traduit du japonais par Patrick Honnoré, Actes Sud, 2014, 288 p, 21,80 €.
Mieko Kawakami : Seins et œufs, traduit par Patrick Honnoré, Actes Sud, 112 p, 13,50 €.
Mieko Kawakami : Heaven, traduit par Patrick Honnoré, Actes Sud, 2016, 240 p, 20 €.
Mieko Kawakami : J’adore, traduit par Patrick Honoré, Actes Sud, 2020, 224 p, 21,50 €.
Kawakami Hiromi : Le Temps qui va, le temps qui vient,
traduit par Elisabeth Suetsugu, Philippe Picquier, 2013, 280 p, 19 €.
À la charnière des X° et XI° siècles, le Japon connut un « âge d’or de la prose féminine[1] ». Qui sait si les auteures du Dit du Genji, Dame Murasaki Shikibu, des Notes de chevet (ou « de l’oreiller »), Sei Shônagon[2], ont trouvé une lointaine et plus modeste descendante en la personne de Mieko Kawakami, pour un nouvel âge d’or de la féminité littéraire japonaise ? Murasaki Shikibu dépliait, sous le voile translucide d’un érotisme discret, la vie des femmes de la cour, leurs amours intenses et souvent contrariés, en un immense roman-fleuve constellé de poèmes allusifs : les waka. Notre contemporaine reçut le fameux prix Agutagawa pour sa nouvelle au titre indécent et comique : Seins et Œufs. Elle sut alors comment rendre intéressante les vies les plus banales. Il semble qu’il s’agisse d’un art maîtrisé par les auteurs japonais, au premier rang desquels la jeune Mieko Kawakami, née à Osaka en 1978. On l’avait remarquée lors de son bref roman intimiste et discrètement féministe ; elle récidive, avec De routes les nuits, les amants, puis avec J’adore, en explorant la personnalité, si pauvre en apparence, d’une anti-héroïne, puis de deux adolescents. Découvrons également, par rebond, le roman d’une homonyme, Kawakami Hiromi, dont nous lirons Le Temps qui va, le temps qui vient.
Les générations de femmes japonaises sont l’un des fils d’Ariane de la romancière et nouvelliste Mieko Kawakami, également diplômée de philosophie, musicienne, actrice et poète. Dans Seins et œufs, c’est en toute sensibilité qu’elle oppose une fille et sa mère de quarante ans, dont le projet, la lubie, est de se faire refaire les seins. Sa petite poitrine, plate comme des « œufs », est en effet pour elle une « malédiction ». On se doute que la chirurgie esthétique serait une revanche sur la jeunesse perdue, voire une concurrence insidieuse avec son enfant en devenir de femme. L’adolescente pubertaire tourne alors ses réflexions angoissées vers son propre corps, ses règles, la reproduction sexuée ; au point de demander aux ovules et aux spermatozoïdes » si l’on « devrait éviter de les faire se rencontrer ». Elle ne communique qu’avec les notes d’un carnet, se mure dans le silence, dans son journal intime dont les pages alternent avec le récit de Natsu, la cadette célibataire de Makiko. Comme au cours de Toutes les nuits, les amants, le réalisme du huis clos, un rien clinique, est légèrement tragicomique. Reste que toute japonaise que soit la sensibilité de Mieko Kawakami, entre analyse impitoyable des fantasmes, des peurs, des désillusions et compassion, elle devient la nôtre, reflétant plus que des destins de femmes, mais d’humanité.
C’est par antiphrase que le titre nous accroche : Toutes les nuits, les amants. Car Fuyuko n’a pas le moindre amant pour ses nuits, en sa chasteté rétrécie, ni pas grand-chose pour plaire d’ailleurs. Elle est passe-partout, la trentaine peu causante, quoique volontiers attentive, elle couve une addiction pitoyable au saké, qui alourdit son haleine. Sa culture est d’une faiblesse insigne, puisqu’elle ne retient rien de ce qu’elle lit. Pourtant, elle est correctrice free-lance, maniaque invétérée de son métier qu’elle exerce comme un sacerdoce laïque et moral : « C’était comme si je n’existais nulle part ». Ses rares rencontres sont formelles, avec Hijiri, sa patronne néanmoins amicale et dont la vie relationnelle et sexuelle est agitée, nombreuse, en une parfaite antithèse. Mais aussi, peu à peu, de loin en loin, avec un homme, Mitsutsuka, professeur de physique, dont le discours sur la lumière la fascine. Va-t-elle laisser ouvrir sa carapace au contact de ces deux êtres ? Saura-t-elle ce qu’est l’amitié, voire l’amour avec celui qui offre un disque de Chopin, avec qui elle mange « une soupe de terre » ?
Au creux des abîmes existentiels de la solitude psychologique et de la relation avec l’étrangeté de l’autre, Mieko Kawakami sait offrir à son lecteur, entraîné à son corps défendant, une intrigue qui le confronte aux incompétences et aux possibilités de son existence. Correctrice, peut-être s’agit-il d’une métaphore de nos tentatives de pouvoir sur le monde et sur autrui ; timide, introvertie, s’agit-il de notre piètre destin sous influence, qui peu à peu s’éclaire en des épiphanies lyriques… Le roman réaliste de l’incommunicabilité devient peu à peu sentimental, profondément émouvant, quoique pas un instant à l’eau de rose. Il traque la condition féminine japonaise au tournant de son évolution, alors que la solitude de l’anti-héroïne s’exile entre femmes indépendantes sexuellement actives et femmes mariées insatisfaites qui se confient à la narratrice.
Sans nul doute, en ce roman qui est peut-être sa plus intense réussite, notre Mieko Kawakami, fouillant et dépliant le non-dit des sentiments et de la sensibilité, est une lointaine héritière de Murasaki Shikibu, cette fabuleuse femme de lettres du XIème siècle, qui inventa le roman psychologique, fort avant Madame de Lafayette. Elle fit s’épanouir, non sans que bien des fleurs s’y fanent, le cœur des femmes de la cour, dans le roman fondateur aux multiples volets de la culture nippone, le Dit du Genji[3]. Certainement peut-on imaginer que Mieko Kawakami, sociologue de la condition et de la sensibilité féminine du tournant du XX° et du XXIème siècle, où les femmes ont plus de liberté, mais non moins de solitude, malgré le format modeste de ses romans, en soit un lointain avatar. Sans compter que ses seins ont de nombreux amants : lecteurs et lectrices…
Chez Mieko Kawakami l’enfance et le passage vers l’âge adulte sont tout un roman. Un roman rose et noir. Le harcèlement scolaire frappe les deux adolescents d’Heaven, l’un brimé pour un défaut physique, l’autre pour son apparence volontairement négligée. La violence des élèves du collège s’abat sur eux comme grêle morale et physique. Cachés aux adultes qui pensent les entourer, leur souffrance, leur stoïcisme les rapproche : ainsi nait une réelle et pudique amitié. La dimension psychologique tout en finesse du roman n’empêche en rien celle sociologique : un roman engagé nait sous nos yeux, un appel à l’attention se lève, de façon à ne plus ignorer les traumatismes du harcèlement scolaire. Est-cette amitié, ou l’espoir de voir un ciel de paix se révéler qui résonnent dans le titre ?
Plus paisible et néanmoins inquiet est J’adore. C’est encore dans et au dehors des salles de classe que se croisent les collégiens Hegatea et Mugi. L’on sait que l’amitié nait de la rencontre de points communs. Ces deux enfants ont tous deux perdu un parent ; mais les unit surtout leur désir effréné de nommer les choses de la vie. La première, dont le père est critique de cinéma, adore les films dont elle mime à la perfection les scènes et les expressions. Le second adore dessiner, arroser de « pluie colorée » le papier et faire le portrait de « Miss Ice Sandwich » pour le lui offrir en un pudique hommage.
D’un narrateur à l’autre, la romancière offre à son lecteur un vif sens de l’observation et des images, vus au travers du regard enfantin, sans cesse à l’affut et surprenant. La grand-mère mutique de Mugi meurt. Hegatea est bouleversée en découvrant sur Internet que son père a une autre fille, d’autant qu’elle est censée rédiger en classe un « Livre de nos souvenirs ». L’incendie du « magasin des pierres à pouvoirs » les impressionne, les failles des adultes les laissent perplexes, entrainent des abîmes de soupçons, de furtives enquêtes, jusqu’à la rencontre des deux sœurs. Comment analyser et exprimer au mieux le mystère de ses émotions ? La brouille et la réconciliation permettent aux deux amis de mieux se comprendre. Au-delà d’une émouvante intrigue, ce sont la concurrence et la complémentarité entre l’image et le langage qui sont mises en scène en ce récit psychologique.
Il n’est pas douteux qu’avec ce quatrième livre traduit chez nous et tout en finesse, Mieko Kawakami puisse nous ravir, d’autant qu’à sa sensibilité particulière s’ajoute la dimension de l’initiation à l’être et au monde.
Voici une homonyme : Kawakami Hiromi, née à Tokyo en 1958, dont nous aimons Le Temps qui va, le temps qui vient. C’est autour d’une boutique de poissonnier que s’organise ce roman en forme de puzzle. Peu à peu, surgit sous nos yeux tout un quartier de Tokyo, mais aussi son mode de vie, parmi lequel cuisine et gastronomie ont une large place. Ses habitants nous rendent visite, nous parlent. Ce sont un veuf et l’amant de sa femme qui deviennent amis, une cliente enseignante avec qui les liens de cordialité et de compassion parviennent à se nouer. Plus loin, comme dans d’autres nouvelles, ce sont les jeunes élèves de cette dernière qui nous content leur enfance, leurs petites amours, leurs amitiés parfois contrariées, leur vie familiale souvent difficile. Ou les parents, dont les vies sont en pointillés : elles vont de mariages en divorces, de maîtresses en remariages, voire jusqu’à la solitude. On y croise un homme malchanceux qui démissionne de plusieurs emplois, avant de devenir « auxiliaire de vie », des gamins qui capturent des vipères pour les vendre. Fait d’une pléiade de petits récits, apparemment disjoints, ce roman intimiste est tissé de psychologie et d’affects, dans une tonalité tendre et douce-amère. Les petits riens et les grands événements se distribuent et se complètent, ténus ou graves, mais toujours dans une sorte de prose semi-poétique qui parvient à toucher la sensibilité du lecteur. Bientôt l’on comprend que tous ces personnages sont liés : « Ces parcelles, innombrables, par millions, par milliards se combinent et nous existons ». Toutes ces existences aléatoires forment un motif dans le tapis de l’univers, comme celui d’Henry James[4]. Ainsi, l’écriture de cette auteure a pour vocation de ressusciter une population inaperçue : « Jusqu’à ce qu’un jour les hommes disparaissent de l’univers, moi, Heizô, Genji, nous vivons. Perpétués par ceux qui vivent aujourd’hui, dans cette ville, dans ce quartier, au fin fond de la mémoire. »
Par chance, Kawakami Hiromi est abondamment traduite. Son écriture est amoureuse de l’amour et de la sexualité, comme dans Les Années douces[5], récit d’une relation épisodique entre une trentenaire et un professeur septuagénaire,ou Les Dix amours de Nishino[6]. Ce roman étonnant sait entretisser avec soin le personnage énigmatique de Nishino, sous les yeux de dix femmes, qui, tour à tour, sont les observatrices et narratrices de ce contrepoint poétique et parfois amusant. Sans guère de doute, l’on peut supposer qu’un inconscient littéraire permet de lier cette romancière, et bien évidemment Mieko Kawakami, à la tradition du Dit du Genji, en un renouvellement obligé du roman sentimental et psychologique en une ère plus moderne et plus féministe.
traduit du japonais par Corinne Atlan, Belfond, 544 p, 22 €.
Haruki Murakami : La Course au mouton sauvage,
traduit du japonais par Patrick De Vos, Belfond, 304 p, 22 €.
Haruki Murakami : Danse, danse, danse,
traduit du japonais par Corinne Atlan, Belfond, 528 p, 22 €.
Haruki Murakami : Profession romancier,
traduit du japonais par Hélène Morita, Belfond, 208 p, 20 €.
Il est à peine étrange, dans le monde d’Haruki Murakami, de tenir entre ses mains le crâne d’une licorne. Il faut bien pour cette expérience, pour le moins initiatique, que se côtoient deux mondes, l’un d’abord réaliste, l’aure paisiblement surnaturel, qui peu à peu coïncident dans le montée de l’onirisme et de l’effroi. C’est dans La Fin des temps que le romancier japonais ne lâche plus le lecteur qui a eu l’imprudence de s’aventurer en ses pages aux ambiances souterraines et aériennes. Le romancier japonais, qui, depuis plusieurs décennies a pour Profession romancier, est aussi celui de La Course au mouton sauvage, qui Danse, danse, danse avec une époustouflante aisance sur les berges contigües de notre monde urbain quotidien et de l’imaginaire le plus ahurissant. Tout ce basculement de l’entendement est pourtant amené avec une facilité déconcertante, ce pourquoi nous y glissons avec tant de confiance, non sans risques conceptuels.
C’est en dépit de ce que l’on pourrait appeler des défauts dans d’autres occurrences que le charme d’Haruki Murakami agit. En effet, de roman en roman, le narrateur-personnage de notre romancier japonais est peu ou prou souvent le même : un jeune homme, ou à l’aube de la maturité, qui aime la bière et le whisky, sans guère d’attaches familiales, et qui se trouve embarqué, à corps défendant, quoiqu’englué dans un monde tout à fait réaliste, parmi des aventures étranges, des univers où le merveilleux dicte ses lois hors-sol. De plus le vocabulaire est d’une simplicité qui confine à la sobriété, voire à la pauvreté, sans parler de détails oiseux de la vie quotidienne qui ne s’embarrassent point d’éviter la répétition.
Cependant, et au moyen de ce qui pourrait apparaître comme des facilités, le lecteur est aspiré sans peine dans le corps et l’esprit du personnage, partageant sa vie, ses sentiments, ses angoisses. L’identification ronronne à plein. D’autant qu’aucune barrière linguistique, syntaxique et stylistique ne s’oppose au quidam qui se lancerait dans une lecture entraînante et rapidement addictive. Le philtre de fantastique est sans ambages absorbé par la crédulité complice.
La Fin des temps est l’un des romans les plus caractéristiques de la manière de notre écrivain japonais. Comme sous la forme d’un contrepoint, il fait alterner deux parties qui sont autant d’espaces différents : « Pays des merveilles sans merci » et « Fin du monde ». Le premier est à la fois dans et sous Tokyo, le second dans la « Ville de la Fin des temps », entourée de forêts et de prairies où paissent les licornes.
Un programmeur solitaire travaille pour « System », une puissante organisation de services informatiques. Le voici entraîné par une séduisante « grassouillette » dans un immeuble où s’ouvrent des souterrains menacés par les « ténébrides ». Au-delà, un vieux professeur l’attend, car il luia commandé un « schuffling » de données secrètes. Outre un paiement substantiel le voilà remercié par un cadeau pour le moins étrange : un crâne de licorne. L’aventure tourne au thriller lorsque deux brutes parfaitement organisées viennent le blesser et saccager méthodiquement son appartement. Sont-ils à la recherche du crâne mis à l’abri, de données informatiques cruciales au cœur d’une lutte acharnée entre « System » et les « pirateurs » ? Il faudra au narrateur et à l’amusante et avisée « grassouillette » franchir une grotte envahie d’eau, menacés par l’avidité sanguinaire des « ténébrides » pour retrouver le professeur en sa cachette, puis en ressortir pour rejoindre le métro, alors que notre narrateur se voit promis à une disparition prochaine. Va-t-il rejoindre le second monde ? La fin ouverte laisse le lecteur dans une expectative excitante…
Si chacun des personnages se lie à une relation féminine, le premier avec une bibliothécaire qui lui propose des livres sur les licornes et le second avec la gardienne de la salle aux crânes, c’est sans guère de passion. Il leur manque un peu de cœur, surtout pour celui qui a été séparé de son ombre, comme dans le récit d’Adelbert von Chamisso, Pierre Schlémihl,[1] au point qu’une quête, tant à la lecture des crânes qu’avec la jeune femme, devrait aboutir au retour dans le monde, en portant son ombre sur le dos, avant qu’elle meure…
L’on devine assez vite que ces deux histoires, bien qu’éloignées dans des espaces qui ne répondent pas à la même logique, doivent confluer, en particulier au moment où apparait entre les mains du narrateur le cadeau du professeur. Ce crâne de licorne n’est peut-être qu’un faux, un trucage, mais il est monnaie courante de l’autre côté du réel, là où ces animaux sont parfaitement naturels et où, après leur mort au cours d’un hiver neigeux, leurs crânes sont entreposés pour être lus par le second narrateur, qui est le miroir, le double du premier ; en même temps qu’un deuxième et parallèle état de sa conscience : « C’est toi-même qui as bâti cette ville », lui révèle son ombre. « C’est votre propre monde, vous l’avez construit vous-même », le renseigne le professeur. En cette ville, « il n’y a ni lutte, ni haine, ni espoir ». Mais « il n’y a pas non plus le contraire de tout cela. C’est-à-dire, la joie, la béatitude, l’amour ». L’apologue prend une discrète dimension philosophique.
L’imagerie de la licorne est fort ancienne, comme en témoigne la symbolique de la vierge (par allusion à la vierge Marie) qui seule parvient à l’apprivoiser dans la célèbre tapisserie médiévale du Musée de Cluny, où elle est une métaphore du Christ. La chasser renvoie à la crucifixion, alors que le jardin clôt où elle est reçue avec une bienveillance pleine d’amour lui permet de devenir l’allégorie de la résurrection. Sa corne parfaite prétend aux pouvoirs magiques du psychisme, de l’inconscient. De plus la licorne biblique (« re’em » en hébreu) est une image de la vie spirituelle. On la trouve dans le Mahâbhârata indien, mais aussi en Chine ancienne, sous le nom de « Qilin ». Certes, elle n’est pas qu’un jouet de plastique, qu’un motif coloré, pour petites filles rêveuses. Alors que les cornes torsadées du narval ont longtemps été prises pour ce qu’elles n’étaient pas, Haruki Murakami fait considérablement évoluer le mythe, en prêtant auxlicornes le pouvoir de conserver « les ego des gens ». Leurs crânes, entreposés dans une bibliothèque, sont « lus par le liseur de rêves », après quoi les ego « se dissolvent dans l’atmosphère et disparaissent on ne sait où ». La fable a donc une fonction axiologique en cette eschatologie, d’où les dieux, les paradis et les enfers ont été évacués. De même, la « fin du monde », pour le narrateur, consiste en un devenir soi-même éternel, dans la ville aux licornes, mais sans son cœur, car « personne n’a d’ego ni de personnalité là-bas »… Il y a indubitablement quelque chose de mélancolique en cet univers, en ce roman étrangement envoûtant qui restera longtemps gravé dans le crâne de licorne du lecteur.
L’animal est un motif récurrent dans La Course du mouton sauvage. Il s’agit encore une fois d’une quête, par un narrateur anonyme à la recherche de son identité, en même temps que de ce mouton mutant, nommé « mouton étoilé », qui n’est pas sans faire penser à la toison d’or de cet ovin innocent, digne du bon berger christique ; mais ici devenu un quadrupède qui saurait manipuler l’Histoire. L’on croise un « Docteur ès-mouton », un mystique « homme-mouton », terré au fond d’une forêt, mais aussi un « pénis de baleine » et un « Hôtel du Dauphin », puis un ami surnommé « Le Rat », et un chat pétomane surnommé « Sardine ». Sans compter un chauffeur qui est en possession du numéro de téléphone de Dieu. À la brochette d’hurluberlus s’ajoute la « girl friend » du narrateur, nanti d’oreilles enchantées…
Anti-héros, d’une plate banalité, passablement picaresque, le narrateur louvoie, plus ou moins incrédule, dans l’univers du réalisme magique. Notre publicitaire divorcé est soudain sommé de retrouver ce « mouton sauvage », censé être à la source du pouvoir du « Maître » comateux d’une faction d’extrême-droite. Accompagné de la belle aux oreilles magiques, le voici entraîné dans les froideurs de l’île d’Hokkaïdo, et dans de rocambolesques aventures, sans cesse surveillé par les yeux d’étranges ovins, comme dans un jeu de piste où dialoguent fantastique onirique et absurde. Quoi d’apparemment plus bête qu’un mouton ? Il est pourtant, lorsque nanti de son « dos étoilé » et d’une capacité à entraîner l’homme dans ses desseins impénétrables, à devenir le directeur du destin, une sorte de Graal introuvable…
Dans une veine comparable, puisqu’il en est une suite indépendante, Danse, danse, danse tire son titre d’une chanson du groupe « The Dells », confirmant la propension d’Haruki Murakami à parsemer ses livres de références au rock et la pop. Rêvant de retrouver Kiki, l’héroïne aux oreilles de toute beauté, le narrateur-personnage récurrent croit échouer de nouveau dans l’hôtel miteux du Dauphin alors qu’il a été remplacé par un palace aux vingt-six étages ! Des montagnes enneigées de Sapporo jusqu’aux plages lumineuse d’Hawaï, une foule de personnages balise la quête parfois burlesque : une réceptionniste aux lunettes délicieuses qui a connaissance d’un étage secret, six squelettes dans un immeuble abandonné, des adolescentes charmantes et des call-girls troublantes, une paire de policiers qui semblent descendre des pages du Procès de Kafka[2]… Le plus étrange étant peut-être Hiraku Makimura (père divorcé de Yuki, une jeune fille aux capacités médiumniques, un tantinet Cassandre) un écrivain dont le succès vient d’avoir raison du talent évanoui. L’on devine qu’il est une sorte d’alter ego d’Haruki Murakami lui-même, conjurant le sort par l’ironie…
Une fois de plus, une réalité - ou irréalité - parallèle fait vaciller le monde convenu, emberlificotant le narrateur et son lecteur captif dans une imagerie sombre et scintillante ; les moins séduits diront une quincaillerie, un peu répétitive de livre en livre, mêlant onirisme clinquant et fantastique morbide. Entre intrigue policière échevelée et banalité d’un paranormal omniprésent, le charme persuade sans peine des millions de lecteurs, jusqu’à la tétralogie 1Q84, qui reste peut-être le sommet du succès de notre romancier.
Ce trio de romans, originellement publié au Seuil, fait l’objet d’une campagne de rééditions que l’on espère voir se prolonger. Délicatement vêtus de couverture à rabats chamarrées de couleurs et d’or discrets (poisson-chats, étoiles et feuilles de ginkgo biloba), ils en deviennent plus précieux. Qu’importe si l’ordre de publication ne respecte pas les cycles (La Course du mouton sauvage étant un troisième volet, dont Danse, danse, danse est le quatrième), puisqu’ils peuvent se lire indépendamment. Pourtant l’on aimerait bien les ranger dans la continuité voulue par leur auteur…
La déjà longue carrière d’Haruki Murakami, né à Kobe en 1949, depuis au moins La Course du mouton sauvage, en 1982, soit quatre décennies, témoigne d’une remarquable continuité, quoiqu’elle culmine probablement avec Le Meurtre du Commandeur et Kafka sur le rivage[3]. Si son écriture semble uniment simple, elle s’attache parfois de belles formules métaphoriques : « Les poches du manteau symbolisant ma vie étaient pleines des trous de la destinée, et aucune aiguille, aucun fil, ne pouvait plus les raccommoder », lit-on dans La Fin des temps. Cependant c’est sa capacité à l’imaginaire, son réalisme magique, tout personnels, qui nous séduisent.
Verrait-on cependant affleurer une dimension supérieure dans la tétralogie 1Q84[4], puisque son titre est une référence affichée au chef d’œuvre anti-utopie d’Orwell[5] ? C’est aussi le nom d’une réalité déphasée, déformée, donné par Aomamé, l’une des protagonistes et narrateurs alternés avec Tengo, irréalité qui n’est pas déversée par un Big Brother autocrate, mais par une conjuration de personnages appelés les « Little People », évidemment surnaturels, forcément maléfiques, faisant d’une sorte de gourou animant la secte des « Précurseurs » leur porte-voix. Les deux protagonistes sont unis par un philtre d’amour. Aomamé se révèle tueuse à gages à l’encontre d’auteurs de violences contre les femmes ; alors que Tengo n’est qu’un professeur de mathématiques, cependant moyennement doué pour l’écriture d’une œuvre inaccomplie, ce qui lui vaut d’être sommé par un éditeur d’améliorer l’œuvre incroyablement originale quoique maladroite d’une adolescente : La chrysalide de l’air, grâce à laquelle l’on imagine aisément une mise en abyme.
Cette fois, s’éloignant de la culture pop, ce sont la Sinfonietta de Leos Janacek, Le Clavier bien tempéré et La Passion selon Saint-Matthieu de Jean-Sébastien Bach qui ponctuent le roman aux quatre volets, non sans le secours de John Dowland, d’Haydn et de Louis Armstrong. Ce dont témoigne le volume, conjointement animé avec le chef d’orchestre Seiji Ozawa, intitulé De la musique. Conversations[6].
Conteur fou, mangaka aux talents romanesques ? Le saut qualitatif, politique et musical, fait-il de 1Q84 un cycle romanesque digne de son ambition ? Le modeste auteur de ces lignes, qui n’est pas bibliovore au point d’avoir dépassé un minuscule survol de cette tétralogie, laissera d’autres lecteurs répondre…
L’on sera peut-être un peu déçu si l’on espère percer les secrets de l’écrivain. Dans Profession romancier, une collection fort sympathique de petits essais, il confie sa méthode, sa persévérance, « dans le silence et l’isolement ». La métaphore vient au secours de son projet didactique : « Ecrire un roman, c’est comme passer une année entière à fabriquer, à l’aide d’une longue pince, un modèle minuscule de bateau inséré dans une bouteille ». Il s’avoue tolérant envers qui voudrait comme lui monter sur le « ring littéraire », car, prétend-il, nombreux sont ceux capables d’écrire un roman, à condition d’y vouloir travailler, d’avoir précédemment lu et de savoir observer le monde.
Mais en s’interrogeant sur l’originalité artistique, il ne prétend qu’écrire « un roman qui reflèterait mon moi intérieur » et en conséquence subodore qu’une psyché particulière et créatrice peut être en mesure de « façonner une part de la psyché » de l’humanité. Lui dont l’œuvre a suscité si longtemps le dégoût parmi les critiques littéraires, parmi un milieu éditorial épris de conformisme et peu amène envers la liberté artistique, soudain doublé par l’adhésion du public, ferait donc preuve d’une originalité qui saurait être reconnue sur le long terme ?
Ces chroniques un tant soit peu « de nature autobiographiques » sont empreintes du sceau de la modestie. Ainsi conclue-t-il : « je voudrais redire encore une fois combien les tâches purement intellectuelles ne sont pas mon fort » ; même si cet exercice d’écriture lui a permis « de prendre un peu de distance et de recul ». Qu’importe qu’il ne soit pas un théoricien : par définition, une magie ne se résout pas à un modèle explicatif. La meilleure distance reste cependant à parcourir en se replongeant dans les doubles fonds du réalisme magique inimitable qui est le sien.
À quoi sert le fantastique d’Haruki Murakami ? Il ne nous fait pas découvrir des systèmes philosophiques, ni des hypothèses scientifiques, comme le fait Leopoldo Lugones[7]. Mais à être charmés il nous sert, ce qui n’est pas une mince affaire, à développer les fils et les réseaux de notre imaginaire, de notre empathie envers ses attachants personnages, qui, sans que nous en ayons forcément conscience, enrichissent notre capacité à découvrir et comprendre le monde, y compris du réel qui nous entoure. « Je n’avais plus qu’à sauter un à un les fossés profonds, inondables même, qui s’étendaient entre la situation réelle et mon pouvoir d’imagination », écrit-il en une formule-clef. Si c’est son personnage, dans La Fin des temps, qui s’exprime ainsi, parmi les souterrains, ne doutons-pas qu’il s’agisse de l’engagement programmatique du romancier, Haruki Murakami, tel qu’en lui-même le fantastique le change, pour notre plus précieuse excitation mentale.
[1] Adelbert von Chamisso : La Merveilleuse histoire de Pierre Schémihl ou l’homme qui a perdu son ombre, Romantiques allemands II, La Pléiade, Gallimard, 1973.
traduit du japonais par Sophie Refle, Actes Sud, 288 p, 22 €.
Yôko Ogawa : Instantanés d’Ambre, traduit du japonais
par Rose-Marie Makino-Fayolle, Actes sud, 304 p, 22,50 €.
L’amour de la langue conduit inévitablement à celui des dictionnaires. Mais au point d’y consacrer sa vie, comme Pierre Larousse, Emile Littré ou Alain Rey ? Et plus encore de transmettre sa docte et austère passion aux générations suivantes. Une telle passion et un tel devoir de transmission sont au cœur du roman de Shion Miura, une romancière japonaise née en 1975. Dans La Grande traversée, qui n’est pas un roman de voyage, sinon intellectuel, la lexicographie ne reste pas close sur elle-même, elle trouve ses accointances avec la gastronomie et l’amour, ce qui permit de faire de l’ouvrage un succès phénoménal et amplement mérité au pays du soleil levant. Quant à Yôko Ogawa, née en 1962, on ne s’étonne plus de son aura, de roman en roman, et lorsque parait son volume intitulé Instantanés d’ambre, l’on devine qu’un bijou d’écriture et de sens, quoique mystérieusement rugueux, nous attend. Et, outre qu’elle a un sens des mots affuté au plus haut point de leur poétique, qui laisse devine qu’elle consulte les dictionnaires pour en dépasser la saveur, elle laisse ici une place cruciale aux encyclopédies.
Mais entre les mots et les choses, il y a loin. D’où la perplexité du jeune Majimé lorsqu’il doit rédiger, pour le compte du nouveau dictionnaire titré La Grande traversée, la définition du mot « amour ». Car s’il est à l’aise dans le monde des livres, « pour le reste il est impuissant », selon sa logeuse. L’irruption de la petite fille de cette dernière, nommée Kaguya et chef cuisinier de son état, bouleverse la donne. Saura-t-il la toucher avec sa lettre si poétique ? Sauront-ils faire coexister leurs mondes ?
Comme dans une minutieuse enquête, et non sans humour, l’on entre avec Majimé dans les arcanes de la rédaction du dictionnaire, depuis les premières fiches jusqu’à la beauté du papier imprimé, en passant par ses problématiques les plus diverses et subtiles. Il se doit par exemple d’être le reflet des évolutions de la société, en particulier dans le domaine de la sexualité et des mœurs. Si un transgenre ouvre un tel volume, que lit-il en trouvant les définitions d’homme et de de femme ? En conséquence, le grand-œuvre aux deux cent mille vocables devient « un bateau chargé des âmes du passé qui vont vers le futur ».
Mangas XIX°. Photo : T. Guinhut.
Le projet croît grâce à la conscience professionnelle et l’entraide des collaborateurs aux personnalités piquantes, dans un microcosme attachant. Un tel travail de quinze années, qui voit arriver de nouvelles recrues et mourir les anciens, a aussi la vertu de rapprocher les êtres. Une nouvelle collaboratrice, Mademoiselle Kishibé, découvre « le vrai pouvoir des mots », qui peuvent blesser, protéger, « créer des liens » et présider à la création. Mieux encore, comme l’amour qui vit dans les couples, car Kishibé se lie avec un expert en fabrication de papier, « quelque chose qui sommeillait en nous se transforme en mots ». Qu’ils soient cuisiniers, papetiers ou lexicographes, les personnages de Shion Miura donnent une leçon de vie parfaite, dans ce qui devient un délicieux et profond conte philosophique.
Loin d’être un roman à l’eau de rose, l’œuvre pleine de finesse, de tendresse et de psychologie écrite par Shion Miura est un apologue savoureux : « L’important pour le lexicographe est de ne jamais cesser d’analyser le réel » en est peut-être la morale. La transmission des mots et du sens apparait comme une mission, non seulement pédagogique, mais sacrée : « rassembler une grande quantité de mots de la manière la plus exacte possible, c’était comme disposer d’un miroir qui déforme le moins possible ». Reflet du monde et clef des savoirs, le prolixe et exact dictionnaire permet, de par la vertu des mots et du travail partagé, de configurer notre rapport au réel et à l’intellect, mais aussi de tisser des liens, entre amitié et amour, parmi les protagonistes, autant que parmi l’humanité.
Cependant une note plus grave apparaît lorsque Majimé et le professeur Matsumoto, à l’occasion d’une conversation sur les subventions d’Etat allouées aux entreprises éditoriales, concluent : « si le dictionnaire devient une question de prestige pour l’Etat, il est à craindre que les mots deviennent un outil de domination pour le pouvoir ». Ainsi, de la sphère amicale et amoureuse à la sphère politique, navigue La Grande traversée. Si de prime abord l’ouvrage aurait pu paraître charmant et négligeable, il devient un de ces livres qui ont quelque chose d’essentiel. Comme lorsqu’un drame un rien burlesque éclate alors que le quatrième jeu d’épreuves ne comporte pas le mot « sang » : un seul mot vous manque et tout est dépeuplé en cette « cristallisation de la sagesse humaine »…
Donner un prénom à son enfant est-il anodin, ou engage-t-il une part de son destin ? Les mots ne sont pas si innocents eut égard aux êtres qu’ils désignent. Yôko Ogawa délivre quelques-unes des paillettes de l’humanité en ses mystères dans ses Instantanés d’ambre, titre poétique s’il en est, à double sens de surcroit, uni et partagé entre le prénom de son héros et la métaphore lumineuse.
Une mère abusive enferme ses rejetons dans une maison ceinte d’un jardin et les contraint d’oublier leurs prénoms originels au profit de noms de minéraux trouvés dans une encyclopédie des sciences : « Opale », « Agate », « Ambre », quoique ce dernier soit un fossile. L’on sait que dans l’ambre se logent des insectes, des souvenirs d’un lointain passé. Monsieur Ambre raconte donc sa vie et plus précisément son enfance. D’après la narratrice qui recueille ses confidences, il a des « murmures secrets proches du silence » : « un peu comme si quelque part dans les sous-bois des fées échangeaient des communications secrètes ».
Il vit dans une perspective onirique, même s’il a conscience des réalités qui l’entourent, comme lorsque meurt la petite sœur d’une pneumonie et non à cause d’un « chien maléfique ». Cependant, puisque emprisonné, il dévore de son œil d’ambre les encyclopédies et perçoit le monde avec un regard capable de prodiges hypnotiques, mais aussi de transmuer les traumatismes.
Ce conte n’est pas sans morale. D’abord, se doter d’un nouveau prénom engage à se construire une nouvelle identité. Ensuite, de toute évidence, le monde extérieur est bien nécessaire au développement de l’enfant. Or, les jours où la mère doit s’absenter, Joe, un marchand ambulant, offre sur son vélo « la totalité du monde » : « les objets ne cessaient d’apparaitre et de disparaitre, comme si Ambre tournait les pages de l’encyclopédie ». Aussi la lecture se révèle être une indispensable ouverture au monde, de surcroit si elle est encyclopédique, comme la pratique notre personnage. Autre façon de s’échapper, un professeur vit « au creux de l’oreille » d’Agate. Il faudra l’intervention de la narratrice pour que s’ouvre la prison.
Cette dernière enfin contribue à mettre en scène une exposition de celui qui est devenu Monsieur Amber. Grâce à ses œuvres qui « ressemblent à des poussières d’étoiles sans nom abandonnées », le tissu contrapuntique du roman se trouve délicieusement enrichi. En effet, ses « Instantanés » ne sont visibles que par un œil attentif, parmi un choix de douze volumes : « les scènes tracées au coin des pages d’une encyclopédie sont minuscules, microscopiques ceux qui s’y dissimulent enfouis au cœur de ses strates de silences superposées, de sorte que leur exposition ne résisterait pas au regard de la multitude ». L’on devine que la vie intime de l’artiste, son frère, sa sœur, sa mère coupable et depuis suicidée, fourmillent en ce monde lilliputien. En un retournement paradoxal, les encyclopédies, qui sont de vastes fenêtres sur l’univers, recèlent une intime et mémorielle introversion.
Le merveilleux infuse à petites touches le quotidien au service d’un univers qui n’appartient qu’à l’auteure du Musée du silence et de Cristallisation secrète[1]. Une fois de plus la romancière et créatrice d’atmosphère Yôko Ogawa, qui sait user d’une immense tendresse pour le monde de l’enfance, cultive l’art de donner vie à de doux monstres, sans omettre une dimension muséale insolite et profondément poétique. Après l’enfant sans lèvres du Petit joueur d’échec[2], Ambre est une de ses plus belles créations.
Du pouvoir des mots à celui des volumes qui les magnifient, deux romancières japonaises aux œuvres délicates et intenses, Shion Miura et Yôko Ogawa, tissent au cœur de la littérature japonaise contemporaine des réseaux de sens et de poésie qui n’appartiennent qu’à elles. Et cependant leurs romans savent acquérir une dimension universelle, en ajoutant aux dictionnaires et aux encyclopédies une saveur inédite qui insémine d’un ambre parfumé les papilles du lecteur. L’on imagine que l’Encyclopédie[3]de Diderot et d’Alembert n’aurait pas rêvé de telles métamorphoses.
Les résonances musicales, picturales et littéraires
d’Haruki Murakami :
Le Meurtre du Commandeur,
Kafka sur le rivage.
Haruki Murakami Le Meurtre du Commandeur,
traduit du japonais par Hélène Morita, Belfond,
Livre 1, 456 p, 23,90 €, Livre 2, 480 p, 23,90 €.
Haruki Murakami : Kafka sur le rivage,
traduit par Corine Atlan, 10/18, 640 p, 12 €.
Qui sait si un autre monde s’ouvre près de nous, lorsque résonne la mystérieuse clochette à manche de bois d’un vieux sanctuaire nocturne et pierreux. De même, parmi les anfractuosités du moi, repose un autre monde auquel un rien, mais surtout une œuvre d’art, permettront d’accéder. C’est tout l’art d’Haruki Murakami que d’associer un confort de lecture particulièrement aisé avec les mystères et les béances de la personnalité, jusqu’aux ténèbres du fantastique. Un brin kafkaïen (n’a-t-il pas écrit Kafka sur le rivage ?), il ne néglige ni les nouvelles, comme L’Etrange bibliothèque, ni les vastes massifs romanesques, comme la trilogie de 1Q84. Le dernier opus, en deux volets, du romancier japonais emprunte cette fois son titre, non plus à Orwell, mais à Mozart : Le Meurtre du Commandeur. Œuvres dans lesquelles les résonances musicales s’associent aux résonances picturales et littéraires pour former un art poétique.
Faussement simple, Haruki Murakami est un conteur dont la langue (et il en est probablement de même en japonais, ce pourquoi il faut remercier la traductrice Hélène Morita) coule avec une aisance remarquable. Elle prend son lecteur dans ses bras souples pour l’emporter dans le confortable fauteuil de la fiction, au point que l’on regretterait d’achever finalement cette lecture. Cependant cette simplicité recèle des interrogations infinies : « Dans vos toiles, il y a un je ne sais quoi qui stimule l’âme du spectateur d’une manière inhabituelle. À première vue, on se dit, oui, bon, ce sont des portraits ordinaires, conventionnels, mais si on les examine bien, on découvre qu’il y a quelque chose dedans ». C’est ainsi que Menshiki, amateur bientôt devenu client, commente les productions apparemment conventionnelles du jeune portraitiste.
Une telle citation pourrait s’inscrire au fronton de l’art d’Haruki Murakami. Art d’autant plus perspicace et universel qu’il s’intéresse à celui de la peinture. En effet, le personnage principal, narrateur et modeste héros, des deux « Livres » du Meurtre du Commandeur est un peintre. Et, comme si ce n’était pas assez, il habite quelques temps dans la demeure abandonnée par un vieux peintre grandement renommé qui maintenant est « dans un état mental qui ne lui permettait pas de faire la différence entre un opéra et une poêle à frire ».
Autre art donc, celui de l’opéra, puisque la discothèque du vieux Tomohiko Amada regorge d’interprétations remarquables, puisque le « Commandeur » est celui du Don Giovanni de Mozart. Ce sont des « correspondances » au sens baudelairien, d’autant plus qu’un tableau, celé dans le grenier du vieux peintre déchu, et habité par un hibou, attire l’attention du narrateur : « Le Meurtre du Commandeur ». Quoique peint dans le style profondément japonais du « nihonga », il représente la scène initiale de l’opus mozartien. On ne s’étonnera pas que la maison sur la montagne où s’installe le narrateur après son divorce soit l’occasion d’écoutes inspirantes. Ni que notre auteur ait publié ses entretiens avec un chef d’orchestre, Seiji Ozawa[1].
Lui qui est devenu un portraitiste professionnel recherché, bien qu’il ne lui semble pas travailler en artiste, parviendra-t-il, en faisant le portrait de Menshiki à « capter ce qui constituait le cœur de ce qu’il était » ? Car l’homme à la chevelure « étonnamment blanche », dont le nom s’écrit comme dans « Epargné par les couleurs », et qui habite opportunément une maison blanche sur la montagne d’en face, ne laissera peut-être pas découvrir son « secret enfermé dans une petite boite fermée à clé, elle-même profondément enterrée ». De même un vieux sanctuaire pierreux dégage « une atmosphère lourde de sens caché », alors que la nuit résonne de sa mystérieuse clochette.
Toute la difficulté du romancier est d’attirer le lecteur vers les secrets cachés et promis sans trop les déflorer. Aussi différents objets, différentes révélations, sont-ils comme les pierres d’une marelle, les balises d’un jeu de piste et d’une randonnée dans une contrée inexplorée : le hibou du grenier, le tableau caché et déballé, la clochette esseulée au fond de l’excavation, bientôt également musicale dans la nuit de l’atelier, qui est peut-être celle d’un bonze enterré vivant, momifié, et devenu « Bouddha à même le corps », ou d’une âme invisible.
Le peintre, d’abord en panne d’inspiration, et son voisin de la montagne d’en face sont deux solitaires, décalés de la société, artiste et amateur d’art, l’un nanti de quelque amante occasionnelle, l’autre fort riche, en son élégante maison immaculée et dont les cheveux blancs luxuriants seront le motif central de son portrait. L’un a perdu sa jeune sœur, l’autre n’a jamais été le père de sa fille… Ainsi la sorte de relation d’amitié, peut-être intéressée, qui s’installe peu à peu entre le peintre et son modèle permet peu à peu la confession de Menshiki, confiant sa probable paternité émue d’une fille de treize ans, dont il observe la maison avec de puissantes jumelles, et dont le narrateur va devoir également peindre le portrait.
Ne révélons pas toutes les chausse-trappes, n’ouvrons pas toutes les boites à mystère de ce roman et laissons le lecteur en craindre et savourer les contenus. Peut-être saura-t-il ainsi qui est ce « Commandeur », venu de l’Histoire de l’Autriche, qui est l’homme « au long visage », quels sont les chemins secrets de la fillette, comment la clochette sera un élément déclencheur, puis salvateur…
N’en doutons pas. À l’instar de Menshiki devant la lettre posthume de son amante, le lecteur se doit d’être armé d’attention et de perspicacité : « à la manière d’un linguiste étudiant une langue antique que plus personne ne parle, il avait exploré les différentes possibilités cachées dans ces lignes ».
À l’exploration psychologique, répond l’interrogation fantastique, là où s’ouvre « un léger décalage dans la jointure des mondes ». Certes, les explications rationnelles restent possibles, par exemple un courant d’air qui animerait la clochette sous les roches du sanctuaire, des hallucinations auditives et visuelles, des rêves intenses, comme lorsque le petit Commandeur est sorti de son tableau pour parler à notre peintre. Du moins en-a-t-il l’apparence, car il est plus exactement une « Idée ».
Cependant le fantastique monte par paliers. Les apparitions fantomatiques sont d’abord soumises au doute du narrateur, qu’il s’agisse du « Commandeur », dont l’apparence est empruntée par la momie philosophe venue du puits sous le sanctuaire (qui devient un tableau), ou du vieux peintre Tomohiko Amada, dont la vieillesse desséchée mais attentive réinvestit un instant son atelier. Elles deviennent de plus en plus prégnantes, jusqu’à l’apogée souterraine du roman !
Même si ce n’est qu’à l’occasion d’un rêve érotique, voire de paternités incertaines, prenons-y garde : « De multiples couches de réalité avaient fondu et s’étaient mélangées dans mon cerveau avant de se transformer en un fatras boueux. À l’image du chaos primitif du monde »...
On l’a deviné, le mystère ne va pas sans suspense. De surcroît lorsque la petite Marié manque son cours de dessin, disparait de manière inquiétante ; ce qui permet au roman de se voir frôler le récit policier. Reste qu’il faudra en passer par le meurtre de « l’Idée » du Commandeur, là où gît peut-être « la racine du mal », et brutalement interroger l’observateur au « long visage » qui n’est « qu’une métaphore ». Or mener son enquête parmi le souterrain « chemin des métaphores » et « entre le rien et l’être » risque de ne pas être de tout repos, là où aucune police ne peut être d’aucun secours : seule l’imbrication des pièces de l’irrationnel puzzle nous rendra Marié…
Aussi faut-il se demander quelle fonction remplit l’épisode démesurément fantastique de l’onirique descente souterraine de notre jeune peintre. Catabase orphique avec son passeur, initiation à la mort et à la renaissance, épreuves pour accéder aux métaphores de l’art, monnaie d’échange pour ramener au jour la petite Marié enfermée dans l’inconscient de la maison de Menshiki, où elle respire longtemps l’odeur ancienne des vêtements de sa mère dans le dressing…
Ce qui peut-être nous convainc le plus parmi les deux volets de ce roman, ce sont les récurrentes réflexions sur l’art, en particulier pictural ; ce dès le matinal degré zéro de la conception : « J’appelais ce moment « le zen de la toile ». Rien encore n’était dessiné, mais ce n’était pas encore du vide qu’il y avait là. Sur cette surface immaculée se dissimulait la forme sur le point d’advenir ». À cette esthétique zen s’ajoute une dimension platonicienne, ce que confirme à sa manière la mention de « l’Idée », qui définit le petit Commandeur.
En outre, l’art est partout saupoudré dans ce roman, qu’il s’agisse de la simple attention envers un acte culinaire quotidien ou de l’élégance de Menshiki : « il appuya alors sur la sonnette. En prenant son temps, prudemment, comme un poète lorsqu’il choisit un mot précis à placer à un endroit clé du vers ». Alors que ce dernier sait pertinemment qu’il n’atteint pas à la qualité d’artiste : « À ma façon j’ai une certaine intuition, mais malheureusement je n’ai pas le moyen de l’extérioriser. Si aigüe que soit cette intuition, je suis incapable de la transposer en une forme universelle, autrement dit, en œuvre d’art ».
C’est aussi l’histoire de la métamorphose du peintre. Une fois réussi le portrait de Menshiki, le narrateur a trouvé sa voie : le « portrait « abstrait » en quelque sorte ». Il sait aussi percevoir la vertu du non finito : « En demeurant inachevée, cette peinture était achevée », médite-t-il devant l’inquiétant portrait de « l’homme à la Subaru Forester blanche ». Si la capacité créatrice qui explore et expose la nature intime et explosive des choses s’épanouit, parfois dangereusement, sur les nouveaux tableaux du narrateur, la fin est à cet égard un peu décevante puisqu’il se cantonne de nouveau aux portraits de commande. Comme quoi, il n’a côtoyé qu’un moment le monde de « l’Idée » et le « chemin des métaphores »... Heureusement pour son lecteur, Haruki Murakami est en la matière un expert.
Le premier livre, sous-titré « Une Idée apparait », est plus riche intellectuellement ; le second, « La métaphore se déplace » est empreint d’un suspense plus haletant ; ce qui induit la seule et bien modeste réserve que l’on puisse amener auprès d’un tel diptyque de l’artiste et de la paternité. Il reste un de ces livres dont la lecture rend progressivement plus sensible et intelligent.
Aux références occidentales, comme les opéras de Mozart et de Richard Strauss, s’associent celles à des classiques de la littérature japonaise, Les Contes de pluie et de lune d’Akinari Ueda ; comme dans Kafka sur le rivage (titre qui vient d’une chanson) l’écrivain éponyme croise le Dit du Gengi de Murasaki-shikibu[2]. Explorant les pages du Meurtre du Commandeur, l’on frôle Alice au pays des merveilles, une allusion au cinéaste Akira Kurosawa, une autre à George Orwell, qui est évidemment un ricochet de 1Q84[3].
À l’instar de notre diptyque aimé, Kafka sur le rivage est une « tempête métaphysique et symbolique ». Un ami nommé « Corbeau », une noire « prédiction », un destin comparé à une « tempête de sable », tout semble orchestré pour que le doigt de la fatalité inscrive le signe de la tragédie sur le front du jeune narrateur. L’adolescent projette une fugue dans une « ville lointaine et inconnue », un « refuge dans une petite bibliothèque ». Car il se fait appeler « Kafka Tamura » et se dirige vers la bibliothèque Komura, où l’on conserve des volumes anciens de poésie. L’un des employés, Oshima, le recueille, le loge dans un refuge de montagne sommaire, et parlant de Sôseki[4] et de Schubert, lui confie : « les œuvres qui possèdent une sorte d’imperfection sont celles qui parlent le plus à nos cœurs, précisément parce qu’elles ont imparfaites ». Est-ce l’une des seules vertus de Kafka sur le rivage, dont le titre vient d’une étonnante chanson, qui fut jadis un fabuleux succès, de la belle bibliothécaire, Mlle Saeki, dont l’amoureux disparut tragiquement…
En ce mince refuge, des étagères sont chargées de livres, au service de l’autodidacte. Il lit ce que l’on devine être Eichmann à Jérusalem[5], médite sur l’accident dont il se réveilla ensanglanté, quoiqu’il ne s’en souvienne pas le moins du monde, puis, note : « Ce que j’imagine a peut-être beaucoup d’importance en ce monde ». Comme s’il s’agissait de la devise de notre écrivain.
Deux histoires parallèles se nouent : des enfants étrangement évanouis en 1944, celle du vieux Nakata qui sait parler aux chats. Evidemment elles sont liées. Le réalisme jusque-là omniprésent, se fissure légèrement, éclate, devant l’homme qui éventre et rassemble « des âmes de chats », que Nakata doit, sur sa demande, tuer, et qui se révèle avoir été un célèbre sculpteur, Koichi Tamura, donc le père de notre adolescent. Des pluies de poissons et de sangsues se produisent, mais « c’est peut-être une métaphore ». Le vieux, resté « idiot », mais pas si bête, doit partir en quête de la « pierre blanche » du sanctuaire (ce qui est un autre leitmotiv), avec le concours du jeune Hoshino (qui se métamorphosera grâce à son guide et au trio « À l’Archiduc » de Beethoven) et du « Colonel Sanders » (qui est un « concept »), alors que l’enquête policière est sur la piste de Nakata et de Kafka…
Le roman d’éducation d’un jeune homme le conduit à travailler et loger dans la bibliothèque, à être troublé par le jeune fantôme de Mlle Saeki, qui a cependant cinquante ans : « Ce qu’on nomme l’univers du surnaturel ne sont que les ténèbres de notre propre esprit ». Et, qui sait, à obéir à la prophétie paternelle : « Un jour, tu tueras ton père de tes mains, et tu coucheras avec ta mère », mais aussi avec sa sœur. Bien qu’il se découvre amoureux de la jeune fille du passé, l’oedipéenne tragédie se produira-t-elle ? Se changera-t-elle en sérénité ? Ce sont cette fois-ci des résonances littéraires, entre Sophocle et Kafka, qui irriguent l’univers profondément émouvant d’Haruki Murakami. De plus, comme le dit le poète William Butler Yeats, « la responsabilité commence dans les rêves ». Aussi, « ton sperme est absorbé dans l’autre monde ». Les personnages s’aventurent dans le lacis de la filiation, des vies antérieures et des réincarnations, mais aussi dans une forêt initiatique où il faut laisser Eurydice. En un roman exponentiel, là « où tu devras vivre dans ta propre bibliothèque », là également sont les résonances…
La délicatesse du réalisme onirique d’Haruki Murakami (né en 1949 à Kyoto) fait ici et là merveille, non loin d’ailleurs de l’écriture de Yoko Ogawa[6], mieux semble-t-il que dans le triptyque formé par 1Q84. Mieux encore que dans la nouvelle térébrante titrée L’Etrange bibliothèque[7], où, des leitmotivs parcourant le patrimoine de l’écrivain, l’on croise une fillette consolatrice, un « homme-mouton » (renvoyant à La Course du mouton sauvage[8]), où un vieux bibliothécaire entraîne un enfant au fond d’un labyrinthe et l’oblige à lire des ouvrages abscons qu’il mémorise cependant parfaitement, sous peine de relégation perpétuelle. Il serait en tous cas pour le moins risqué d’être enfermé à perpétuité dans un livre d’Haruki Murakami. Pourtant même la peur qui peut y régner semble enchanteresse…
Tanizaki Jun’ichiro: Louange de l’ombre,traduit du japonais
par Ryoko Sekiguchi et Patrick Honoré, Philippe Picquier, 112 p, 13 €.
Tanizaki Jun’ichiro: Noir sur blanc,traduit du japonais
par Ryoko Sekiguchi et Patrick Honoré, Philippe Picquier, 256 p, 19,50 €.
Il est des ombres esthétiques chez le japonais Tanizaki, celles de Louange de l’ombre, et d’autres plus vénéneuses, dans un récit écrit « noir sur blanc », ou comme dans sa célèbre Confession impudique, ou encore le Journal d’un vieux fou. L’on croyait tout connaitre de Tanizaki Jun’ichiro (1886-1765) grâce aux deux volumineux Pléiades proposant ses Œuvres, là où son essai ombreux, qui bénéficie aujourd’hui d’une nouvelle traduction, le dispute en réputation avec une production romanesque profuse. Etonnamment, il restait au moins un inédit, du moins en traduction française, un roman divertissant et un brin pervers. Disons-le tout net : il ne s’agit là en rien d’un fond de tiroir. Noir sur blanc, publié en 1928, est un titre mystérieux, quoique il nous entraîne vers les rives du roman noir, ce qui n’est ni tout à fait faux, ni tout à fait vrai. Assassiner ses personnages conduirait-il à faire de l’écrivain un réel tueur ?
Ouvrez-nous vos toilettes, nous vous dirons qui vous êtres, ou du moins de quelle culture vous relevez. Une fois passé le premier chapitre de Louange de l’ombre consacré aux nécessaires et cependant gênantes nouveautés technologiques (chauffage et électricité), à l’occasion desquelles il faut « sacrifier le pratique à l'esthétique » traditionnelle de la maison nippone, il peut paraître surprenant qu'en la demeure Tanizaki entre dans le vif du sujet en nous entretenant de ce lieu d’aisance, intime et peu ragoutant. Au rebours de nos lieux aseptisés, blancs et brillants, il préfère entrer « en méditation » en un cabanon : « Pour goûter cette volupté, il n'est de lieu plus adéquat que des toilettes japonaises, entouré de murs sobres et de bois joliment veiné, un œil sur le bleu du ciel et le vert des arbres ». Là, dans une juste pénombre, comment ne pas composer un bouquet d'haïkus ? Notons qu’à l’occasion d’une première traduction sous le titre d’Eloge de l'ombre[1], René Sieffert proposait : « à l’abri de murs tout simples, à la surface nette », ce qui est fort différent, voire de l’ordre du contresens, quoique nous ne lisions pas le japonais. Comment faire la Louange de l'ombre sinon au travers des mots de Tanizaki ? L'on pourrait imaginer qu'en telle labile matière le doigté du traducteur serait essentiel. Certes. Mais qu'il s'agisse de la plus ancienne, parue en 1977, ou de celle-ci par Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré, une ombre soyeuse passe ; même si la blancheur trop immaculée des pages est passablement blessante pour la vue. Aussi intense, fluide et richissime qu’apparemment mince, l’ouvrage enveloppe son lecteur dans une délicieuse atmosphère.
L'attention de l'écrivain est curieuse, attentive, omnivore : « même un banal objet de bureau a une influence infinie ». Or la luminosité la plus propre à l’expression ne peut être que primordiale, mais c’est celle de l’ombre : « Notre musique est discrète et mouvante par nature […] De même pour nos arts oratoires : nos voix sont délicates, nos paroles sont mesurées »… Car « ce qui brille trop fort ne procure pas la paix de l’esprit ». Ainsi le vert du jade est-il préférable aux éblouissements du diamant ou du rubis, si l’on sait « trouver du charme à ces pierres mystérieusement opaques jusque dans leurs tréfonds d’une lumière mate et onctueuse, comme la coalescence d’une lumière vieille de plusieurs siècles ». Si hélas nous ne lisons pas le japonais, une telle phrase semble procurer la sensation de la perfection poétique…
Ainsi traduite, la prose de Tanizaki parait pouvoir être lue comme un poème. Il use d’oxymores sans violence : « nous préférons le brillant ombré au clinquant superficiel ». Comme lorsqu’à la cassure d’un humble bol, plutôt qu’un neuf, le Japonais esthète préfère fondre un éclair d’or mat pour lui rendre sa concavité. De même les couleurs de la laque ne s’apprécient qu’au moyen « de couches de ténèbres ». De surcoît « la peau du papier occidental donne presque l’impression de renvoyer la lumière, là où celle du papier chinois ou du hôsho, comme un doux duvet de première neige, l’absorbe en elle »…
Toutes les composantes de la culture japonaise la plus raffinée sont baignées par ce lait d’ombre. La cuisine par exemple : elle « est faite pour être méditée ». Goûtant une « pâte de fruit yôkan », il faut au préalable goûter avec les yeux de la méditation « sa surface translucide et nuageuse comme du jade ». Toute une émotion spirituelle se glisse dans les sens : « Lorsqu’on porte en bouche cette chose fraîche et lisse, c’est comme si la pénombre de la pièce entière se transformait en une masse de douceur fondant sous la langue ».
De la pénombre d’un temple à celle de d’une demeure abritée de l’excessive insolence solaire par un auvent, une fragile et durable cohérence relie les fils d’ombre d’une esthétique : « la beauté ne réside pas dans les objets mais dans le jeu d’ombres qui se crée entre les objets, dans le clair-obscur ». Jusqu’à la femme japonaise, aux dents soigneusement noircies : « nos ancêtres ont considéré les femmes comme des laques parsemées de poudre d’or ou de nacre, inséparables de l’ombre, et les ont plongées autant que faire se peut dans le noir, les ont couvertes de longs vêtements à longues manches, d’où seule dépassait la tête, distinguée du reste », blanche et poudrée comme l’on sait. Certes la condition de la femme japonaise n’est pas toujours enviable, mais la condition de la beauté, si. Il nous faudra, à nous autres béotiens occidentaux, une remise en question profonde et une souplesse mentale hors pair pour savoir l’apprécier comme il se doit selon Tanizaki : « Je n’imagine pas visage plus blanc que celui d’une jeune femme qui sourit en laissant apparaître de temps à autre ses dents d’une noir de laque entre ses lèvres vertes comme un feu follet, dans l’ombre tremblotante d’une lanterne ». Il faut aller jusqu’au bout de l’essai, et de la démarche, pour trouver ceci : « Je voudrais allonger l’avant-toit du sanctuaire qu’est la littérature, assombrir ses murs, plonger dans le noir ce qui est trop visible, en éliminer les décorations intérieures inutiles ». Ainsi se dessine un art d’écrire…
Composé en 1933, ce traité d'esthétique profondément délicieux, outre sa leçon d’humilité, parait d'abord un éloge paradoxal, de ces éloges qui vantent un objet déplaisant au premier regard, comme « L'éloge de la mouche[2] », chez le philosophe Grec de l’Antiquité Lucien. D’autant paradoxal que selon l’un deux traducteurs et préfacier, « une telle esthétique de l’ombre subsiste davantage en Occident qu’au Japon, où l’on est en permanence assailli par une lumière blanche et crue ». Semble-t-il, du moins en Occident, où l’on peut jouir d’un dîner aux chandelles, que nous devions préférer la lumière à l'ombre ? Loin d'être angoissante ou dépressive, celle-là est fraîche, paisible. Aussi Tanizaki prend soin de transmettre une sensibilité japonaise pérenne, cependant déjà ancienne à son époque gagnée par l’occidentalisation. Ce qu’il poursuivra en traduisant en japonais moderne le Roman du Genji, venu du XI° siècle, où « chaque expression se trouve légèrement voilée, dit-il, comme la lune entourée d’un halo[3] ».
Hors la symbolique du bien et du mal, ce Noir sur blanc est celui des caractères imprimés sur la page. En effet, le héros de ce roman, ou plus exactement anti-héros, Mizuno, est écrivain. C’est un solitaire, passablement médiocre et velléitaire, peinant à livrer ses textes au magazine qui l’emploie, impécunieux, payant des prostituées, courant après son fantasme de femmes vénales. Sa liaison avec une dactylo veuve d’un Allemand dont il prétend faire son « jouet » devient un rameau secondaire du récit : « je voudrais que tu inventes une intrigue pour moi », lui demande-t-il. Aussi se métamorphose-t-elle : « une femme, un fauve, une divinité ». Les affres et les images de l’érotisme rappellent La Confession impudique. La satire n’est pas sans un discret et cruel humour.
Le romancier pousse le réalisme à sa dernière extrémité. Le crime que son personnage commet dans « Jusqu’au meurtre » doit être le double de celui qu’il réussit, sans autre mobile apparent : « un meurtre réel basé sur un roman qui décrivait un meurtre fictif ». Echo du Raskolnikov de Crime et châtiment de Dostoïevski, il se sent « capable d’accomplir n’importe quel crime en toute indifférence ». Hors ce qui pourrait permettre d’identifier le meurtrier, la victime doit ressembler à son modèle. Hélas l’écrivain, toujours en retard pour rendre ses manuscrits, laisse passer une coquille : le nom exact de la victime dans la vraie vie ! Une fois publié, « Jusqu’au meurtre » est bientôt suivi par la rédaction d’une suite : « Jusqu’à ce que l’auteur de « Jusqu’au meurtre » meure »…
Le Kojima en question, qu’il compare à une « chaussure qui parle », à une « vieille godasse », est en effet tué. Notre écrivain, pris par les brumes de l’alcool et de la luxure, l’aurait-il caché à son lecteur ? N’est-ce qu’une désastreuse coïncidence ? L’alibi selon lequel il a passé la nuit du meurtre avec cette femme sans nom semble bien fragile, tant il est impossible de retrouver son logis, tant elle fut prudente, devant la littéraire préméditation. D’autant qu’il a tué un paquet de personnages dans ses romans : « D’ailleurs, si son épouse l’avait quitté, c’est bien parce qu’il en avait écrit trois ou quatre coup sur coup où le meurtrier assassinait sa propre femme »…
La dimension policière est certes attrayante ici, mais outre l’analyse psychologique fouillée, il est question de l’engagement de l’écrivain : jusqu’où doit-il pousser le scrupule et l’exactitude, doit-il risquer sa liberté, sa vie, dans le souci de son œuvre ? L’inspecteur qui l’interroge est évidemment un de ses lecteurs perspicaces, qui n’a guère de doute sur l’implication de son interlocuteur. L’éditeur quant à lui « sautera de joie », car il publiera une œuvre célèbre : « le roman qui a coûté la vie à son auteur » !
Ce jeu de miroir est-il un autoportrait ironique de l’auteur lui-même ? Tanizaki est coutumier des personnages tourmentés qu’il tourmente à plaisir, en un kaléidoscope de fictions et de sensations, de délicieuse perversion. Son histoire est un chef d’œuvre machiavélique, au point que fiction et réalité finissent par se refermer sur l’écrivain-marionnette pour le broyer entre leurs serres. Que le lecteur soit rassuré, il ne lui arrivera rien, pas même une inculpation pour complicité. Nous l’avons échappé belle !
Selon la critique japonaise de Tanizaki, le « diabolisme » irrigue l’œuvre de toute une vie. En effet, dans Le Kilin[4] siège une terrifiante femme séductrice, dans Le Démon, une femme fascinante entraîne un personnage au crime ; elles sont l’écho de ces terribles femme-fantômes qui parcourent la tradition fantastique japonaise[5]. C’est dans la direction de la Terreur et de La Haine que vibrent les cordes narratives de ses récits, tendues vers Une Mort dorée. En ce dernier titre, le héros, qui fit de sa vie une œuvre d’art, se donne la mort en se couvrant d’or, de façon à servir le Beau jusqu’à son ultime expression. Un érotisme virulent, masochiste, dans Un Amour insensé pour une occidentale à la blanche peau, voire morbide, côtoie un fétichisme aigu dans Le Pied de Fumiko ou La Mèche. Pire, un personnage de La Mère du général Shigemoto va jusqu’à prendre possession de la boite qui doit contenir les excréments de sa belle… Avec La Clef (d’abord publié en France sous le titre de La Confession impudique), dans lequel les deux diaristes échangent leurs journaux intimes, le scandale n’est pas loin. Car une épouse, plus manipulatrice que jamais, épuise la sexualité de son mari, dissimulant par là même une intention criminelle à l’égard de l’époux consentant. Au-delà des traditionnelles histoires de geishas et de prostituées, l’honorabilité du couple japonais en prend un coup. Il n’y a pas ici la moindre ombre pour feutrer la chose.
Reflet des tensions personnelles d’un auteur que ses mariages affligent ou subliment, cet amoralisme se heurte à une société notoirement puritaine. Les masques du théâtre kabuki, puis du roman policier, comme dans Noir sur blanc, permettent de faire passer des pulsions à la croisée du crime et de l’esthétique. Comme celle, japonaise, du « hentai », qui associe perversion et métamorphose : pensons à la fameuse femme qu’enlace la pieuvre suceuse d’Hokusai. Le « hentai » trouvera d’ailleurs dans le manga contemporain des développements infinis.
Les dernières œuvres de l’écrivain croiseront les ombres d’Hiroshima et de Nagasaki, les fantômes de ses amis morts, le spectre de sa prochaine disparition. Spectre qu’il tente de narguer, de dépasser, en usant d’un registre tragi-comique dans l’ultime Journal d’un vieux fou...
Inoubliable auteur d’une esthétique paradoxale, qui associe un érotisme parfois cruel à l’ombreux « goût du zen », et qui cependant peut séduire un Occidental averti, Junichiro Tanizaki relate dans ses Années d’enfance un souvenir hautement symbolique. À l’occasion d’un tremblement de terre, il se réfugia contre sa mère : « je barbouillais de traits noirs les seins de ma mère », ce avec son « pinceau à calligraphier[6] ». Faut-il penser qu’il s’agit du point d’orgue inaugural de l’œuvre entière ?
sous la direction de Julien Rousseau et Stéphane du Mesnildot,
Musée du Quai Branly, Flammarion, 276 p, 45 €.
Pu Songling : Chroniques de l’étrange, traduit du chinois par André Lévy,
Philippe Picquier, 2010 p, deux volumes sous coffret, 59 €.
Lafcadio Hearn : Kwaidan. Histoires et études de sujets étranges,
traduit de l’anglais (Etats-Unis/Japon) par Jacques Finné, 256 p, José Corti, 21 €.
Enfers et fantômes, levez-vous depuis l’Orient ! Vous n’êtes pas confinés au Tartare grec, aux fosses concentriques de Dante et aux nouvelles occidentales d’Henry James, dont Le Tour d’écrou sait si bien faire frémir. Répondant au séjour de Pluton et à l’Enfer chrétien[1], un atavisme anthropologique témoigne de l’universalité du mythe infernal et de leurs corollaires : les fantômes. Venus de Chine, de Thaïlande et du Japon, ils sont dans les vitrines d’une exposition ébouriffante, parfois à faire dresser les cheveux sur la tête, du Musée du Quai Branly, à Paris, mais aussi dans un catalogue aussi disert que généreusement illustré : Enfers et fantômes d’Asie. Reste à compléter cette visite grâce à deux œuvres littéraires : elles se répondent à plusieurs siècles de distance, de part et d’autre et au-delà de la Mer jaune : les Chroniques de l’étrange de Pu Songling et le Kwaidan de Lafcadio Hearn.
Depuis la peinture bouddhique traditionnelle, l’on assiste à une torrentielle efflorescence de démons. Mais en se mêlant à la culture populaire, puis en investissant le manga, le cinéma, ils perdurent et se renouvellent, jusqu’aux plus récents avatars de la pop culture. Enfers et fantômes d’Asie regorge de visions sanglantes, de masques infernaux et de vampires. Car parmi les possibles réincarnations offertes par le bouddhisme, outre celles divines au paradis, humaines et animales sur terre, l’on oublie trop souvent la possibilité de vivre une vie seconde sous la forme de démons infernaux, de fantômes affamés et de damnés. Aux tréfonds du monde souterrain règnent les Dix Rois des enfers qui s’ingénient à exciter leurs séides et tourmenteurs d’une humanité déchue, ce pour l’éternité. De même, le taoïsme chinois et le shintoïsme japonais sont imprégnés de cette imagerie qui ordonne la distribution du bien et du mal post-mortem. La littérature bouddhique populaire raffole des récits de catabase (à la manière d’Orphée), comme celle du moine Mulian, qui descend dans les profondeurs à la recherche de ses parents défunts. Non sans rivaliser avec la Divine comédie de Dante[2], les feux et les tisons ardents ne sont pas loin de la « montagne aux couteaux » et de « l’étang glacé ».
Quant aux défunts que l’on aurait omis d’honorer au cours d’un rituel funéraire adéquat et d’un scrupuleux culte des ancêtres, gare ! Ils sont capables de se changer en « revenants affamés », d’où la nécessité des femmes chamanes. Les pires sont peut-être les fantômes d’enfants qui n’ont pas pu vivre : leur « karma » inachevé leur empêchant toute réincarnation. De surcroit, la rancœur de celui qui eut la malchance de se voir assassiné le pousse à de complexes scénarios vengeurs. Les fantômes des rouleaux peints japonais abondent en coupables d’avarice et de diverses exactions, qui, la mort venue, sortent affamés des enfers, ancêtres de nos zombies et autres mort-vivants. Leur voracité exhibe la vigueur des crocs et leurs viscères apparents. C’est ainsi qu’ils sont les prédateurs suprêmes en Asie du Sud-Est, en particulier dans la culture thaïe, où règne le « phi », cette entité spirituelle omniprésente, au point que l’on confectionne avec le plus grand soin des masques de « Phi Ta Khon », pour incarner « la force incontrôlable de la nature, source de vie comme de mort », mais aussi des « amulettes de fœtus ».
Les femmes surnaturelles sont légion : Oiwa est la « justicière des épouses assassinées ». Son visage bleuâtre aux commissures sanglantes fait froid dans le dos. Elle est évidemment devenue une héroïne cinématographique, aux côtés de la « vengeance féline » du Bakeneko et de « la femme des neiges ». L’on devine que les amours entre les humains et ces créatures d’un autre monde sont impératives et infiniment risquées… Esprit protecteur ou femme fatale, telles sont les dames qui passent les portes de l’impalpable pour caresser ou fustiger les vivants.
Des peintures les plus anciennes, -jusqu’au X° siècle- aux œuvres de cinq artistes contemporains, ce livre-exposition parcourt à la fois le temps, et l’espace, de la Chine au Japon et du Cambodge à la Thaïlande. Le voyage culturel est également un voyage parmi les plus furieux fantasmes. On se cachera sous la couette tant le sang dégouline des plaies béantes, tant les squelettes brinquebalent, à moins de préférer en rire…
L’estampe, travaillée par Hokusaï montre un squelette griffu et bien vivant. D’autres sont habitées par « spectre-squelette » démesuré. Le cinéma japonais s’honore d’un film inclassable : Jigoku (L’Enfer) de Nobuo Nakagama, qui trimballe un étudiant en philosophie entre les « enfers glacés et bleus de la solitude » et les « enfers rougeoyants de la chair souffrante ». Plus subtilement inquiétante peut-être, la demi-jeune fille à la coulure de cheveux noirs et plumant un poulet par Fukuyo Matsui, intitulée « Nyctalopia » et peinte sur soie en 2005.
Nourri d’entretiens avec des cinéastes de la « J-horror », de commentaires éclairants de divers spécialistes qui viennent aussi bien du musée parisien Guimet que du musée d’ethnologie d’Osaka, ce volume est un trésor, éclectique, tour à tour raffiné et vénéneux. Une iconographie incroyablement variée, somptueuse, habite cet ouvrage consacré aux proliférantes déclinaisons des Enfers et fantômes d’Asie. Les spectres du Japon sont inspirés par le théâtre kabuki, les jeunes filles en blancs prennent l’apparence des photos spirites et les visages canins aux crocs luisants surgissent parmi le graphisme explosif des mangas, où les têtes coupées rougissent les draps et les oreillers. On obtient ainsi le comble du mauvais goût : le « scum horreor », sans compter les figurines pour enfants et les spectres flageolants et criards des jeux video. En Chine, où l’on sculpte des « monstre-gardiens de tombes », les vampires hantent la nuit, et seul un rituel taoïste permettra de les neutraliser. Les « jardins des enfers » thaïlandais regorgent de sculptures de damnés faméliques et torturés : sciés, empalées, dégoulinants de sang, les films d’horreur thaïlandais usent et abusent d’une « tête volante d’où pendent son cœur (parfois illuminé) et ses intestins »… Ainsi les compositions les plus raffinées venues des arts picturaux anciens font bon ménage avec le gore le plus échevelé.
La Chine a ses fantômes, ses animaux ensorceleurs, ses génies et ses métamorphoses. C’est cependant sans peur, quoique avec la circonspection de la raison, qu’il faudra se plonger au plein bouillon des deux mille pages des Chroniques de l’étrange rédigées au XVII° siècle par Pu Songling. Ce sont cinq cent trois récits fantastiques, toujours variés, oscillant entre animalité, fantasme, terreur, monde de l’au-delà et tableaux de la société d’ici-bas. Car en la province du Shandong, l’on passe de la vie à la mort, et vice-versa, avec une facilité déconcertante, tant ces deux mondes sont poreux.
Au cours d’un demi-siècle d’écriture, et en douze rouleaux, Pu Songling convoque le monde de l’esprit et les pouvoirs maléfiques. Il offre une compilation sans ordre, ni chronologique, ni thématique, mais qu’importe. En une langue classique chinoise, nuancée de propos populaires, traduite pour nous avec la plus grande efficacité narrative, les prodiges s’accumulent, rebondissent, se répondent. L’étrange (« yi ») est pour le moins merveilleux, souvent terrifiant, parfois violent. En fait l’étrangeté chinoise concerne tout ce qui est autre, alors que « le bizarre » (« guai ») nous rapproche du maléfique », souligne le préfacier et traducteur, André Lévy. Aussi l’on trouve quelque histoires policières, dans lesquelles le surnaturel n’intervient pas un instant : « Erreur judiciaire », « La piste du poème », ou encore « La perspicacité du censeur Yu », qui précèdent les ultérieures nouvelles d’Edgar Allan Poe et d’Arthur Conan Doyle. C’est d’ailleurs ce vivier qui inspirera le fameux juge Ti créé par l’orientaliste néerlandais Robert Van Gulik…
Mais, au chatoiement du surnaturel, on croise le dévouement d’une « demie-renarde », et bien d’autres renardes au complet, follement séductrices, qui sont femmes spectrales et animales trompeuses, dangereuses et « vengeresses ». Rôdent également des revenantes, à moins que les spectres ne consentent qu’à témoigner de « vies antérieures ». Or l’amour, voire cet érotisme que ne prisait guère la haute société chinoise, parsème ces récits : voici des émois devant deux petits pieds bandés, voici la substitution d’une tête féminine ravissante sur un corps parfait, qui jusque-là n’avait pas un visage à sa hauteur. Cependant les femmes querelleuses, reflets des belles-sœurs de l’auteur, caquètent à l’envi. Une « mégère repentie » pourrait faire écho à La Mégère apprivoisée de Shakespeare. La dimension morale est ainsi souvent patente.
Un « poirier magique » pousse en quelques secondes, un « sermon aux spectres » permet de volatiliser les ombres de brigands exécutés et coupables de maléfices post mortem. Plus incroyable encore, une femme parait « accoucher d’un dragon », dont la tête apparait un moment, faisant mine de jaillir ; heureusement nait « une fille aux chairs translucides comme le cristal, au point qu’on pouvait détailler le nombre de ses viscères ». Et ce ne sont là que quelques-uns des prodiges de ces contes sans cesse palpitants et étonnants sous le pinceau toujours vif de Pu Songling.
Un autre axe de lecture peut nous permettre de goûter ces Chroniques de l’étrange. L’on y découvre, diffractée en de nombreux tableautins, une société chinoise conservatrice, des classes sociales bien dessinées, des caractères typés. Sans oublier le talent de satiriste parfois mordant de l’auteur. On se moque avec amertume des concours, ces obligés de l’accession des lettrés aux places tant enviées de l’administration locale et impériale, comme dans « Poisse aux concours ». Accéder à la carrière mandarinale n’est pas de tout repos.
Enfin, il n’y a pas que chez Charles Nodier[3] que l’on fait connaissance avec l’espèce étrange du « bibliomane ». Chez Pu Songling, il est « Le fou des livres ». Une délicieuse jeune fille nait d’une illustration parmi les pages, enivrant son lecteur. Cependant il lui faut rationner les lectures de l’impénitent bibliomane, de façon à ramener le drôle au travail. Elle lui fait perfectionner l’art des échecs, de la mélodie, de se faire des amis et de faire l’amour, avant de disparaitre… Mais, en quête du fautif, le sous-préfet vient se livrer à un autodafé de la bibliothèque : « Voyant que les livres emplissaient les bâtiments jusqu’aux plafonds, il ne se donna pas la peine de faire faire des recherches et fit tout brûler ». Autodafé qu’illustre avec une ardeur rubiconde un manuscrit peint probablement au XVIII° siècle et conservé à la Fondation Bodmer[4]. Le jeune homme réussira néanmoins ses examens grâce à la jeune fille : car « Dans les livres tu trouveras beauté de jade ».
Presque aussi étrange que ses récits, Lafcadio Hearn, né Grec en 1850, fut d’abord un misérable Américain, chargé de boulots sordides pour survivre, trouvant par miracle la curiosité et l’énergie de la lecture, car il était à-demi aveugle, avant de se livrer au journalisme, puis d’émigrer au Japon, où il mourut citoyen japonais en 1904. Il s’appelait alors Yakumo Koizumi et laissait une épouse native de l’archipel du soleil levant. Il enseigna la littérature anglaise, et surtout Shakespeare, à l’Université de Tokyo. Outre ses traductions de Flaubert ou Nerval en anglais, il trouva le temps de faire l’ascension du Fuji et de publier une quinzaine de volumes traitant de son Extrême-Orient d’élection, roman et autres «esquisses » religieuses et ethnographiques…
Lafcadio Hearn est un passeur hors pair de la culture et du merveilleux japonais. Kwaidan (que l’on peut traduire par récit de fantômes) nous propose une compilation toute originale. Car ces contes japonais sont narrés avec art, sensibilité et un fin pouvoir de suggestion. Non content de puiser dans le fonds littéraire et légendaire, il rédige l’histoire qui lui a conté un fermier, voire offre « le fruit d’une expérience personnelle ». Dix-huit récits incitent à la rêverie. Pour reprendre le sous-titre, « Histoires et études de sujets étranges », le fantastique, plus exactement le merveilleux, nous ravissent, comme l’indique l’inscription dans la collection « Merveilleux » de l’éditeur. Fantômes, goules, « monstres poilus», spectres sans tête, démons mangeurs d’hommes pullulent et sont l’objet d’une évidence, le monde des vivants et celui des morts coexistant, ce dont personne ne doute.
Pourtant ces contes enlevés, qui font écho aux Contes étranges du Chinois Pu Songling, s’inscrivent dans une réelle historicité : religion bouddhiste, samouraïs et batailles entre les clans parmi les siècles du Japon ancien. Le surnaturel leur permet de s’achever par une chute, apaisante, facétieuse, ironique, ou terrible.
Hoïchi, un récitant aveugle s’accompagnant de son biwa, doit, chaque nuit, briller en son art poétique et épique : il chante une bataille devant une assemblée choisie profondément émue. Hélas, ce sont des « feux-fantômes » dans un cimetière. Comment s’affranchir du sortilège ? L’aventure lui coûtera ses oreilles arrachées. L’amour est un thème récurrent, qu’il s’agisse d’un canard évoquant l’amant disparu, ou de la réincarnation consolatrice d’une jeune fiancé, nommée Otéi. Un vieux samouraï sait « transférer sa propre vie » à son cher cerisier. Pire, une tête coupée mord une pierre selon la promesse de son propriétaire ; elle causera bien du souci à son bourreau ; quoique... Une autre, fort agressive, orne la manche d’un samouraï devenu moine. Quant aux apparitions féminines, aussi pures que la neige, elles ne laissent pas de tuer ou d’épargner selon leur bon vouloir, qu’il faudra taire, sous peine de châtiment, y compris si ce sont de délicieuses séductrices. Un miroir de bronze perdu est « l’âme » d’une femme, aussi refuse-t-il de fondre ! Une fois morte, celle qui le possède promet que la cloche qui a incorporé le métal « procurera de grands biens » en se brisant, aussi va-t-on s’échiner à la briser. Or, « certaines croyances anciennes parlent de l’efficacité magique d’une opération mentale appelée nazoraëru ». L’analyse est bien de la plume de Lafcadio Hearn. Ainsi, à la lisière de l’essai, de l’anthologie et de l’entomologie, les « Etudes sur des insectes » présentent une « jeune chinoise que les papillons confondaient avec une fleur ».
Le lecteur occidental, tout autant que Lafcadio Hearn, est délicieusement fasciné par cet exotisme qui n’est pas de bazar. La sûreté de la narration, les nuances psychologiques, la discrétion de l’effroi, jamais clinquant (on devine le talent du traducteur) font merveille. D’autant que quelques poèmes, parfois à double sens, se glissent dans la narration intensément poétique : « L’âme d’un arbre est mon âme », avoue la belle mourante…
Pourquoi tant d’étrangetés, d’enfers et autres fantômes ? Outre l’imagerie de nos terreurs morbides, l’inquiétude eschatologique nous pousse à imaginer de bien fictionnels au-delà, dont la dimension morale n’échappera à personne, punissant nos crimes, récompensant nos vertus. Visiter une telle exposition, lire de tels récits reviennent à des cérémonies d’exorcisme. Fut-il se munir du « couteau d’exorciste de la culture thaie » ? Ou garder son sang-froid le plus reposant devant l’avalanche des terreurs et des imageries infernales et spectrales… Entre divertissement et terreurs millénaristes, les spectres d’une individualité inquiète, d’une société malade, dont les écrivains, peintres et cinéastes aiment nous abreuver, sont probablement les expressions d’une catharsis nécessaire. Ainsi, grâce au détachement, saurons-nous libérer nos âmes.
Kiyoko Murata : Fille de joie, traduit du japonais par Sophie Refle,
Actes Sud, 272 p, 21,80 €.
Julie Otsuka : Certaines n’avaient jamais vu la mer,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau, Phébus, 2012, 144 p, 15 €.
Un pittoresque exotisme, une rare délicatesse, semblent être les attributs de la geisha. Pourtant, une romancière japonaise, Kiyoko Murata, ose nous dévoiler les faces obscures et parfois claires, de celle que l’on appelle, à la différence de la première, une « yüjo », ou pensionnaire des maisons closes : elles sont huit cents dans ce « quartier réservé » ! Décrivant ce lieu du « désir bestial », Fille de joie est un roman historique situé au début du XX° siècle, en pleine ère Meiji, autant sociologique qu’intimiste. Mais une même préoccupation tant historique que féministe anime Julie Otsuka pour rendre un hommage à d’autres Japonaises bafouées dans Certaines n’avaient jamais vu ma mer.
Issue d’une île lointaine du sud et d’une famille de pécheurs vivant dans le dénuement, Ichi, quinze ans, se retrouve brusquement transplantée dans le monde flottant de Kyushu. Plus précisément au sein d’une maison de prostitution à qui son père l’a vendue, pour n’être que la malheureuse héroïne de Fille de joie. Heureusement pour elle, bien que fort fruste, mais aimant la calligraphie et la lecture, elle ne fera pas partie des filles du ruisseau « d’où l’on retirait parfois les corps des prostituées qui s’y étaient jetées ». Qui sait si elle sera une « oïran », parmi celles « de classe supérieure, capable de conduire leurs clients au septième ciel, grâce à leurs techniques secrètes, et de les charmer, hors du lit, par leurs talents dans tous les domaines, de la lecture à la cérémonie du thé en passant par la poésie et la danse »…
Ichi, malgré ses indéniables capacités, est un peu rebelle. Un vieux et riche client, séduit, sort au bout de quelques nuits le visage tuméfié. « J’veux pas d’un vieux », rétorque-t-elle, aussitôt châtiée. Entre autres compétences sexuelles, elle doit apprendre à écrire. Au-delà du « genre épistolaire » à destination des clients, car « le mensonge est une vertu chez une courtisane », elle compose des sortes de poèmes à ses amis les « frémis » (entendez les fourmis). Ainsi elle tient une sorte de journal, rendant compte des évènements et des drames, dont son « dépucelage », mais également de son sens de l’observation et de ses émotions. Bien qu’un brin maladroite, l’écriture d’Ichi est dans la tradition poétique japonaise, depuis Le Dit du Genji de Dame Murasaki Shikibu[1], au XI° siècle, roman psychologique émaillé de vers. Hélas, cette dernière est considérée comme « une libertine » par Fukuzawa Yukichi, le grand penseur de Meiji, qui prétend par ailleurs que geishas et courtisanes « ne font pas partie du genre humain ».
Le lecteur prend en douce pitié ces victimes d’une « geôle de débauche », exploitées sans pitié. C’est alors qu’une « grève » des femmes permettra peut-être d’améliorer leur ordinaire. « L’édit de libération du bétail de 1872 » (entendez les prostituées) va-t-il enfin, grâce au concours de la chrétienne Armée du Salut et de l’opinion publique, prendre réellement effet ?
Le tableau de mœurs japonaises, mais aussi universelles, comme l’est la prostitution subie en ce bas monde, est impressionnant. Il vaut mieux ne pas tomber enceinte, ni attraper une « maladie du bas-ventre ». Pourtant, le retour de Mlle Shinonome, avec son bébé sera exceptionnel, car presque mythique est une « oïran avec enfant » ; à moins qu’elle préfère quitter le monde des courtisanes, puisqu’elle a remboursé sa dette. Parmi toutes ces anecdotes, ces drames, un kimono troué de sang dans une ruelle, un pubis impeccablement épilé, Mlle Shinonome, « belle comme un papillon de nuit blanc », un « jour de soie rouge » (celui des règles) sont des images marquantes. Ainsi que le premier haïku d’Ichi : « Loin de mon pays / La première étoile / C’est ce bébé. »
Tout un monde, ses rituels, ses kimonos, ses splendeurs et ses cruautés sordides, se déploie sous le perspicace pinceau de Kiyoko Murata. On ne s’étonnera pas que les lettrés de l’archipel lui accordent une sereine admiration : née en 1945, elle ne compte plus les récompenses, dont le fameux prix Akutagawa, pour Le Chaudron[2], adapté au cinéma par Akira Kurosawa sous le titre de Rhapsodie en août. Pour revenir à Fille de joie, c’est un beau livre, sensible et rude, fin et prenant. L’intérêt ethnographique est évident, quoique la dimension psychologique ne soit pas négligée. Une tendre empathie nait aux yeux du lecteur pour cette étonnante et attachante héroïne, Ichi, sans oublier une vraie reconnaissance pour son institutrice, Mlle Tetsuko. De toute évidence, chacune est un symbole, qui s’abstrait de ses chaines par l’éducation, puis la révolte, modestes icônes féministes japonaises de ce roman aussi militant que poétique.
C’est une strate tout à fait méconnue de l’histoire américaine que nous révèle Julie Otsuka. Un trou noir non dit, un effrayant sacrifice des femmes, un versant abject de la colonisation et de l'exploitation des femmes. Voici le chœur des Japonaises américaines bafouées par Julie Otsuka : Certaines n’avaient jamais vu la mer. Comment les Eats-Unis peuvent-ils redorer le blason de leur proverbiale liberté quand une part de leurs citoyennes fut opprimée de cette manière éhontée ?
Au début du XXème siècle, un petit peuple de jeunes filles japonaises traverse l’océan dans des conditions désastreuses pour trouver un époux blanc, parmi les fermiers de l’Ouest en manque de compagnes. Loin d’être ravis par leur exotisme, les hommes n’ont guère pitié de ces créatures déculturées. Ils leur procurent des nuits de noces sacrificielles, le plus souvent dignes de brutes, rarement miraculeuses de tendresse, et pendant la plupart de leurs existences, le mépris, les durs travaux fermiers. Après que leurs enfants aient oublié le peu de leur culture native qu’elles ont pu leur enseigner, lors de la seconde guerre mondiale, ces innocentes sont soupçonnées de traîtrise, d’espionnage, puis déportées, abandonnant leurs biens… Parfois, aiguillonnées par des rêves d’ailleurs, dans leurs lettres envoyées au pays natal, elles mentent pour ne pas avouer qu’elles ne sont que des « bonnes ».
Le roman, plein de sensibilité, devient alors une plaidoirie pour ces femmes aux rêves outragés, un réquisitoire à l’encontre de leurs bourreaux, si peu l’expression d’une satisfaction, au point que leurs voix entremêlées s’épanouissent intérieurement et collectivement à l’instar d’un chœur de tragédie grecque : « Nous avons accouché sans nos mères, qui auraient exactement quoi faire. (…) Nous avions attrapé une blennoragie dès la première nuit avec notre mari et nous avons eu des bébés aveugles. » On se demande : « Existe-t-il une tribu plus sauvage que celle des Américains ? »
Julie Otsuka (née en 1962 en Californie d'une mère japonaise) s’est inspirée de sources historiques parfaitement documentées. On ne s'étonnera pas qu'elle ait reçu le Prix Fémina Etranger en 2012 pour ce récit effarant et cependant chargé de tendresse. En son court roman, à la lisière du poème en prose, ce qui aurait pu ne rester qu’une sorte de reportage historique de la condition féminine devient, grâce à une langue faite de cent langues individuelles, une vaste mélopée pathétique, une poignante épopée chantée. Avec Kiyoko Murata et sa Fille de joie, voici deux occasions réussies pour l’art du roman engagé en faveur de la justice et, au-delà du féminisme, de l’humanisme.
Bois de l'Escalère, Gouaux-de-Larboust, Haute-Garonne. Photo : T. Guinhut.
La destinée poétique de Sôseki,
entre kanshi et haïku.
Natsume Sôseki : Poèmes, traduit du chinois (Japon) par Alain-Louis Colas,
Le Bruit du temps, 400 p, 28 €.
Haïkus à rire et à sourire, illustré par Minami Shinbô,
traduit par Brigitte Allioux, Philippe Picquier, 88 p, 12,50 €.
Oreillers d’herbe ou le Voyage poétique, traduit par Elisabeth Suetsugu,
Philippe Picquier, 200 p, 23 €.
De langue maternelle allemande, et au-delà de ses Duineser Elegien, Rilke écrivit des vers en français, dont ses Vergers[1]. Cela paraît une gageure que de concevoir de la poésie dans une langue qui ne soit pas d’abord la sienne. Quant au Japonais Natsume Sôseki, il traça les Poèmes de toute une vie en chinois. Que l’on se rassure, Sôseki écrit ses romans en japonais, mais aussi, genre oblige, ses Haïkus à rire et à sourire dans la langue de Bashô. Sans oublier que l’un de ses chefs d’œuvre, Oreiller d’herbes, ait pu, par ses soins mêmes, être qualifié de roman-haïku.
Peut-on parler de poésie autobiographique ? Il s’agit en tout cas, chez Soseki, d’un parcours de vie, plus exactement intérieure, entre 1867 et 1916, depuis la période estudiantine, jusqu’à la période de Meian, aux visées plus philosophiques, en passant par celles de convalescence et picturale. Il sera resté fidèle au kanshi, ce type de poème chinois classique. Il s’agit parfois de quatrains, souvent de huitains, faits de quatre distiques, parmi lesquels le parallélisme est de règle. Il maîtrisait cet art, sans se confiner dans l’académisme, au point qu’il fut reconnu par les plus grands sinologues de son temps. Deux grands thèmes innervent l’écriture de Sôseki en ses deux cent sept poèmes : la nature et la maladie, au profit, peu à peu, du détachement et de la faveur accordée à la première, dans le cadre d’une éthique taoïste, mais aussi bouddhiste zen.
Au creux d’une intense émotion lyrique, les voyages dans les régions montagneuses sont dès la jeunesse du poète d’évidentes sources d’inspiration :
« Raidillons pour chevaux, coupés par les ruisseaux,
Chemins d’oiseaux se prolongeant parmi le ciel.
Pour mes yeux écarquillés, tournés vers l’ouest,
Le pur éclat d’un sommet neigeux qui rougeoie. »
Hélas, plus douloureusement pathétique, un ulcère gastrique tenailla longtemps Sôseki. Comment y échapper, sinon par le vol de la poésie ?
« Dans ta maladie, le goût de l’art te garantit du monde ;
Dans ma sottise, l’inanité rend mon vol solitaire. »
Plus qu’un passe-temps, qu’un jeu, qu’un pascalien divertissement, l’exercice de la poésie touche à l’essentiel :
« Pour chasser le tourment, point n’est besoin de vin ;
Pour occuper le temps, il n’est que les poèmes. »
C’était en septembre 1890. Bien plus tard, le 21 août 1916, il précise son éthique littéraire :
« Ni littérateur, ni commentateur d’œuvres canoniques,
Je me démène, à l’est, à l’ouest, comme plante flottante. »
Ainsi l’agir et le non agir, le moi et la nature, le yin et le yang, se complètent et se répondent, se fondent finalement… Jusqu’aux ultimes vers, « quintessence de l’œuvre », selon Sako, dix-neuf jours avant la disparition, à 49 ans, jaillis sous un dernier pinceau le soir du 20 novembre 1916 :
« La vue, l’ouïe, je les oublie, le corps aussi, je le laisse.
J’ai tout le ciel pour chanter mon « Poème d’un blanc nuage ». »
Ainsi va la libération intérieure de l’ermite, au gré des pas silencieux des mots, laissés au bon entendement de qui veut en écouter la pureté.
Cette édition, comme souvent au Bruit du temps (qu’il s’agisse de la biographie d’Ossip Mandelstam[2] ou des Notes de ma cabane de moine de Kamo no Chômei[3]), est un bonheur : choix et discrétion de l’illustration de couverture, typographie élégante, pour un véritable tour de force : publier Sôseki de manière trilingue, en chinois (l’original), en traductions japonaise et française, avec le goût des alexandrins et des vers de quinze pieds, toutefois non rimés, par prudence. Avant-propos, introduction, notes et commentaires abondants et délicieusement érudits, bibliographie et chronologie, tout cela de la main du traducteur, ont supposé un soin, voire une ascèse, dont il faut mesurer le prix spirituel entre nos mains recueillies.
Avec une agilité remarquable, Soseki pouvait passer du kanshi au haïku japonais, dans la plus pure tradition de Bashô[4]. C’est avec un humour -au choix délicat ou sans gêne- qu’il offre ses Haïkus à rire et à sourire. Du moins, parmi quelques 2600 haïkus, l’illustrateur Minami Shinbô en a-t-il choisi une petite brassée, de ces objets « pas tout à fait géniaux créés par des génies », dit-il. Nous ne lui en voudrons pas, au contraire ; surtout si, comme tout lecteur d’un goût élevé et doué d’un bas ventre en bon état de fonctionnement, nous aimons : « Dans le colza fleuri / Un caca du facteur / En plein jour ». Vingt-huit petits poèmes, bilingues, dans une agréable mise en page, sont environnés par des dessins très colorés, faussement naïfs. N’est-ce qu’un livre pour les enfants ? Lisant « La branche de prunier posée là / Interpelle les nuages / Oh la légende torée du Tao », l’on devine que la surprise poétique est déjà un émerveillement spirituel. Ou « Amaryllis des morts / Quelle importance ! Au bord des chemins ». Là, rien de moins négligeable en sa qualité d’aphorisme philosophique. Quel joli livre précieux et facétieux ! Et un dernier, cosmique et odorant, pour la route : « Son cavalier sur le dos / Le cheval lâche du crottin / Sur les asters étoilés ».
Nous avions déjà traité d’Oreiller d’herbes dans sa dimension romanesque[5]. Si l’appellation roman-haïku, oxymorique en soi, mais assumée par Sôseki, est apparemment excessive, au vu de la longueur, il n’en reste pas moins que l’art de la suggestion y est poussé à sa plus pure acuité. De plus, l’on ne peut qu’y remarquer, outre la toute finesse de l’écriture et son attention permanente au détail, psychologique ou descriptif, l’abondance de ces légendaires poèmes de dix-sept syllabes.
La retraite d’un jeune artiste parmi les montagnes ne lui permettra guère de parvenir à peindre le tableau dont il rêve. En revanche, les haïkus, par l’entremise d’une jeune fille fort fantasque, deviennent ses amis. « Pourquoi faudrait-il un verbe ? », demande-t-elle, lorsque le jeune homme tente de lui traduire une page d’un roman anglais. Il semble que cela puisse s’appliquer au haïku : « Ombre de fleur / Ombre de femme / Vision ou illusion ». L’éveil poétique, « l’oubli du monde », sont-ils les préludes de l’éveil pictural ?
Mais au souvenir de Bashô, s’agrège la culture anglophone de Sôseki, en cela bien représentatif de l’ouverture à l’étranger de l’ère Meiji, car son jeune peintre cite les vers de Shelley ou Meredith.
Cette nouvelle traduction d’Elisabeth Suetsugu s’accompagne à propos des illustrations venues de trois rouleaux peints en couleurs, où figure le texte entièrement calligraphié en 1926. Ce avec un étrange je ne sais quoi venu de l’impressionnisme occidental dans une esthétique paysagère et féminine bien japonaise… Une somptueuse délicatesse imprègne les pages : « Printemps étoilé / Dans la chevelure de la nuit / Passe une branche fleurie ».
« Suivre la nature et quitter le moi », tel est le maître-mot de l’auteur du satirique Je suis un chat[6], aimable et désopilant narrateur pour qui « l’homme a toujours été un lourdaud ». Natsume Sôseki, au-delà de ses compétences d’angliciste (il enseigna la littérature anglaise à l’Université de Tokyo à la suite de Lafcadio Hearn), fut un romancier nombreux et couronné de succès, en particulier avec son personnage du Botchan,[7] ce petit maître enseignant qui devint au Japon un type, à l’égal de notre Cosette ou de notre Gavroche, mais aussi le diariste sensible et piquant des Petits contes de printemps[8]. Au plus profond, dans l’humanité de ses poèmes, il guide, parmi les herbes, les ronces et les montagnes de la vie, son lecteur, ce modeste impétrant, dans la voie du tao, et dans l’aspiration au souffle paisible du zen.
Genesien / San Genesiano, Südtirol / Trentino Alto-Adige.
Photo T. Guinhut.
Au Musée du silence de Yoko Ogawa :
Le Petit joueur d’échecs ;
La Jeune fille à l’ouvrage.
Yoko Ogawa : Le Petit joueur d’échec,
traduit du japonais par Martin Vergne,
Actes Sud, 336 p, 22,80 €.
Yôko Ogawa : Jeune fille à l’ouvrage,
traduit du japonais par Rose-Marie Makino,
Actes Sud, 224 p, 20 €.
Les échecs fascinent les écrivains. Pensons à Stefan Zweig[1] qui mit en 1942 ce prestigieux duel intellectuel face aux terribles contraintes du totalitarisme nazi. Pareillement, il serait vain de réduire le nouveau roman de la prolifique japonaise Yoko Ogawa (né en 1962) à une énième variation sur un jeu de société : une autre dimension le transcende, celle de la transmission et du legs, des miroirs des vies, des solitudes et de l’art… Dimensions que l’on retrouve, outre ce Petit joueur d’échecs, parmi ses nouvelles, dont un judicieux bouquet orne la Jeune fille à l’ouvrage.
Bien que scrupuleusement attachée à un contexte réaliste, Yoko Ogawa en fait rapidement surgir l’étrangeté. Comme dans Amours en marge, où une enfant s’attachait à un hippopotame, c’est ici au tour d’un gamin de sept ans de rêver à l’éléphante Indira qui vécut, mourut sur la terrasse d’un grand magasin, là où ses grands-parents l’abandonnent pour faire leurs courses. C’est son amie imaginaire, comme la « Miira » qu’il s’invente ensuite. Ce garçon singulier, découvrant un noyé dans la piscine de l’école (pensons à la nouvelle La Piscine[2]), mène l’enquête et rencontre un obèse qui, dans l’autobus où il vit avec son chat « Pion », sera son initiateur aux échecs. Mais au-delà du combat au-dessus de l’échiquier, c’est la qualité musicale, comme celle des mathématiques et de la poésie, de la belle partie, qui prime, « miroir » du joueur. Le défi est autant stratégie qu’esthétique. Jusqu’à ce que l’homme meure, que le garçon choqué ne puisse jouer que sous la table où il caressait le félin, qu’il devienne « Little Alekhine », petit surdoué, professionnel des échecs qui ne grandit plus, enfermé dans le silence de la poupée mécanique qui manie reine, tour et fou avec brio.
Cette relation maître et disciple était également au cœur de La Formule préférée du professeur[3], quant à lui mathématicien. Outre sa table et son sac de pièces, la philosophie de l’obèse, emporté par une grue après sa désincarcération de l’autobus, revit : l’on ressent « un bonheur suprême à partager cette lumière avec quelqu’un d’autre ».
Le récit initiatique gagne en intensité, lors du déplacement des pièces personnifiées qui est « mélodie », quand le corps contorsionné disparait sous l’automate, quand Miira et sa colombe deviennent pion. Le jeu subtil des images, lorsque la piscine devient échiquier humain, lorsque les « transcriptions » des parties sont des œuvres d’art, tisse un lyrisme envoûtant : « Avec des pièces de bois, il peut tracer de beaux dessins comme ceux d’une toile d’araignée après la pluie. » Hélas la « perversité est en train de croître au sein du club du Fond des mers ». La mort du petit joueur est au bout du chemin, « lèvres soudées comme au moment de sa naissance ». Seule « la transcription » de sa plus belle partie parlera pour lui.
Ogawa excelle en s’attachant à la magie de l’enfance et en balisant les territoires imprécis du fantastique. Il faut la lire on comme joue à la marelle, chercher et choyer les joyaux, comme sa description de l’autobus meublé de « pin noir islandais » et d’ « azulejos », du caddie du sénior rempli de souvenirs. Il faut décrypter ses personnages de solitaires, en leur enfermement, leur intériorité, qui s’ouvrent pour l’amour discret. Qui collectionnent les objets ou les parties d’échecs, comme elle les collectionne pour nous, ce dont son roman emblématique, Le Musée du silence[4], fut l’apothéose…
Chez Ogawa, tout objet, y compris le plus banal, acquiert une qualité spéciale, tel le « chiffon » de la grand-mère, « son talisman, son livre sacré », ou le bois poli des pièces du jeu, mais aussi l’immanence sereine des animaux. Ou encore le sensible duvet sur la lèvre du héros qui naquit la bouche scellée. Car les objets peuvent pallier à l’impuissance des mots. L’attention scrupuleuse au monde et à ses détails, la musique secrète du conte souvent tragique, sont parmi les clés de la fragile puissance d’évocation, de l’empathie que la romancière sait dégager tout au long de son espace-temps romanesque. Ce qui permet au lecteur d’immédiatement s’attacher, s’identifier, entre effroi et tendresse, aux lisières de l’onirisme…
Autre « chiffon » précieux et symbolique, celui que brode « La jeune fille à l’ouvrage ». Devant elle, la mère fragile et placée en soins palliatifs lui permet de se demander : « combien de rêves ferait-elle » avant sa mort ? La brodeuse est bénévole auprès des patients, et son travail semble être celui d’une Parque discrète. Quoique japonaise, on pense à celle de Vermeer, pour sa patience, son recueillement, mais aussi son sentiment de liberté. Elle ranime la mémoire de l’enfance du narrateur, de l’enterrement d’un chat, évidente métaphore de la raison de leur rencontre en ce lieu, car l’achèvement de la broderie coïncide avec la mort de la mère.
Si une telle nouvelle reste encore réaliste, d’autres ressortissent au fantastique, voire à l’anti-utopie. Une dame a l’esprit « remplacé par celui d’une princesse inconnue d’un endroit inconnu ». Pourquoi enlève-t-on la « glande ressort » à ceux qui arrivent au « centre d’hébergement » ? Pourquoi les brûle-t-on ? Que devient le temps de chacun ? Un narrateur arrivant dans un lieu familier, ou nouveau, il y a toujours une étrangeté qui l’accueille, le met à l’épreuve, le bouleverse…
Des thématiques récurrentes dans l’œuvre de la romancière affleurent lorsque deux enfants conversent sur la mort d’un chien pendant un « concours de beauté », lorsqu’une jeune femme compare une girafe autopsiée avec les grues que fabrique une usine. Ou lorsqu’une étudiante doit débarrasser une accumulation de pacotille, anti-muséale, écho inversé d’un de ses plus beaux romans : Le Musée du silence.
Ainsi les nouvelles d’Ogawa sont-elles de micro-univers, bien faits pour refléter ses plus vastes romans, mais aussi pour initier son lecteur à un monde fragile. Avec Yôko Ogawa, les silences sont parlants, l’émotion discrète et d’autant plus prégnante. L’art des images et de la suggestion séduit l’empathie et la poétique du lecteur conquis. Qu’il s’agisse d’un sac de pièces d’échecs, d’une broderie, comme d’un livre d’Ogawa malencontreusement -ou avec intention- oublié sur un banc, tous sont dignes d’être sauvés dans « le musée du silence » de la littérature universelle : « nous sommes des spécialistes du traitement des objets hérités. […] Ce ne sont pas des boites qui renferment le passé, mais peut-être des miroirs qui reflètent le futur[5] »…
traduit du japonais par Patrick Honnoré et Tetsuya Yano,
Calmann-Lévy, 2006, 576 pages, 24 € ; Le Livre de Poche, 2008, 8,60 €.
Télé-réalité, jeu vidéo, ou littérature ? La frontière semble bien fragile entre scénario détaillé d'un jeu à suspense et fresque narrative sur les peurs et les pulsions qui animent nos sociétés modernes. Une île japonaise est le théâtre d'une opération militaire qui ressemble à s'y méprendre à celles de nos écrans. Le tout dans un roman trépidant et racoleur paru en 1999 au Japon. À moins d’imaginer de le lire au second degré, comme une satire de la pulsion de jeu, de guerre et de mort qui irrigue et pourrit notre anthropologie, notre contemporain et nos anti-utopies.
Nous sommes dans un Japon non daté, cependant inféodé au XXème siècle, que gère un régime tyrannique mené par un « Reichsführer », ce qui est la marque d’un fantasme associé au fascisme nazi. De solides barrières protègent la culture nationale de l'influence délétère de l'Amérique du rock and roll et des libertés. Nous n'en savons guère plus. Seul importe ici un jeu à la disposition du lecteur autant que des dirigeants du pays. En témoignent le plan quadrillé de l'île et la liste des quarante-deux participants au début du volume. Ce qui permet, avec un brin de perversité de la part de l'auteur, de nous sentir de mèche avec les organisateurs venus des hautes sphères politiques qui hasardent des sommes colossales... Le principe est simple : chaque année, l'on isole cinquante classes de troisième pour forcer les élèves à s'entretuer. Le vainqueur gagnera le privilège de vivre aux frais de l'État pour le reste de son existence. Ce qui fait quarante et une victimes adolescentes à multiplier par autant de classes. C'est officiellement un programme de défense nationale, une « Expérimentation militaire ».
En 80 chapitres, deux prologues et un épilogue, le lecteur suit de l'intérieur, au moyen de la focalisation omnisciente, le déroulement de l'opération. On gaze le bus scolaire afin d'embarquer tout le monde sur une île et on annonce la chose avec force menaces, puis un meurtre bien dissuasif. Et les participants de s'égailler dans la nature, munis chacun d'une arme, de la mitraillette lourde au couteau de poche en passant par l'arc ou la fourchette. Détails importants : on annonce régulièrement les secteurs interdits, faute de quoi votre collier piégé explose avec vous et le pire arrive pour tous si aucun élève n'est tué dans un certain délai. Les caïds foncent, quelques filles amicales se réfugient dans un phare jusqu'à ce que méprise et traîtrise les conduisent au carnage. Qui l'emportera ? La bête brute aux muscles assassins, ou le vainqueur d'une précédente session qui, hasard incroyable, ou manipulation, s'est trouvé dans cette nouvelle classe ? L'histoire gagne un soupçon d'intensité lorsque l'ultime combattant déjoue les plans du régime en sabotant la surveillance informatique et en entraînant dans sa fuite deux autres dissidents, révoltés contre le jeu et le régime. Voilà qui donne un léger parfum d'anti-utopie à ce roman d'action, comme on parle d'un film d'action. Ce qu’il devint d’ailleurs en 2000, sous la caméra de Kinji Fukasaku.
On a deviné que ce livre, qui a enthousiasmé Stephen King, peut passer pour passablement médiocre. C'est un défilé de personnages sans grand relief ni individualité (inutile de donner leurs noms) de suspenses convenus, agrémentés de scènes gores carnassières, avec ce qu'il faut de surprises attendues. Le style est d’une platitude aisée, à la longue abrutissante. La narration, trépidante et sans pitié pour les nerfs du lecteur, est parfois pimentée de pathétique et de pitié pour les jeunes filles sacrifiées, avec un léger frisson d’érotisme, rendu plus sensible par le graphisme impeccablement esthétique des mangas qui ont suivi cette bombe romanesque.
Et pourtant... Force est d'avouer que l'on se laisse prendre malgré soi à cette lecture vulgaire efficacement construite et trépidante. N'est-ce pas là un révélateur de nos sociétés ? D'autant qu'un succès phénoménal et multimédia entoure cet opus au Japon et ailleurs : après le film, treize volumes de mangas à ce jour, ce qui n'est pas innocent. On pourra gloser avec gourmandise sur la dimension satirique. Le pays du Soleil Levant, où la criminalité est l’une des plus faibles du monde, n'est-il pas celui où, dès l'entrée dans le système éducatif, règne la compétition la plus effrénée ? En ce sens Battle royale est une métaphore des plus réussies. Mais se limiter à critiquer le Japon serait une erreur. Notre télé-poubelle n'est pas loin. Si civilisés que nous sommes, peu de chose suffirait à faire basculer une bonne partie de nos populations dans cette variante hollywoodienne des jeux de gladiateurs qui satisferait nos voyeurismes. « Panem et circenses » (Du pain et des jeux) était, selon Juvénal[1], la devise d'Auguste pour aimanter le peuple autour du cirque et dans les limites de son despotisme. Elle pourrait être la devise de modernes tyrans ou d'efficaces empires médiatiques. Cette réflexion s'affinant à l'occasion de Battle royale, nous n'aurons pas perdu notre temps avec cette lecture racoleuse.
Si l’on ajoute que le jeu, bien qu’à peu de choses près tabou pour de nombreuses familles qui ne veulent ni le voir, ni en annoncer la menace potentielle à leurs enfants, bénéficie de flashs d’informations télévisées affriolants, sans oublier les paris des dignitaires de l’Etat, on saura combien nos téléréalités aux cruautés plus ou moins anodines ne sont que les préfigurations apéritives d’un tel possible inhérent à la nature humaine abonnée au mal et à la tyrannie du spectacle. Sans compter la propagande militaire d’un régime qui s’enorgueillit de ses héros adolescents déchiquetés ou rarement vainqueurs. Et qui laisse entendre que n’importe qui pouvant tuer n’importe qui, le seul rempart à la menace pérenne -ou à la paranoïa- est un Etat fort, à même d’ailleurs de juguler toute rébellion individuelle ou populaire. Le manuel de terreur politique étatiste est au service d’une des pires anti-utopies qui se puissent fantasmer. Quoique peut-être au-dessous des camps d’exterminations nazis, eux réalisés par notre Histoire. À quand une « Battle Auschwitz » ?
Ecole de guerre, école de terrorisme ? Roman fleuve, manga coloré de sang pour catharsis et purgation des passions, ou jeu vidéo pour apprentis snipers ainsi excités et confortés, le débat ne manque pas entre fervents du pur divertissement médiatique innocent et ceux qui dénoncent la contagieuse virulence morale et physique d’un Battle royale aux multiples avatars. Les enfants d’il y a un demi-siècle jouaient aux cow-boys et aux Indiens dans les bois, ou lisaient La Guerre des boutons de Louis Pergaud. Aujourd’hui, l’on accuse les Battle royale sur consoles et autres Koh-lantas guerriers. Avant d’incriminer le couteau, lisons dans la main de celui qui l’utilise pour tuer un enfant, ou le sauver…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.