 192 p, 8,20 €.
Peter Sloterdijk : Le projet Schelling,
traduit de l’allemand par Olivier Mannoni,
Piranha, 2019, 240 p, 18 €.
Couleur sinon oubliée, du moins coincée entre le noir et le blanc, sans la vigueur qui aurait permis à Michel Pastoureau[1] de lui consacrer un titre, parmi ses Vert, Bleu, Jaune, Rouge, il habite une zone grise. Même si cet historien consacre quelques mots à son heure de gloire, au XV° siècle, lorsqu’en vogue, grâce aux succès des teinturiers, il devient « symbole d’espérance[2] », et permet d’inventer la peinture en grisaille ; quoiqu’il ne s’agisse que d’un bref intermède. Pourtant le philosophe allemand Peter Sloterdijk[3] tourne la sphère lumineuse de sa lecture vers le gris, bassement politique. En effet, politiquement, il a quelque chose de la poussière et de la cendre des totalitarismes, des costumes compassés de nos impersonnalités dirigeantes, cependant lourdes de conséquences. Et s’il parait signifier la neutralité, voire l’indifférence, le gris est celui de Cézanne et de Kafka, des tempêtes naturelles et des drapeaux spectraux. Deviendrait-il menaçant au point de voir le retour des « réflexes primitifs », d’une crise psychopolitique ? Moins spectrale parait la sexualité. Aussi faut à notre philosophe un autre type d’enquête, jusqu’à un genre littéraire à demi-inédit, car au roman épistolaire s’ajoute l’innovation de l’échange de courriels entre des universitaires ; ce qui confère à ce Projet Schelling une aura, bientôt intime et passablement parodique…
À l’aboutissement d’un prologue d’abord un tantinet confus, mêlant les souvenirs de la baleine blanche de Melville, le blanc de la royauté et « la vision induite par la photographie en noir et blanc au milieu du XIX° siècle », voici venir ce que l’absence de Dieu a décoloré, car « le blanc a cessé d’être la somme du beau », voici venir enfin « l’en grisé », couleur déterminante de notre temps. Cependant si la République a évolué au cours de l’Histoire pour y inclure la dimension démocratique et libérale, bleu blanc rouge en France et étoilée aux Etats-Unis, en contrepartie ne risque-t-elle pas, de par le poids croissant de l’étatisme, de perdre et salir ses couleurs : « Aucune politique des pigments n’arrachera le gris à sa léthargie, dût-elle se parer de cocardes néo-verts ou vieux-rouge. Au-delà du plaisir et du déplaisir, le gris donne à voir à nos contemporains l’omnicolore incolore de la liberté aliénée ». L’on a compris que le vieux rouge est postmarxiste, que le néo-vert est écologiste. Le propos sera donc autant analytique et historique, mais surtout polémique, dénonçant les oppressions du présent.
Quelque part au fond de la caverne, il doit faire bien gris, s’il s’agit de celle de Platon, dans La République, ce dialogue sur la justice, là où seulement des ombres sont visibles par ceux que la lumière des idées n’atteint pas. Or ce que présupposent les temps modernes n’est rien moins que la sortie de cette platonicienne caverne. Plus loin le « crépuscule de Hegel » est celui d’un penseur qui commande en 1821 de « vénérer l’Etat comme un être divin-terrestre[4] » ! En ce cas nous n’en serions au mieux que l’ombre, au risque d’être déporté plutôt que porté, si l’on nous pardonne le jeu de mots. Reste alors « la somme des descentes des mondes pensés vers les macérations des réalités quotidiennes ». Ainsi la philosophie hégélienne fut mise en application jusqu’au plus gris de sa nature absolutiste par « des simulateurs idéologiques, jusqu’à Lénine, Staline et Mao Zedong », sans oublier, ajoutons-nous, leur inspirateur, Marx[5] tel qu’en lui-même. L’œuvre « splendidement inutilisable » de Sartre précède « la brume de Heidegger », dont l’être et le temps sont un « gris né du gris », un non-lieu mélancolique, avorton du brun nazi, prélude métaphysique cherchant « un abri post-politique dans l’insignifiant ». La satire est féroce, néanmoins réaliste. Autant dire que la généalogie de la philosophie occidentale n’est pas heureuse, que les placentas dont elle accouche tour à tour risquent d’être monstrueux. Il peut cependant paraître étonnant que Peter Sloterdijk ne fasse pas allusion à un expert en la matière, Karl Popper, dont La Société ouverte et ses ennemis[6]fonde cette analyse, de Platon à Hegel, en passant par Marx, tous précurseurs des totalitarismes.
Une digression sur « les corridors de Kafka » s’impose, tant le cafard de La Métamorphose ne peut être que caparaçonné d’un gris sourd, tant il ne reste, « de son errance dans les locaux des instances administratives, que le gris imperturbable des couloirs », ce pour faire allusion au Procès[7].
L’histoire politique fut marquée par les « éminences grises », comme le Père Joseph en retrait de Richelieu, ou Talleyrand, « maître discret de ses supérieurs » et plus marquant que les rois au Congrès de Vienne en 1814 et 1815. Depuis, avec moins de discrétion dissimulatrice, « les drapeaux gris battent devant nous ».
Alors que l’on fait mine de ne pas voir le rouge de ceux nazis, en préférant remarquer leurs chemises brunes, alors que le rouge soviétique envahissait l’Europe de l’est, une vaste « zone grise » s’installait en République prétendument Démocratique Allemande. Entre la Stasi, cette police politique tristement célèbre, et le brouillard industriel, s’établit pour des décennies « l’imprégnation socioatmosphérique d’un collectif emmuré ». Les formules sloterdijkiennes sont lourdes de sens. Ce qui est particulièrement probant à l’occasion de cette autre formule : « le gris est-allemand est sans la moindre équivoque un effet de post-rouge obtenu de manière endogène ». Quant au fascisme de Mussolini, qui avait Lénine pour idole, « il était la forme de déception du bolchevisme ». Dans tous les cas, l’Etat est kidnappé par « une secte portant les habits d’un parti qui constitue la forme suprême de la criminalité organisée ». Soviétisme et fascisme sont ramenés à leur équivalence, les deux totalitarismes du XX° siècle et leurs divers rejetons socialistes sont rétablis dans leur généalogie, en dépit des mythes euphorisants, des légendes et des atermoiements…
Les années 2000, habituées au « gris Merkel » et au vert-de-gris écologiste en Allemagne et en notre outre-Rhin, ne soulèvent pas l’enthousiasme de notre philosophe : « Si une Renaissance anarchique ne vient pas briser la tendance, ou si une puissante brise libérale ne se lève pas, l’avenir appartient à une politique de décrets écobureaucratique qui prescrira à un Etat aussi incompétent que dépassé par les exigences la voie vers sa ménopause post-démocratique ». L’alarmant diagnostic est aussi sévère que juste.
Une critique également réaliste s’adresse également aux partis politiques, « dépôts pour des affects politisables comme l’espoir, l’angoisse ou la vexation », soit des banques de la colère, comme il l’analysait avec alacrité dans Colère et temps[8]. Partis prêts à s’emparer de cet Etat qui dépasse en absolutisme les anciennes monarchies absolues, tant il règne sur la fiscalité, l’économie, les informations personnelles, la redistribution…
Les religions ont de toute évidence leurs « zones grises ». Le Père de l’Eglise des alentours de l’an 200, Tertullien, prétendait dans « La toilette des femmes » que ces dernières devaient « adopter une esthétique du sac et de la cendre quasiment prémusulmane ». N’écrit-il pas : « quel légitime honneur peut-il revenir à des vêtements du mélange adultère des couleurs[9] ? » Rassurons-nous, il n’a guère été suivi. Mais l’invention du Purgatoire n’est-elle pas une autre zone grise, celle d’un long rachat, intermédiaire entre l’Enfer et le Paradis ? Si la lumière parfaite n’est pas de ce monde, son auteur nous a cependant fourni le nuancier coloré de la nature, et chargé les peintres de son imitation.
En revanche, « le réalisme littéraire et photographique des premiers temps sont pratiquement des phénomènes jumeaux ». De surcroit lors d’une époque où l’on s’habillait souvent de noir. Les nuances étagées des gris dans la photographie n’auraient-elles pas influencé une vision du monde ? D’autant que jusqu’au milieu du XX° siècle le cinéma lui emboita le pas dans une même colorimétrie, qui permettait encore et provisoirement un avantage à la peinture, quoiqu’à cet égard Manet et Cézanne ne furent guère pétulants… Le retour à la couleur grâce à Kodak puis Iphone ne risque-t-il pas de dénuer une part de la vérité au réel ? Ce à quoi Peter Sloterdijk répond : « La définition de la technique comme inflation de sa magie devenue quotidienne affecte la fonction de vérité du mot et de l’image ». Peut-être est-ce trop nostalgique, trop dans la tradition de ces détracteurs de la technique que sont Heidegger ou Ortega y Gasset[10], quoique ce dernier soit plus prudent. Il s’agirait toutefois chez notre philosophe d’un « bruissement gris sur les fréquences d’absence de sens libératrice ».
Ne dénigrons pas trop le gris, puisqu’il est également celui « qui t’émeut », celui des tempêtes et du Nord, des mers et des montagnes. Il y a bien des « manifestations, touchantes d’un point de vue littéraire et sensoriel, de cette éloquente non-couleur ». Une éclipse de soleil transmise par le romancier Stifter, qui dans La Forêt de Bavière essuie une grisaille neigeuse[11], une tempête océanique par Michelet, mais aussi la cendre de La Route de Cormac McCarthy, voilà qui permet de passer du romantisme à l’activation incendiaire de la guerre froide, à l’hiver nucléaire qui s’en suit et à la déshumanisation dans le Mal. Nos peurs virent au gris. Mais notre philosophe n’est pas dupe : « Aux enchères de la terreur, la compétition des vendeurs est ouverte ».
L’on n’échappe pas à Nietzsche, amateur de « sublime gris d’altitude », dans les Alpes de Sils-Maria, là où jaillit l’inspiration de Zarathoustra, là où « la philosophie vraie est une maïeutique de la roche ». Que reste-t-il après la nietzschéenne mort de Dieu ? « Là où Dieu a subitement disparu, s’ouvrent des failles dans lesquelles ont afflué des vérités totalitaires de substitution, l’Union soviétique athéiste en premier lieu, le « Troisième Reich » zoothéiste en deuxième ». Voilà qui a le mérite d’être clair.
Si l’on découvre que l’indifférence est une constante de notre modernité, il faut alors considérer « une mystique grise, une éthique grise », une « subjectivité grise », y compris un « rap mystique » d’une telle couleur ; le tout venu de « la décomposition des essors religieux ». Quoique l’on puisse avancer que l’essor créatif, qu’il soit scientifique ou artistique puisse y remédier, même si ce dernier est moins accessible aux foules, auxquelles il est plus aisé de se tourner vers les mouvements grégaires des partis de protestation et d’exaltation, aussi bien religieux que politiques. Ne reste au mieux que la médiocrité, ce « gris par démission »…
Loin de n’être qu’un déroulé colorimétrique et symbolique, voire qu’un ouvrage d’Histoire de l’art cézannien, l’essai de Peter Sloterdijk occupe le terrain du gris comme métaphore existentielle et surtout politique. S’il peut sembler passablement abscons au lecteur non prévenu, touche à tout et virevoltant, il est au moyen de la pyrotechnie de ses néologismes expressifs, de ses métaphores éclairantes, une subtile machine de guerre de la pensée ; contre les pesanteurs, les étatismes, les doxas, les habitudes et paresses philosophiques : « cette thèse selon laquelle seule la pensée du gris fait le philosophe pourrait bien agir comme la hache qui fend la glace du consensus ». Ainsi les amoureux de la liberté se distingueront des déterministes et des constructivistes de tous bords.
Museo de la Catedral de Jaca, Huesca, Aragon.
Photo : T. Guinhut.
La régression vers les espaces désinhibisés du moi trouve son pamphlet dans l’essai intitulé Réflexes primitifs. Ce sont de nos jours des flots de haine, de diffamations, d’envie, de dénonciations qui occupent l’espace public et médiatique. Entre populismes et Cancel culture, l’on s’en donne à cœur amer. Là encore, la psychopolitique, selon le néologisme cher à Peter Sloterdijk, trouve un champ d’investigation privilégié. Encore une fois la caverne platonicienne est une allégorie pour notre temps de l’ignorance et de l’erreur. Le cynisme règne aussi bien chez les dominants que parmi la plèbe. Une histoire des trompeurs et de « ceux qui veulent être trompés » doit être dressée, qu’il s’agisse de la papauté ou de la propagande militariste, comme à l’occasion de la Première Guerre mondiale, ou encore du « plus haut sommet que le cynisme ait jamais atteint dans l’histoire du monde » : Lénine. S’en suivit « le héros synthétique du XX° siècle : le duce, le generalissimo, le strongman, le Führer ». Rassurons-nous, d’autres, portés par les masses des perdants colériques, attendent leur heure.
Les relations entre domination et mensonge se voient aujourd’hui envenimées par quatre facteurs : les réseaux internet, la lutte contre le terrorisme, le politiquement correct et son cortège de Cancel culture[12]venus de minorités hypersensibles et d’une « police inquisitoriale du langage », enfin « le déchaînement de flots de réfugiés ». À cet égard Peter Sloterdijk se montre réaliste : « Les formulations du droit d’asile occidental contiennent manifestement des éléments tels que le stress provoqué par le réel franchit le seuil du faisable ». En l’occurrence, la moraline médiatique prend le pas sur la vérité, une « tendance phobocratique » se généralise, une « vague d’obscurantisme cynique », surtout venue des pays musulmans et de Russie, se répand comme du goudron…
Comme en réflexologie, lorsque quelque terroriste parait menacer tout un chacun, « la surchauffe du climat des débats […] indique une tendance à la déculturation ». Une frénésie qui pousse à mordre prend le pas sur la haute culture de l’argumentation et de la nuance. L’on doute que, si notre philosophe exprime ses réserves quant à l’immigration de populations peu accréditées auprès de l’instance des libertés, de la tolérance et de la sécurité, la volée de langue de bois médiatique ne l’épargne pas, voire la reductio ad hitlerum.
Philosopher c’est observer le langage, ses évolutions, ses apparitions. Car « les errances morales et politiques commencent pratiquement toujours par des délabrements linguistiques ». De plus les médias « sont moins des moyens d’information que des porteurs d’infections », détruisant ainsi la faculté de juger sereinement. Un exemple nous en est fourni à l’occasion d’un texte de notre auteur : Règles pour le parc humain[13]. Il s’agissait d’une méditation prudente sur des « perspectives de la technologie génétique, au moyen de laquelle la relation pourrait s’établir entre patrimoine héréditaire et éducation ». Qu’avait-il commis là ! Une véritable « inquisition » et « réduction bouffonne » parcourut la presse pour s’effacer bientôt, suite à d’autres événements bruyants. La « formation de médiologue » avait buté sur « la violence de la paraphrase ».
De manière concomitante, nos sociétés, via leurs médias et leurs journalistes, sont faites chaque jour « de la sensation et de l’inquiétude produites par des signaux de stress, ainsi que de leurs contrepoisons : la distraction et le divertissement comme signaux de fin d’alerte ». Ainsi pensé, voilà qui nous permet de prendre nos distances, d’affiner notre esprit critique, d’être fidèles au Lumières de Kant.
L’essai, quoique plus circonstanciel que Gris (par exemple sur le Brexit, sur l’agrégat européen péchant par bureaucratisme et économisme et sur le 11 septembre), demeure, n’en doutons pas, brillant. Pourtant quelques pages auraient méritées d’être amendées. L’allégation selon laquelle Donald Trump aurait été élu grâce à des manipulations russes fut invalidée lorsqu’il s’avéra que c’était une grande fiction clintonienne et démocrate ; mais notre philosophe écrit en 2018.
Reste le rappel selon lequel 99% de attaques terroristes du XX° siècle sont le fait des Etats : « que l’on doive depuis toujours bien plus protéger les hommes de leurs protecteurs enflés aux dimensions d’un Léviathan semble toujours une idée neuve ». Or, au-delà de nos familiers, au-delà de l’Etat, du sur-Etat européen, nous risquons de voir affleurer une structure politique supérieure, qui ne suffirait pas de la liberté des échanges, mais une « société mondiale (alias plenum des Etats) qui exclut de manière systémique les individus ».
Il s’avère que le philosophe ne peut se contenter d’être « apolitique », mais aux souffrances causées par les circonstances historiques et leurs acteurs zélés, il lui convient d’user du « luxe de leur traitement dans le langage ». Luxe nécessaire, indispensable, peut-être salvateur.
Alors que la couverture du volume Gris manque autant d’imagination que de goût, en une triste austérité, exclusivement typographique, peu de gris, rouge et noir, celle du Projet Schelling fait preuve d’humour graphique : une fente vaginale couronnée d’un ressort clitoridien est au second regard un carnet vu de profil aux pages courbes. Ou comment exprimer à la fois le projet d’écriture et la thématique sexuelle. Quant au philosophe de l’idéalisme allemand, Schelling, il « doit être considéré comme l’auteur du féminisme logique ». N’observait-il pas scrupuleusement le cycle menstruel de sa seconde épouse, Pauline ? « Il avait préempté son bas-ventre comme sujet pour la philosophie de la nature » !
C’est au travers de l’art épistolaire que se déploie ce roman, genre insolite et surprenant sous les doigts de Peter Sloterdijk. Et si le roman épistolaire a connu un réel engouement aux XVIII° et XIX° siècles, avec Richardson, Rousseau et Goethe, l’échange se fait non plus au moyen de lettres confiées au facteur en perte de vitesse, mais grâce au courriel, modernité technologique oblige. Ce serait s’aimer de manière virtuelle, copuler par internet, échanger les hormones et la pensée par les ondes... Plus précisément le projet consiste « à savoir apprendre dans cette vie ce qui est érotiquement possible sur terre ».
Si le propos parait un peu éparpillé, il prend son envol avec des personnages féminins, dont l’une n’épargne pas les machos : « Ces types guettent ton extase et s’assoient dessus avec leur ego. Ils s’imaginent qu’ils pourraient mettre à terre le monde féminin avec leur argument principal et turgescent ». Si philosophe que l’on soit, l’on en est pas moins doué d’humour. Comme lorsqu’un ethnologue qualifie l’extension du port du voile de « vulvisation du visage féminin ».
Chacun des correspondants se montre prodigue de sa confession intellectuelle et érotique, mâtinée de récits plus ou moins affriolants, comme lorsqu’il s’agit de « Mira la mythique bougresse » aux copulations indiennes et tantriques un tant soit peu ridicules et péremptoires, tous tentant de libérer « le saint-sépulcre de la sexualité », essentiellement féminine, tous tentant de percer le mystère de « l’orgasmogenèse ». L’on se doute que la dimension du roman philosophique, non sans parodie du colloque universitaire, entre « paléogynécologie » et « potlatch narratif », ne fait pas défaut.
Esthétique, Histoire, théologie, sciences politiques, médiologie, érotisme, sphère presque omnisciente des connaissances, rien ne rebute notre philosophe, tout excite sa verve analytique et polémique devant les vices du passé et de notre temps, voire du futur, s’il est loisible de se faire prévisionniste. Trop peu lu et commenté de ce côté-ci du Rhin, Peter Sloterdik a non seulement l’éminente qualité d’un philosophe réellement libéral issu de l’Auflärung de Kant, avec une curiosité critique presque infaillible pour ce que notre temps compte d’avancées et de reculs, mais de plus son écriture fait mouche, animée par le démon de la métaphore, par le génie des néologismes. Rendons hommage à la beauté rhétorique contribuant à celle de la pensée.
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.