Abbatiale de Saint-Maixent-L’Ecole, Deux-Sèvres.
Photo : T. Guinhut.
Philosopher la science-fiction et le cinéma
avec Jean-Clet Martin :
de Hegel à Philip K. Dick,
Ridley Scott et Gilles Deleuze.
Jean-Clet Martin : Logique de la science-fiction, de Hegel à Philip K. Dick,
Les Impressions nouvelles, 352 p, 22 €.
Jean-Clet Martin : Ridley Scott. Philosophie du monstrueux,
Les Impressions nouvelles, 272 p, 20 €.
Jean-Clet Martin : La Philosophie de Gilles Deleuze,
Payot, 368 p, 9,70 €.
Le monolithe noir de 2001 L’Odyssée de l’espace pourrait être fait de lumière. Il irradie depuis la création en direction de multiples possibles. La chose et son essence spéculative n’a pas échappé à Jean-Clet Martin. Aussi lit il pour nous son irradiation science-fictionnelle, depuis Hegel jusqu’à Philip K. Dick. Mais que vient faire Hegel en cette galère, ou plutôt en ce vaisseau spatial ? Aux philosophes confits dans une vision traditionnelle de leur discipline, de Platon à Heidegger, et sacrifiant aux vieux dieux de l’ontologie, Jean-Clet Martin, qui commença sa carrière en exégète de Gilles Deleuze, préfère un pied de nez, un coup de pied dans le lit défait de la sagesse, et s’aventure à plaisir dans les territoires exotiques et dangereusement modernes d’une Logique de la science-fiction et du cinéma de Ridley Scott, le réalisateur de Blade Runner, pour en déduire une Philosophie du monstrueux. Il faut admettre que nous sortons un tantinet époustouflés de ces lectures qui conduisent aux destinées du transhumanisme et de cette intelligence artificielle qui acquiert peut-être une âme.
Revenons à cette « logique » de Hegel ; ce que fait trop allusivement Jean-Clet Martin au début de son étude, quoique l’on parvienne bientôt à l’y deviner. L’impétrant lecteur peut bien s’interroger : que vient faire l’auteur de La Philosophie de l’Histoire, de l’Esthétique, le penseur de la dialectique au service du système des connaissances de son époque, auquel notre essayiste a déjà consacré un sérieux ouvrage[1], avec une science-fiction née un siècle après lui ? Ouvrons le premier volume de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, publié en 1817, soit La Science de la logique : « La logique, dans la signification actuelle de philosophie spéculative, prend la place de ce qui était en d’autres temps nommé métaphysique [2]». Là où « l’être pur constitue le commencement [et] Dieu le concept inclusif de toutes les réalités[3] », il faut entendre l’origine de toute fiction spéculative.
La dimension cosmologique de ce commencement ne fait pas de doute, qu’il soit théologique ou scientifique. Originelle, La Logique prédispose donc à toutes les possibles : « Elle est la carte de ses transformations possibles, de ses régions encore inconnues, à explorer ». Ainsi l’essai de Jean-Clet Martin cartographie son avancée selon le plan de Hegel lui-même : ses trois parties s’appellent « L’être », « L’essence » et « Le concept ». Or, souligne notre essayiste, « la science-fiction exerce sur nous une attraction inévitable, nourrie de métaphysique et de théologie expérimentale », au point que l’on y trouvera « une réécriture possible de la Logique, un goût pour l’absolu qui en constituera comme un terrain d’expérimentation supérieure, une entrée en des aventures fort paradoxales. » En effet, de Wells à Philip K. Dick, en passant par Asimov ou Van Vogt, cette littérature regorge de fondations de civilisations, de planètes vierges ou étrangement habitées à coloniser, de galaxies à explorer, sans oublier des structures religieuses et politiques parfois inouïes.
Allégorique est pour Jean-Clet Martin, le parallélépipède originel de 2001 L’Odyssée de l’espace, aride et vierge, « sans aucune priorité chronologique », d’autant qu’il réapparait à la fin du film, et auprès duquel un singe lance un bâton, premier outil et première arme, qui devient en son envol un vaisseau spatial, vaisseau « encyclopédique des sciences », pour reprendre Hegel. Son « approche imaginative de Hegel » est faite de prospections, comme La Phénoménologie de l’esprit est une Histoire de l’humanité à partir d’un ex nihilo fondateur et en passant par la naissance de Dieu. En ce sens le devenir hégélien est le fil rouge de la science-fiction. Or les personnages du film de Stanley Kubrick, mais également ceux du livre de Clarke[4], oscillent sans cesse entre le néant et l’être, entre le vide spatial et l’éloignement de la terre, parfois invisible, entre la solidité de la planète originelle et celle du vaisseau dont l’ordinateur portant fait des siennes, menaçant de renvoyer au néant les astronautes.
Cependant, dans Ubik, de Philip K. Dick, les morts ne sont pas tout à fait morts, suspendus dans un entretemps, entre le fini et l’infini. Il n’est pas étonnant que Jean-Clet Martin pense à cet égard au personnage de Néo, dans Matrix, le film de Lana et Lilly Wachowski, au moment de quitter la « matrice » et son monde programmé pour faire le saut dans l’inconnu du chaos, quoique cette dernière contienne un algorithme viral à cet effet. Autre rapprochement : Le Cycle de Fondation d’Isaac Asimov peut être compris comme un succédané de l’hégélienne Philosophie de l’Histoire, dont la téléologie anime par ailleurs cette propension des auteurs de science-fiction à composer des cycles, comme Van Vogt avec son Cycle du non-A, Frank Herbert avec Dune et Dan Simmons celui d’Hypérion, tous opus aux milliers de pages. Car ce genre a pour espace-opera tout ce qui va des quanta et des atomes aux plus vastes galaxies cheminant dans l’univers en expansion, l’œuvre empruntant alors le mouvement immense de son objet ; sans compter l’expansion de ses empires politiques et leurs belligérances continues. Mieux - ou pire - l’hyperespace se conjugue avec un trou noir temporel : au-delà de La Machine à explorer le temps de Wells, voguent Les Vaisseaux du temps de Stephen Baxter où l’on circule « transversalement entre les versions potentielles de l’Histoire ». Hegel parlait à cet égard des choses qui peuvent être et simultanément ne pas être. Les uchronies de Robert Silverberg, comme Roma aeterna ou de Philip K. Dick, comme Le Maître du Haut-Château[5] ne sont pas loin. Un espace non euclidien apparait dans La Maison de la sorcière, un conte de Lovecraft, maison et paysage aux propriétés physiques et gravitationnelles défiant toute explication.
Alors que des écrivains de science-fiction n’hésitent pas à faire référence à Hegel, comme Van Vogt, dont Le Cycle du non-A forme une histoire « non-aristotélicienne », la Trilogie divine de Philip K. Dick n’est-elle pas une image d’un Dieu qui est à la fois Essence et Être de tous les possibles ? Ainsi répond Jean-Clet Martin : « La Logique de Hegel n’a d’intérêt que pour un lecteur qui saurait lire son déroulé dans la clarté d’un triptyque parfaitement intuitif en y réintroduisant le tour fictif d’une science qui pourrait rendre transparents les différents volets et les recouvrir l’un par l’autre sans les occulter ».
Lorsque l’Être s’extrait du néant, le film de Christopher Nollan, Interstellar, louvoie entre trou noir et lumière, comme dans une chambre photographique. Ainsi la naissance et le déploiement d’une cosmogonie parcourt de manière obsessionnelle l’univers de la science-fiction. Une apparition lumineuse, « le spectre de son fondateur », ponctue sans cesse Le Cycle de Fondation d’Asimov. Dans lequel le personnage de Seldon est à l’origine d’une encyclopédie, comme le fut Hegel avec son Encyclopédie des sciences philosophiques. Cependant, l’identité voit son essence mise à mal, une différence polymorphe démultipliant les personnages.
Reste que fondamentalement Philip K. Dick est le suprême maître hégélien, dont Le Maître du Haut Château ressortit d’une autre logique, opposée à la doxa, grâce à laquelle les Etats-Unis ont été envahis par l’Allemagne nazie et le Japon, là où un étrange auteur imagine en son livre circulant sous le manteau que l’Amérique aurait gagné la guerre. L’Histoire aurait plusieurs fleuves possibles, naviguant sur un Temps désarticulé, pour reprendre un autre titre de Philip K. Dick. « La limite virtuel / réel, sa frontière s’abîme, devient poreuse », la paranoïa est « une activation philosophique de systèmes possibles », comme dans La Vérité avant-dernière. La topographie subit le même sort dans Le Monde inverti de Christopher Priest, qui met en scène une cité nomade… Les Fictions de Borges[6], auquel notre essayiste a consacré un ouvrage[7], dont ses « Ruines circulaires », sont à l’affut.
Des romans où les idées deviennent matière, quoique la réciproque y soit vraie, où l’on rencontre des « chose-esprits », des romans où la mythologie fusionne avec l’univers science-fictionnel, des machines qui deviennent cerveau et accèdent à la capacité de former un jugement, des personnages qui rencontrent leurs descendants du futur, des voyages qui dépassent la vitesse de la lumière, la rupture du principe de causalité, des « tombeaux du temps » qui s’ouvrent dans Hypérion de Dan Simmons ; tout est possible en cette Logique de la science-fiction. Y compris chez Poul Anderson, dont le vaisseau de Tau zéro affronte la contraction de l’univers, en une « intrigue métaphysique » où il est possible de toucher l’absolu…
La démonstration de Jean-Clet Martin est probante, brillante, usant de nombreuses références issues d’un multivers romanesque hypertechnologique et hyperconceptualiste. Elle sait filer l’arachnéenne toile qui va de l’origine hégélienne aux vaisseaux de l’espace et du temps science-fictionnels. L’écriture de Jean-Clet Martin, virtuose, jonglant avec l’érudition, virevolte à l’intérieur et autour de son sujet. Métaphorique, informée, elle a peu ou prou les défauts de ses qualités : un rien verbeuse, un tout entraînante, elle ne ménage pas son lecteur, qui est censé déjà maîtriser bien des attendus philosophiques, de Platon à Gilles Deleuze, et s’y reconnaître dans la foule d’allusions et d’exemples venus d’auteurs, souvent américains, qui sont des références de la science-fiction, de Frank Herbert à Dan Simmons, le dieu presqu’omniscient inégalé du cycle d’Hypérion. Quoiqu’il ne prétende pas à « une histoire raisonnée » du genre, son balayage centrifuge n’en est pas moins fulgurant.
De manière complémentaire, l’on retrouve le maître des dystopies et autres uchronies, Philip K. Dick lui-même, dans le dernier livre de Jean-Clet Martin : Ridley Scott. Philosophie du monstrueux. L’écrivain n’est-il pas l’auteur, en 1968, du roman Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? Roman réédité sous le titre de Blade Runner quoiqu’il n’apparaisse en rien dans le livre, à la suite du film de Ridley Scott, qui éclaboussa les écrans en 1982. L’histoire du « Blade runner » Rick, chasseur d’androïdes en situation illégale, d’ailleurs prétendument dépourvus d’empathie, se déroule sur une terre qui a été dévastée par une explosion nucléaire, où les animaux ont pratiquement disparus. Aussi le rêve de Rick est de remplacer son mouton électrique par une véritable chèvre. Hélas, cette dernière sera jetée du haut d’une maison par Rachael qui aimait son androïde éliminé au point de coucher avec lui…
Ridley Scott en offre une vision plus noire, apocalyptique, qualifiée de « cyberpunk », amplifiant l’inquiétude sur l’humanité des androïdes, « réplicants » qui font fonction d’esclaves en zones dangereuses, mais aussi du personnage principal. Le test « Voight-Kampf », destiné à mesurer le degré d’humanité est mis à mal et au bout du compte l’on arrive à se demander si tout un chacun n’est pas un androïde, ou une « Andréïde », ce dès le roman de Villiers de l’Isle-Adam, L’Eve future, en 1886[8]. Courses poursuites et meurtres agrémentent le film d’action, quoique aux questions d’humanité et de transhumanité technologique, entre eugénisme et clonage, s’ajoutent celle de la quête d’immortalité. Sans oublier la dimension d’anges déchus de ces réplicants aux pupilles rougeâtres dans la nuit, la puissance athlétique de ses femmes évoquant de sublimes machines, quoique plusieurs personnages s’identifient à des animaux. De nombreux films, et des jeux vidéo seront les descendants plus ou moins réplicants de Blade Runner, entre Terminator et Inception. Et maintenant un essai philosophique de Jean-Clet Martin.
Car si Blade Runner est l’opus iconique de Ridley Scott, ses autres films contribuent avantageusement à cette Philosophie du monstrueux selon Jean-Clet Martin. Ainsi Alien confronte l’humanité en désarroi à une mutation quasi mécanique, les napoléoniens Duellistes se combattent jusqu’à dépasser leurs capacités physiques, comme pour annoncer Gladiator, Thelma et Louise pousse l’agressivité féminine jusqu’à la métamorphose, Prometheus invente un ingénieur issu d’une autre planète et qui offre son corps, son patrimoine génétique, à notre monde pour enfanter un nouveau règne vivant…
Interrogeant les limites, les transgressions et les métamorphoses technologiques de l’humain, le philosophe se alors veut « chasseur d’androïde ». C’est avec pertinence qu’il le trouve chez Thomas Hobbes, dont le « Léviathan », monstre collectiviste et tyrannique fait de tous les corps de la nation, est également un « spectre fait de molécules ». L’on devine alors que la dimension corporelle poussée au-delà de ses possibilités est débordée par la dimension politique qui en découle. L’avenir de l’humain et de l’humanité horrifiés est en jeu.
Depuis Métropolis de Fritz Lang, en passant par les possibilités ludiques et constructivistes, voir apocalyptiques, de l’image de synthèse, le cinéma, en particulier celui de Ridley Scott, pourtant maltraité par la critique, traite le corps comme une pâte à modeler, autant physique que conceptuelle. D’autant que le vertige mythique n’effraie pas le cinéaste, du titanesque et homérique combat qui anime Gladiator et Les Duellistes, aux parages cosmiques et démiurgiques d’Alien et de Prometheus ; ce dernier se permettant d’animer dans un couloir chaque particule élémentaire portant la mémoire d’une scène. La violence métaphysique trouve son anima cyberpunk dans les exacerbations technologiques, jusqu’à ce que l’androïde puisse s’assurer d’une nature qui sera celle d’un « automate spirituel », en une prométhéenne transgression insupportable à la tradition humaniste.
La science-fiction transhumaniste[9], c’est déjà presque maintenant : homme augmenté par la technologie et les exosquelettes, chimères animhumaines… Un nouveau vitalisme déborde les cadres. Contrairement à bien des philosophes traditionnalistes, s’il préfère le posthumanisme au transhumanisme, Jean-Clet Martin ne porte de pas de jugement moral définitif. Il préfère s’intéresser au sublime de ce cinéaste « néoromantique », décrire et pousser à bout les phénomènes et les fantasmes mis en œuvre dans ses films, en particulier le rôle de la technique, destinée à permettre à la nature humaine de se dépasser, jusqu’à leurs implications métaphysiques, comme lorsque David, le héros d’Alien Covenant (cette « œuvre d’art totale », « wagnérienne ») croit en la mission qu’il s’est fixé, « hors de toute programmation, et qui consistera à tuer son créateur, son Dieu ». Ainsi le film « fait tomber la statue de l’Homme et des dieux, quand le cyborg s’enlise sous leur charme et en imite désir d’éternité ».
Une petite remarque s’impose, malgré l’immense qualité de l’essai, alors qu’il est question du film 1492 : Christophe Colomb de Ridley Scott : non, l’Eglise ne soutenait en 1492 pas « que la terre est plate » (p 18). Hors quelques farfelus incultes, l’Eglise connaissait avec Aristote, Bède le Vénérable et Saint-Thomas d’Aquin, la rotondité de la terre.
Oublions cette bévue. Le philosophe se doit, au-delà de débats circonstanciels, qu’ils soient platement politiques ou religieux, de penser une mutation anthropologique sans précédent, brusque, lorsque l’homme-machine, et plus encore la machine-homme, cassent le contrat aristotélicien et adamique. Dans quels univers allons-nous entrer ? Dans quelle liberté, quel rapport au mal ? Dans une apocalypse inédite ? C’est ce que tente de penser Jean-Clet Martin, en un « cogito cybernétique », là où un hologramme, dans Prometheus, est plus qu’un fantôme : « cette image de synthèse, qu’en penser ? Comporte-t-elle une âme ? » Si le lecteur peut parfois se perdre dans les exhalaisons d’une pensée sinueuse, explosive, l’enthousiasme de l’analyse, le sens des correspondances inédites, la capacité à l’ekphasis, c’est-à-dire la description des images filmiques, sans oublier, last but not least, la virtuosité interprétative, sont communicatifs. Même si comparer Ridley Scott à Mary Shelley, Michel-Ange et Wagner est peut-être hyperbolique ; qui sait...
Il y a une cohérence - certes fractale - dans le parcours de notre essayiste esthète. Né en 1958, Jean-Clet Martin, agrégé et docteur en philosophie, avec sa thèse sur Gilles Deleuze (1925-1995), d’abord parue en 1993, est à la tête d’un parcours intellectuel impressionnant. Il fait partie de cette génération pour laquelle la triade Foucault, Deleuze, Derrida est incontournable. Son premier travail, sous l’égide du maître, fut consacré à Gilles Deleuze, tandis que Derrida fut associé à un démantèlement de l’Occident[10]. N’est-il pas ici fidèle à l’orientation de Deleuze qui étendit la main de la philosophie vers le cinéma, au moyen de son Image-temps et son Image-mouvement ? À cet éloignement des philosophies de système totalisant au bénéfice des marges, des différences ?
La réédition de La Philosophie de Gilles Deleuze, permet un regard rétrospectif sur celui qui trouva son image séminale chez un maître, de façon à pouvoir ensuite parcourir sa propre trajectoire orbitale. Procédant par incandescence de mots clefs - « éthique et esthétique », « empirisme transcendantal » « nomadologie », « multiplicités » - l’essai n’ignore pas le goût de ces marges de la philosophie prisées par Deleuze que sont, outre le cinéma, les grands textes littéraires, de Marcel Proust à Malcom Lowry, qu’il déplie en son dernier chapitre. Cependant, comme il le rappelle dans son élogieuse et reconnaissante « lettre-préface », Deleuze se veut un philosophe à système, au sens classique, et de l’univocité de l’être, ce qu’il ne s’agit pas condamner, comme le fit Alain Badiou[11], mais d’accompagner par une lecture amicale et didactique : c’est ce à quoi se tient scrupuleusement Jean-Clet Martin, sans omettre la difficulté qui consiste à affronter une écriture souvent à quatre mains, avec Felix Guattari à l’occasion des Mille plateaux, par exemple. Le vitalisme du maître est une affirmation de l’être, de l’immanence et du devenir. Qui trouve son acmé dans l’œuvre d’art, telle que la proposent les dernières pages de Qu’est-ce que la philosophie ? : « L’art n’est pas le chaos, mais une combinaison du chaos qui donne la vision ou sensation, si bien qu’il constitue un chaosmos, comme dit Joyce ». Ou encore : « L’art prend un morceau de chaos dans un cadre, pour former un chaos composé qui devient sensible, ou dont il tire une sensation chaoïde en tant que variété[12] ».
L’historien de la philosophie, écrivant sur Hume, Spinoza, Nietzsche, puis Foucault et Leibniz, se mue en critique du capitalisme et de la psychanalyse, et surtout en faiseur de concepts, qui sont des systèmes de singularité, comme ceux de « rhizome » et de « déterritorialisation ». Fort peu hégélien, passablement poststructuraliste, essentiellement métaphysicien et immanentiste, Gilles Deleuze est un pluri-esthète, tant à l’égard du peintre Francis Bacon que du romancier Marcel Proust, sans compter les cinéastes, un interprète des signes ; et par-dessus tout, ce sur quoi insiste Jean-Clet Martin, un penseur de la vie et du concret. Il extravague « vers des architectures de pensée extra-philosophiques », au moyen de « constructions en variations ». En effet, « chaque livre de Gilles Deleuze constitue un dispositif où s’entrecroisent différentes composantes sémiotiques, des régimes de signes, d’affects, de percepts très différents selon les concepts qui en tracent la carte et en entrecroisent les variables diagrammatiques, transformationnelles et génératives ». Invitation à la lecture, boite de chemins selon le graveur Escher, l’essai de Jean-Clet Martin est autant un hommage qu’un bouillon de culture spirituel…
Être un docte passionné de philosophie n’empêche en rien de se passionner pour les romans de science-fiction, pour le cinéma d’action combattif et futuriste. Au contraire, surtout s’il est armé des plis deleuziens. Là se joue une enquête sur les possibilités du futur et de l’humain dépassé par ses propres projections mentales et techniques. Le guère passéiste Jean-Clet Martin, qui traversa l'enfer de la philosophie[13] et anime un blog roboratif intitulé avec brillance et humour Strass de la philosophie[14] ne compte pas en rester là. Ce dont témoigne sa page Facebook : « Une année passée entre de nombreux films poursuivant un parcours dans la science-fiction qui s'est concentré non plus seulement autour d'un voyage vers l'Espace, comme dans les débuts du genre, mais entreprend une aventure dans la profondeur de l'image. Une immersion numérique notamment à partir des années quatre-vingts à travers la naissance des jeux vidéo. Je pense qu'il faudrait encore compléter le tableau par un dernier volume centré sur la BD pour déborder « L'image-mouvement » et « L'image-temps » vers « L'image-virtuelle » qui relancera le cycle spectral de l'Esprit. C'est en route pour l'année qui vient ». Voilà bien une sorte d’alien intellectuel dont il faut encourager le travail et qui tend à l’humanité un miroir aussi exaltant qu’inquiétant…
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Jean-Clet Martin : Une Intrigue criminelle de la philosophie. Lire La Phénoménologie de l’esprit de Hegel, La Découverte, 2009.
[2] Hegel : La Science de la logique, Vrin, 1979, p 191.
[3] Hegel, ibidem, p 201.
[4] Arthur C. Clarke : 2001L’Odyssée de l’espace, J’ai lu, 2001.
[5] Voir : Petit traité d'hitlérienne uchronie : Sinclair Lewis, Katharine Burdekin, Philip K. Dick, Philip Roth
[6] Voir : Un Borges idéal équivalent de l'univers : Anthologie personnelle ou de L'Art de poésie
[7] Jean-Clet Martin : Borges, une biographie de l’éternité, Editions de l’Eclat, 2006.
[8] Villiers de l’Isle-Adam : L’Eve future, Charpentier, 1891, p 239.
[9] Voir : Transhumanisme, intelligence artificielle et robotique, entre effroi, enthousiasme et défi éthique
[10] Voir : Déconstruire Derrida
[11] Alain Badiou : Deleuze, la clameur de l’être, Hachette, 1997.
[12] Gilles Deleuze : Qu’est-ce que la philosophie ? Minuit, 1991, p 193-194.
[13] Voir : Jean-Clet Martin : Enfer de la philosophie
[14] http://strassdelaphilosophie.blogspot.com/
Schönruh, Gerlos, Tirol, Österreich. Photo : T. Guinhut.