traduit de l’espagnol par Jacques de Miggrode, Chandeigne, 320 p, 17 €.
Jules Verne : Voyages extraordinaires.
Les Enfants du Capitaine Grant. Vingt mille lieux sous les mers.
Pléiade, Gallimard, 1404 p, 57,50 €.
Il eût mieux valu que l’Amérique restât cachée, plutôt que découverte en 1492 par Christophe Colomb, ce glorieux conquérant digne d'être couronné par les anges. Du moins pour ceux qui habitaient ces Indes. C’est par millions qu’ils moururent de cette rencontre malencontreuse, même s'il ne faut pas négliger l'immense impact de soudaines rencontres épidémiologiques. Les conquérants espagnols les massacrèrent en toute impunité. Sauf la mémoire de l’Histoire, grâce à la voix, au réquisitoire implacable de Bartolomé de las Casas : sa Brève relation de la destruction des Indes, publiée en 1552. Et loin d’être une exception, le génocide parcourut la plupart des entreprises de colonisation, ce dont témoigne également, au-delà du récit et pamphlet de Las Casas, et trois siècles plus tard, un roman de Jules Verne.
Il fallut un sens de la foi chrétienne bien accroché pour que Bartolomé de Las Casas devienne le défenseur des Indiens. Né à Séville en 1484, il fut parmi les premiers évangélisateurs des îles caraïbes. Malgré la proclamation de la liberté des Indiens par la Couronne espagnole, les conquistadors et grands propriétaires des encomiendas régnaient par le servage. Aussi fut-il outré par les travaux forcés, par les sévices infligés à ceux qui portent « des âmes rationnelles » et qui ont un « droit naturel » (ce concept venu de Sant-Thomas d’Aquin) à jouir de leurs terres. Ce ne sont pas uniquement des châtiments injustes, mais des massacres, un réel génocide. Non seulement il assimile la figure de l’Indien persécuté à celle du Christ des Evangiles, mais il va jusqu’à exiger la réforme de la colonisation des Indes. Malgré le bon vouloir de Charles Quint et de ses Leyes Nuevas, les pressions des grands propriétaires ne permirent guère à la situation de se retourner.
Certes Bartolomé de Las Casas eut la mauvaise idée, mais avec d’autres, d’importer des esclaves noirs pour les substituer aux Indiens ; il en éprouva cependant plus tard du remord. Mais outre qu’en 1536 il parvint à évangéliser le Guatemala par des moyens pacifiques, il contribua à la publication de la bulle Sublimis Deus par le pape Paul III en 1537, qui proclamait que « les dits Indiens et tous les autres peuples qui pourront être découverts plus tard par les chrétiens, ne peuvent être en aucun cas privés de leur liberté ou de la possession de leurs biens, même s’ils demeurent en dehors de la foi de Jésus-Christ ». Bel exemple d’humanisme que les chrétiens du nouveau continent et de bien d’autres contrées ne suivront guère. Evidemment notre avocat des peuples fut calomnié. Et l’on se souvient qu’il fut opposé à Sepulvedra, fervent tenant de l’esclavage, dans le cadre de la fameuse controverse de Valladolid, qui n’aboutit qu’à bien peu d’avancées.
Le réquisitoire qu’est cette Brève relation de la destruction des Indes est pourtant sans appel : malgré un manichéisme appuyé, car on ne fera pas croire que les Indiens ne fussent que de doux agneaux, on est obligé de constater que les tyrans espagnols firent des Amériques un enfer pire que celui de Satan, qui, au moins, ne châtiait que les méchants. Las Casas n’épargne aucune horreur : « sur plus de trois millions d’âmes qui étaient dans l’Ile espagnole et que nous avons vues, il n’y a point maintenant des naturels du pays que deux cents ». Il estime que « plus de quinze millions d’âmes » ont été sacrifiées parmi les nouvelles Indes, et avec le concours des épidémies, ce que les historiens ne contestent pas. Entre buchers, enfants fracassés contre les murs, familles jetées aux chiens, femmes enceintes dont on ouvre le ventre, mutilations et égorgements, la litanie est insupportable. D’autant qu’elle couvre un territoire exponentiel, entre Floride, Yucatan, Cuba et Pérou. On appréciera l’injure, lorsque Las Casas traite les Espagnols de « continuateurs de Mahomet », alors qu’ils venaient de chasser les Mores de leur péninsule.
On ne sera pas étonné d’apprendre que ce pamphlet aux sûrs moyens rhétoriques, fut aux mains des protestants une arme efficace dans le cadre du désaveu du catholicisme, alors que le Pape ne pouvait faire respecter son autorité. De plus, les éditeurs ne se bousculèrent pas pour publier ce texte qui fait honte à la nation espagnole : seulement trois éditions en trois siècles. Car de telles exactions « déshonorent Dieu et dérobent le roi », conclue Las Casas…
Pourquoi signaler cette édition due aux bons soins de Chandeigne, parmi bien d’autres d’un texte aujourd’hui bien connu ? Parce qu’elle concilie les qualités esthétiques, l’exactitude historique et la richesse informée de l’appareil critique de son meneur de jeu Jean-Paul Duviols. Outre la première traduction française en 1579, par Jacques de Miggrode, la reproduction des gravures en noir et blanc de Théodore de Bry, parues en 1598, dignes de la plume de l’infâme Marquis de Sade, et toutes commentées, on trouve ici un superbe et terrible cahier de seize aquarelles venues d’un manuscrit de 1582. Aquarelles flamboyantes, tant par leurs coloris jaunes et rouges que par la cruauté des sévices dépeints. « Heureux celui qui devient sage / En voyant d’autrui le dommage », proclame une page de titre du temps ; adage qu’il faut aujourd’hui encore méditer...
Photo : T. Guinhut.
Autre voyageur qui pourtant ne mit guère les pieds ailleurs que dans la bibliothèque de la fameuse revue géographique de la seconde moitié du XIXème siècle, Le Tour du monde, Jules Verne ne manqua pas lui aussi de dénoncer le génocide du colonisateur, cette fois anglais (mais il faut admettre qu’il était un tantinet plus tendre pour la France). Retrouvons ses propres mots issus d’un de ses romans les plus célèbres et cependant pas assez lu : Les Enfants du Capitaine Grant, que publie la Bibliothèque de la Pléiade, comme de juste en les illustrant avec les gravures des éditions Hetzel :
« Paganel, tout en chevauchant, traitait cette grave question des races indigènes. Il n’y eut qu’un avis à cet égard, c’est que le système britannique poussait à l’anéantissement des peuplades conquises, à leur effacement des régions où vivaient leurs ancêtres. Cette funeste tendance fut partout marquée, et en Australie plus qu’ailleurs.
Aux premiers temps de la colonie, les déportés, les colons eux-mêmes, considéraient les noirs comme des animaux sauvages. Ils les chassaient et les tuaient à coups de fusil. On les massacrait, on invoquait l’autorité des jurisconsultes pour prouver que l’australien étant hors la loi naturelle, le meurtre de ces misérables ne constituait pas un crime. Les journaux de Sydney proposèrent même un moyen efficace de se débarrasser des tribus du lac Hunter : C’était de les empoisonner en masse.
Les anglais, on le voit, au début de leur conquête, appelèrent le meurtre en aide à la colonisation.
Leurs cruautés furent atroces. Ils se conduisirent en Australie comme aux Indes, où cinq millions d’Indiens ont disparu; comme au Cap, où une population d’un million de Hottentots est tombée à cent mille. Aussi la population aborigène, décimée par les mauvais traitements et l’ivrognerie, tend-elle à disparaître du continent devant une civilisation homicide. Certains gouverneurs, il est vrai, ont lancé des décrets contre les sanguinaires bushmen !
Ils punissaient de quelques coups de fouet le blanc qui coupait le nez ou les oreilles à un noir, ou lui enlevait le petit doigt, « pour s’en faire un bourre-pipe ». Vaines menaces! Les meurtres s’organisèrent sur une vaste échelle et des tribus entières disparurent. Pour ne citer que l’île de Van–Diemen, qui comptait cinq cent mille indigènes au commencement du siècle ; ses habitants, en 1863, étaient réduits à sept ! Et dernièrement, le Mercure a pu signaler l’arrivée à Hobart-Town du dernier des Tasmaniens.
Ni Glenarvan, ni le major, ni John Mangles, ne contredirent Paganel. Eussent-ils été anglais, ils n’auraient pas défendu leurs compatriotes. Les faits étaient patents, incontestables.[1] »
Comme quoi les Voyages extraordinaires de Jules Verne, outre leurs qualités récréatives, de par leurs aventureuses péripéties, et leurs qualités encyclopédiques et géographiques, témoignent de la dimension éthique de l’écrivain, humaniste attentif au progrès non seulement des sciences, mais aussi des consciences. Sans compter que pour être juste, il faudrait ne pas se limiter, en cette affaire planétaire, à couvrir de honte Espagnols et Anglais, mais y comprendre Français, Belges[2], sans limitation de nations…
Ces réquisitoires de Las Casas et de Jules Verne signifient-t-ils que l’Occident soit toujours coupable ? Non ; car bien des colonisateurs ont également pensé au développement et à l’éducation de leurs colonisés, à l’éradication de l’esclavage, en particulier en Afrique,en même temps qu’à l’exploitation des richesses, même si les bénéfices ne furent pas toujours à la hauteur des investissements considérables. Hélas, nous savons qu’aucune partie de l’humanité n’est indemne de génocides, qu’ils s’agissent des peuplades amazoniennes entre elles, des trafics et des castrations d’esclaves par les Arabes, des abominations commises contre les Arméniens, les koulaks russes, les paysans chinois… Commis au nom d’idéologies ou de religions idéales, Reich de mille ans ou communisme radieux, ou simplement de la haine, du mépris et du sadisme ordinaires, ils sont le péché originel et continuel de l’humanité, chose cachée depuis la fondation du monde[3] et dévoilée par de grands humanistes, qu’ils aient nom Bartolomé de Las Casas ou Jules Verne. Trop souvent l’homme, qu’il soit occidental, d’orient ou d’islam, a dévoyé, bafoué, torturé le droit naturel, les Evangiles et l’esprit des Lumières.
Serait-ce une vaine espérance que de compter, non sur la vengeance infecte et les stériles réparations du passé, mais sur un monde meilleur aujourd’hui et demain ? Il est heureusement avéré, malgré bien des troubles au sein et aux franges des aires musulmanes, que la mondialisation de la démocratie et du capitalisme va dans ce sens. Ce que confirme un analyste et philosophe aussi raisonnable qu’informé, Francis Fukuyama : « la démocratie libérale constitue en réalité la meilleure solution possible pour le problème de l’humanité[4] ».
[1]Jules Verne : Les Enfants du Capitaine Grant, Pléiade, Gallimard, 2012, p 418, 419. Je dois la retrouvaille de cette page à Jean-Clet-Martin. Qu’il en soit remercié.
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