Atlas du Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, Etienne Ledoux, 1825.
Photo : T. Guinhut.
Atlas & cartographie,
du monde terrestre aux mondes imaginaires.
Laurent Maréchaux : Les Défricheurs du monde.
Huw Lewis-Jones : Atlas des mondes imaginaires.
Laurent Maréchaux :
Les Défricheurs du monde. Ces géographes qui ont dessiné la terre,
Le cherche midi, 2020, 224 p, 38 €.
Atlas des mondes imaginaires,
sous la direction de Huw Lewis-Jones,
traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Simon Bertrand,
E/P/A, 2020, 256 p, 35 €.
Un romancier parfois fort talentueux, parfois inégal et creux, Michel Houellebecq[1] pour ne pas le nommer, titra l’un de ses romans La Carte et le territoire. C’était signifier combien nous vivons entre le monde et sa représentation, entre les mots et les choses. Et si l’on croit naïvement que les atlas et les cartes sont toujours réalistes et justes, il faut, outre le problème indéfectible de la sphéricité de la terre qu’il faut mettre à plat, déchanter en considérant combien le passé eut bien du mal à dessiner le contour des côtes et des continents. Or il s’avère nécessaire de séparer la cartographie du terrain qui nous entoure et celle imaginaire, même si les deux se sont longtemps mêlés. Viennent à point deux ouvrages splendides : Les Défricheurs du monde. Ces géographes qui ont dessiné la terre, de Laurent Maréchaux, et l’Atlas des mondes imaginaires, sous la direction de Huw Lewis-Jones. Grâce auxquels les directions de l’Histoire et celles de la fiction sont aussi abondamment cartographiées que les potentialités de l’humanité.
S’il n’y a guère d’Histoire sans géographie, il est impossible de savoir qui et quand a dessiné la première carte, peut-être sur le sable ou dans la boue de la préhistoire, pour indiquer un territoire chasse, ou de guerre. C’est cependant Eratosthène, au III° siècle avant Jésus Christ, qui rédigea la première « géo-graphie », prouva la rotondité de la Terre (déjà postulée par Anaximandre et Aristote) et en mesura assez exactement la circonférence, à l’aide ses gnomons égyptiens. L’on devine qu’il s’agissait toutefois d’un état du monde à amplement perfectionner, nonobstant les connaissances des Grecs, et d’autant que chaque entreprise de ce titre, chaque illustration cartographiée, ne sont que des états transitoire de la connaissance et de l’évolution du monde tel qu’il vit sans cesse.
Avant de faire une distinction entre cartes de lieux réels et d’autres plus imaginaires, il faut se rendre à l’évidence, les cartes antiques et médiévales ne s’embarrassaient pas toujours de réalisme et remplissaient avec bien de la fantaisie la terra incognita, jusqu’au merveilleux le plus accompli. Cependant, prenons d’abord pour guide Les Défricheurs du monde. Ces géographes qui ont dessiné la terre, de Laurent Maréchaux, un livre-album qui parcourt autant notre étonnement que l’Histoire, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Ce sont trente siècles de géographes en quête d’exactitude et de beauté ; une « volonté de savoir », selon le préfacier Jean de Loisy, faisant allusion à Michel Foucault.
Pomponius Mela, Ier siècle : Description de la terre,
Brissot-Thivars & cie, 1827.
Photo : T. Guinhut.
Du Grec Ptolémée, en passant par l’Arabe Al-Idrîsî, jusqu’à Mercator, la cartographie est une « science de l’émerveillement, au service de laquelle dessinateurs, illustrateurs et graveurs rivalisent d’inventivité et de couleurs chatoyantes. Avant eux, entretemps et plus tard, les épopées et les historiographies se font cartes verbales, entre l’Odyssée d’Homère, qui pense la Terre en termes de « disque plat », comme la représente le bouclier d’Achille, les Histoires d’Hérodote, les Météorologiques d’Aristote, la Géographie de Strabon, un Grec qui voyageait au temps d’Auguste et fit œuvre de topographe et d’anthropologue. C’est Ptolémée, « défenseur du géocentrisme » qui fixe au II° siècle un canon qui perdurera jusqu’au Moyen-Âge, voire jusqu’au XVI° siècle.
Mais un Arabe, « débauché par le roi très chrétien Roger II de Sicile », Al-Idrîsî, publie en 1154 une somme de 70 cartes. Après la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, la route de l’Orient est bloquée par l’Islam. Aussi faut-il contourner l’Afrique inconnue ou filer dans l’Atlantique. Les grandes découvertes accélèrent alors l’appétit de cartographie. Et dès 1492, l’année de la découverte de l’Amérique, l’Allemand Behaim construit le premier globe terrestre connu, aussi précisément documenté qu’il est possible sur sa riche surface esthétiquement sphérique ; alors que les portulans[2] aux services des navigateurs font florès. Cependant Mercator, en 1587 use de sa fameuse projection au service de « la première mappemonde stéréographique » et publie un Théâtre sphérique de l’univers qui totalise 107 cartes régionales à la précision inégalée jusque là. Au loin les cartographes chinois font des merveilles…
La cartographie moderne est née. Le XVII° est un festival : les travaux de Copernic font exploser l’astronomie qui devient héliocentrique, et le « physicien-géographe » Huyghens construit l’horloge à balancier qui permet de déterminer les longitudes, les « arpenteurs-cartographes » de la famille Cassini produisent des cartes de la France et de ses régions enfin utilisables avec profit par le voyageur.
Duc D'Orléans : À travers la banquise. Du Spitzberg au cap Philippe, Plon, 1885.
Photo : T. Guinhut.
Les réalisations des géographes des Lumières et du XIX° siècle pullulent : Turgot fondant la géographie économique, d’Humboldt cartographiant l’Orénoque et le Chimborazo, Jules Marcou, le « trappeur-géologue ». L’heure est aux manuels profus et encyclopédiques d’Elisée Reclus, aux travaux de Vidal de la Blache. Au fur et à mesure de l’Histoire de la cartographie, la Méditerranée puis l’Europe occupent la moitié du globe, l’espace devient le produit d’une expansion, l’Asie et les Amériques, les Pôles prennent leur juste place, d’autres projections que celle de Mercator s’inventent, la géologie anime les pays de couleurs jurassiques, calcaires et granitiques, la carte d’Etat-major devient un indispensable outil des armées et des guerres. Mais aussi, grâce à ses descendantes et au 25 000°, incroyables de précision et de justesse, d’après des photographies aériennes, les cartes de randonnées, sur les côtes, parmi les campagnes et les montagnes, signent l’ère de la démocratisation du tourisme, alors que l’anthropologie, la sociologie et la géopolitique permettent de nouvelles figurations de l’entendement du monde…
L’on entend parmi ces « défricheurs du monde » les conquérants, comme Alexandre courant jusqu’à l’Indus, les explorateurs à la recherche des sources du Nil ou des Pôles, découvrant et dessinant leurs morphologies. C’est d’ailleurs à partir du XIX° siècle que l’on enseigne la géographie à part entière, que naissent les sociétés nationales de géographie, alors que les cartes ne sont plus seulement descriptives, mais administratives, militaires. L’espace graphique et esthétique évolue vers le partage politique et ethnique, vers les dimensions économiques et écologiques, en fonction des découvertes, des sciences, des besoins et des idéologies. Comme quoi la carte n’est jamais neutre, elle est autant un instrument de connaissance, de cheminement, que de maîtrise de l’espace et de son lecteur, donc de pouvoir.
Une foule d’informations, ordonnées et claires, habite cet ouvrage hautement recommandable de Laurent Maréchaux, aimable pédagogue en son exposé didactique. Certes, il ne peut, en ce cadre, être absolument exhaustif : pensons par exemple au plus ancien géographe romain connu ici passé sous silence, Pomponius Mela, qui écrivit au milieu du premier siècle une Description de la terre[3] au moyen de cinq zones climatiques, et dans laquelle note planète est assise au centre du monde, et dont les terres sont partout environnées de mers.
Venues de manuscrits enluminés, d’éditions anciennes aux gravures délicates, les illustrations sont sans cesse un plaisir pour les yeux, émaillant ce qui est une encyclopédie des savoirs cartographiques. À la lisière des sciences et des beaux-arts, ces cartes pétillent de mystères et de révélations de plus en plus exactes. L’iconographie en est proprement somptueuse.
Photo : T. Guinhut.
Autre joli prodige de l’édition, complémentaire du précédent, The Whriter’s maps, qui était le titre anglais du volume dirigé par Huw Lewis-Jones. Ce sont en effet les écrivains qui ont eu à cœur de compléter les récits et romans avec des cartes, voire commencer par celle-ci, tant elles sont motrices de l’inspiration. Ainsi en cet Atlas des mondes imaginaires, une vingtaine d’auteurs contribue à cet inventaire où l’on rivalise d’inventivité narrative et graphique : de Philip Pullman, le père de La Croisée des mondes, à David Mitchell, romancier de la Cartographie des nuages[4], en passant par Reif larsen et son Extravagant voyage du jeune et prodigieux T. S. Spivet[5]. Dans « les interstices de l’atlas » se nichent les royaumes et les villes de la fiction, comme la « Razkavie » de Philip Pullman, sans oublier le parangon du genre : « la Terre du Milieu » inventée par Tolkien.
C’est au sein du chapitre 6 de L’Île au trésor de Robert-Louis Stevenson, publié en 1881, et parmi les papiers du capitaine, que l’on découvre « la carte d’une île, avec la latitude, la longitude, les sondages les noms des collines, des baies, des passes […] les mots suivants, d’une petite écriture nette, très différentes des lettres tremblées du capitaine : Le gros du trésor ici[6] ». Ces phrases décisives font de la découverte de la carte le réel élément déclencheur du roman d’aventure et de pirates. Non loin d’elle, mais près de deux siècles plus tôt, celle qui accompagne les éditions de Robinson Crusoé[7] vise à authentifier une fiction, tout en ajoutant au plaisir du langage narratif et descriptif une caution visuelle. Quant à Henry David Thoreau, qui produisit en 1854 sa carte de l’étang de Walden, il s’agit moins de la lire comme un exercice sourcilleux d’arpentage que dans son rapport à l’amateur de méditation forestière et naturaliste face au paysage, non sans penser à la légitimité de la désobéissance civile[8]. « Un puits sans fond d’idées nouvelles », selon Huw Lewis-Jones.
Tout au contraire, la « carte vierge » dans La Chasse au Snark de Lewis Carroll n’attend que d’être remplie, alors que Tolkien, le créateur du Seigneur des anneaux, usa d’un préalable plus prudent : « J’ai sagement commencé par une carte avant d’y écrire l’histoire ». Qu’il s’agisse d’une excursion mémorable ou de la fondation d’un empire, le talent cartographique sait épauler le conteur, le romancier, ou encore le théoricien d’Utopia comme le fut Thomas More (le premier sans doute à vouloir cartographier un lieu inexistant), ou l’historien d’une uchronie. Voilà qui permet d’être à la fois explorateur et créateur, démiurge concurrent des dieux, d’Ouranos et de Gaïa, d’Yahvé enfin. Car nous avions failli oublier l’un des endroits les plus cartographiés du monde : le jardin d’Eden ; sans compter dans sa filiation théologique, l’Enfer de Dante.
La littérature plus récente ne fait qu’amplifier le phénomène, depuis L’Île mystérieuse de Jules Verne, en passant par Le Monde perdu de Conan Doyle, l’île de Peter Pan, jusqu’à la vallée des « Moumnines », qui est ici étudiée en un chapitre entier. De même le royaume de Narnia est présenté par son auteur, Abi Elphinstone, dont Les Sept étoiles du nord sont prétexte à une cartographie aux moyens divers, y-compris le palimpseste, en crayonnant des cartes d’état-major. La fantasy épique ne peut être que prodigue en cartographies, à l’instar de Terremer d’Ursula Le Guin[9].
Après les îles, territoires d’imaginaire, comme celles d’Utopia et de l’Atlantidepostulée par Platonet dessinée par Athanasius Kircher en 1665, ou celle de Jules Verne déjà nommée, ce sont des pays entiers, voire des continents, des planètes, que les auteurs contemporains, y-compris de science-fiction, balisent de lieux de vies et de pouvoirs, de magies et de terreurs.
Là encore l’iconographie est tourneboulante et fabuleuse, dans les deux sens du terme. Outre les territoires imaginairement dessinés, et nanti de leurs habitants et animaux fantasmatiques parmi les blancs d’inconnaissance du géographe et du marin, voici un déploiement de côtes et de baies fantasmagoriques, de montagnes et de fleuves nuageusement rêvés, de villes improbables et propices à l’aventure, qu’elle soit médiévale ou victorienne, aux péripéties enchanteresses et dangereuses, aux guerres millénaires et sans pitié, comme dans la péninsule de « Westeros », en tête des pavés du Trône de fer de George R. R. Martin[10], œuvre propice autant au mythe qu’à la philosophie politique.
Robert Louis Stevenson : Treasure Island, Grosset & Dunlap, 1930.
C. F. Delamarche : Atlas élémentaire, Chez l'auteur, 1806.
Photo : T. Guinhut.
Croquis élémentaires, ou coloriages sophistiqués, il s’y trouve plus ou moins à l’œuvre une intention et un résultat esthétiques. C’est un festival de graphismes, de couleurs pastel et d’incendie, voire de pliages et de livres animés, à l’occasion de la « carte du Maraudeur », en trois dimensions, qui apparait en 2004 dans le film Harry Potter et le prisonnier d’Azkaban. Ces cartes flirtent avec le portulan, avec le papyrus et le parchemin, avec la bande dessinée, avec une imagerie médiévale ou technologique, comme dans la curieuse terre fabulée d’Abraxas, où magie et technologie avancée cohabitent, sous les doigts de Russ Nicholson. Elles deviennent livre-jeu de cartes, comme ce « récit oral épique jouable », en quoi consiste Donjons & Dragons.
L’un est Histoire et géographie, l’autre Histoire littéraire, les unes se voulant de plus en plus exactes et efficaces sur le terrain, les autres déboussolantes. En résonance avec Les Défricheurs du monde et avec le Dictionnaire des lieux imaginaires d’Alberto Manguel[11], il faut feuilleter, lire, savourer cet Atlas des mondes imaginaires, qui, en un cheminement peut-être un peu trop erratique, fait alterner les témoignages d’auteurs contemporains et les petits essais que ce qui devient un genre graphique, sinon à part entière, mais indispensablement accouplé à bien des genres romanesques. Au point qu’Abi Elphinstone puisse confier : « Souvent, je suis bloquée lors de l’écriture - ces jours où les mots restent obstinément hors de portée. Mais je ne me suis jamais retrouvée à court d’idées en gribouillant un monde imaginaire ».
Les cartes témoignent de l’Histoire autant qu’elles font l’Histoire. Et lorsqu’elles s’aventurent vers les espaces imaginaires venus du cerveau des écrivains et des poètes, elles sont en quelques sorte des cartes neuronales de la capacité d’imagination, des désirs et des peurs de l’esprit humain. Cependant, il y a bien un domaine qu’étonnamment nos auteurs n’ont fait qu’effleurer, sinon totalement ignorer. Si l’on a réalisé des cartes lunaires, les entreprises qui consistent à cartographier Mars ou Vénus - mais il faut admettre que la surface en ignition de cette dernière rend l’opération impossible - et jusqu’à la voie lactée, jusqu’à l’infinitude de l’univers, ne sont pas abordée ici. Reste à initier un nouveau volume plus que bifrons, multifrons, à la fois scientifique, science-fictionnel, pictural et numérique pour planifier et rêver des voyages ; où Baudelaire aurait pu plonger « au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau[12] »…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.