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10 février 2024 6 10 /02 /février /2024 15:02

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Quintessence du Japon :

du Dit du Genji aux Notes de chevet,

en passant par les poèmes d’hier et d’aujourd’hui

& par les Contes d’Isée et de risée.

 

 

Murasaki Shikibu : Le Dit du Genji, illustré par la peinture japonaise traditionnelle,

traduit du japonais par René Sieffert, trois volumes sous coffret,

Diane de Selliers, La petite collection, 2008, 1312 p, 155 €.

 

À la cour du Prince Genji, Gallimard, 2023, 208 p, 35 €.

 

Sei Shônagon : Notes de chevet. Illustrées par Hokusai,

traduit du japonais par André Beaujard,

Citadelles et Mazenod, 2020, 416 p, 79 €.

 

Jacqueline Pigeot : L’Âge d’or de la prose féminine au Japon,

Les Belles Lettres, 2017, 176 p, 27 €.

 

Kokin Waka Shü : Recueil de poèmes japonais hier et d’aujourd’hui,

traduit du japonais par Michel Vieillard-Baron, Les Belles Lettres, 2022, 520 p, 25 €.

Contes d’Ise, Contes de risée. Une parodie japonaise,

Les Belles Lettres, 2018, 528 p, 25,50 €.

 

 

Feuilles d’or tombées du temps, et cependant toujours intensément colorées, ce sont le premier roman psychologique au monde, les inaugurales notes de chevet, la première autobiographie, soit un trio de dames auteures, là où le X° et le XI° siècle japonais sont étonnamment fructueux et brillants. Voici peut-être la quintessence du Japon, sans oublier une contemporaine anthologie de poésie, et des contes, qui ont été repris sur le mode parodique au XVII° siècle. Tout ceci pour ravir la langue et les yeux du lecteur, qui se sent ainsi plus japonais que l’on aurait pu le croire...

 

Bien avant la rigueur classique de La Princesse de Clèves, écrit par Madame de Lafayette en 1674, le premier roman psychologique du monde fut composé par Murasaki Shikibu. Née aux environs de 973, elle écrivit patiemment Le Dit du Genji entre 1005 et 1013, pendant qu’elle était préceptrice au service de l’impératrice Fujiwara Akiko, qui fut son éditrice. Qui était-elle vraiment, puisque le nom sous lequel on la désigne se révèle être un surnom, celui de la jeune Murasaki, l’amour absolu du Prince Genji ? Sans nul doute un génie d’une finesse et d’une opiniâtreté incomparables…

Quant au Genji, surnommé « Le Radieux », il est celui qui vit des tourments amoureux et politiques nombreux parmi la cour impériale de Heian, l’actuelle Kyôto. Fils secondaire de l’Empereur et cependant aimé, il ne peut être que « Prince sujet ». Ses amours lui permettent d’explorer les secrets de l’univers féminin, non par avare esprit de conquête, mais dans une perspective autant morale qu’esthétique. Aussi raffiné que cultivé, le Genji façonne sa femme idéale en élevant une toute jeune fille, avec qui former un modèle d’amour profond que seule la mort saura briser. De multiples intrigues annexes et parallèles s’insinuent, dont la quête sentimentale de Kaoru, le fils du Prince Genji, alors que la vie tumultueuse de ce dernier traverse souffrance, exil et solitude, pour atteindre la reconquête du pouvoir, quoique la tristesse attende au bout du chemin. Des épisodes sont restés célèbres, comme ce moment où un chat jaillit de derrière les stores, révélant un instant la beauté de la « Princesse troisième », épouse du Genji, aux yeux stupéfaits du « Capitaine des Gardes des Portes », à l’occasion du livre XXXIV.

En mille trois-cents pages, dans la traduction de René Sieffert, dont cinq cent-vingt œuvres picturales du XII° au XVII° siècle le plus souvent inédites en Occident, comme le radieux « Rouleau des Jardins d’or », voire au Japon, un microcosme corseté de convenances et d’étiquette, soucieux de raffinements exquis, effraie et enchante l’esprit et les yeux du lecteur. L’immense récit en prose et roman-fleuve est parsemé de huit cents wakas, poèmes de trente et une syllabes, dont les minces anecdotes et les allusions à la nature sont les métaphores de sentiments inexprimables, billets doux et inquiets, délicatement codés. Ainsi « la dame à l’œillet » exprime-t-elle son inquiétude et sa confiance lorsqu’elle accepte de suivre le Prince impromptu :

« D’autres avant moi

en des temps lointains déjà

ont erré ainsi

par les routes de l’aurore

que je ne savais encore. »

Sano Midori, professeur à l’université Gakushûin, à Tokyo, enrichit cette édition du Genji monogatari d’une précieuse préface qui fait le point sur l’émergence de ce texte fondateur dans la littérature japonaise et met en relief sa vigueur séminale, son prestige, tant littéraire qu’artistique depuis des siècles. De même, Estelle Leggeri-Bauer présente les « Genji-e », soit les images qui fleurirent sur les paravents, les éventails, pages d’album et rouleaux, pour aboutir à une entreprise « insensée » et pourtant parachevée : illustrer l’entier du roman. Vagues marines, nuages, feuillages, oiseaux envahissent l’espace des jardins, tandis que l’or saupoudre l’atmosphère ; cependant l’on domine les intérieurs de habitations disposées selon une perspective axonométrique, ou plus simplement diagonale, de façon à découvrir les personnages en leurs étoffes soyeuses. De plus, résumés, arbres généalogiques, cartes et chronologies concourent à guider le voyageur en ce délicieux labyrinthe, qui est une civilisation à lui seul. Aussi un tel triptyque en son coffret est-il une rare splendeur bibliophilique à déguster des yeux et des doigts, du cœur et de l’esprit.

Rêvons à Dame Murasaki Shikibu, accroupie devant son écritoire, son encre et ses pinceaux, vêtue d’un ample et somptueux vêtement fleuri, ses longs cheveux d’encre y glissant jusqu’à ses talons, face au mono no aware, soit la « beauté poignante des choses fragiles », ou « tristesse inhérente à la beauté du monde ». Et nous aussi, près d’elle, devenons membres lettrés de ce quotidien où l’on pratique calligraphie, musique, peinture et poésie…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les rouleaux tissés par le maître Itarô Yamaguchi apportent un éclairage précieux sur la vénération dont est gratifié le Dit du Genji. Un millénaire plus tard, ce tisserand qui est notre contemporain nous propose quatre rouleaux de brocard achevés tour à tour en 1986, puis jusqu'en 2009. Le premier choisit quelques chapitres tels que « La rivière au bambou ». Le second « Le pavillon », le troisième « Le Grillon-grelot » ou « Le brouillard du soir ». Le quatrième enfin préfère « L'impénétrable armoise » et « La flûte traversière ». S’ils sont exposés au musée Guimet, ils nous le sont également dans ce beau livre relié à la japonaise, intitulé À la Cour du prince Genji. Abondamment illustré, y compris de précieux détails qui nous permettent de visualiser l'infinie précaution et la délicatesse du travail de broderie, l’ouvrage éblouit autant qu’il émeut devant le dévouement à l'égard d'une dame Murasaki qui eût été touchée, ravie, si les dieux du temps lui avaient permis de franchir un millénaire. Elle mérite bien en effet que des doigts savants lui consacrent des décennies de vie, en un témoignage d’amour posthume, mais aussi une révérence considérable envers une œuvre clé de la littérature mondiale. L'on retrouve bien entendu l'écho des illustrations comprises dans les l'édition de Diane de Selliers.

Autre élément surprenant dans le cadre de cette entreprise, les métiers à tisser sont des Jacquards venus de Lyon, témoignages d’une coopération franco-japonaise séculaire. Ici, chaque tissage est expliqué avec des détails techniques abondants. L'on découvre alors les « effets dérivés du double étoffe », une « chaîne crème et une chaîne noire », une « lamelle de papier lié en sergé ». La contextualisation de l'œuvre originelle venue de la cour impériale à l’époque de Heian ne manque évidemment pas, répondant aux adaptations multiples du Dit du Gengi. Qui sont ici signalées, tant dans le cadre proprement littéraire que pictural, et bien entendu, dans le manga le plus récent. Au point que les lecteurs de ce genre si populaire puissent être parfois et heureusement conduits auprès du chef d’œuvre original...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Approximativement contemporaine de notre chère Murasaki Shikibu, voici Sei Shônagon. Rien à voir avec l'immense roman précédent. Des notes, ou plus exactement une liste, achevée vers l’an 1002. À l’occasion de précédentes traductions, le livre s’intitulait Les notes de l'oreiller[1], ce que semble confirmer l'anglais Pillow Book. C'est ici une édition complète, intitulée Notes de chevet, de surcroît illustrée par les estampes d'Hokusai, c'est-à-dire du XIX° siècle. Une dame une fois de plus, infiniment raffinée, nous confie ses préférences, ses détestations, ses choses vues, ses sentiments, ses délectations, qui deviennent bientôt celles du lecteur, quoiqu'il puisse imaginer en regard ses propres notes. Si l'art de la liste peut être quelque chose de très ennuyeux, aride, quoiqu’Umberto Eco ait su faire l'éloge de la liste[2], la délicatesse de l’écriture et la perspicacité du regard en font une rare conflagration de sensations et sentiments émotions, qui confine à nos poèmes en vers libres, ou en prose, pour rester dans des catégories européennes. Cependant, il s'agit d'un genre particulier au Japon, dont Sei Shônagon fut la créatrice : un genre littéraire dénommé Zouihitsu. C'est-à-dire au courant du pinceau, ou plus simplement soshi, notes, dont la caractéristique est de fournir des recueils d'impressions et dont la seule méthode est le caprice, la fantaisie, parfois l'humour. Les remarques sur la civilisation de l'époque, sur le bouddhisme et le shintoïsme côtoient des tableaux poétiques, de tristes moments, d'autres jubilatoires. Cette jolie liasse de papier est en fait « l’oreiller littéraire » de cette Dame d’honneur de l’Impératrice, dont les saillies vives et spirituelles étaient fort appréciées, mais aussi redoutées.

Certaines notes sont laconiques, sèches, comme sur les « Choses dont on néglige souvent la fin » : « Les devoirs d’un jour d’abstinence. Les affaires qui durent plusieurs jours. Une longue retraite au temple ».

Egalement brèves, d’autres sont élégiaques, à l’instar des « Choses qui font naître un doux souvenir du passé » : « Les objets qui servirent à la fête des poupées » ou « Un jour de pluie où l’on s’ennuie, on retrouve les lettres d’un homme jadis aimé »...

En revanche toutes choses de beauté naturelles permettent des énumérations lyriques et volubiles, oiseaux, insectes, arbres... Herbes et rivières « égaient le cœur », tout en côtoyant les « choses qu'il valait mieux ne pas faire », voire « détestables ». À cet égard la satire n’hésite pas à pointer ces « Gens qui prennent des airs savants ».

Ce recueil, parfaitement singulier dans la littérature mondiale, témoigne de l'émergence de la sensibilité, féminine certes, mais pas seulement. Non loin parfois de la forme poétique du waka ou du haiku, le talent séducteur de Sei Shônagon embrasse le journal intime, la critique des mœurs et l’autoportrait...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Peu d'années auparavant, une autre dame, en quelque sorte complice de Murasaki Shikibu et de Sei Shônagon, avait écrit ses Mémoires d'une éphémère. C'est un texte plus rare, donc beaucoup moins connu, mais révélé par Jacqueline Pigeot dans son essai justement intitulé : L'Âge d'or de la prose féminine au Japon, X° XI° siècle. Elle en fut d’ailleurs la traductrice[3]. Cette dernière analyse cet étonnant phénomène, l'irruption d'un trio littéraire fondateur, inégalé. Maos dans le cas qui nous occupe, l'on ne connaît son auteure que par une sorte de pseudonyme. Soit la mère de Fujiwara no Michitsuna.

Ce récit autobiographique - 20 ans de vie, entre 954 et 974 - suit la tradition des nikkis, ou écrit daté. C'est-à-dire de documents authentiques. Mais notre auteure en fait quelque chose de beaucoup plus ample, malgré ce qu'elle l'appelle, l'insignifiance de sa vie. Pourtant, elle avait déjà une notoriété de poétesse. Il y a en effet plus de 200 wakas dans son ouvrage, alors que sa prose s’épanouit à la faveur des expériences. Cette conscience du moi précède de longtemps celle de l'autobiographie rousseauiste qui apparut en notre XVIII° siècle. Elle précède également le concept de pacte autobiographique tel que l’établit Philippe Lejeune[4]. Car dans son prologue elle oppose fiction littéraire et véracité de son récit en prose. Insérant des dialogues, des scènes observées, elle met l'accent sur sa vie individuelle. Si son récit commence lors de la demande en mariage de Kanaie, elle ne pratique ni le portrait, ni l'autoportrait, physique ou moral. Elle découvre autrui et se découvre une personnalité, un tempérament rêveur et évidemment un don aigu de l'observation. Elle n'hésite pas devant les confidences affectives, amoureuses, tout en maintenant prudemment les protagonistes dans l'anonymat, lors que les mouvements de la sensibilité sont sans cesse privilégiés. Elle conte son voyage dans un temple, son retour dans la capitale. Non sans noter les mouvements de la mémoire, de la réminiscence. Au point que l'on se demande s’il s’agit d’écrits au fil des jours ou d’un récit construit. Surgissent des faits minuscules, des regards qui se croisent, des nostalgies, une vie conjugale distanciée. Mais peu à peu, l'on comprend que cette femme est revenue de ses illusions. Malgré l'élégance, la distinction des manières de Kanaie, la séparation d’avec un homme volage, aux conquêtes nombreuses, est inévitable. Ce tableau des émotions conjugales n'est pas sans ambiguïté, tant la jeune fille semble en concurrence avec sa mère. Une scène surprend, lorsque le personnage de l'adjoint apporte un message, ce sont des images de femmes joliment peintes. Qui semblent des images érotiques. Est-ce une déclaration d'amour voilée ?

En son essai, Jacqueline Pigeot ne fait pas que rassembler trois femmes exceptionnelles, mais les entrelace au travers de la recherche des procédés d'écriture. Les façons dont interviennent la poésie, le monologue intérieur, la note de chevet, les lettres, les sensations intimistes, concourent au développement de la sensibilité. En ce sens, notre essayiste offre un manuel de littérature qui nous rend familiers d'un siècle lointain. Nous permettant d'apprécier sa teneur et ses raffinements, ainsi que par empathie et rebond d’aiguiser notre propre capacité poétique de lire le monde qui nous entoure.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En l'an 905, du moins de notre ère chrétienne, un empereur eût la délicieuse idée d’ordonner de compiler la poésie japonaise. Ainsi naquit la première anthologie de poèmes de l’archipel, en quelque sorte officielle. La prégnance des saisons et la puissance de l'amour sont ses sujets récurrents les plus aimés. Lisons par exemple un anonyme « Si sur le mont / Les feuilles d'arbres révèlent / Tant de nuances / C'est sans doute que s'y est posée, / Diaprée, la rosée d'automne ».

Narihira quant à lui fit jaillir ses plus profonds sentiments, en cinq de nos vers, car ce sont tous des wakas : « Je languis après vous / Que j'ai entraperçue / Mais n'ai pas vraiment vue : / Passerais-je en vain ce jour / Plongé dans d'amoureux pensers ? »

La mélancolie et le ton élégiaque sont souvent présents. Un autre anonyme écrivit ainsi : « En ce bas monde / Qu’y a-t-il de pérenne ? / Le gouffre d'hier / Dans la rivière Asuka / Est aujourd'hui filet d'eau ».

Une centaine d'auteurs, y compris féminins, un siècle et demi de création poétique. Cette traduction intégrale du Kokin waka shû, bien entendu munie de notes, d'un index, d'un répertoire des noms de poètes, est tout à fait incroyable. Émouvante surtout. Par-delà les siècles et les cultures, ces poètes sont nos confidents, nos amis chers.

Quelle belle idée, quelle trouvaille de la part du traducteur ! Que d'associer à ces Contes d’Ise, non seulement sa réécriture, mais aussi ce titre : Contes de risée. Soit un calembour délicieux. Là encore nous sommes au X° siècle, avec 125 récits, auxquels s'entrelacent des poèmes. Mais au début de l'époque d'Edo, c'est-à-dire au XVII° siècle, un hurluberlu ne manqua pas d’avoir l'idée cocasse d'en composer une version tout à fait parodique. Au départ, ces contes célèbrent l'amour. Et leur héros, Ariwara no Arihira était un séducteur que l’on prétendait insurpassé. Si populaires étaient ses contes que les voilà devenus de faux contes : jeux burlesques, grotesques mésaventures, comme celle d'un ivrogne tombé dans un trou. Un mendiant rêve de dévorer un poisson cuisiné à la dernière mode, un médecin lorgne les charmes de sa patiente plutôt que de s’occuper à la guérir... Tous ces fragments commencent par la formule « C'était-y pas plaisant ! », puis « Il était un drôle ». Ainsi « Un drôle dépérissait à vue d'œil »... Celui-ci est si crasseux des oreilles qu'il est devenu sourd, tout comme sa femme. Cet autre est consumé d'amour sans guère de succès. En ce sens, dit le poème, « C'est avec la farce / Qu’en nous tenant le bas-ventre / Nous pourrons bien rigoler ». Cette édition tout à fait encyclopédique est également illustrée, associant à la qualité du divertissement, celle du documentaire et du tableau de mœurs.

 

Depuis les sommets du raffinement, exceptionnellement atteint par le Dit du Genji et Les Notes de l'oreiller, en passant par l’autobiographie et l’anthologie poétique la plus suggestive, nous voici tombés avec les Contes de risée dans l'humour rafraichissant, à se taper les fesses de rire, parfois jusqu’au graveleux. Ainsi, depuis la Cour impériale jusqu'au monde des gueux, le Japon médiéval et son au-delà d’Edo nous sont accessibles, bien plus que dans un parfait exotisme. Mais en son âme, si tant est que ce mot ne soit pas une fiction.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Sei Shônagon : Les Notes de l’oreiller, Stockk cosmopolite, 1928.

[2] Umberto Eco : Vertige de la liste, Flammarion, 2009.

[2] La Mère de Fujiwara no Michitsuna : Mémoires d'une Ephémère, Collège de France, 2006.

[4] Philippe Lejeune : Le Pacte autobiographique, Seuil, 1975.

 

Murasaki Shikibu : Le Dit du Genji, illustré par la peinture japonaise traditionnelle,

Diane de Selliers. Photo : T. Guinhut.

 

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26 août 2023 6 26 /08 /août /2023 15:10

 

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Mangas horrifiques et dystopiques

en faveur de la liberté d’expression :

Kazuo Umezu : L’Ecole emportée ;

Junji Ito : Spirale ;

Tetsuya Tsutsui : Poison City.

 

 

 

Kazuo Umezu : L’Ecole emportée,

traduit du japonais par Anthony Prezman, Glénat, 2004, 6 tomes.

 

Junji Ito : Spirale, traduit du japonais par Jacques Lalloz,

Delcourt/Tonkam, 2021, 664 p, 29 €.

 

Tetsuya Tsutsui : Poison City,

traduit du japonais par David Le Quéré, KI-OON, 2004, 2 tomes.

 

 

 

Dans la préface de son Anthologie du fantastique, Roger Caillois listait les catégories d’un tel genre romanesque, parmi lesquelles il pointait « la chambre, l’appartement, l’étage, la maison, la rue effacée de l’espace ». Ce ne sont pas seulement des occidentaux, Jean Ray ou Richard Matheson, qui en sont les écrivains les plus angoissants, mais un mangaka : Kazuo Umezu, dont L’Ecole emportée, efface cette dernière non seulement de l’espace, mais du temps. Si « le fantastique suppose la solidité du monde réel, mais pour mieux la ravager[1] », pour reprendre Roger Caillois, il faut admettre que les pouvoirs des mangas sont à cet égard vertigineux. L’un des successeurs de Kazuo Umezu en témoigne, Junji Ito, avec sa monstrueuse Spirale. Horrifiques, ils peuvent être également les témoins et les affabulateurs d’une autre horreur, la dystopie, comme à l’occasion de Tetsuya Tsutsui, qui en 2014 infecta l’archipel nippon au moyen de son Poison City. Certainement leurs peurs, leurs combats, ont quelque chose à dire, non seulement à notre psyché, mais à notre alarmant contemporain. Toutefois leur créativité ne saurait résumer à eux seuls la richesse époustouflante de l’univers manga, dont l’étymologie signifie « image dérisoire ». En ce sens Hokusaï sut achever en 1834 les quinze rouleaux son encyclopédie visuelle, intitulée La Manga[2], dont les qualités d’observation frôlent le grotesque et le fantastique. Ainsi est-il l’ancêtre de nos mangakas les plus fous, les plus nécessaire, comme Poison City, un opus au service de la cité, au sens politique du terme, virulent plaidoyer pour la liberté d’expression.

 

 

En 1972, l’école était emportée. Il ne reste qu’un cratère de l'école primaire Yamato. Parents, police, voisins, aucun n’a saura pas plus. Ou presque. Car la mère de Shô ne croit pas un instant à la mort inéluctable de tous les enfants. Cependant, nous suivons Shô, une dizaine d’années, qui devient, d’un gamin irrespectueux envers sa mère, le héros d’une épopée.

Dans une zone inconnue, déserte, loin, bien loin du Japon, une incompréhensible explosion a transporté l’école, ses bâtiments, sa cour, ses professeurs, ses élèves. Autour de l’enceinte, seul ondule un sable noirci. L’on devine que le désarroi, la panique gagnent toutes les classes. Un eenfant se jette du haut du toit, les autres appellent une maman perdue. Comment survivre alors qu’il ne reste que d’éphémères réserves ? Comment, une fois les professeurs suicidés ou devenus fous, une société peut-elle se défendre, s’organiser ? Car il s’agit de lutter contre des ennemis terribles. Le cantinier d’abord, qui n’hésite pas à confisquer la nourriture et tuer ceux qui s’en approchent. Groupes rivaux parmi les élèves, puis un monstre, immense chenille aux dents cruelles sortie du désert, peste qui décime ses victimes, champignons vénéneux, guerres intestines et cannibalisme, rien ne nous est épargné…

Où sont les 862 disparus ? Sinon dans un futur fort lointain… Un seul enfant reviendra du futur, pour transmettre à sa mère le journal tenu par Shô.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quel est le sens de tout cela ? N’est-ce qu’un divertissement horrifique ou une métaphore du traumatisme de la Seconde guerre mondiale, et plus particulièrement de Nagasaki et d’Hiroshima ? Ne serait-ce que lorsque de courageuses troupes enfantines se sacrifient et parviennent à vaincre le cantinier, à vaincre les monstres, explorer le no man’s land, à la recherche de nourriture.  À moins qu’il s’agit d’un reflet exacerbé d’une société japonaise corsetée, aux rapports humains très formels, où l’obéissance, les hiérarchies, les conventions, l’éducation, ne laissent guère de place aux individus. Aussi faut-il voir comment la cocotte-minute éclate lorsque l’école est emportée…

Certes six volumes font long feu. La nécessité de renouveler les péripéties, toutes plus effrayantes et meurtrières les unes que les autres, a peu à peu quelque chose d’artificiel. L’on aurait pu économiser un ou deux tomes, concision qui aurait permis plus d’efficacité. Néanmoins les réelles trouvailles ne manquent pas. Comme lorsque la mère apparemment folle entend au téléphone la voix de son fils depuis un futur irrattrapable, parvient à lui glisser par la béance secrète d’une fenêtre de chambre d’hôtel un couteau qui lui permet de s’affranchir d’un professeur étrangleur, puis des médicaments contre la peste par le biais du corps d’une momie. Le fantastique trouve ici son acmé.

La mort récurrente et gore de nombre d’élèves, que ce soit petites classes et grandes, filles et garçons, n’est pas sans faire penser à cette vogue des jeux d’élimination des concurrents, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un vainqueur, dont Battle Royale[3] est l’un des mangas, décliné en roman, film, les plus représentatifs.

Par ailleurs la dimension politique est étonnante. Les dissensions, les exactions, les trépas sanglants fomentent la barbarie. En guise de résistance, et sous la direction de Chô, les enfants fondent un gouvernement démocratique, qui nomme ses ministres chargés de veiller aux nécessités urgentes. L’un d’entre eux utilise la bibliothèque pour identifier la peste, faire croître les végétaux… De plus « le bouc émissaire » est bien présent, fondateur d’un sacrifice et d’un ordre à venir, tel que le théorise le philosophe René Girard[4].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si Kazuo Umezu est considéré comme le fondateur du manga d’horreur, dans une perspective fantastique et sociétale, une seconde génération est représentée par Junji Ito, dans une perspective cette fois plus psychique. Entre 1898 et 1999, date de la publication originale, un mouvement spiraloïde emportait Kurouzu, banale petite ville isolée entre mer et montagnes. Et si le dessin du premier n’a rien d’extraordinaire, sinon son efficacité narrative, celui du second est beaucoup plus imaginatif, faisant honneur à sa thématique, plastique, symbolique et polymorphe.

Rien ne prédisposait Kirié Goshima, banale lycéenne, à devenir l’héroïne et la narratrice de cette aventure aux dimensions obsessionnelles. La jeune fille devient amoureuse de son camarade Shuichi. Cependant la voilà surprise de constater combien le père de ce dernier se comporte étrangement, accroupi devant un mur d’où sourd une excroissance curieuse. Fossile d’ammonite ou limaçon végétal ? Enfermé dans une pièce qui conserve une collection en nombre croissant d’objets en forme de spirale, rouleaux d’encens, kimonos ornés, coquillages, il consacre des heures entières à les scruter avec une attention passionnée. Shuichi lui-même aimerait fuir cette ville, dont la forme, la mer, sont « comme une spirale infernale qui nous entraînerait peu à peu vers les ténèbres ». De même, le père de Kirié, céramiste, devient un « artiste de la spirale ».

À partir du moment où la langue du père de Shuichi se déploie comme un poulpe spiralé, entraînant sa mort, enroulé dans une cuve, le motif se multiplie dans la ville, enfermée dans sa malédiction spiraloïde. Sa mère sombre dans la folie, tailladant ses empreintes digitales. La cicatrice sur le front de la charmeuse Kurotami prend la forme d’une spirale croissante et maléfique, alors qu’elle tente de séduire Shuichi, le seul qui lui résiste. Les cas se multiplient, toujours plus terrifiants, dévorants, et plus rien ne semble pouvoir juguler cette métamorphose gore généralisée : chevelures bouclées démesurées puis étrangleuses, « limaç’hommes », colonne de moustiques, papillons, maelstrom, chaos, labyrinthe, cyclone, ruines, galaxie enfin… Les déclinaisons monstrueuses du mal prolifèrent, jusqu’aux cordons ombilicaux et aux fœtus, jusqu’au cannibalisme, en une hallucination généralisée ou un cancer viral, autant physiologique que cosmique, selon que l’on choisisse l’explication surnaturelle ou réaliste, s’il est possible. La conclusion d’ailleurs - « N’était-ce qu’un mauvais rêve ? » - est particulièrement caractéristique du genre fantastique.

La métamorphose des paysages, des corps, jusqu’à la monstruosité, jusqu’à des morts atroces, est le reflet de celle des psychés individuelles et collectives, en une métaphore du mal inhérent à la nature, à l’humanité. Conjointement, la vigueur et la souplesse du graphisme permettent au motif de se multiplier en variations d’abord discrètes, puis proliférantes, de gangréner les cases, d’exploser les pages.

Hors le plaisir trouble de la fantaisie horrifique, du développement narratif et plastique, il est difficile de privilégier une interprétation. S’agit-il d’une métaphore des radiations d’Hiroshima ? De la menace récurrente des cyclones, typhons et tremblements de terre affectant l’archipel ? De l’exutoire d’une société corsetée ? D’une métaphore de la démence ? La postface d’un « écrivain et ancien diplomate », Masaru Satô, atteint cependant les sommets du ridicule, arguant d’une lecture marxiste du phénomène, accusant les inégalités et le néolibéralisme, associant la spirale au « capital » ! Une telle spirale idéologique hélas obsessionnelle contamine même le Japon…

Reste que Spirale est exceptionnel à plus d’un titre : quelques pages couleurs, des cahiers cousus, une reliure cartonnée, une jaquette soignée. Le manga avec un vernis bibliophilique. Ce qui laisse espérer que Gyo[5], du même Junji Ito, développe un autre apogée de son talent. Comment en douter lorsque requins et poissons attaquent l’homme en dégageant une odeur abominable, et bientôt le Japon entier…

 

Photo : T. Guinhut.

 

Quel poison afflige la cité pour qu’une « pulsion cannibale » pousse des gens ordinaires à dévorer des cadavres ? Le « syndrome de la louve » se répand parmi les pages de Dark Walker, de Mikio Hibino. Le couple de jeunes héros, immunisés contre le syndrome à cause de leur participation à des essais cliniques parviendra-t-il à juguler le phénomène ?  Il s’agit d’une mise en abyme puisque au moyen de l’artifice du manga dans le manga, Tetsuya Tsutsui fit en 2014 voler une nauséabonde atmosphère, mais d’origine strictement humaine. Avec Poison City, puisque nous sommes en 2019, une pointe d'anticipation permet l’irruption soudaine de la dystopie. Car à la veille des Jeux olympiques d’été de l’an 2020, dont la tenue doit être impeccable, doit un être un gage de sécurité et une vitrine de prestige,  un meurtre se produit, qui semble imité d’un manga intitulé Innocence et traitant des enfants battus et assassinés, dans lequel de jeunes adolescents commettent un meurtre au sac plastique (l’on apprend ensuite que la relation de cause à effet est tout à fait fictive et provient d’une manipulation). Le gouvernement décide alors de mettre en œuvre un comité de surveillance et de censure, à l’encontre des contenus violents dans les arts, jeux vidéo et littérature, suspectés d’être particulièrement nocifs pour la jeunesse : la « loi pour une littérature saine ». Pour réagir à une telle vague de puritanisme officiel, réprimant également les rébellions contre l’autorité, Mikio Hibino, jeune mangaka de 32 ans, conçoit et publie une œuvre horrifique, aussi crument réaliste qu’immorale et dérangeante : Dark Walker. La censure du comité d’assainissement, qui apparait d’abord en détruisant la statue d’un « enfant qui urine » sous prétexte de pornographie infantile, ne tarde pas à s’abattre sur lui. Sauf que l’Etat est loin d’être le seul responsable. La vigilance citoyenne, et ses mouvements autoproclamés, veille, dénonce, pointe la production de Mikio Hibino.

Non seulement Mikio Hibino, mais Tadamine Hida, responsable éditorial au « Weekly Young Junk  », dont l’obésité goulue pallie le stress du travail, sont visés. En vertu d’une loi en faveur de l'assainissement de la culture, les plaintes s’accumulent sur le dos de ses mangas. En une sorte d’antithèse, voici Shingo Matsumoto, qui fut un mangaka couvert de succès. Cependant, à cause d’Innocence qui contribua à susciter la loi contre les contenus violents, il dut participer à un « séminaire de rééducation », donc subir une réforme de la personnalité. Il ne peut plus créer, pire il doit se contenter de vivoter sous pseudonyme, décalquant des photographies de manière correcte, adaptant ainsi sans risques les mangas d’autrui pour l’animation.

Au-dessus d’eux, plane Osamu Furudera. Cet ancien Ministre de l'Éducation, de la Culture, des Sports, de la Science et de la Technologie, dirige le comité d’évaluation des œuvres. Car, pour lui, la jeunesse est pervertie par le débordement de violence et de  sexualité qui affecte les arts. Il est convaincu que la représentation d’un crime génère un crime réel de la part d’êtres influençables. S’il règne en maître absolu sur les avis des membres de son comité, qui ne tient compte que des visuels violents et érotique et en rien du propos narratif et argumentatif, une blessure secrète l’empêche de jouir pleinement de son pouvoir de censure : ne hait-il pas autant les mangas depuis que, cinq ans plus tôt, son fils a quitté l'Université pour devenir mangaka !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Deux comparses enrichissent le propos. Membre du comité, le dramaturge et romancier Yukiwo Toda est plus nuancé. Quoique tentant de veiller à éviter les excès de la censure, il démissionne, tant il est dégoûté par ses pairs. Son allusion à Guy Montag, le personnage rebelle de la fameuse dystopie Fahrenheit 451 de Ray Bradbury[6] est à cet égard parlante. En outre il découvre combien les médias truquent les informations en fonctions de leurs intérêts partisans et financiers. Directeur éditorial américain, Alfred Brun aimerait quant à lui traduire Dark Walker en anglais et ainsi le publier. Il n’ignore pas  l’agressivité de la censure japonaise, tant son oncle Harvey Gaines a été détruit par le « Comic Code Authority ». L’on devine ici le souvenir du « comic-bashing » mené par ce même « Comic Code Authority », un lobby américain issu du macarthysme, qui n’aimait rien tant qu’accuser la bande dessinée d’une influence délétère sur les jeunes gens et se livrer à des autodafés. Ce qui nous vaut un retour en arrière fort pertinent. Pensons également que notre auteur a vu, en 2009, son Manhole[7] parmi la liste des œuvres nocives pour les mineurs. Ce pour  « incitation considérable à la violence et à la cruauté chez les jeunes » par l'agence pour l'enfance et l'avenir du département de Nagsaku. Remarquions avec l’éditeur américain des enfants engagés par leur instituteur pour collecter les ouvrages nocifs destinés à être détruits.

En ce sens, mêlant habilement plusieurs trames et niveaux narratifs, l’excellent Poison City se révèle être un vigoureux réquisitoire contre les comités de censure autant qu’un plaidoyer chaleureux en faveur de la liberté d’expression[8], tout en avertissant des risques d’autocensure parmi les artistes et au premier chef les mangakas, tels que Shingo Matsumoto qui admet que l’on ne peut pas « nous laisser dessiner n’importe quoi », qui n’est plus qu’un « encreur » servile. Dans un tel climat, « avec un tel état d’esprit, on ne peut plus rien raconter », s’indigne notre mangaka fictif. Car, pour revenir à Poison City, selon le réquisitoire des censeurs et bien entendu censeuses, lorsque que rien ne permet d’affirmer que le personnage est un adulte, tout peut passer pour une mise en cause des mineurs, pour une incitation à la sexualité, et lorsqu’une cigarette apparaît elle encourage le tabagisme. Cerise sur le gâteau, selon l’auteur repenti d’Innocence, « on ne devrait jamais réaliser de manga avec l’intention d’offenser ou de déplaire […] Toute forme d’expression s’accompagne du risque d’offenser quelqu’un quelque part dans le monde » ! Notre mangaka Tetsuya Tsutsui serait-il en train d’anticiper sur les délires du wokisme et de la Cancel, culture[9] ?

Il faut lire et relire Poison City, ce manga particulièrement brillant. Avant que les artistes, écrivains et créateurs soient tous soumis à une rééducation psychologique et chirurgicale. Comme Mikio Hibino…

 

L’on se doute que les mangakas, pléthoriques, aussi omnivores que leurs lecteurs affamés sinon atteints par l’addiction, adaptent mille romans divers. En particulier pour rester dans l’horrifique, le maître américain Lovecraft[10]. Or tous les genres sont phagocytés par le manga. Il est historique en narrant la vie de la reine française Marie-Antoinette, ou celle des empereurs nippons. Les contes traditionnels de l’archipel y pullulent en maintes réécritures. Bien entendu, ne serait-ce que pour servir un fidèle public adolescent, les romances de collégiens, collégiennes, étudiants, font flores. Et si l’on désire plus épicé, les mangas érotiques, intensément pornographiques, ne sont pas en reste. Souvent ils sont affublés de disgracieux et hypocrites floutages pudibonds à l’endroit des organes sexuels. D’autres, dépourvus de censure, du moins à cet égard, mais réservés aux majeurs,  permettent de ne rien ignorer, en des exhibitions où s’exacerbent les désirs, les amours, les orgasmes, les exploits, les circonstances curieuses, insolites, improbables, jusqu’au sadisme, voire la pédophilie, en une fête scabreuse de l’imagination et du fantasme, où les qualités plastiques du graphisme sont parfois stupéfiantes. Dans une société où trop de jeunes gens hésitent à rencontrer l’autre sexe, un tel exutoire est sans aucun doute nécessaire. Et malgré l’apparente emprise masculine sur l’industrie créative du manga, il existe quelques mangakas féminins, en particulier Hiromu Arakawa dont le Fullmetal Alchemist[11] mérite plus qu’un détour, où il est étonnamment question d’un alchimiste d’Etat et de transmutation humaine.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Roger Caillois : Anthologie du fantastique, Club Français du Livre, 1958, p 10, 4.

[2] Hokusaï : La Manga, Hazan, 2014.

[5] Junji Ito : Gyo, Tonkam, 2006.

[7] Tetsuya Tsutsui : Manhole, KI-OON, 2006.

[11] Hiromu Arakawa : Fullmetal Alchemist, Kurokawa, 2005-2011.

 

Photo : T. Guinhut.

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12 mars 2022 6 12 /03 /mars /2022 17:13

 

Mangas XIX°. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Rires du Japon :

du rire des dieux au

Bestiaire extraordinaire de Kyôsai,

en passant par l’Histoire d’un pet.

 

 

Dominique Rivolier : Rires du Japon, Picquier, 2005, 126 p, 18,50 €.

 

Shigeru Oikawa : Le Bestiaire extraordinaire de Kyôsai,

Picquier, 2021, 200 p, 32 €.

 

Histoire d’un pet. La déconfiture de Fukotomi,

traduit du japonais par Jacqueline Pigeot, Keiko Kosugi et Akihiro Satake,

Picquier, 2014, 80 p, 17 €.

 

 

 

Ce n’est pas sans humour que les neuf cents espèces de Pokémons arborent des noms qui sont d’inventifs mots valises, y compris en français : « Bulbizarre et Salamèche, Reptincel et Dracaufeu, Carapuce et Tortank, Chenipan et Papilusion, Aspicot et Dardargnan, Roucarnage et Sablaireau… Ce sens du comique n’est rien une nouveauté parmi ce que l’on aurait cru penser être l’austère Japon. De longtemps le rire, que la religion chrétienne a pu considérer avec méfiance, que l’Islam a repoussé, fait partie intégrante de la personnalité et de la civilisation japonaises. Peut-on rire de tout ? nous demandions-nous dans un précédent essai[1], alors que le Japon n’est pas loin de proposer une réponse fort positive, telle qu’elle est déployée à pleine gorge dans l’ouvrage de Dominique Rivolier, Rires du Japon. Même si, cela va sans dire, le sarcasme zygomatique adressé aux puissants et au pouvoir n’est pas sans risque pour le rieur. Le peintre Kyôsai put en faire l’amère expérience, auquel Shigeru Oikawa rend un hommage appuyé dans son Bestiaire extraordinaire de Kyôsai. Là où les Pokémons trouvèrent peut-être leur origine, quoique ses derniers n’aient pas la dimension satirique, voire politique de l’illustre maître du pinceau animalier. Enfin, d’un pet nous rirons…

Rire originel et créateur, telle est celui des kamis, ces divinités de la mythologie shintoïste. Amaterasu, déesse du soleil, dut se cacher dans une grotte pour protester contre les violences de son frère, Susanoo, dieu de la mer. Seule la servante Okame, kami elle-même, sut la faire sortir lorsqu’elle déclencha le rire de ses pairs « en exhibant son postérieur », la curiosité faisant le reste. Le soleil revenant sur terre, la vie reprenant son cours, les empereurs en devinrent les descendants solaires. Ainsi les kamis, mi-lutins, mi-dieux, qui abondent parmi les contes, sont réputés pour leur espièglerie, à la fois appréciés et crains, ce qui est d’ailleurs la double face des conséquences du rire.

Sourire et rire, d’où vient l’expression « rire jaune », sont consubstantiels à la civilisation japonaise, à sa politesse : « On rit pour surmonter ses angoisses et ses peurs. C’est un rire collectif face à l’immensité du tout ». Ainsi pullulent la malice des conteurs, les railleries et autres paillardises des rouleaux de peintures, les caricatures plus modernes de Rakuten, le rire libérateur des moines zen. L’art si noble et si poétique du haïku s’enrichit du genre du « senryu », nanti d’une chute comique, soit dix-sept syllabes, parfois satirique au point de se jouer des valeurs les plus révérées de la société. Est-ce tolérance ou assurance de pouvoir décharger le poids de l’existence par les fusées du rire ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Là où Hotei est le dieu du bonheur, la bouffonnerie populaire « mêle volontiers le profane et le sacré ». Elle colporte des « farces lestes et souvent grossières », des histoires scatologiques, des jurons et des hyperboles sexuelles à coups de sexes démesurés. Au contraire, la cour de l’ancien Japon est plus compassée, sourit tout juste et valorise la galanterie érotique la plus raffinée, comme dans le Dit du Genji[2], au détriment de la vulgarité du rire : « Pendant que la noblesse se pâme devant les fleurs de cerisiers, le peuple rit à son aise », prisant fort les concours de phallus, de pets et les « fêtes d’injures ». Au XVIII° siècle par exemple, « Gennai écrit un Traité du lâcher de pet ».

Pendant ce temps le masque du théâtre bugaku, puis nô et kabuki, fait plus qu’esquisser un sourire. Représentant d’abord des esprits démoniaques, ces masques regorgent d’expressions prises à la volée, jusqu’à des singeries drolatiques.

La parodie est courante. À l’occasion du voyage rituel du Tôkaidô, lorsque s’acoquinent Ajirobei et Kitahachi, ils offrent un festival de « bourdes, sornettes et calembredaines en faisant leurs quatre cents coups ». Leurs diableries et grossièretés appartiennent toujours à l’inconscient collectif japonais. Chez Hokusai, à travers ses recueils qui forment à partir de 1812 La Manga[3], l’art du dessin croque sur le vif les personnages, les animaux et les attitudes les plus cocasses.

Avec l’ère Meiji, c’est-à-dire l’ouverture à l’Occident, les caricatures anglaises croisent celles japonaises, avec pour points d’orgue l’artiste anglais Charles Wirgman qui vient créer un journal, The Japan Punch, et Rakuten qui lui répond avec le Tokyo Puck, dont la verve et le mauvais goût lui valent bien des interdictions.

Enfin, pour les moines zen, l’humour est un effet de surprise qui permet de « lâcher prise » ; qui sait aux abords de l’éveil, de l’illumination. Même « le pet serait une des voies pour connaître le Bouddha », selon Sengaï qui représente ce dernier sous forme de grenouille !

Abondamment illustré, ce beau livre dont seule la couverture est étonnamment peu parlante, explore les multiples facettes de ce rire que le Japon a placé à l’origine de sa culture. Des faces hilares s’égaillent parmi la peinture et la caricature, décorent les masque du théâtre nô, les enfants s’esclaffent, jusqu’aux animaux, coqs et singes qui rigolent à qui mieux mieux. L’érotomanie se fait sournoise et grandiose, le peuple s’en donne à cœur joie. L’auteur des Cent vues du Mont Fuji, Hokusai lui-même, ne dédaigne pas les amusants sourires et grimaces. L’on présume à raison que l’arrivée des Occidentaux au Japon donne lieu à une déferlante de représentations moqueuses et grotesques.

 

Si Dominique Rivolier ne se fait pas faute d’oublier Kawanabe Kyôsai (1831-1889), le voici mis en valeur par une somptueuse monographie menée de main de maître par Shigeru Oikawa. Le sourire paisible d’un chat en couverture ne doit pas tromper le lecteur (qui, Français raffole de ce charmant et ambigu félidé), car hommes et surtout animaux y sont aussi esthétiques qu’irrévérencieux.

L’artiste virtuose, fut en son temps considéré comme le successeur de Hokusai[4], et presqu’aussi prolifique que ce dernier : il réalisa plus de 1 000 estampes, près de 150 livres illustrés et albums, plus de 7 000 pages d’un journal où il se fait le chroniqueur de sa vie et de la profusion de vie qui l’entoure, soit plus de 50 000 peintures et dessins. Son sens du  réalisme exact croque mille animaux comme s’ils débordaient d’activité en jaillissant du papier. Coqs, tigres, chauve-souris, avec une prédilection marquée pour les rats et les grenouilles, sont saisis au plus vif du mouvement dans des scènes intensément colorées et raffinées. Toutes ces bestioles sont plus ou moins humanisées au service de l’art du comique et de la satire, tant Kawanabe Kyôsai est un observateur hors pair des ridicules de ses contemporains. Ne rechignant pas à caricaturer les puissants, l’on devine que son irrévérence lui permit de mériter la prison, hommage paradoxal rendu à l’artiste.

 

 

Une telle fantaisie est réjouissante. Une pieuvre rose est assaillie par des seigneurs féodaux, des matous prennent le frais en habits de cour à moins qu’ils guettent des souriceaux. Un serpent enlace un faisan alors que l’un de ses congénères est chevauché par des grenouilles insolentes, des carpes et des crevettes babillent. Un enfant s’accroche au kimono maternel pour amuser un chien. Des renards s’emparent de divers instruments de musique tandis que monté par un chat, un cheval lâche son crottin. Il eût été dommage que l’humour du peintre se passât de scatologie… Parfois un singe aux bras démesurés soulève une crevette jusqu’à la lune : absurde et poésie se conjuguent. Le trait est tantôt minutieux, tantôt échevelé, tantôt remplacé par les vivaces touches d’un pinceau zen. Et encore faut-il songer que l’artiste ne peignait que de mémoire, d’un seul élan.

Les animaux acrobates de Kawanabe Kyôsai dansent comme des petits fous, vont à la noce, se métamorphosent en créatures fantastique dans des farandoles endiablées. Et lorsqu’il lui vint l’idée de prendre pour modèle le corbeau, ce peintre singulier acquit soudain une célébrité extraordinaire. N’alla-t-il pas jusqu’à illustrer les Fables d’Esope ?

L’album est somptueux, à la fois didactique, en retraçant la carrière du peintre, et délicieusement divertissant. Et si les poils de notre pinceau nous démangent, car combien aimerions-nous pouvoir en faire autant, consolons-nous en nous délectant d’une telle maîtrise zoologique et humoristique.

 

Manga XIX°. Photo : T. Guinhut.

 

Guerre et pets pourrait être une parodie de Tolstoï. En son Rires du Japon, Dominique Rivolet ne fait en rien l’impasse sur un classique venu du XIII° siècle : Fukotomi sôshi ou Histoire d’un pet. La déconfiture de Fukotomi. Il serait l’œuvre du moine Joshî et fut copié avec une verve inénarrable sur un rouleau peint au XV° siècle. Un exemplaire de cette magnifique imagerie est conservé dans une boite de bois à la Bibliothèque Nationale de France à Paris. Il est ici entièrement déroulé pour nous, dévoilant toute la fraîcheur de ses coloris, la vivacité de ses silhouettes, ses textes calligraphiés avec soin et traduits en sus, sans compter d’érudits et judicieux commentaires.

À force d’en rire, tapons-nous le derrière par terre, car c’est bien entendu une histoire hilarante, qui n’est pas tout à fait loin de nos fabliaux médiévaux. Le héros, Hidetake, en est un pauvre vieillard qui du dieu Sae-no-kami reçoit un don fabuleux : émettre des pets mélodieux. La performance lui permet de faire fortune, par exemple de recevoir d’un noble un « vêtement cramoisi ». Aussi  son voisin Fukutomi désire à toute force l'imiter, apprendre son art, voire le dépasser en talent. Hélas pour lui, l’heureux vieillard le roule dans la farine en lui faisant avaler un purgatif aux graines de volubilis, qui signera un échec peu ragoûtant : « Venez voir ! Le vieux a lâché une chiure, et il passe un mauvais quart d’heure ! », s’amuse un enfant. L’on devine que la cascade marronnasse est peinte avec élan…

 

 

Comme une bande dessinée, un film avec arrêt sur image, qu’il faut lire de droite à gauche, le récit exploite toute la verve du conteur et la dynamique folle du dessin. Les pets sont « une flopée de brocard », après lesquels les personnages, les spectateurs et auditeurs, paysans, domestiques, et badauds, courent comme une volée de moineaux, ponctués de bleus et de rouges.

Il ne manque aucune morale à la chose : se méfier des promesses et de la charité d’autrui, aussi bien le châtiment offert à la jalousie. Le motif de la richesse soudain obtenue est également un lieu commun de la littérature populaire. Burlesque à souhait,  cette Histoire d’un pet montre combien la veine scatologique fait le bonheur de la culture japonaise. Et de notre bibliothèque bigarrée tant ce livre est un plaisir inimitable.

Notre Occident n’est heureusement pas épargné par le chant des flatulences. Pierre Thomas Nicolas Hurtaut publia en 1751, de manière anonyme, L'Art de péter, un essai humoristique pseudo-médical. Sous-titré Essai théorie-physique et méthodique à l’usage des personnes constipées, des personnes graves et austères, des dames mélancoliques et de tous ceux qui restent esclaves du préjugé, il assure, car il n’a pas manqué d’être récemment réédité[5], bien des moments de franche rigolade. Depuis la caricature antique, dévoilée par Champfleury[6] au XIX° siècle, en passant par la paillardise médiévale et l'immense corpus de la caricature moderne[7], jusqu’aux grossières et précieuses irrévérences du journal Charlie Hebdo, le monde du rire, si la langue ne lui est pas coupée, quoique comme l’Hydre de Lerne elle lui repoussent cent et mille fois, a de beaux jours devant lui…

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[3] Hokusai : La Manga, Hazan, 2014.

[4] Voir : Aude Fieschi : Le Vieil homme aux dix mille dessins. Le roman de Hokusai, Picquier, 2012.

[5] L’Art de péter, Points, 2011.

[6] Champfleury : Histoire de la Caricature antique, Dentu, 1865.

[7] Jean-Michel Renault : Censure et caricatures, Pat à Pan, 2006.

 

Manga XIX° ; Okakura Kakuzô : Le Livre du thé, Picquier, 1996.

Photo : T. Guinhut.

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23 février 2022 3 23 /02 /février /2022 15:05

 

Hotel Monasterio, Boltaña, Huesca, Aragon.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Lettrés chinois et enfer communiste.

 Chen Ming :

 Les Nuages noirs de Mao s'amoncellent ;

Dai Sijie : Les Caves du Potala ;

 Sheng Keyi : Un Paradis ;

Chen Lemin : Le Dernier lettré ;

Yu Xiuhua : La Femme sur le toit.

 

 

Chen Ming : Les Nuages noirs s'amoncellent,

traduit du chinois par Camille Loivier, Zulma, 2003, 224 p, 15 €.

 

Dai Sijie : Les Caves du Potala, Folio, 2022, 226 p, 7,60 €.

 

Sheng Keyi : Un Paradis,

traduit par Brigitte Duzan, Philippe Picquier, 2019, 178 p, 17 €.

 

Chen Lemin : Le Dernier lettré,

traduit par Jean-Claude Pastor, Picquier, 2021, 176 p, 24 €.

 

Yu Xiuhua : La Femme sur le toit,

traduit par Brigitte Guilbaud, Picquier, 2021, 112 p, 18 €.

 

 

 

Considéré comme une fierté de la Chine, y compris par Mao Ze Dong en personne, Le Rêve du pavillon rouge[1] fut écrit au XVIII° siècle durant la dynastie Qing. L’on parle même à son égard de « rougeologie ». Cependant, depuis un demi-siècle, les Chinois, bien qu’aujourd’hui la plupart se satisfassent de la prospérité économique, vivent le cauchemar du pavillon rouge. Aussi faut-il se demander comment être encore un lettré sous le couvercle communiste chinois… Comment garder sa liberté impossible d’écrire, de peindre, sa liberté religieuse ? Chen Ming connut le pire des années Mao : le goulag et le harcèlement. Son récit, à la plume tremblante et digne, est inoubliable. Sous l'euphémisme du titre, sous sa douce qualité poétique bien chinoise, se cache l'horreur. À l'enfer des Nuages noirs s'amoncellent de Chen Ming, Sheng Keyi prétend préférer Un Paradis, évidement un apologue satirique. Alors que Dai Sijie narre l’écrasement du Tibet et de son peintre par les gardes rouges dans Les Caves du Potala, un lettré tel que Chen Lemin se raconte, confiant sa fidélité à la tradition. Quant à la recette pour être poète à succès sans ennuis, elle est claire : Yu Xiuhua n’évoque rien d’autre que des sentiments quotidiens. Ecrivains, peintres, poètes, ils sont tous affectés, détruits par le communisme, à moins d’avoir pu fuir le pays ou d’éviter tout ce qui peut être politique.

Deux parties composent le récit autobiographique de Chen Ming, simplement écrit, sans afféteries stylistiques : l'une consacrée à l'ascension sociale d'un pauvre, l'autre à la machine à broyer du communisme chinois dans laquelle tombe et tourne le malheureux Chen Ming, en compagnie de milliers de semblables qui n'auront pu comme lui survivre et être libérés, puis réhabilités. D'autres, s'ils ont écrit, ne verront jamais leur livre ; ce genre de révélation sur la réalité d'un demi-siècle de tyrannie est évidemment interdit. Seul le hasard de la rencontre avec une étudiante française lui permit d'espérer une publication grâce à sa traduction, mais après la mort de Chen Ming en 1996.

Né dans la Chine des Empereurs, en 1908, il voit passer la république, la guerre sino-japonaise. Par des prodiges de courage, de labeur, d'étude, il s'arrache de la dégradante pauvreté familiale jusqu'à devenir professeur. En 1949, Mao instaure le communisme et son cortège de répressions : « mon corps serait moulu comme du grain et mon esprit cuit à petit feu par les interrogatoires répétés. Je ne pouvais non plus imaginer que ce cauchemar allait durer plus de trente ans. »  Intégré au laogai (le goulag chinois), il pourrit dans des prisons collectives infectes, avant de participer à des chantiers où l'on fend à mains nues la montagne pour creuser des canaux. Autour, on meurt, on dénonce ses camarades en mendiant un recours auprès des autorités, on se suicide ; les gardiens rivalisent de sadisme. Il est littéralement « transformé en homme-merde ». Les détenus doivent « chanter les chants maoïstes, puis faire leur autocritique ». Libéré, il lui faut, comme un intouchable, rester balayeur, alors que les jeunes gardes rouges, dont le régime encourage la délinquance, répriment les « péchés bourgeois » de « l'intello puant », harcelant sa femme, pillant leur maison. Il fallait alors « trouver 900 000 vermines droitières ». « Un de mes amis qui avait simplement dit que les produits américains étaient de bonne qualité fut condamné à dix ans de camp ». Chen Ming démonte ainsi l'idéologie et ses perversions, pointant du coup les aberrations économiques : « l'idéal de vie communautaire » du Grand Bond en avant : « la multiplication de campagnes absurdes en vue de l'amélioration de la production réduisirent bientôt villes et campagnes à la misère et au désarroi »... Il ne s’agit pas là, admet l’auteur, d’ « une œuvre  littéraire » impérissable, elle est certes bien moins diffusée que le livre rouge (« il n'y avait que ça dans les librairies ») mais le récit-témoignage, bien monté, efficace, est inoubliable.

L’on a beau penser avoir été vacciné par la lecture de Si c'est un homme de Primo Levi[2], de L'Archipel du goulag de Soljenitsyne[3] et des immenses Récits de la Kolyma de Chalamov[4], des écrits des camps nazis[5], l’on est saisi de frisson à l'idée que chacun d'entre nous aurait été à la place de Chen Ming, que notre sens de l'individualité, notre innocence, notre intellect auraient été à ce point bafoués, humiliés, martyrisés. Une fois de plus la littérature concentrationnaire voit s'allonger son catalogue. Nous savions, grâce aux 100 pages (sur 850) de la somme incontournable du Livre noir du Communisme[6] consacrées à la Chine, que des dizaines de millions de gens avaient été sacrifiés par le totalitarisme communiste, qu’aujourd’hui encore, dans des centaines de laogai, des esclaves fabriquent des produits que l'Occident achète à bas prix... mais le lire sous la plume tremblante et si digne de qui l'a vécu dans sa chair reste une épreuve émouvante. C'est avec une humilité sans borne que nos anciens maoïstes des années 1968 doivent lire Chen Ming. Quelle que soit notre sensibilité politique, rabattons notre enthousiasme devant tout régime, tout mouvement, qui paraîtrait promettre l'utopie sur terre.

 

Cao Xueqin & Gao E : Le Rêve du pavillon rouge,

Bibliothèque de l’image, 2017.

Photo : T. Guinhut.

 

Suffisamment imbu de sa superbe, le communisme chinois, en quelque sorte héritier de l’anti-individualisme confucéen, ne peut que se comporter en tyran non seulement à l’égard de sa propre population, opprimant tout ensemble les bourgeois, les Chrétiens et les Ouighours, mais encore à l’égard de ses voisins, qu’il s’agisse de l’insupportablement libre Taiwan ou du Tibet.

Avec le romancier Dai Sijie, que l’on connait pour être l’auteur de Balzac et la Petite Tailleuse chinoise[7], l’on assiste à la profanation du palais du Potala au Tibet, en 1968. La demeure ancestrale du Dalaï-lama est soudain assaillie par une poignée de très jeunes gardes rouges, le cerveau farci du petit livre rouge de Mao. Qu’ils soient étudiants à l’école des Beaux-arts ne les empêche en rien d’être de grossiers fanatiques, sous la gouverne du « Loup», un garçon dont la cruauté dégorge par tous les pores de la peau. Le drame s’enroule autour du vieux Bstan Pa, ancien peintre de « tankas » au service du Dalaï-lama, incarcéré dans les écuries du palais. Résolu à faire avouer le forcément fauteur de « crimes contre-révolutionnaires », Loup se gargarise des tortures infligées à notre peintre. Que reste-t-il à l’artiste, alors que les vainqueurs pillent et salissent les œuvres d’art bouddhiques, sinon reprendre le fil de sa mémoire pour se plonger dans son apprentissage pictural auprès de son maître, dans les étapes initiatiques franchies à la mesure de son  talent croissant qui lui permit de côtoyer les plus hautes autorités religieuses et, honneur suprême, de participer au voyage à la recherche du nouveau « tulkou », l’enfant de deux ans destiné à devenir le nouveau Dalaï-lama.

Le récit commence in media res, sans concession, le joug de la Révolution culturelle s’étant abattu : « À coups de marteau, les gardes rouges avaient crevé les yeux du vénéré Bouddha […] ces « artistes révolutionnaires » avaient pas hésité à mutiler de précieux tankas que se seraient disputés  les plus grands musées du monde ». En progressant au cours de successifs tableaux narratifs, le romancier entrelace les méfaits du tortionnaire avec une initiation culturelle, ce dernier adjectif devant être cette fois pris au plus noble sens du terme, comme « l’ouverture des yeux d’un tableau », lorsque celui-ci est achevé. Ce qui est un souvenir magique et coloré se voit ironiquement détruit par l’énucléation de Bstan Pa.

Dépassant sa dimension historique, le roman repose sur l’antithèse entre l’univers paisible du palais du bouddhisme et les bassesses de la violence infligée au sacré et à l’humain par la meute des gardes rouges. L’élévation d’un art raffiné dédié à la spiritualité et à la beauté semble néanmoins éternelle face à la bêtise criminelle. Le tableau d’un univers millénaire de méditation et de créativité est aussi envoûtant esthétiquement que résilient face à la laideur vulgaire du monde. Même si l’on n’est pas sûr que le palais du Dalaï lama soit un havre de liberté, il n’en reste pas moins un symbole de résistance face au communisme prédateur.

Né en 1954 à Putian, où il a vécu l’emprisonnement de ses parents et le camp de rééducation, Dai Sijie maîtrise le français au point d’écrire un livre expressif et pur, tragiquement beau, une ode au raffinement et à la sérénité, en même temps qu’un réquisitoire contre l’abjecte veulerie de bien des prétendus artistes et contre un totalitarisme, dont seule la couleur parvient à le différencier des autres.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cette fois c’est la satire qui vise avec Sheng Keyi la Chine communiste. Evidemment le titre paradisiaque est une antiphrase. Car une telle clinique, illégale de surcroît, à la lisière de la détention militaire et du bordel, n’a rien du Paradis. C’est grâce à une narratrice plutôt idiote que le tableau est peint, non sans un réalisme crû. Elle s’appelle Wenshui ou « Pêche », elle n’est pourtant qu’un numéro parmi ses camarades aux yeux de l’institution et du chef Niu, dont la corpulence lui vaut le surnom de « Boulette de Bœuf ». Les pensionnaires, apparemment gâtées, ne manquent de rien, sauf de liberté. Aussi « Clémentine », « Fraise »  bavardent, complotent, se chamaillent, se soutiennent…

Pour l’une ce n’est que « louer son utérus », pour Niu elles n’offrent « qu’un hébergement ». L’on ne s’embarrasse pas de viols en guise de sélection génétique. Il est « interdit de parler de sentiments et d’amour maternel ». Néanmoins tout ne se déroulera pas comme prévu, car la production capitaliste, « avec le corps comme capital », ne sera pas aussi juteuse que prévu ; il fallait s’y attendre : « Boulette de bœuf a révisé la ligne politique ».

 

Malgré son apparence parfois burlesque, un tel récit vigoureusement satirique ne peut manquer d’apporter une lourde pierre parmi les débats autour de la Gestation Pour Autrui. Il n’est pas impossible que dans une bibliothèque féministe il puisse être posé non loin de La Servante écarlate de Margaret Atwood[8].

Sheng Keyi est une romancière confirmée, née en 1973 dans le Hunan, puisque l’on connait d’elle La Fille du Nord[9], en partie autobiographique, dans lequel elle prend fait et cause pour la condition féminine chinoise. Car la femme ne pouvant avoir plus de deux enfants, elle est opprimée. L’on se doute que la censure a œuvré, la contraignant à publier Death fugue[10] à Taïwan et en Australie. Ce Paradis, qui n’honore pas la Chine communiste, également illustré par les aquarelles de l’auteure, peut de toute évidence être lu comme un apologue satirique dénonçant la politique chinoise de l’enfant unique et ses conséquences, soit une démographie déséquilibrée, faute de filles, puis faute d’enfants, ce qui, à plus court terme que l’on pourrait l’imaginer, pourrait faire de la Chine un géant aux pieds d’argile.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est en quelque sorte un testament pictural, poétique et intellectuel que nous offre Chen Lemin (1930-2008) de manière posthume. Lui rendant un émouvant hommage en postface, sa fille, Cheng Feng, a veillé à la publication de ce Dernier lettré. Lui aussi a vécu le siècle de la Révolution culturelle, du maoïsme et de son avatar le communisme capitaliste. « Funambule » parmi les cultures, Chen Lemin fut directeur de l’Institut d’études européennes de l’Académie chinoise des sciences sociales et président de l’Association chinoise des études européennes. La calligraphie et la peinture traditionnelles n’avaient pas de secret pour lui. Aussi ce volume se déploie selon trois axes, une autobiographie intellectuelle née dans les tourmentes de la guerre sino-japonaise, poursuivie tant bien que mal au travers d’une tyrannie communiste qui envoya l’intellectuel honni aux champs, enfin, en un dialogue incessant avec une culture poétique au long cours, une peinture qui ne cède en rien aux sirènes de l’art contemporain mondialisé.

L’on commence par la chronique d’une famille riche qui sombre peu à peu dans la pauvreté, le portrait d’une mère admirable, puis les études de langue et de littérature. En un pays troublé, le Kuomintang et le Parti communiste s’affrontent : « mon attitude soit-disant apolitique était illusoire », confie Chen Lemin. Il ne néglige pas de rendre hommage à ses professeurs, balayés par l’Histoire, et cependant garants de la culture classique, grâce auxquels il parfait son « éveil aux civilisations chinoises et occidentale », tout en apprenant l’anglais et en s’initiant à la calligraphie et à la peinture de paysage. Hélas son « engagement politique et révolutionnaire » sur lequel il reste discret, le conduit à un immense regret : « J’ai été pris au piège de l’Histoire pendant trente ans ! ». Ce qui lui permit peut-être de survivre l’éloigna longtemps du pinceau ; pour le retrouver à la fin de sa vie…

Comme des carnets de notes, les pages de journal, les poèmes, les propos sur la « peinture lettrée » côtoient les traces du pinceau, parfois à la limite de l’abstraction, cependant fort évocatrices des paysages chinois intériorisés. Les récits et poèmes de maîtres anciens sont ici traduits en français face à leur calligraphie précieuse et leur illustration où les branchent de pins frémissent au contact de la brume : « Vent violent, nuages endiablés, pins fous ». Le noir et blanc accueille parfois la légèreté de la couleur, des feuilles rousses et des fleurs roses, parfois jusque sur des éventails. L’on devine que face à la déferlante de la modernité, l’obsolescence de l’espace et de la pensée chinoise ancestrale doit résister vaillamment au service de la plus grande sérénité : « L’espace d’un instant, je deviens immortel ». La maîtrise de Chen Lemin est telle que dans le cadre d’une tradition respectée il sache imprimer sa marque toute personnelle, comprise comme une respiration spatiale ample, sans oblitérer les détails, avec « dix mille montagnes comme compagnes ».

Etonnante Yu Xiuhua ! Ne fut-elle pas née en 1976 de parents ouvriers agricoles, handicapée, mariée de manière arrangée à un maçon plus âgé ? Pourtant, jetant un bref poème sur son blog, elle est remarquée par un éditeur qui permet à son livre un succès hallucinant : avec quatre recueils, elle a des millions de lecteurs. Et hop, elle vire le mari (en lui payant une maison) !

Bien entendu, pas l’ombre d’une allusion au totalitarisme communiste dans la centaine de poèmes de La Femme sur le toit : « elle ne se soucie pas de politique », écrit-elle d’emblée, mais d’un « vieux papier dans la corbeille / quelques traits de couleur / des caractères / tout chiffonné / comme si ce papier jamais / n’avait été immaculé », ce qui est une métaphore de sa poésie. Dans la nature, elle choisit « des éclats de mots à la pointe des herbes ». Parmi les relations humaines, elle rencontre l’amour, éphémère, et « l’hôpital du cancer », où elle accompagne sa mère. Malgré la fragilité, cette « Femme sur le toit » est comme l’oiseau prêt à s’envoler, à tomber.

Souvent intimistes, souvent élégiaques, voire un brin tragiques, ses vers où passent des corbeaux naissent avec pudeur : « je suis gênée d’écrire ce que je ressens ». Est-ce le voyeurisme qu’elle dénonce, ou met-elle en valeur la conscience d’une communauté de souffrance avec l’humanité ? « C’est par la douleur que je plais à ce monde ». Il y a cependant une dimension morale : « dans ma sauvagerie / je suis plus forte que tous les hypocrites ». Quoique d’une apparente simplicité, la poésie de Xu Xiuhua est toujours essentielle, en une acmé fragile de la condition humaine : « serais-je morte, une chanson tournoierait-elle toujours ? »

Au travers des mailles du filet communiste, quelques écrivains, poètes, peintres ont réussi à sauvegarder leurs mémoires. Qu’en sera-t-il avec un totalitarisme qui n’en finit pas d’étendre ses tentacules, tentacules de surveillance[11] aujourd’hui numériques ?

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Chen Ming a été publiée dans Le Matricule des Anges, janvier 2004,

celle sur Yu Xiuhua, novembre 2021.

 

[1] Cao Xueqin & Gao E : Le Rêve du pavillon rouge, Bibliothèque de l’image, 2017.

[2] Primo Levi : Si c'est un homme, Buchet-Chastel, 1961.

[3] Alexandre Soljenitsyne : L'Archipel du goulag, Fayard, 1973.

[4] Varlam Chalamov : Récits de la Kolyma, Verdier, 2003.

[6] Le Livre noir du Communisme, Robert Laffont, 1997.

[7] Dai Sijie : Balzac et la Petite Tailleuse chinoise, Gallimard, 2000.

[9] Sheng Keyi : La Fille du nord, Viking Press, 2012.

[10] Sheng Keyi : Death fugue, Restless Books, 2021.

 

J.C. Hüttner : Voyage à la Chine, Pillot, 1803 ;

Citations du Président Mao Tse-Toung, Pekin, 1967 ;

Jacques Pimpaneau : Anthologie de la littérature chinoise classique, Picquier, 2020.

Photo : T. Guinhut.

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17 mai 2020 7 17 /05 /mai /2020 10:41

 

Elisabeth de Quaasteniet, Hotel Monasterio, Boltaña, Huesca, Aragon.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Les romans intimistes

de Mieko Kawakami & Kawakami Hiromi :

De toutes les nuits, les amants ;

Seins et œufs ; J’adore ;

Le Temps qui va, le temps qui vient.

 

 

 

Mieko Kawakami : De toutes les nuits, les amants,

traduit du japonais par Patrick Honnoré, Actes Sud, 2014, 288 p, 21,80 €.

Mieko Kawakami : Seins et œufs, traduit par Patrick Honnoré, Actes Sud, 112 p, 13,50 €.

Mieko Kawakami : Heaven, traduit par Patrick Honnoré, Actes Sud, 2016, 240 p, 20 €.

Mieko Kawakami : J’adore, traduit par Patrick Honoré, Actes Sud, 2020, 224 p, 21,50 €.

 

Kawakami Hiromi : Le Temps qui va, le temps qui vient,

traduit par Elisabeth Suetsugu, Philippe Picquier, 2013, 280 p, 19 €.

 

 

 

      À la charnière des X° et XI° siècles, le Japon connut un « âge d’or de la prose féminine[1] ». Qui sait si les auteures du Dit du Genji, Dame Murasaki Shikibu, des Notes de chevet (ou « de l’oreiller »), Sei Shônagon[2], ont trouvé une lointaine et plus modeste descendante en la personne de Mieko Kawakami, pour un nouvel âge d’or de la féminité littéraire japonaise ? Murasaki Shikibu dépliait, sous le voile translucide d’un érotisme discret, la vie des femmes de la cour, leurs amours intenses et souvent contrariés, en un immense roman-fleuve constellé de poèmes allusifs : les waka. Notre contemporaine reçut le fameux prix Agutagawa pour sa nouvelle au titre indécent et comique : Seins et Œufs. Elle sut alors comment rendre intéressante les vies les plus banales. Il semble qu’il s’agisse d’un art maîtrisé par les auteurs japonais, au premier rang desquels la jeune Mieko Kawakami, née à Osaka en 1978. On l’avait remarquée lors de son bref roman intimiste et discrètement féministe ; elle récidive, avec De routes les nuits, les amants, puis avec J’adore, en explorant la personnalité, si pauvre en apparence, d’une anti-héroïne, puis de deux adolescents. Découvrons également, par rebond, le roman d’une homonyme, Kawakami Hiromi, dont nous lirons Le Temps qui va, le temps qui vient.

 

      Les générations de femmes japonaises sont l’un des fils d’Ariane de la romancière et nouvelliste Mieko Kawakami, également diplômée de philosophie, musicienne, actrice et poète. Dans Seins et œufs, c’est en toute sensibilité qu’elle oppose une fille et sa mère de quarante ans, dont le projet, la lubie, est de se faire refaire les seins. Sa petite poitrine, plate comme des « œufs », est en effet pour elle une « malédiction ». On se doute que la chirurgie esthétique serait une revanche sur la jeunesse perdue, voire une concurrence insidieuse avec son enfant en devenir de femme. L’adolescente pubertaire tourne alors ses réflexions angoissées vers son propre corps, ses règles, la reproduction sexuée ; au point de demander aux ovules et aux spermatozoïdes » si l’on « devrait éviter de les faire se rencontrer ». Elle ne communique qu’avec les notes d’un carnet, se mure dans le silence, dans son journal intime dont les pages alternent avec le récit de Natsu, la cadette célibataire de Makiko. Comme au cours de Toutes les nuits, les amants, le réalisme du huis clos, un rien clinique, est légèrement tragicomique. Reste que toute japonaise que soit la sensibilité de Mieko Kawakami, entre analyse impitoyable des fantasmes, des peurs, des désillusions et compassion, elle devient la nôtre, reflétant plus que des destins de femmes, mais d’humanité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      C’est par antiphrase que le titre nous accroche : Toutes les nuits, les amants. Car Fuyuko n’a pas le moindre amant pour ses nuits, en sa chasteté rétrécie, ni pas grand-chose pour plaire d’ailleurs. Elle est passe-partout, la trentaine peu causante, quoique volontiers attentive, elle couve une addiction pitoyable au saké, qui alourdit son haleine. Sa culture est d’une faiblesse insigne, puisqu’elle ne retient rien de ce qu’elle lit. Pourtant, elle est correctrice free-lance, maniaque invétérée de son métier qu’elle exerce comme un sacerdoce laïque et moral : « C’était comme si je n’existais nulle part ». Ses rares rencontres sont formelles, avec Hijiri, sa patronne néanmoins amicale et dont la vie relationnelle et sexuelle est agitée, nombreuse, en une parfaite antithèse. Mais aussi, peu à peu, de loin en loin, avec un homme, Mitsutsuka, professeur de physique, dont le discours sur la lumière la fascine. Va-t-elle laisser ouvrir sa carapace au contact de ces deux êtres ? Saura-t-elle ce qu’est l’amitié, voire l’amour avec celui qui offre un disque de Chopin, avec qui elle mange « une soupe de terre » ?

      Au creux des abîmes existentiels de la solitude psychologique et de la relation avec l’étrangeté de l’autre, Mieko Kawakami sait offrir à son lecteur, entraîné à son corps défendant, une intrigue qui le confronte aux incompétences et aux possibilités de son existence. Correctrice, peut-être s’agit-il d’une métaphore de nos tentatives de pouvoir sur le monde et sur autrui ; timide, introvertie, s’agit-il de notre piètre destin sous influence, qui peu à peu s’éclaire en des épiphanies lyriques… Le roman réaliste de l’incommunicabilité devient peu à peu sentimental, profondément émouvant, quoique pas un instant à l’eau de rose. Il traque la condition féminine japonaise au tournant de son évolution, alors que la solitude de l’anti-héroïne s’exile entre femmes indépendantes sexuellement actives et femmes mariées insatisfaites qui se confient à la narratrice.

      Sans nul doute, en ce roman qui est peut-être sa plus intense réussite, notre Mieko Kawakami, fouillant et dépliant le non-dit des sentiments et de la sensibilité, est une lointaine héritière de Murasaki Shikibu, cette fabuleuse femme de lettres du XIème siècle, qui inventa le roman psychologique, fort avant Madame de Lafayette. Elle fit s’épanouir, non sans que bien des fleurs s’y fanent, le cœur des femmes de la cour, dans le roman fondateur aux multiples volets de la culture nippone, le Dit du Genji[3]. Certainement peut-on imaginer que Mieko Kawakami, sociologue de la condition et de la sensibilité féminine du tournant du XX° et du XXIème siècle, où les femmes ont plus de liberté, mais non moins de solitude, malgré le format modeste de ses romans, en soit un lointain avatar. Sans compter que ses seins ont de nombreux amants : lecteurs et lectrices…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Chez Mieko Kawakami l’enfance et le passage vers l’âge adulte sont tout un roman. Un roman rose et noir. Le harcèlement scolaire frappe les deux adolescents d’Heaven, l’un brimé pour un défaut physique, l’autre pour son apparence volontairement négligée. La violence des élèves du collège s’abat sur eux comme grêle morale et physique. Cachés aux adultes qui pensent les entourer, leur souffrance, leur stoïcisme les rapproche : ainsi nait une réelle et pudique amitié. La dimension psychologique tout en finesse du roman n’empêche en rien celle sociologique : un roman engagé nait sous nos yeux, un appel à l’attention se lève, de façon à ne plus ignorer les traumatismes du harcèlement scolaire. Est-cette amitié, ou l’espoir de voir un ciel de paix se révéler qui résonnent dans le titre ?

      Plus paisible et néanmoins inquiet est J’adore. C’est encore dans et au dehors des salles de classe que se croisent les collégiens Hegatea et Mugi. L’on sait que l’amitié nait de la rencontre de points communs. Ces deux enfants ont tous deux perdu un parent ; mais les unit surtout leur désir effréné de nommer les choses de la vie. La première, dont le père est critique de cinéma, adore les films dont elle mime à la perfection les scènes et les expressions. Le second adore dessiner, arroser de « pluie colorée » le papier et faire le portrait de « Miss Ice Sandwich » pour le lui offrir en un pudique hommage.

      D’un narrateur à l’autre, la romancière offre à son lecteur un vif sens de l’observation et des images, vus au travers du regard enfantin, sans cesse à l’affut et surprenant. La grand-mère mutique de Mugi meurt. Hegatea est bouleversée en découvrant sur Internet que son père a une autre fille, d’autant qu’elle est censée rédiger en classe un « Livre de nos souvenirs ». L’incendie du « magasin des pierres à pouvoirs » les impressionne, les failles des adultes les laissent perplexes, entrainent des abîmes de soupçons, de furtives enquêtes, jusqu’à la rencontre des deux sœurs. Comment analyser et exprimer au mieux le mystère de ses émotions ? La brouille et la réconciliation permettent aux deux amis de mieux se comprendre. Au-delà d’une émouvante intrigue, ce sont la concurrence et la complémentarité entre l’image et le langage qui sont mises en scène en ce récit psychologique. Il n’est pas douteux qu’avec ce quatrième livre traduit chez nous et tout en finesse, Mieko Kawakami puisse nous ravir, d’autant qu’à sa sensibilité particulière s’ajoute la dimension de l’initiation à l’être et au monde.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Voici une homonyme : Kawakami Hiromi, née à Tokyo en 1958, dont nous aimons Le Temps qui va, le temps qui vient. C’est autour d’une boutique de poissonnier que s’organise ce roman en forme de puzzle. Peu à peu, surgit sous nos yeux tout un quartier de Tokyo, mais aussi son mode de vie, parmi lequel cuisine et gastronomie ont une large place. Ses habitants nous rendent visite, nous parlent. Ce sont un veuf et l’amant de sa femme qui deviennent amis, une cliente enseignante avec qui les liens de cordialité et de compassion parviennent à se nouer. Plus loin, comme dans d’autres nouvelles, ce sont les jeunes élèves de cette dernière qui nous content leur enfance, leurs petites amours, leurs amitiés parfois contrariées, leur vie familiale souvent difficile. Ou les parents, dont les vies sont en pointillés : elles vont de mariages en divorces, de maîtresses en remariages, voire jusqu’à la solitude. On y croise un homme malchanceux qui démissionne de plusieurs emplois, avant de devenir « auxiliaire de vie », des gamins qui capturent des vipères pour les vendre. Fait d’une pléiade de petits récits, apparemment disjoints, ce roman intimiste est tissé de psychologie et d’affects, dans une tonalité tendre et douce-amère. Les petits riens et les grands événements se distribuent et se complètent, ténus ou graves, mais toujours dans une sorte de prose semi-poétique qui parvient à toucher la sensibilité du lecteur. Bientôt l’on comprend que tous ces personnages sont liés : « Ces parcelles, innombrables, par millions, par milliards se combinent et nous existons ». Toutes ces existences aléatoires forment un motif dans le tapis de l’univers, comme celui d’Henry James[4]. Ainsi, l’écriture de cette auteure a pour vocation de ressusciter une population inaperçue : « Jusqu’à ce qu’un jour les hommes disparaissent de l’univers, moi, Heizô, Genji, nous vivons. Perpétués par ceux qui vivent aujourd’hui, dans cette ville, dans ce quartier, au fin fond de la mémoire ».

 

      Par chance, Kawakami Hiromi est abondamment traduite. Son écriture est amoureuse de l’amour et de la sexualité, comme dans Les Années douces[5], récit d’une relation épisodique entre une trentenaire et un professeur septuagénaire, ou Les Dix amours de Nishino[6]. Ce roman étonnant sait entretisser avec soin le personnage énigmatique de Nishino, sous les yeux de dix femmes, qui, tour à tour, sont les observatrices et narratrices de ce contrepoint poétique et parfois amusant. Sans guère de doute, l’on peut supposer qu’un inconscient littéraire permet de lier cette romancière, et bien évidemment Mieko Kawakami, à la tradition du Dit du Genji, en un renouvellement obligé du roman sentimental et psychologique en une ère plus moderne et plus féministe.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur De toutes les nuits, les amants a été publiée dans Le Matricule des anges, avril 2014,

celle sur J'adore, avril 2020.

 


[1] Jacqueline Pigeot : L’Âge d’or de la prose féminine au Japon (X°-XI° siècle), Les Belles Lettres, 2017.

[2] Sei Shônagon : Notes de chevet, Connaissance de l’Orient, Gallimard / Unesco, 1985.

[3] Murasaki Shikibu : Le Dit du Genji, Diane de Selliers, 2007.

[4] Henry James : Le Motif dans le tapis, Nouvelles complètes 1888-1898, La Pléiade, Gallimard, 2011, p 1117-1161.

[5] Kawakami Hiromi : Les Années douces, Philippe Picquier, 2005.

[6] Kawakami Hiromi : Les Dix amours de Nishino, Philippe Picquier, 2015.

 

 

Manga japonais XIX°. Photo : T. Guinhut.

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5 janvier 2020 7 05 /01 /janvier /2020 15:44

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Les mondes parallèles des licornes

 

de la Fin des temps et autres moutons sauvages,

 

par Haruki Murakami.

 

 

 

 

Haruki Murakami : La Fin des temps,

traduit du japonais par Corinne Atlan, Belfond, 544 p, 22 €.

 

Haruki Murakami : La Course au mouton sauvage,

traduit du japonais par Patrick De Vos, Belfond, 304 p, 22 €.

 

Haruki Murakami : Danse, danse, danse,

traduit du japonais par Corinne Atlan, Belfond, 528 p, 22 €.

 

Haruki Murakami : Profession romancier,

traduit du japonais par Hélène Morita, Belfond, 208 p, 20 €.

 

 

 

 

 

      Il est à peine étrange, dans le monde d’Haruki Murakami, de tenir entre ses mains le crâne d’une licorne. Il faut bien pour cette expérience, pour le moins initiatique, que se côtoient deux mondes, l’un d’abord réaliste, l’aure paisiblement surnaturel, qui peu à peu coïncident dans le montée de l’onirisme et de l’effroi. C’est dans La Fin des temps que le romancier japonais ne lâche plus le lecteur qui a eu l’imprudence de s’aventurer en ses pages aux ambiances souterraines et aériennes. Le romancier japonais, qui, depuis plusieurs décennies a pour Profession romancier, est aussi celui de La Course au mouton sauvage, qui Danse, danse, danse avec une époustouflante aisance sur les berges contigües de notre monde urbain quotidien et de l’imaginaire le plus ahurissant. Tout ce basculement de l’entendement est pourtant amené avec une facilité déconcertante, ce pourquoi nous y glissons avec tant de confiance, non sans risques conceptuels.

 

      C’est en dépit de ce que l’on pourrait appeler des défauts dans d’autres occurrences que le charme d’Haruki Murakami agit. En effet, de roman en roman, le narrateur-personnage de notre romancier japonais est peu ou prou souvent le même : un jeune homme, ou à l’aube de la maturité, qui aime la bière et le whisky, sans guère d’attaches familiales, et qui se trouve embarqué, à corps défendant, quoiqu’englué dans un monde tout à fait réaliste, parmi des aventures étranges, des univers où le merveilleux dicte ses lois hors-sol. De plus le vocabulaire est d’une simplicité qui confine à la sobriété, voire à la pauvreté, sans parler de détails oiseux de la vie quotidienne qui ne s’embarrassent point d’éviter la répétition.

      Cependant, et au moyen de ce qui pourrait apparaître comme des facilités, le lecteur est aspiré sans peine dans le corps et l’esprit du personnage, partageant sa vie, ses sentiments, ses angoisses. L’identification ronronne à plein. D’autant qu’aucune barrière linguistique, syntaxique et stylistique ne s’oppose au quidam qui se lancerait dans une lecture entraînante et rapidement addictive. Le philtre de fantastique est sans ambages absorbé par la crédulité complice.

      La Fin des temps est l’un des romans les plus caractéristiques de la manière de notre écrivain japonais. Comme sous la forme d’un contrepoint, il fait alterner deux parties qui sont autant d’espaces différents : « Pays des merveilles sans merci » et « Fin du monde ». Le premier est à la fois dans et sous Tokyo, le second dans la « Ville de la Fin des temps », entourée de forêts et de prairies où paissent les licornes.

      Un programmeur solitaire travaille pour « System », une puissante organisation de services informatiques. Le voici entraîné par une séduisante « grassouillette » dans un immeuble où s’ouvrent des souterrains menacés par les « ténébrides ». Au-delà, un vieux professeur l’attend, car il luia commandé un « schuffling » de données secrètes. Outre un paiement substantiel le voilà remercié par un cadeau pour le moins étrange : un crâne de licorne. L’aventure tourne au thriller lorsque deux brutes parfaitement organisées viennent le blesser et saccager méthodiquement son appartement. Sont-ils à la recherche du crâne mis à l’abri, de données informatiques cruciales au cœur d’une lutte acharnée entre « System » et les « pirateurs » ? Il faudra au narrateur et à l’amusante et avisée « grassouillette » franchir une grotte envahie d’eau, menacés par l’avidité sanguinaire des « ténébrides » pour retrouver le professeur en sa cachette, puis en ressortir pour rejoindre le métro, alors que notre narrateur se voit promis à une disparition prochaine. Va-t-il rejoindre le second monde ? La fin ouverte laisse le lecteur dans une expectative excitante…

      Si chacun des personnages se lie à une relation féminine, le premier avec une bibliothécaire qui lui propose des livres sur les licornes et le second avec la gardienne de la salle aux crânes, c’est sans guère de passion. Il leur manque un peu de cœur, surtout pour celui qui a été séparé de son ombre, comme dans le récit d’Adelbert von Chamisso, Pierre Schlémihl,[1] au point qu’une quête, tant à la lecture des crânes qu’avec la jeune femme, devrait aboutir au retour dans le monde, en portant son ombre sur le dos, avant qu’elle meure…

      L’on devine assez vite que ces deux histoires, bien qu’éloignées dans des espaces qui ne répondent pas à la même logique, doivent confluer, en particulier au moment où apparait entre les mains du narrateur le cadeau du professeur. Ce crâne de licorne n’est peut-être qu’un faux, un trucage, mais il est monnaie courante de l’autre côté du réel, là où ces animaux sont parfaitement naturels et où, après leur mort au cours d’un hiver neigeux, leurs crânes sont entreposés pour être lus par le second narrateur, qui est le miroir, le double du premier ; en même temps qu’un deuxième et parallèle état de sa conscience : « C’est toi-même qui as bâti cette ville », lui révèle son ombre. « C’est votre propre monde, vous l’avez construit vous-même », le renseigne le professeur. En cette ville, « il n’y a ni lutte, ni haine, ni espoir ». Mais « il n’y a pas non plus le contraire de tout cela. C’est-à-dire, la joie, la béatitude, l’amour ». L’apologue prend une discrète dimension philosophique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     L’imagerie de la licorne est fort ancienne, comme en témoigne la symbolique de la vierge (par allusion à la vierge Marie) qui seule parvient à l’apprivoiser dans la célèbre tapisserie médiévale du Musée de Cluny, où elle est une métaphore du Christ. La chasser renvoie à la crucifixion, alors que le jardin clôt où elle est reçue avec une bienveillance pleine d’amour lui permet de devenir l’allégorie de la résurrection. Sa corne parfaite prétend aux pouvoirs magiques du psychisme, de l’inconscient. De plus la licorne biblique (« re’em » en hébreu) est une image de la vie spirituelle. On la trouve dans le Mahâbhârata indien, mais aussi en Chine ancienne, sous le nom de « Qilin ». Certes, elle n’est pas qu’un jouet de plastique, qu’un motif coloré, pour petites filles rêveuses. Alors que les cornes torsadées du narval ont longtemps été prises pour ce qu’elles n’étaient pas, Haruki Murakami fait considérablement évoluer le mythe, en prêtant auxlicornes le pouvoir de conserver « les ego des gens ». Leurs crânes, entreposés dans une bibliothèque, sont « lus par le liseur de rêves », après quoi les ego « se dissolvent dans l’atmosphère et disparaissent on ne sait où ». La fable a donc une fonction axiologique en cette eschatologie, d’où les dieux, les paradis et les enfers ont été évacués. De même, la « fin du monde », pour le narrateur, consiste en un devenir soi-même éternel, dans la ville aux licornes, mais sans son cœur, car « personne n’a d’ego ni de personnalité là-bas »… Il y a indubitablement quelque chose de mélancolique en cet univers, en ce roman étrangement envoûtant qui restera longtemps gravé dans le crâne de licorne du lecteur.

      L’animal est un motif récurrent dans La Course du mouton sauvage. Il s’agit encore une fois d’une quête, par un narrateur anonyme à la recherche de son identité, en même temps que de ce mouton mutant, nommé « mouton étoilé », qui n’est pas sans faire penser à la toison d’or de cet ovin innocent, digne du bon berger christique ; mais ici devenu un quadrupède qui saurait manipuler l’Histoire. L’on croise un « Docteur ès-mouton », un mystique « homme-mouton », terré au fond d’une forêt, mais aussi un « pénis de baleine » et un « Hôtel du Dauphin », puis un ami surnommé « Le Rat », et un chat pétomane surnommé « Sardine ». Sans compter un chauffeur qui est en possession du numéro de téléphone de Dieu. À la brochette d’hurluberlus s’ajoute la « girl friend » du narrateur, nanti d’oreilles enchantées…

      Anti-héros, d’une plate banalité, passablement picaresque, le narrateur louvoie, plus ou moins incrédule, dans l’univers du réalisme magique. Notre publicitaire divorcé est soudain sommé de retrouver ce « mouton sauvage », censé être à la source du pouvoir du « Maître » comateux d’une faction d’extrême-droite. Accompagné de la belle aux oreilles magiques, le voici entraîné dans les froideurs de l’île d’Hokkaïdo, et dans de rocambolesques aventures, sans cesse surveillé par les yeux d’étranges ovins, comme dans un jeu de piste où dialoguent fantastique onirique et absurde. Quoi d’apparemment plus bête qu’un mouton ? Il est pourtant, lorsque nanti de son « dos étoilé » et d’une capacité à entraîner l’homme dans ses desseins impénétrables, à devenir le directeur du destin,  une sorte de Graal introuvable…

      Dans une veine comparable, puisqu’il en est une suite indépendante, Danse, danse, danse tire son titre d’une chanson du groupe « The Dells », confirmant la propension d’Haruki Murakami à parsemer ses livres de références au rock et la pop. Rêvant de retrouver Kiki, l’héroïne aux oreilles de toute beauté, le narrateur-personnage récurrent croit échouer de nouveau dans l’hôtel miteux du Dauphin alors qu’il a été remplacé par un palace aux vingt-six étages ! Des montagnes enneigées de Sapporo jusqu’aux plages lumineuse d’Hawaï, une foule de personnages balise la quête parfois burlesque : une réceptionniste aux lunettes délicieuses qui a connaissance d’un étage secret, six squelettes dans un immeuble abandonné, des adolescentes charmantes et des call-girls troublantes, une paire de policiers qui semblent descendre des pages du Procès de Kafka[2]… Le plus étrange étant peut-être Hiraku Makimura (père divorcé de Yuki, une jeune fille aux capacités médiumniques, un tantinet Cassandre) un écrivain dont le succès vient d’avoir raison du talent évanoui. L’on devine qu’il est une sorte d’alter ego d’Haruki Murakami lui-même, conjurant le sort par l’ironie…

      Une fois de plus, une réalité - ou irréalité - parallèle fait vaciller le monde convenu, emberlificotant le narrateur et son lecteur captif dans une imagerie sombre et scintillante ; les moins séduits diront une quincaillerie, un peu répétitive de livre en livre, mêlant onirisme clinquant et fantastique morbide. Entre intrigue policière échevelée et banalité d’un paranormal omniprésent, le charme persuade sans peine des millions de lecteurs, jusqu’à la tétralogie 1Q84, qui reste peut-être le sommet du succès de notre romancier.

      Ce trio de romans, originellement publié au Seuil, fait l’objet d’une campagne de rééditions que l’on espère voir se prolonger. Délicatement vêtus de couverture à rabats chamarrées de couleurs et d’or discrets (poisson-chats, étoiles et feuilles de ginkgo biloba), ils en deviennent plus précieux. Qu’importe si l’ordre de publication ne respecte pas les cycles (La Course du mouton sauvage étant un troisième volet, dont Danse, danse, danse est le quatrième), puisqu’ils peuvent se lire indépendamment. Pourtant l’on aimerait bien les ranger dans la continuité voulue par leur auteur…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      La déjà longue carrière d’Haruki Murakami, né à Kobe en 1949, depuis au moins La Course du mouton sauvage, en 1982, soit quatre décennies, témoigne d’une remarquable continuité, quoiqu’elle culmine probablement avec Le Meurtre du Commandeur et Kafka sur le rivage[3]. Si son écriture semble uniment simple, elle s’attache parfois de belles formules métaphoriques : « Les poches du manteau symbolisant ma vie étaient pleines des trous de la destinée, et aucune aiguille, aucun fil, ne pouvait plus les raccommoder », lit-on dans La Fin des temps. Cependant c’est sa capacité à l’imaginaire, son réalisme magique, tout personnels, qui nous séduisent.

      Verrait-on cependant affleurer une dimension supérieure dans la tétralogie 1Q84[4], puisque son titre est une référence affichée au chef d’œuvre anti-utopie d’Orwell[5] ? C’est aussi le nom d’une réalité déphasée, déformée, donné par Aomamé, l’une des protagonistes et narrateurs alternés avec Tengo,  irréalité qui n’est pas déversée par un Big Brother autocrate, mais par une conjuration de personnages appelés les « Little People », évidemment surnaturels, forcément maléfiques, faisant d’une sorte de gourou animant la secte des « Précurseurs » leur porte-voix. Les deux protagonistes sont unis par un philtre d’amour. Aomamé se révèle tueuse à gages à l’encontre d’auteurs de violences contre les femmes ; alors que Tengo n’est qu’un professeur de mathématiques, cependant moyennement doué pour l’écriture d’une œuvre inaccomplie, ce qui lui vaut d’être sommé par un éditeur d’améliorer l’œuvre incroyablement originale quoique maladroite d’une adolescente : La chrysalide de l’air, grâce à laquelle l’on imagine aisément une mise en abyme.

      Cette fois, s’éloignant de la culture pop, ce sont la Sinfonietta  de Leos Janacek,  Le Clavier bien tempéré et La Passion selon Saint-Matthieu de Jean-Sébastien Bach qui ponctuent le roman aux quatre volets, non sans le secours de John Dowland, d’Haydn et de Louis Armstrong. Ce dont témoigne le volume, conjointement animé avec le chef d’orchestre Seiji Ozawa, intitulé De la musique. Conversations[6].

      Conteur fou, mangaka aux talents romanesques ? Le saut qualitatif, politique et musical, fait-il de 1Q84 un cycle romanesque digne de son ambition ? Le modeste auteur de ces lignes, qui n’est pas bibliovore au point d’avoir dépassé un minuscule survol de cette tétralogie, laissera d’autres lecteurs répondre…

      L’on sera peut-être un peu déçu si l’on espère percer les secrets de l’écrivain. Dans Profession romancier, une collection fort sympathique de petits essais, il confie sa méthode, sa persévérance, « dans le silence et l’isolement ». La métaphore vient au secours de son projet didactique : « Ecrire un roman, c’est comme passer une année entière à fabriquer, à l’aide d’une longue pince, un modèle minuscule de bateau inséré dans une bouteille ». Il s’avoue tolérant envers qui voudrait comme lui monter sur le « ring littéraire », car, prétend-il, nombreux sont ceux capables d’écrire un roman, à condition d’y vouloir travailler, d’avoir précédemment lu et de savoir observer le monde.

      Mais en s’interrogeant sur l’originalité artistique, il ne prétend qu’écrire « un roman qui reflèterait mon moi intérieur » et en conséquence subodore qu’une psyché particulière et créatrice peut être en mesure de « façonner une part de la psyché » de l’humanité. Lui dont l’œuvre a suscité si longtemps le dégoût parmi les critiques littéraires, parmi un milieu éditorial épris de conformisme et peu amène envers la liberté artistique, soudain doublé par l’adhésion du public, ferait donc preuve d’une originalité qui saurait être reconnue sur le long terme ?

      Ces chroniques un tant soit peu « de nature autobiographiques » sont empreintes du sceau de la modestie. Ainsi conclue-t-il : « je voudrais redire encore une fois combien les tâches purement intellectuelles ne sont pas mon fort » ; même si cet exercice d’écriture lui a permis « de prendre un peu de distance et de recul ». Qu’importe qu’il ne soit pas un théoricien : par définition, une magie ne se résout pas à un modèle explicatif. La meilleure distance reste cependant à parcourir en se replongeant dans les doubles fonds du réalisme magique inimitable qui est le sien.

 

      À quoi sert le fantastique d’Haruki Murakami ? Il ne nous fait pas découvrir des systèmes philosophiques, ni des hypothèses scientifiques, comme le fait Leopoldo Lugones[7]. Mais à être charmés il nous sert, ce qui n’est pas une mince affaire, à développer les fils et les réseaux de notre imaginaire, de notre empathie envers ses attachants personnages, qui, sans que nous en ayons forcément conscience, enrichissent notre capacité à découvrir et comprendre le monde, y compris du réel qui nous entoure. « Je n’avais plus qu’à sauter un à un les fossés profonds, inondables même, qui s’étendaient entre la situation réelle et mon pouvoir d’imagination », écrit-il en une formule-clef. Si c’est son personnage, dans La Fin des temps, qui s’exprime ainsi, parmi les souterrains, ne doutons-pas qu’il s’agisse de l’engagement programmatique du romancier, Haruki Murakami, tel qu’en lui-même le fantastique le change, pour notre plus précieuse excitation mentale.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Adelbert von Chamisso : La Merveilleuse histoire de Pierre Schémihl ou l’homme qui a perdu son ombre, Romantiques allemands II, La Pléiade, Gallimard, 1973.

[4] Haruki Murakami : 1Q84, Belfond, 2011-2012.

[6] Haruki Murakami et Seiji Ozawa : De la musique. Conversations, Belfond, 2018.

[7] Voir : Fantastique et anticipation parmi les forces étranges de Leopoldo Lugones

 

Crâne de licorne blanche, Licornus demoniata, mâle, XVI° siècle.

Fouilles de la forêt de Brocéliande.

Salon des Collectionneurs, Poitiers, Vienne.

Photo : T. Guinhut.

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14 avril 2019 7 14 /04 /avril /2019 09:23

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Vertus japonaises des dictionnaires
et des encyclopédies.
Shion Miura : La Grande traversée ;
Yôko Ogawa : Instantanés d’Ambre.

 

 

Shion Miura : La Grande traversée,

traduit du japonais par Sophie Refle, Actes Sud, 288 p, 22 €.

 

Yôko Ogawa : Instantanés d’Ambre, traduit du japonais

par Rose-Marie Makino-Fayolle, Actes sud, 304 p, 22,50 €.

 

 

 

      L’amour de la langue conduit inévitablement à celui des dictionnaires. Mais au point d’y consacrer sa vie, comme Pierre Larousse, Emile Littré ou Alain Rey ? Et plus encore de transmettre sa docte et austère passion aux générations suivantes. Une telle passion et un tel devoir de transmission sont au cœur du roman de Shion Miura, une romancière japonaise née en 1975. Dans La Grande traversée, qui n’est pas un roman de voyage, sinon intellectuel, la lexicographie ne reste pas close sur elle-même, elle trouve ses accointances avec la gastronomie et l’amour, ce qui permit de faire de l’ouvrage un succès phénoménal et amplement mérité au pays du soleil levant. Quant à Yôko Ogawa, née en 1962, on ne s’étonne plus de son aura, de roman en roman, et lorsque parait son volume intitulé Instantanés d’ambre, l’on devine qu’un bijou d’écriture et de sens, quoique mystérieusement rugueux, nous attend. Et, outre qu’elle a un sens des mots affuté au plus haut point de leur poétique, qui laisse devine qu’elle consulte les dictionnaires pour en dépasser la saveur, elle laisse ici une place cruciale aux encyclopédies.

 

      Mais entre les mots et les choses, il y a loin. D’où la perplexité du jeune Majimé lorsqu’il doit rédiger, pour le compte du nouveau dictionnaire titré La Grande traversée, la définition du mot « amour ». Car s’il est à l’aise dans le monde des livres, « pour le reste il est impuissant », selon sa logeuse. L’irruption de la petite fille de cette dernière, nommée Kaguya et chef cuisinier de son état, bouleverse la donne. Saura-t-il la toucher avec sa lettre si poétique ? Sauront-ils faire coexister leurs mondes ?

      Comme dans une minutieuse enquête, et non sans humour, l’on entre avec Majimé dans les arcanes de la rédaction du dictionnaire, depuis les premières fiches jusqu’à la beauté du papier imprimé, en passant par ses problématiques les plus diverses et subtiles. Il se doit par exemple d’être le reflet des évolutions de la société, en particulier dans le domaine de la sexualité et des mœurs. Si un transgenre ouvre un tel volume, que lit-il en trouvant les définitions d’homme et de de femme ? En conséquence, le grand-œuvre aux deux cent mille vocables devient « un bateau chargé des âmes du passé qui vont vers le futur ».

 

Mangas XIX°. Photo : T. Guinhut.

 

      Le projet croît grâce à la conscience professionnelle et l’entraide des collaborateurs aux personnalités piquantes, dans un microcosme attachant. Un tel travail de quinze années, qui voit arriver de nouvelles recrues et mourir les anciens, a aussi la vertu de rapprocher les êtres. Une nouvelle collaboratrice, Mademoiselle Kishibé, découvre « le vrai pouvoir des mots », qui peuvent blesser, protéger, « créer des liens » et présider à la création. Mieux encore, comme l’amour qui vit dans les couples, car Kishibé se lie avec un expert en fabrication de papier, « quelque chose qui sommeillait en nous se transforme en mots ». Qu’ils soient cuisiniers, papetiers ou lexicographes, les personnages de Shion Miura donnent une leçon de vie parfaite, dans ce qui devient un délicieux et profond conte philosophique.

      Loin d’être un roman à l’eau de rose, l’œuvre pleine de finesse, de tendresse et de psychologie écrite par Shion Miura est un apologue savoureux : « L’important pour le lexicographe est de ne jamais cesser d’analyser le réel » en est peut-être la morale. La transmission des mots et du sens apparait comme une mission, non seulement pédagogique, mais sacrée : « rassembler une grande quantité de mots de la manière la plus exacte possible, c’était comme disposer d’un miroir qui déforme le moins possible ». Reflet du monde et clef des savoirs, le prolixe et exact dictionnaire permet, de par la vertu des mots et du travail partagé, de configurer notre rapport au réel et à l’intellect, mais aussi de tisser  des liens, entre amitié et amour, parmi les protagonistes, autant que parmi l’humanité.

      Cependant une note plus grave apparaît lorsque Majimé et le professeur Matsumoto, à l’occasion d’une conversation sur les subventions d’Etat allouées aux entreprises éditoriales, concluent : « si le dictionnaire devient une question de prestige pour l’Etat, il est à craindre que les mots deviennent un outil de domination pour le pouvoir ». Ainsi, de la sphère amicale et amoureuse à la sphère politique, navigue La Grande traversée. Si de prime abord l’ouvrage aurait pu paraître charmant et négligeable, il devient un de ces livres qui ont quelque chose d’essentiel. Comme lorsqu’un drame un rien burlesque éclate alors que le quatrième jeu d’épreuves ne comporte pas le mot « sang » : un seul mot vous manque et tout est dépeuplé en cette « cristallisation de la sagesse humaine »…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Donner un prénom à son enfant est-il anodin, ou engage-t-il une part de son destin ? Les mots ne sont pas si innocents eut égard aux êtres qu’ils désignent. Yôko Ogawa délivre quelques-unes des paillettes de l’humanité en ses mystères dans ses Instantanés d’ambre, titre poétique s’il en est, à double sens de surcroit, uni et partagé entre le prénom de son héros et la métaphore lumineuse.

      Une mère abusive enferme ses rejetons dans une maison ceinte d’un jardin et les contraint d’oublier leurs prénoms originels au profit de noms de minéraux trouvés dans une encyclopédie des sciences : « Opale », « Agate », « Ambre », quoique ce dernier soit un fossile. L’on sait que dans l’ambre se logent des insectes, des souvenirs d’un lointain passé. Monsieur Ambre raconte donc sa vie et plus précisément son enfance. D’après la narratrice qui recueille ses confidences, il a des « murmures secrets proches du silence » : « un peu comme si quelque part dans les sous-bois des fées échangeaient des communications secrètes ».

      Il vit dans une perspective onirique, même s’il a conscience des réalités qui l’entourent, comme lorsque meurt la petite sœur d’une pneumonie et non à cause d’un « chien maléfique ». Cependant, puisque emprisonné, il dévore de son œil d’ambre les encyclopédies et perçoit le monde avec un regard capable de prodiges hypnotiques, mais aussi de transmuer les traumatismes.

      Ce conte n’est pas sans morale. D’abord, se doter d’un nouveau prénom engage à se construire une nouvelle identité. Ensuite, de toute évidence, le monde extérieur est bien nécessaire au développement de l’enfant. Or, les jours où la mère doit s’absenter, Joe, un marchand ambulant, offre sur son vélo « la totalité du monde » : « les objets ne cessaient d’apparaitre et de disparaitre, comme si Ambre tournait les pages de l’encyclopédie ». Aussi la lecture se révèle être une indispensable ouverture au monde, de surcroit si elle est encyclopédique, comme la pratique notre personnage. Autre façon de s’échapper, un professeur vit « au creux de l’oreille » d’Agate. Il faudra l’intervention de la narratrice pour que s’ouvre la prison.

      Cette dernière enfin contribue à mettre en scène une exposition de celui qui est devenu Monsieur Amber. Grâce à ses œuvres qui « ressemblent à des poussières d’étoiles sans nom abandonnées », le tissu contrapuntique du roman se trouve délicieusement enrichi. En effet, ses « Instantanés » ne sont visibles que par un œil attentif, parmi un choix de douze volumes : « les scènes tracées au coin des pages d’une encyclopédie sont minuscules, microscopiques ceux qui s’y dissimulent enfouis au cœur de ses strates de silences superposées, de sorte que leur exposition ne résisterait pas au regard de la multitude ». L’on devine que la vie intime de l’artiste, son frère, sa sœur, sa mère coupable et depuis suicidée, fourmillent en ce monde lilliputien. En un retournement paradoxal, les encyclopédies, qui sont de vastes fenêtres sur l’univers, recèlent une intime et mémorielle introversion.

      Le merveilleux infuse à petites touches le quotidien au service d’un univers qui n’appartient qu’à l’auteure du Musée du silence et de Cristallisation secrète[1]. Une fois de plus la romancière et créatrice d’atmosphère Yôko Ogawa, qui sait user d’une immense tendresse pour le monde de l’enfance, cultive l’art de donner vie à de doux monstres, sans omettre une dimension muséale insolite et profondément poétique. Après l’enfant sans lèvres du Petit joueur d’échec[2], Ambre est une de ses plus belles créations.

 

      Du pouvoir des mots à celui des volumes qui les magnifient, deux romancières japonaises aux œuvres  délicates et intenses, Shion Miura et Yôko Ogawa, tissent au cœur de la littérature japonaise contemporaine des réseaux de sens et de poésie qui n’appartiennent qu’à elles. Et cependant leurs romans savent acquérir une dimension universelle, en ajoutant aux dictionnaires et aux encyclopédies une saveur inédite qui insémine d’un ambre parfumé les papilles du lecteur. L’on imagine que l’Encyclopédie[3] de Diderot et d’Alembert n’aurait pas rêvé de telles métamorphoses.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Shion Miura est parue dans Le Matricule des anges, mars 2019.

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17 novembre 2018 6 17 /11 /novembre /2018 10:45

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Les résonances musicales, picturales et littéraires
d’Haruki Murakami :
Le Meurtre du Commandeur,
Kafka sur le rivage.

 

 

Haruki Murakami Le Meurtre du Commandeur,

traduit du japonais par Hélène Morita, Belfond,

Livre 1, 456 p, 23,90 €, Livre 2, 480 p, 23,90 €.

 

Haruki Murakami : Kafka sur le rivage,

traduit par Corine Atlan, 10/18, 640 p, 12 €.

 

 

 

 

 

      Qui sait si un autre monde s’ouvre près de nous, lorsque résonne la mystérieuse clochette à manche de bois d’un vieux sanctuaire nocturne et pierreux. De même, parmi les anfractuosités du moi, repose un autre monde auquel un rien, mais surtout une œuvre d’art, permettront d’accéder. C’est tout l’art d’Haruki Murakami que d’associer un confort de lecture particulièrement aisé avec les mystères et les béances de la personnalité, jusqu’aux ténèbres du fantastique. Un brin kafkaïen (n’a-t-il pas écrit Kafka sur le rivage ?), il ne néglige ni les nouvelles, comme L’Etrange bibliothèque, ni les vastes massifs romanesques, comme la trilogie de 1Q84. Le dernier opus, en deux volets, du romancier japonais emprunte cette fois son titre, non plus à Orwell, mais à Mozart : Le Meurtre du Commandeur. Œuvres dans lesquelles les résonances musicales s’associent aux résonances picturales et littéraires pour former un art poétique.

 

      Faussement simple, Haruki Murakami est un conteur dont la langue (et il en est probablement de même en japonais, ce pourquoi il faut remercier la traductrice Hélène Morita) coule avec une aisance remarquable. Elle prend son lecteur dans ses bras souples pour l’emporter dans le confortable fauteuil de la fiction, au point que l’on regretterait d’achever finalement cette lecture. Cependant cette simplicité recèle des interrogations infinies : « Dans vos toiles, il y a un je ne sais quoi qui stimule l’âme du spectateur d’une manière inhabituelle. À première vue, on se dit, oui, bon, ce sont des portraits ordinaires, conventionnels, mais si on les examine bien, on découvre qu’il y a quelque chose dedans ». C’est ainsi que Menshiki, amateur bientôt devenu client, commente les productions apparemment conventionnelles du jeune portraitiste.

      Une telle citation pourrait s’inscrire au fronton de l’art d’Haruki Murakami. Art d’autant plus perspicace et universel qu’il s’intéresse à celui de la peinture. En effet, le personnage principal, narrateur et modeste héros, des deux « Livres » du Meurtre du Commandeur est un peintre. Et, comme si ce n’était pas assez, il habite quelques temps dans la demeure abandonnée par un vieux peintre grandement renommé qui maintenant est « dans un état mental qui ne lui permettait pas de faire la différence entre un opéra et une poêle à frire ».

      Autre art donc, celui de l’opéra, puisque la discothèque du vieux Tomohiko Amada regorge d’interprétations remarquables, puisque le « Commandeur » est celui du Don Giovanni de Mozart. Ce sont des « correspondances » au sens baudelairien, d’autant plus qu’un tableau, celé dans le grenier du vieux peintre déchu, et habité par un hibou, attire l’attention du narrateur : « Le Meurtre du Commandeur ». Quoique peint dans le style profondément japonais du « nihonga », il représente la scène initiale de l’opus mozartien. On ne s’étonnera pas que la maison sur la montagne où s’installe le narrateur après son divorce soit l’occasion d’écoutes inspirantes. Ni que notre auteur ait publié ses entretiens avec un chef d’orchestre, Seiji Ozawa[1].

      Lui qui est devenu un portraitiste professionnel recherché, bien qu’il ne lui semble pas travailler en artiste, parviendra-t-il, en faisant le portrait de Menshiki à « capter ce qui constituait le cœur de ce qu’il était » ? Car l’homme à la chevelure « étonnamment blanche », dont le nom s’écrit comme dans « Epargné par les couleurs », et qui habite opportunément une maison blanche sur la montagne d’en face, ne laissera peut-être pas découvrir son « secret enfermé dans une petite boite fermée à clé, elle-même profondément enterrée ». De même un vieux sanctuaire pierreux dégage « une atmosphère lourde de sens caché », alors que la nuit résonne de sa mystérieuse clochette.

      Toute la difficulté du romancier est d’attirer le lecteur vers les secrets cachés et promis sans trop les déflorer. Aussi différents objets, différentes révélations, sont-ils comme les pierres d’une marelle, les balises d’un jeu de piste et d’une randonnée dans une contrée inexplorée : le hibou du grenier, le tableau caché et déballé, la clochette esseulée au fond de l’excavation, bientôt également musicale dans la nuit de l’atelier, qui est peut-être celle d’un bonze enterré vivant, momifié, et devenu « Bouddha à même le corps », ou d’une âme invisible.

      Le peintre, d’abord en panne d’inspiration, et son voisin de la montagne d’en face sont deux solitaires, décalés de la société, artiste et amateur d’art, l’un nanti de quelque amante occasionnelle, l’autre fort riche, en son élégante maison immaculée et dont les cheveux blancs luxuriants seront le motif central de son portrait. L’un a perdu sa jeune sœur, l’autre n’a jamais été le père de sa fille… Ainsi la sorte de relation d’amitié, peut-être intéressée, qui s’installe peu à peu entre le peintre et son modèle permet peu à peu la confession de Menshiki, confiant sa probable paternité émue d’une fille de treize ans, dont il observe la maison avec de puissantes jumelles, et dont le narrateur va devoir également peindre le portrait.

      Ne révélons pas toutes les chausse-trappes, n’ouvrons pas toutes les boites à mystère de ce roman et laissons le lecteur en craindre et savourer les contenus. Peut-être saura-t-il ainsi qui est ce « Commandeur », venu de l’Histoire de l’Autriche, qui est l’homme « au long visage », quels sont les chemins secrets de la fillette, comment la clochette sera un élément déclencheur, puis salvateur…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      N’en doutons pas. À l’instar de Menshiki devant la lettre posthume de son amante, le lecteur se doit d’être armé d’attention et de perspicacité : « à la manière d’un linguiste étudiant une langue antique que plus personne ne parle, il avait exploré les différentes possibilités cachées dans ces lignes ».

      À l’exploration psychologique, répond l’interrogation fantastique, là où s’ouvre « un léger décalage dans la jointure des mondes ». Certes, les explications rationnelles restent possibles, par exemple un courant d’air qui animerait la clochette sous les roches du sanctuaire, des hallucinations auditives et visuelles, des rêves intenses, comme lorsque le petit Commandeur est sorti de son tableau pour parler à notre peintre. Du moins en-a-t-il l’apparence, car il est plus exactement une « Idée ».

      Cependant le fantastique monte par paliers. Les apparitions fantomatiques sont d’abord soumises au doute du narrateur, qu’il s’agisse du « Commandeur », dont l’apparence est empruntée par la momie philosophe venue du puits sous le sanctuaire (qui devient un tableau), ou du vieux peintre Tomohiko Amada, dont la vieillesse desséchée mais attentive réinvestit un instant son atelier. Elles deviennent de plus en plus prégnantes, jusqu’à l’apogée souterraine du roman !

      Même si ce n’est qu’à l’occasion d’un rêve érotique, voire de paternités incertaines, prenons-y garde : « De multiples couches de réalité avaient fondu et s’étaient mélangées dans mon cerveau avant de se transformer en un fatras boueux. À l’image du chaos primitif du monde »...

      On l’a deviné, le mystère ne va pas sans suspense. De surcroît lorsque la petite Marié manque son cours de dessin, disparait de manière inquiétante ; ce qui permet au roman de se voir frôler le récit policier. Reste qu’il faudra en passer par le meurtre de « l’Idée » du Commandeur, là où gît peut-être « la racine du mal », et brutalement interroger l’observateur au « long visage » qui n’est « qu’une métaphore ». Or mener son enquête parmi le souterrain « chemin des métaphores » et « entre le rien et l’être » risque de ne pas être de tout repos, là où aucune police ne peut être d’aucun secours : seule l’imbrication des pièces de l’irrationnel puzzle nous rendra Marié…

      Aussi faut-il se demander quelle fonction remplit l’épisode démesurément fantastique de l’onirique descente souterraine de notre jeune peintre. Catabase orphique avec son passeur, initiation à la mort et à la renaissance, épreuves pour accéder aux métaphores de l’art, monnaie d’échange pour ramener au jour la petite Marié enfermée dans l’inconscient de la maison de Menshiki, où elle respire longtemps l’odeur ancienne des vêtements de sa mère dans le dressing…

      Ce qui peut-être nous convainc le plus parmi les deux volets de ce roman, ce sont les récurrentes réflexions sur l’art, en particulier pictural ; ce dès le matinal degré zéro de la conception : « J’appelais ce moment « le zen de la toile ». Rien encore n’était dessiné, mais ce n’était pas encore du vide qu’il y avait là. Sur cette surface immaculée se dissimulait la forme sur le point d’advenir ». À cette esthétique zen s’ajoute une dimension platonicienne, ce que confirme à sa manière la mention de « l’Idée », qui définit le petit Commandeur.

      En outre, l’art est partout saupoudré dans ce roman, qu’il s’agisse de la simple attention envers un acte culinaire quotidien ou de l’élégance de Menshiki : « il appuya alors sur la sonnette. En prenant son temps, prudemment, comme un poète lorsqu’il choisit un mot précis à placer à un endroit clé du vers ». Alors que ce dernier sait pertinemment qu’il n’atteint pas à la qualité d’artiste : « À ma façon j’ai une certaine intuition, mais malheureusement je n’ai pas le moyen de l’extérioriser. Si aigüe que soit cette intuition, je suis incapable de la transposer en une forme universelle, autrement dit, en œuvre d’art ».

      C’est aussi l’histoire de la métamorphose du peintre. Une fois réussi le portrait de Menshiki, le narrateur a trouvé sa voie : le « portrait « abstrait » en quelque sorte ». Il sait aussi percevoir la vertu du non finito : « En demeurant inachevée, cette peinture était achevée », médite-t-il devant l’inquiétant portrait de « l’homme à la Subaru Forester blanche ». Si la capacité créatrice qui explore et expose la nature intime et explosive des choses s’épanouit, parfois dangereusement, sur les nouveaux tableaux du narrateur, la fin est à cet égard un peu décevante puisqu’il se cantonne de nouveau aux portraits de commande. Comme quoi, il n’a côtoyé qu’un moment le monde de « l’Idée » et le « chemin des métaphores »... Heureusement pour son lecteur, Haruki Murakami est en la matière un expert.

      Le premier livre, sous-titré « Une Idée apparait », est plus riche intellectuellement ; le second, « La métaphore se déplace » est empreint d’un suspense plus haletant ; ce qui induit la seule et bien modeste réserve que l’on puisse amener auprès d’un tel diptyque de l’artiste et de la paternité. Il reste un de ces livres dont la lecture rend progressivement plus sensible et intelligent.

      Aux références occidentales, comme les opéras de Mozart et de Richard Strauss, s’associent celles à des classiques de la littérature japonaise, Les Contes de pluie et de lune d’Akinari Ueda ; comme dans Kafka sur le rivage (titre qui vient d’une chanson) l’écrivain éponyme croise le Dit du Gengi de Murasaki-shikibu[2]. Explorant les pages du Meurtre du Commandeur, l’on frôle Alice au pays des merveilles, une allusion au cinéaste Akira Kurosawa, une autre à George Orwell, qui est évidemment un ricochet de 1Q84[3].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      À l’instar de notre diptyque aimé, Kafka sur le rivage est une « tempête métaphysique et symbolique ». Un ami nommé « Corbeau », une noire « prédiction », un destin comparé à une « tempête de sable », tout semble orchestré pour que le doigt de la fatalité inscrive le signe de la tragédie sur le front du jeune narrateur. L’adolescent projette une fugue dans une « ville lointaine et inconnue », un « refuge dans une petite bibliothèque ». Car il se fait appeler « Kafka Tamura » et se dirige vers la bibliothèque Komura, où l’on conserve des volumes anciens de poésie. L’un des employés, Oshima, le recueille, le loge dans un refuge de montagne sommaire, et parlant de Sôseki[4] et de Schubert, lui confie : « les œuvres qui possèdent une sorte d’imperfection sont celles qui parlent le plus à nos cœurs, précisément parce qu’elles ont imparfaites ». Est-ce l’une des seules vertus de Kafka sur le rivage, dont le titre vient d’une étonnante chanson, qui fut jadis un fabuleux succès, de la belle bibliothécaire, Mlle Saeki, dont l’amoureux disparut tragiquement…

      En ce mince refuge, des étagères sont chargées de livres, au service de l’autodidacte. Il lit ce que l’on devine être Eichmann à Jérusalem[5], médite sur l’accident dont il se réveilla ensanglanté, quoiqu’il ne s’en souvienne pas le moins du monde, puis, note : « Ce que j’imagine a peut-être beaucoup d’importance en ce monde ». Comme s’il s’agissait de la devise de notre écrivain.

      Deux histoires parallèles se nouent : des enfants étrangement évanouis en 1944, celle du vieux Nakata qui sait parler aux chats. Evidemment elles sont liées. Le réalisme jusque-là omniprésent, se fissure légèrement, éclate, devant l’homme qui éventre et rassemble « des âmes de chats », que Nakata doit, sur sa demande, tuer, et qui se révèle avoir été un célèbre sculpteur, Koichi Tamura, donc le père de notre adolescent. Des pluies de poissons et de sangsues se produisent, mais « c’est peut-être une métaphore ». Le vieux, resté « idiot », mais pas si bête, doit partir en quête de la « pierre blanche » du sanctuaire (ce qui est un autre leitmotiv), avec le concours du jeune Hoshino (qui se métamorphosera grâce à son guide et au trio « À l’Archiduc » de Beethoven) et du « Colonel Sanders » (qui est un « concept »), alors que l’enquête policière est sur la piste de Nakata et de Kafka…

      Le roman d’éducation d’un jeune homme le conduit à travailler et loger dans la bibliothèque, à être troublé par le jeune fantôme de Mlle Saeki, qui a cependant cinquante ans : « Ce qu’on nomme l’univers du surnaturel ne sont que les ténèbres de notre propre esprit ». Et, qui sait, à obéir à la prophétie paternelle : « Un jour, tu tueras ton père de tes mains, et tu coucheras avec ta mère », mais aussi avec sa sœur. Bien qu’il se découvre amoureux de la jeune fille du passé, l’oedipéenne tragédie se produira-t-elle ? Se changera-t-elle en sérénité ? Ce sont cette fois-ci des résonances littéraires, entre Sophocle et Kafka, qui irriguent l’univers profondément émouvant d’Haruki Murakami. De plus, comme le dit le poète William Butler Yeats, « la responsabilité commence dans les rêves ». Aussi, « ton sperme est absorbé dans l’autre monde ». Les personnages s’aventurent dans le lacis de la filiation, des vies antérieures et des réincarnations, mais aussi dans une forêt initiatique où il faut laisser Eurydice. En un roman exponentiel, là « où tu devras vivre dans ta propre bibliothèque », là également sont les résonances…

 

      La délicatesse du réalisme onirique d’Haruki Murakami (né en 1949 à Kyoto) fait ici et là merveille, non loin d’ailleurs de l’écriture de Yoko Ogawa[6], mieux semble-t-il que dans le triptyque formé par 1Q84. Mieux encore que dans la nouvelle térébrante titrée L’Etrange bibliothèque[7], où, des leitmotivs parcourant le patrimoine de l’écrivain, l’on croise une fillette consolatrice, un « homme-mouton » (renvoyant à La Course du mouton sauvage[8]), où un vieux bibliothécaire entraîne un enfant au fond d’un labyrinthe et l’oblige à lire des ouvrages abscons qu’il mémorise cependant parfaitement, sous peine de relégation perpétuelle. Il serait en tous cas pour le moins risqué d’être enfermé à perpétuité dans un livre d’Haruki Murakami. Pourtant même la peur qui peut y régner semble enchanteresse…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Haruki Murakami : De la musique. Conversations avec Seiji Ozawa, Belfond, 2018.

[2] Murasaki-shikibu : Le Dit du Genji, Diane de Selliers, 2007.

[3] Haruki Murakami : 1Q84, Belfond, 2011.

[7] Haruki Murakami : L’Etrange bibliothèque, 10-18, 2016.

[8] Haruki Murakami : La Course du mouton sauvage, Seuil, 1982.

 

Photo : T. Guinhut.

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1 octobre 2018 1 01 /10 /octobre /2018 16:50

 

La Vueltona, Camaleño, Picos de Europa, Cantabria.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

À l’ombre de Tanizaki :

de l’Eloge de l’ombre au Noir sur blanc.

 

 

 

Tanizaki Jun’ichiro : Louange de l’ombre, traduit du japonais

par Ryoko Sekiguchi et Patrick Honoré, Philippe Picquier, 112 p, 13 €.

 

Tanizaki Jun’ichiro : Noir sur blanc, traduit du japonais

par Ryoko Sekiguchi et Patrick Honoré, Philippe Picquier, 256 p, 19,50 €.

 

 

      Il est des ombres esthétiques chez le japonais Tanizaki, celles de Louange de l’ombre, et d’autres plus vénéneuses, dans un récit écrit « noir sur blanc », ou comme dans sa célèbre Confession impudique, ou encore le Journal d’un vieux fou. L’on croyait tout connaitre de Tanizaki Jun’ichiro (1886-1765) grâce aux deux volumineux Pléiades proposant ses Œuvres, là où son essai ombreux, qui bénéficie aujourd’hui d’une nouvelle traduction, le dispute en réputation avec une production romanesque profuse. Etonnamment, il restait au moins un inédit, du moins en traduction française, un roman divertissant et un brin pervers. Disons-le tout net : il ne s’agit là en rien d’un fond de tiroir. Noir sur blanc, publié en 1928, est un titre mystérieux, quoique il nous entraîne vers les rives du roman noir, ce qui n’est ni tout à fait faux, ni tout à fait vrai. Assassiner ses personnages conduirait-il à faire de l’écrivain un réel tueur ?

 

      Ouvrez-nous vos toilettes, nous vous dirons qui vous êtres, ou du moins de quelle culture vous relevez. Une fois passé le premier chapitre de Louange de l’ombre consacré aux nécessaires et cependant gênantes nouveautés technologiques (chauffage et électricité), à l’occasion desquelles il faut « sacrifier le pratique à l'esthétique » traditionnelle de la maison nippone, il peut paraître surprenant qu'en la demeure Tanizaki entre dans le vif du sujet en nous entretenant de ce lieu d’aisance, intime et peu ragoutant. Au rebours de nos lieux aseptisés, blancs et brillants, il préfère entrer « en méditation » en un cabanon : « Pour goûter cette volupté, il n'est de lieu plus adéquat que des toilettes japonaises, entouré de murs sobres et de bois joliment veiné, un œil sur le bleu du ciel et le vert des arbres ». Là, dans une juste pénombre, comment ne pas composer un bouquet d'haïkus ? Notons qu’à l’occasion d’une première traduction‌ sous le titre d’Eloge de l'ombre[1], René Sieffert proposait : « à l’abri de murs tout simples, à la surface nette », ce qui est fort différent, voire de l’ordre du contresens, quoique nous ne lisions pas le japonais. Comment faire la Louange de l'ombre sinon au travers des mots de Tanizaki ? L'on pourrait imaginer qu'en telle labile matière le doigté du traducteur serait essentiel. Certes. Mais qu'il s'agisse de la plus ancienne, parue en 1977, ou de celle-ci par Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré, une ombre soyeuse passe ; même si la blancheur trop immaculée des pages est passablement blessante pour la vue. Aussi intense, fluide et richissime qu’apparemment mince, l’ouvrage enveloppe son lecteur dans une délicieuse atmosphère.

      L'attention de l'écrivain est curieuse, attentive, omnivore : « même un banal objet de bureau a une influence infinie ». Or la luminosité la plus propre à l’expression ne peut être que primordiale, mais c’est celle de l’ombre : « Notre musique est discrète et mouvante par nature […] De même pour nos arts oratoires : nos voix sont délicates, nos paroles sont mesurées »… Car « ce qui brille trop fort ne procure pas la paix de l’esprit ». Ainsi le vert du jade est-il préférable aux éblouissements du diamant ou du rubis, si l’on sait « trouver du charme à ces pierres mystérieusement opaques jusque dans leurs tréfonds d’une lumière mate et onctueuse, comme la coalescence d’une lumière vieille de plusieurs siècles ». Si hélas nous ne lisons pas le japonais, une telle phrase semble procurer la sensation de la perfection poétique…

      Ainsi traduite, la prose de Tanizaki parait pouvoir être lue comme un poème. Il use d’oxymores sans violence : « nous préférons le brillant ombré au clinquant superficiel ». Comme lorsqu’à la cassure d’un humble bol, plutôt qu’un neuf, le Japonais esthète préfère fondre un éclair d’or mat pour lui rendre sa concavité. De même les couleurs de la laque ne s’apprécient qu’au moyen « de couches de ténèbres ». De surcoît « la peau du papier occidental donne presque l’impression de renvoyer la lumière, là où celle du papier chinois ou du hôsho, comme un doux duvet de première neige, l’absorbe en elle »…

      Toutes les composantes de la culture japonaise la plus raffinée sont baignées par ce lait d’ombre. La cuisine par exemple : elle « est faite pour être méditée ». Goûtant une « pâte de fruit yôkan », il faut au préalable goûter avec les yeux de la méditation « sa surface translucide et nuageuse comme du jade ». Toute une émotion spirituelle se glisse dans les sens : « Lorsqu’on porte en bouche cette chose fraîche et lisse, c’est comme si la pénombre de la pièce entière se transformait en une masse de douceur fondant sous la langue ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      De la pénombre d’un temple à celle de d’une demeure abritée de l’excessive insolence solaire par un auvent, une fragile et durable cohérence relie les fils d’ombre d’une esthétique : « la beauté ne réside pas dans les objets mais dans le jeu d’ombres qui se crée entre les objets, dans le clair-obscur ». Jusqu’à la femme japonaise, aux dents soigneusement noircies : « nos ancêtres ont considéré les femmes comme des laques parsemées de poudre d’or ou de nacre, inséparables de l’ombre, et les ont plongées autant que faire se peut dans le noir, les ont couvertes de longs vêtements à longues manches, d’où seule dépassait la tête, distinguée du reste », blanche et poudrée comme l’on sait. Certes la condition de la femme japonaise n’est pas toujours enviable, mais la condition de la beauté, si. Il nous faudra, à nous autres béotiens occidentaux, une remise en question profonde et une souplesse mentale hors pair pour savoir l’apprécier comme il se doit selon Tanizaki : « Je n’imagine pas visage plus blanc que celui d’une jeune femme qui sourit en laissant apparaître de temps à autre ses dents d’une noir de laque entre ses lèvres vertes comme un feu follet, dans l’ombre tremblotante d’une lanterne ». Il faut aller jusqu’au bout de l’essai, et de la démarche, pour trouver ceci : « Je voudrais allonger l’avant-toit du sanctuaire qu’est la littérature, assombrir ses murs, plonger dans le noir ce qui est trop visible, en éliminer les décorations intérieures inutiles ». Ainsi se dessine un art d’écrire…

      Composé en 1933, ce traité d'esthétique profondément délicieux, outre sa leçon d’humilité, parait d'abord un éloge paradoxal, de ces éloges qui vantent un objet déplaisant au premier regard, comme « L'éloge de la mouche[2] », chez le philosophe Grec de l’Antiquité Lucien. D’autant paradoxal que selon l’un deux traducteurs et préfacier, « une telle esthétique de l’ombre subsiste davantage en Occident qu’au Japon, où l’on est en permanence assailli par une lumière blanche et crue ». Semble-t-il, du moins en Occident, où l’on peut jouir d’un dîner aux chandelles, que nous devions préférer la lumière à l'ombre ? Loin d'être angoissante ou dépressive, celle-là est fraîche, paisible. Aussi Tanizaki prend soin de transmettre une sensibilité japonaise pérenne, cependant déjà ancienne à son époque gagnée par l’occidentalisation. Ce qu’il poursuivra en traduisant en japonais moderne le Roman du Genji, venu du XI° siècle, où « chaque expression se trouve légèrement voilée, dit-il, comme la lune entourée d’un halo[3] ».

Meiryusai et Sensai : Vues diverses des dix mille choses, Tokyo, 1880.

Photo : T. Guinhut.

 

      Hors la symbolique du bien et du mal, ce Noir sur blanc est celui des caractères imprimés sur la page. En effet, le héros de ce roman, ou plus exactement anti-héros, Mizuno, est écrivain. C’est un solitaire, passablement médiocre et velléitaire, peinant à livrer ses textes au magazine qui l’emploie, impécunieux, payant des prostituées, courant après son fantasme de femmes vénales. Sa liaison avec une dactylo veuve d’un Allemand dont il prétend faire son « jouet » devient un rameau secondaire du récit : « je voudrais que tu inventes une intrigue pour moi », lui demande-t-il. Aussi se métamorphose-t-elle : « une femme, un fauve, une divinité ». Les affres et les images de l’érotisme rappellent La Confession impudique. La satire n’est pas sans un discret et cruel humour.

      Le romancier pousse le réalisme à sa dernière extrémité. Le crime que son personnage commet dans « Jusqu’au meurtre » doit être le double de celui qu’il réussit, sans autre mobile apparent : « un meurtre réel basé sur un roman qui décrivait un meurtre fictif ». Echo du Raskolnikov de Crime et châtiment de Dostoïevski, il se sent « capable d’accomplir n’importe quel crime en toute indifférence ». Hors ce qui pourrait permettre d’identifier le meurtrier, la victime doit ressembler à son modèle. Hélas l’écrivain, toujours en retard pour rendre ses manuscrits, laisse passer une coquille : le nom exact de la victime dans la vraie vie ! Une fois publié, « Jusqu’au meurtre » est bientôt suivi par la rédaction d’une suite : « Jusqu’à ce que l’auteur de « Jusqu’au meurtre » meure »…

      Le Kojima en question, qu’il compare à une « chaussure qui parle », à une « vieille godasse », est en effet tué. Notre écrivain, pris par les brumes de l’alcool et de la luxure, l’aurait-il caché à son lecteur ? N’est-ce qu’une désastreuse coïncidence ? L’alibi selon lequel il a passé la nuit du meurtre avec cette femme sans nom semble bien fragile, tant il est impossible de retrouver son logis, tant elle fut prudente, devant la littéraire préméditation. D’autant qu’il a tué un paquet de personnages dans ses romans : « D’ailleurs, si son épouse l’avait quitté, c’est bien parce qu’il en avait écrit trois ou quatre coup sur coup où le meurtrier assassinait sa propre femme »…

      La dimension policière est certes attrayante ici, mais outre l’analyse psychologique fouillée, il est question de l’engagement de l’écrivain : jusqu’où doit-il pousser le scrupule et l’exactitude, doit-il risquer sa liberté, sa vie, dans le souci de son œuvre ? L’inspecteur qui l’interroge est évidemment un de ses lecteurs perspicaces, qui n’a guère de doute sur l’implication de son interlocuteur. L’éditeur quant à lui « sautera de joie », car il publiera une œuvre célèbre : « le roman qui a coûté la vie à son auteur » !

Ce jeu de miroir est-il un autoportrait ironique de l’auteur lui-même ? Tanizaki est coutumier des personnages tourmentés qu’il tourmente à plaisir, en un kaléidoscope de fictions et de sensations, de délicieuse perversion. Son histoire est un chef d’œuvre machiavélique, au point que fiction et réalité finissent par se refermer sur l’écrivain-marionnette pour le broyer entre leurs serres. Que le lecteur soit rassuré, il ne lui arrivera rien, pas même une inculpation pour complicité. Nous l’avons échappé belle !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Selon la critique japonaise de Tanizaki, le « diabolisme » irrigue l’œuvre de toute une vie. En effet, dans Le Kilin[4] siège une terrifiante femme séductrice, dans Le Démon, une femme fascinante entraîne un personnage au crime ; elles sont l’écho de ces terribles femme-fantômes qui parcourent la tradition fantastique japonaise[5]. C’est dans la direction de la Terreur et de La Haine que vibrent les cordes narratives de ses récits, tendues vers Une Mort dorée. En ce dernier titre, le héros, qui fit de sa vie une œuvre d’art, se donne la mort en se couvrant d’or, de façon à servir le Beau jusqu’à son ultime expression. Un érotisme virulent, masochiste, dans Un Amour insensé pour une occidentale à la blanche peau, voire morbide, côtoie un fétichisme aigu dans Le Pied de Fumiko ou La Mèche. Pire, un personnage de La Mère du général Shigemoto va jusqu’à prendre possession de la boite qui doit contenir les excréments de sa belle… Avec La Clef (d’abord publié en France sous le titre de La Confession impudique), dans lequel les deux diaristes échangent leurs journaux intimes,  le scandale n’est pas loin. Car une épouse, plus manipulatrice que jamais, épuise la sexualité de son mari, dissimulant par là même une intention criminelle à l’égard de l’époux consentant. Au-delà des traditionnelles histoires de geishas et de prostituées, l’honorabilité du couple japonais en prend un coup. Il n’y a pas ici la moindre ombre pour feutrer la chose.

      Reflet des tensions personnelles d’un auteur que ses mariages affligent ou subliment, cet amoralisme se heurte à une société notoirement puritaine. Les masques du théâtre kabuki, puis du roman policier, comme dans Noir sur blanc, permettent de faire passer des pulsions à la croisée du crime et de l’esthétique. Comme celle, japonaise, du « hentai », qui associe perversion et métamorphose : pensons à la fameuse femme qu’enlace la pieuvre suceuse d’Hokusai. Le « hentai » trouvera d’ailleurs dans le manga contemporain des développements infinis.

      Les dernières œuvres de l’écrivain croiseront les ombres d’Hiroshima et de Nagasaki, les fantômes de ses amis morts, le spectre de sa prochaine disparition. Spectre qu’il tente de narguer, de dépasser, en usant d’un registre tragi-comique dans l’ultime Journal d’un vieux fou...

 

      Inoubliable auteur d’une esthétique paradoxale, qui associe un érotisme parfois cruel à l’ombreux « goût du zen », et qui cependant peut séduire un Occidental averti, Junichiro Tanizaki relate dans ses Années d’enfance un souvenir hautement symbolique. À l’occasion d’un tremblement de terre, il se réfugia contre sa mère : « je barbouillais de traits noirs les seins de ma mère », ce avec son « pinceau à calligraphier[6] ». Faut-il penser qu’il s’agit du point d’orgue inaugural de l’œuvre entière ?

 

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Noir sur blanc a été publiée dans Le Matricule des anges, juillet-août 2018

 

[1] Tanizaki Jun’ichirô : Eloge de l’ombre, Publications Orientalistes de France, 1977.

[2] Lucien : « Eloge de la mouche », Œuvres, t II, Hachette, 1874, p 267.

[3] Tanizaki Jun’ichirô : Œuvres, La Pléiade, 1998, t I, p XI.

[4] Toutes les œuvres ici citées sont publiées dans les deux volumes de la Pléiade.

[6] Tanizaki Jun’ichirô : Années d’enfance, « Haute enfance », Gallimard, 1993, p 100.

 

Lago di Fazzon, Trentino Alto-Adige.

Photo : T. Guinhut.

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5 mai 2018 6 05 /05 /mai /2018 16:54

 

Bibliothèque sino-japonaise. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

 

 

Enfers et fantômes D’Asie, de Chine et du Japon.

 

Pu Songling : Contes étranges,

 

Lafcadio Hearn : Kwaidan.

 

 

 

 

 

Enfers et fantômes d’Asie,

sous la direction de Julien Rousseau et Stéphane du Mesnildot,

Musée du Quai Branly, Flammarion, 276 p, 45 €.

 

Pu Songling : Chroniques de l’étrange, traduit du chinois par André Lévy,

Philippe Picquier, 2010 p, deux volumes sous coffret, 59 €.

 

Lafcadio Hearn : Kwaidan. Histoires et études de sujets étranges,

traduit de l’anglais (Etats-Unis/Japon) par Jacques Finné, 256 p, José Corti, 21 €.

 

 

 

 

      Enfers et fantômes, levez-vous depuis l’Orient ! Vous n’êtes pas confinés au Tartare grec, aux fosses concentriques de Dante et aux nouvelles occidentales d’Henry James, dont Le Tour d’écrou sait si bien faire frémir. Répondant au séjour de Pluton et à l’Enfer chrétien[1], un atavisme anthropologique témoigne de l’universalité du mythe infernal et de leurs corollaires : les fantômes. Venus de Chine, de Thaïlande et du Japon, ils sont dans les vitrines d’une exposition ébouriffante, parfois à faire dresser les cheveux sur la tête, du Musée du Quai Branly, à Paris, mais aussi dans un catalogue aussi disert que généreusement illustré : Enfers et fantômes d’Asie. Reste à compléter cette visite grâce à deux œuvres littéraires : elles se répondent à plusieurs siècles de distance, de part et d’autre et au-delà de la Mer jaune : les Chroniques de l’étrange de Pu Songling et le Kwaidan de Lafcadio Hearn.

 

      Depuis la peinture bouddhique traditionnelle, l’on assiste à une torrentielle efflorescence de démons. Mais en se mêlant à la culture populaire, puis en investissant le manga, le cinéma, ils perdurent et se renouvellent, jusqu’aux plus récents avatars de la pop culture. Enfers et fantômes d’Asie regorge de visions sanglantes, de masques infernaux et de vampires. Car parmi les possibles réincarnations offertes par le bouddhisme, outre celles divines au paradis, humaines et animales sur terre, l’on oublie trop souvent la possibilité de vivre une vie seconde sous la forme de démons infernaux, de fantômes affamés et de damnés. Aux tréfonds du monde souterrain règnent les Dix Rois des enfers qui s’ingénient à exciter leurs séides et tourmenteurs d’une humanité déchue, ce pour l’éternité. De même, le taoïsme chinois et le shintoïsme japonais sont imprégnés de cette imagerie qui ordonne la distribution du bien et du mal post-mortem. La littérature bouddhique populaire raffole des récits de catabase (à la manière d’Orphée), comme celle du moine Mulian, qui descend dans les profondeurs à la recherche de ses parents défunts. Non sans rivaliser avec la Divine comédie de Dante[2], les feux et les tisons ardents ne sont pas loin de la « montagne aux couteaux » et de « l’étang glacé ».

      Quant aux défunts que l’on aurait omis d’honorer au cours d’un rituel funéraire adéquat et d’un scrupuleux culte des ancêtres, gare ! Ils sont capables de se changer en « revenants affamés », d’où la nécessité des femmes chamanes. Les pires sont peut-être les fantômes d’enfants qui n’ont pas pu vivre : leur « karma » inachevé leur empêchant toute réincarnation. De surcroit, la rancœur de celui qui eut la malchance de se voir assassiné le pousse à de complexes scénarios vengeurs. Les fantômes des rouleaux peints japonais abondent en coupables d’avarice et de diverses exactions, qui, la mort venue, sortent affamés des enfers, ancêtres de nos zombies et autres mort-vivants. Leur voracité exhibe la vigueur des crocs et leurs viscères apparents. C’est ainsi qu’ils sont les prédateurs suprêmes en Asie du Sud-Est, en particulier dans la culture thaïe, où règne le « phi », cette entité spirituelle omniprésente, au point que l’on confectionne avec le plus grand soin des masques de « Phi Ta Khon », pour incarner « la force incontrôlable de la nature, source de vie comme de mort », mais aussi des « amulettes de fœtus ».

      Les femmes surnaturelles sont légion : Oiwa est la « justicière des épouses assassinées ». Son visage bleuâtre aux commissures sanglantes fait froid dans le dos. Elle est évidemment devenue une héroïne cinématographique, aux côtés de la « vengeance féline » du Bakeneko et de « la femme des neiges ». L’on devine que les amours entre les humains et ces créatures d’un autre monde sont impératives et infiniment risquées… Esprit protecteur ou femme fatale, telles sont les dames qui passent les portes de l’impalpable pour caresser ou fustiger les vivants.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Des peintures les plus anciennes, -jusqu’au X° siècle- aux œuvres de cinq artistes contemporains, ce livre-exposition parcourt à la fois le temps, et l’espace, de la Chine au Japon et du Cambodge à la Thaïlande. Le voyage culturel est également un voyage parmi les plus furieux fantasmes. On se cachera sous la couette tant le sang dégouline des plaies béantes, tant les squelettes brinquebalent, à moins de préférer en rire…

L’estampe, travaillée par Hokusaï montre un squelette griffu et bien vivant. D’autres sont habitées par « spectre-squelette » démesuré. Le cinéma japonais s’honore d’un film inclassable : Jigoku (L’Enfer) de Nobuo Nakagama, qui trimballe un étudiant en philosophie entre les « enfers glacés et bleus de la solitude » et les « enfers rougeoyants de la chair souffrante ». Plus subtilement inquiétante peut-être, la demi-jeune fille à la coulure de cheveux noirs et plumant un poulet par Fukuyo Matsui, intitulée « Nyctalopia » et peinte sur soie en 2005.

      Nourri d’entretiens avec des cinéastes de la « J-horror », de commentaires éclairants de divers spécialistes qui viennent aussi bien du musée parisien Guimet que du musée d’ethnologie d’Osaka, ce volume est un trésor, éclectique, tour à tour raffiné et vénéneux. Une iconographie incroyablement variée, somptueuse, habite cet ouvrage consacré aux proliférantes déclinaisons des Enfers et fantômes d’Asie. Les spectres du Japon sont inspirés par le théâtre kabuki, les jeunes filles en blancs prennent l’apparence des photos spirites et les visages canins aux crocs luisants surgissent parmi le graphisme explosif des mangas, où les têtes coupées rougissent les draps et les oreillers. On obtient ainsi le comble du mauvais goût : le « scum horreor », sans compter les figurines pour enfants et les spectres flageolants et criards des jeux video. En Chine, où l’on sculpte des « monstre-gardiens de tombes », les vampires hantent la nuit, et seul un rituel taoïste permettra de les neutraliser. Les « jardins des enfers » thaïlandais regorgent de sculptures de damnés faméliques et torturés : sciés, empalées, dégoulinants de sang, les films d’horreur thaïlandais usent et abusent d’une « tête volante d’où pendent son cœur (parfois illuminé) et ses intestins »… Ainsi les compositions les plus raffinées venues des arts picturaux anciens font bon ménage avec le gore le plus échevelé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      La Chine a ses fantômes, ses animaux ensorceleurs, ses génies et ses métamorphoses. C’est cependant sans peur, quoique avec la circonspection de la raison, qu’il faudra se plonger au plein bouillon des deux mille pages des Chroniques de l’étrange rédigées au XVII° siècle par Pu Songling. Ce sont cinq cent trois récits fantastiques, toujours variés, oscillant entre animalité, fantasme, terreur, monde de l’au-delà et tableaux de la société d’ici-bas. Car en la province du Shandong, l’on passe de la vie à la mort, et vice-versa, avec une facilité déconcertante, tant ces deux mondes sont poreux.

      Au cours d’un demi-siècle d’écriture, et en douze rouleaux, Pu Songling convoque le monde de l’esprit et les pouvoirs maléfiques. Il offre une compilation sans ordre, ni chronologique, ni thématique, mais qu’importe. En une langue classique chinoise, nuancée de propos populaires, traduite pour nous avec la plus grande efficacité narrative, les prodiges s’accumulent, rebondissent, se répondent. L’étrange (« yi ») est pour le moins merveilleux, souvent terrifiant, parfois violent. En fait l’étrangeté chinoise concerne tout ce qui est autre, alors que « le bizarre » (« guai ») nous rapproche du maléfique », souligne le préfacier et traducteur, André Lévy. Aussi l’on trouve quelque histoires policières, dans lesquelles le surnaturel n’intervient pas un instant : « Erreur judiciaire », « La piste du poème », ou encore « La perspicacité du censeur Yu », qui précèdent les ultérieures nouvelles d’Edgar Allan Poe et d’Arthur Conan Doyle. C’est d’ailleurs ce vivier qui inspirera le fameux juge Ti créé  par l’orientaliste néerlandais Robert Van Gulik…

      Mais, au chatoiement du surnaturel, on croise le dévouement d’une « demie-renarde », et bien d’autres renardes au complet, follement séductrices, qui sont femmes spectrales et animales trompeuses, dangereuses et « vengeresses ». Rôdent également des revenantes, à moins que les spectres ne consentent qu’à témoigner de « vies antérieures ». Or l’amour, voire cet érotisme que ne prisait guère la haute société chinoise, parsème ces récits : voici des émois devant deux petits pieds bandés, voici la substitution d’une tête féminine ravissante sur un corps parfait, qui jusque-là n’avait pas un visage à sa hauteur. Cependant les femmes querelleuses, reflets des belles-sœurs de l’auteur, caquètent à l’envi. Une « mégère repentie » pourrait faire écho à La Mégère apprivoisée de Shakespeare. La dimension morale est ainsi souvent patente.

      Un « poirier magique » pousse en quelques secondes, un « sermon aux spectres » permet de volatiliser les ombres de brigands exécutés et coupables de maléfices post mortem. Plus incroyable encore, une femme parait « accoucher d’un dragon », dont la tête apparait un moment, faisant mine de jaillir ; heureusement nait « une fille aux chairs translucides comme le cristal, au point qu’on pouvait détailler le nombre de ses viscères ». Et ce ne sont là que quelques-uns des prodiges de ces contes sans cesse palpitants et étonnants sous le pinceau toujours vif de Pu Songling.

      Un autre axe de lecture peut nous permettre de goûter ces Chroniques de l’étrange. L’on y découvre, diffractée en de nombreux tableautins, une société chinoise conservatrice, des classes sociales bien dessinées, des caractères typés. Sans oublier le talent de satiriste parfois mordant de l’auteur. On se moque avec amertume des concours, ces obligés de l’accession des lettrés aux places tant enviées de l’administration locale et impériale, comme dans « Poisse aux concours ». Accéder à la carrière mandarinale n’est pas de tout repos.

      Enfin, il n’y a pas que chez Charles Nodier[3] que l’on fait connaissance avec l’espèce étrange du « bibliomane ». Chez Pu Songling, il est « Le fou des livres ». Une délicieuse jeune fille nait d’une illustration parmi les pages, enivrant son lecteur. Cependant il lui faut rationner les lectures de l’impénitent bibliomane, de façon à ramener le drôle au travail. Elle lui fait perfectionner l’art des échecs, de la mélodie, de se faire des amis et de faire l’amour, avant de disparaitre… Mais, en quête du fautif, le sous-préfet vient se livrer à un autodafé de la bibliothèque : « Voyant que les livres emplissaient les bâtiments jusqu’aux plafonds, il ne se donna pas la peine de faire faire des recherches et fit tout brûler ». Autodafé qu’illustre avec une ardeur rubiconde un manuscrit peint probablement au XVIII° siècle et conservé à la Fondation Bodmer[4]. Le jeune homme réussira néanmoins ses examens grâce à la jeune fille : car « Dans les livres tu trouveras beauté de jade ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Presque aussi étrange que ses récits, Lafcadio Hearn, né Grec en 1850, fut d’abord un misérable Américain, chargé de boulots sordides pour survivre, trouvant par miracle la curiosité et l’énergie de la lecture, car il était à-demi aveugle, avant de se livrer au journalisme, puis d’émigrer au Japon, où il mourut citoyen japonais en 1904. Il s’appelait alors Yakumo Koizumi et laissait une épouse native de l’archipel du soleil levant. Il enseigna la littérature anglaise, et surtout Shakespeare, à l’Université de Tokyo. Outre ses traductions de Flaubert ou Nerval en anglais, il trouva le temps de faire l’ascension du Fuji et de publier une quinzaine de volumes traitant de son Extrême-Orient d’élection, roman et autres « esquisses » religieuses et ethnographiques…

      Lafcadio Hearn est un passeur hors pair de la culture et du merveilleux japonais. Kwaidan (que l’on peut traduire par récit de fantômes) nous propose une compilation toute originale. Car ces contes japonais sont narrés avec art, sensibilité et un fin pouvoir de suggestion. Non content de puiser dans le fonds littéraire et légendaire, il rédige l’histoire qui lui a conté un fermier, voire offre « le fruit d’une expérience personnelle ». Dix-huit récits incitent à la rêverie. Pour reprendre le sous-titre, « Histoires et études de sujets étranges », le fantastique, plus exactement le merveilleux, nous ravissent, comme l’indique l’inscription dans la collection « Merveilleux » de l’éditeur. Fantômes, goules, « monstres poilus », spectres sans tête, démons mangeurs d’hommes pullulent et sont l’objet d’une évidence, le monde des vivants et celui des morts coexistant, ce dont personne ne doute.

    Pourtant ces contes enlevés, qui font écho aux Contes étranges du Chinois Pu Songling, s’inscrivent dans une réelle historicité : religion bouddhiste, samouraïs et batailles entre les clans parmi les siècles du Japon ancien. Le surnaturel leur permet de s’achever par une chute, apaisante, facétieuse, ironique, ou terrible.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Hoïchi, un récitant aveugle s’accompagnant de son biwa, doit, chaque nuit, briller en son art poétique et épique : il chante une bataille devant une assemblée choisie profondément émue. Hélas, ce sont des « feux-fantômes » dans un cimetière. Comment s’affranchir du sortilège ? L’aventure lui coûtera ses oreilles arrachées. L’amour est un thème récurrent, qu’il s’agisse d’un canard évoquant l’amant disparu, ou de la réincarnation consolatrice d’une jeune fiancé, nommée Otéi. Un vieux samouraï sait « transférer sa propre vie » à son cher cerisier. Pire, une tête coupée mord une pierre selon la promesse de son propriétaire ; elle causera bien du souci à son bourreau ; quoique... Une autre, fort agressive, orne la manche d’un samouraï devenu moine. Quant aux apparitions féminines, aussi pures que la neige, elles ne laissent pas de tuer ou d’épargner selon leur bon vouloir, qu’il faudra taire, sous peine de châtiment, y compris si ce sont de délicieuses séductrices. Un miroir de bronze perdu est « l’âme » d’une femme, aussi refuse-t-il de fondre ! Une fois morte, celle qui le possède promet que la cloche qui a incorporé le métal  « procurera de grands biens » en se brisant, aussi va-t-on s’échiner à la briser. Or, « certaines croyances anciennes parlent de l’efficacité magique d’une opération mentale appelée nazoraëru ». L’analyse est bien de la plume de Lafcadio Hearn. Ainsi, à la lisière de l’essai, de l’anthologie et de l’entomologie, les « Etudes sur des insectes » présentent une « jeune chinoise que les papillons confondaient avec une fleur ».

      Le lecteur occidental, tout autant que Lafcadio Hearn, est délicieusement fasciné par cet exotisme qui n’est pas de bazar. La sûreté de la narration, les nuances psychologiques, la discrétion de l’effroi, jamais clinquant (on devine le talent du traducteur) font merveille. D’autant que quelques poèmes, parfois à double sens, se glissent dans la narration intensément poétique : « L’âme d’un arbre est mon âme », avoue la belle mourante…

 

      Pourquoi tant d’étrangetés, d’enfers et autres fantômes ? Outre l’imagerie de nos terreurs morbides, l’inquiétude eschatologique nous pousse à imaginer de bien fictionnels au-delà, dont la dimension morale n’échappera à personne, punissant nos crimes, récompensant nos vertus. Visiter une telle exposition, lire de tels récits reviennent à des cérémonies d’exorcisme. Fut-il se munir du « couteau d’exorciste de la culture thaie » ? Ou garder son sang-froid le plus reposant devant l’avalanche des terreurs et des imageries infernales et spectrales… Entre divertissement et terreurs millénaristes, les spectres d’une individualité inquiète, d’une société malade, dont les écrivains, peintres et cinéastes aiment nous abreuver, sont probablement les expressions d’une catharsis nécessaire. Ainsi, grâce au détachement, saurons-nous libérer nos âmes.

 

Thierry Guinhut

Une vie- d'écriture et de photographie

La partie sur Lafcadio Hearn a été publiée dans Le Matricule des anges, avril 2018

 

[3] Voir : Bibliophilie et bibliomanie de Charles Nodier à Umberto Eco

[4] Pu Songling : Trois contes étranges, PUF, Sources, Fondation Martin Bodmer, 2009.

 

Lafcadio Hearn : Fantômes japonais, Piazza, 1930. Photo : T. Guinhut.

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