traduit de l’arabe (Syrie) par l’auteur et Donatien Grau,
Seghers, 2024, 144 p, 16 €.
Eros, fils d’Aphrodite, est un jeune dieu vigoureux chez les Grecs, alors que Cupidon, quoique cupide, soit chez les Romains, est un enfant, presque un bébé, qui donnera les amours et autres putti voletant parmi la peinture baroque. Ainsi, depuis l’Eros romain[1] et l’ère médiévale, la poésie érotique fait son lit. À l’occasion d’un séjour Au lit au Moyen Âge nous irons découvrir combien cette période, certes fondatrice de la poésie française, ne dédaigne pas de poursuivre la voie érotique de Tibulle et de Priape en ouvrant le bel ouvrage concocté par Marcel Béalu : son Anthologie de la poésie érotique, dont les vers courent du XV° siècle à nos jours. Et puisque les caprices des éditions Seghers nous conduisent vers une autre anthologie, cette fois contemporaine et consacrée à la Poésie du Louvre, également traité de belle manière par Adonis, découvrons combien et comment les mots des poètes partent à la conquête des plaisirs de la chair, du cœur et des yeux, dans une perspective à la fois historique et esthétique.
Le tiers de notre vie se passant à dormir, il faut bien un lit pour soulager notre fatigue, oublier nos soucis, rêver… Et se réchauffer, car, en notre Moyen-âge, le feu de cheminée n’était qu’une faible ressource, d’autant qu’il fallait l’éteindre pour la nuit, pour des raisons de sécurité. C’est un tel détail d’importance que l’on découvre grâce à l’essai de Chiara Frugoni : Au lit au Moyen Âge. « Comment et avec qui ? » s’interroge-t-elle en son sous-titre. L’on devine alors que désir, « propositions indécentes » et autres coquineries sont le lot du lit, jusqu’au « festival des sens », bien que l’Eglise aille se glisser entre les draps pour édicter des règles contre l’impudicité. Il n’en reste pas moins que cet ouvrage roboratif, mené de main attentive par Chiara Frugoni, est également un festival d’enluminures, où le lit pour les pauvres ne vaut pas celui d’apparat et de réception sociale des riches, souvent chaudement couvert de rouge. Et malgré l’assaut des diables brunâtres, l’oreiller dévoile les nudités et les baisers délicieux…
Sans nul doute les traces de l’amour le plus tendre et de la fornication la plus franche ne sont pas seulement dans les romans et l’enluminure, mais dans la poésie. Ce que n’ignore pas la splendidement rose Anthologie de la poésie érotique de Marcel Béalu, qui commence au XV° siècle, pour se clore en notre contemporain, du moins, faut-il l’espérer, provisoirement, si les velléités de la censure et le manque d’appétit ne viennent pas faire le lit du désamour, autrement dit l’asexualité.
Les dames ne sont pas en reste au XV° siècle. Telle Clotilde de Surville
« Doucement s’esgarer layssoiz mes mains folastres
Sur le contour de tes aymables traicts,
Tandis que de mon seyn tes lèvres idolastres
En meyssonnoient les pudiques attraicts ».
Son époux Béranger avait bien de la chance !
Nombre de ces poèmes ont été publiés sous le manteau, de manière clandestine, voire sont restées dans le silence d’un manuscrit complice. Comme de Brantôme que nous oserons citer (tant pis pour les chastes de profession) :
« Et quant à l’autre, à voir sa douce mine,
Son embonpoint, son visage si bon,
Je crois qu’elle a belle motte et beau Con :
Elle aura donc mon vit pour contremine ».
Ode, sonnet, octosyllabes, alexandrins et rimes, tout ici fait usage, y compris l’épopée, certes parodique, comme La Pucelle d’Orléans de Voltaire, le néanmoins philosophe bien connu. L’on n’est pas surpris de trouver là Baudelaire et ses « promesses du visage », Théophile Gautier dont « le foutre jaillit comme par une pompe », « Verlaine, sa « luxure en songe » et sa célébration des « couilles de [son] amant, sœurs fières / À la riche peau de chagrin » et « le vit, [son] idole », où peut-être faut-il deviner les attributs de Rimbaud. Mais plutôt Mallarmé, « levant au nombril la baptiste ». Il s’agit de se faire plaisir, en un onanisme linguistique bien senti, mais aussi « d’offusquer le bourgeois », selon le mot de l’anthologiste.
L’on a beau être de la Pléiade, classique, romantique ou surréaliste, l’amour, ses douceurs et fureurs spermatiques et utérines sont toujours au rendez-vous, nonobstant les choix stylistiques.
Cinq siècles tard, à Clotilde de Surville répond Grisélidis Real qui, en 1965, commence avec ardeur :
« Par le grand lys noir de ton sexe
Et par la douceur veloutée
De ses mandarines jumelles
Dans la tiédeur de tes broussailles »
Toutes les gammes de l’éros se conjoignent en ce florilège : tendresse, obscénité viriloïde, grivoiserie, amoureuse séduction. Mais aussi bonheur, comme à l’occasion de cette femme de Lettres du XVII° siècle, Marie Catherine Desjardins, dite Madame de Villedieu, dont le sonnet, et son dernier tercet, soit la chute, suffisent à nous rendre rétrospectivement amoureux d’elle :
« Une douce langueur m’ôte le sentiment ;
Je meurs entre les bras de mon fidèle amant
Et c’est dans cette mort que je trouve la vie ».
L’on sait que ce sonnet fut jugé en son temps scandaleusement libertin, alors qu’une liaison passionnée l’attacha longtemps à Antoine de Boësset, sieur de Villedieu.
Avec modestie, Marcel Béalu (1908-1993), lui-même poète, n’a pas cru devoir y faire figurer ses propres productions. Aujourd’hui, c’est avec justice que l’éditeur adjoint quelques-uns de ses vers : « Ses jambes sont la prairie sous-marine / Une palourde noire y dort / Qui ne s’entrouvre que pour moi ».
Cette splendide et abondante anthologie, précédée par l’amusante liste d’un « petit glossaire de la langue érotique », n’est évidemment pas la seule du genre. Parue initialement en 1971 dans son édition originale, à l’époque de la libération sexuelle, la voici enrichie de plumes féminines, de surcroit illustrée avec une douce fantaisie épicée par Louise Bourgoin. Suave souvent, raide et mouillée parfois, elle mérite de figurer aux côtés de celle libertine et débridée de Pierre Perret[2], chanteur facétieux. Car, à toute époque, Eros est en enfer, ou au paradis des bibliothèques. Et puisque six siècles de poésie galante et gaillarde nous ont précédés et sont libérés, reste à souhaiter que son élégance et sa verdeur puissent rester préservées, continuées, renouvelées par nos descendants que la pruderie et l’obscurantisme n’auront pas opprimés…
Museo de Zamora, Castilla y Léon.
Photo : T. Guinhut.
Sensuelle encore, mais moins coquine, plus académique, est cette initiative anthologique, conviant cent poètes d’aujourd’hui parmi les salles du parisien musée du Louvre. La poésie est historienne est visuelle, cultivant l’ekphrasis, cette figure rhétorique venue de l’Antiquité, qui consiste à décrire une œuvre d’art. L’on sait combien Baudelaire était un habitué des lieux, dont il a tiré en partie le poème « Les phares ». Aussi le défi est après lui redoutable.
Classés non plus par ordre chronologique, mais alphabétique, d’Abd al Malik à Cynthia Zarin, traduits du hongrois, de l’anglais ou du chinois, ou simplement français, ils sont observateurs et volontiers lyriques, tant l’admiration ne peut leur manquer. Versets, vers libres, plus rarement poésie en prose, mais encore ces alexandrins qui n’ont rien de désuet, la variété est assurée, autant que les étages et les salles nombreuses du Louvre, autant que la prolifération des marbres, des bronzes, des huiles sur toiles et des pastels. Aussi les uns, comme Jacques Darras, font « une courte visite en dix tableaux », entre la Cour carrée, la pyramide de Pei et Camille Corot, alors que d’autres choisissent une œuvre, une seule, qui les bouleverse, à l’instar de Stefan Hertmans, un Néerlandais, pour qui
« Carpaccio parle en beauté de violence,
Et nous montre fragiles autant que des pensées ».
Au moyen de quatre « tablettes », ou strophes, Ali al-Attar reconstitue « le voyage du dieu sumérien », annonçant involontairement « Le Voyage à Cythère » de Watteau, qui devient un « piège photographique » pour Istvan Kemény. André Velter lui aussi est fasciné par l’Antiquité, en l’espèce des scribes d’Egypte et de Boétie : « il m’arrive de les tutoyer en tant que frères de calame ». En l’espèce chaque auteur découvre et parcourt « le musée de [sa] mémoire », selon les mots du Slovène Ales Steger. Amadou Lamine Sall affirme avec joie « Quand Dieu prend ses vacances il prend ses quartiers au Louvre », là où « la peinture tient la main de la sculpture, regard contre regard ». Gratitude et jubilation ne cessent guère d’animer nos versificateurs et prosateurs. Délicieusement émue, Dorothea Lasky chante :
« L’art qui n’est que pétales tombées
Laisse le temps qui est le sien aller de l’avant »
De toute évidence, le risque, probablement assumé, réside parmi la diversité, avec ses qualités et défauts, soit des prises de paroles inégales, tant la poésie contemporaine a un faible pour le prosaïsme. Ce pourquoi nous aurons la courtoisie de passer sous silence tous ceux qui ne nous ont pas persuadés de leur talent poétique, abusant par exemple de l’énumération, en cette initiative anthologique pourtant fort originale.
L’écrivain aime souvent à user d’un pseudonyme. Celui d’Ali Ahmad Said, né en 1930 en Syrie, dont il dut fuir les persécutions à cause de ses exigences politiques, ne doit rien au hasard. Adonis à tout de la mythologie grecque, de l’érotisme puisqu’il fut aimé par Vénus, de l’espace méditerranéen, sans compter son cosmopolitisme : n’a-t-il pas consacré une vaste ode à la ville de New-York[3], quoique par toujours indulgente envers ce nœud névralgique de la puissance américaine ? Mais son espace mental va plus loin encore, dans le temps et dans l’espace. En effet répondant à l’appel du Musée du Louvre, il s’engage parmi les œuvres venues du troisième millénaire avant notre ère et de Mésopotamie. Appelant au secours de sa langue inspirée les figures de Gilgamesh et d’Enkidu, il ne dédaigne ni l’Egyptienne Néfertiti, ni Alexandre le Grand, disciple d’Aristote et grand conquérant de la Grèce à l’Indus.
Le souffle des versets d’Adonis s’empare bellement du mythe de Gilgamesh - auquel Diane de Selliers a consacré une édition indépassable[4] - en une réécriture méditative et lyrique. La « robe sumérienne » d’une statue mésopotamienne entraîne le poète en une envolée métaphysique, car « la pierre est un alphabet ».
Construit en sept tableaux, ce recueil, bilingue arabe et français, fait parler le Louvre, « école cosmique » et « demeure à faire mourir la mort ». Car « la racine du sens est dans ses entrailles ». Anthropomorphisant le lieu qui abrite et unit « Ishtar, Isis et Vénus », le poète émeut son lecteur, interroge l’Histoire et le temps, la mortalité et la pérennité des civilisations, la pouvoir du mythe. N’est-ce pas la fonction essentielle de la poésie ?
Toute anthologie est un musée autant que tout musée est une anthologie, si l’on se reporte vers l’étymologie de ce dernier vocable, signifiant les plus belles fleurs. Bien que les musées d’art religieux ne soient guère propices à l’érotisme, à moins de considérer l’extase des saintes, les tentations de Saint-Antoine et autres Marie-Madeleine, les temples de l’art, comme ce Louvre célébré par les poètes, peuvent être prodigues de Vénus et autres trois Grâces. Les plus curieux cependant iront à la recherche des cabinets secrets, tel celui du Musée royal de Naples[5], où se cachent les « peintures, bronzes et statues érotiques » venues de l’Antiquité…
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.