Photo : T. Guinhut.
Quintessence du Japon :
du Dit du Genji aux Notes de chevet,
en passant par les poèmes d’hier et d’aujourd’hui
& par les Contes d’Isée et de risée.
Murasaki Shikibu : Le Dit du Genji, illustré par la peinture japonaise traditionnelle,
traduit du japonais par René Sieffert, trois volumes sous coffret,
Diane de Selliers, La petite collection, 2008, 1312 p, 155 €.
À la cour du Prince Genji, Gallimard, 2023, 208 p, 35 €.
Sei Shônagon : Notes de chevet. Illustrées par Hokusai,
traduit du japonais par André Beaujard,
Citadelles et Mazenod, 2020, 416 p, 79 €.
Jacqueline Pigeot : L’Âge d’or de la prose féminine au Japon,
Les Belles Lettres, 2017, 176 p, 27 €.
Kokin Waka Shü : Recueil de poèmes japonais hier et d’aujourd’hui,
traduit du japonais par Michel Vieillard-Baron, Les Belles Lettres, 2022, 520 p, 25 €.
Contes d’Ise, Contes de risée. Une parodie japonaise,
Les Belles Lettres, 2018, 528 p, 25,50 €.
Feuilles d’or tombées du temps, et cependant toujours intensément colorées, ce sont le premier roman psychologique au monde, les inaugurales notes de chevet, la première autobiographie, soit un trio de dames auteures, là où le X° et le XI° siècle japonais sont étonnamment fructueux et brillants. Voici peut-être la quintessence du Japon, sans oublier une contemporaine anthologie de poésie, et des contes, qui ont été repris sur le mode parodique au XVII° siècle. Tout ceci pour ravir la langue et les yeux du lecteur, qui se sent ainsi plus japonais que l’on aurait pu le croire...
Bien avant la rigueur classique de La Princesse de Clèves, écrit par Madame de Lafayette en 1674, le premier roman psychologique du monde fut composé par Murasaki Shikibu. Née aux environs de 973, elle écrivit patiemment Le Dit du Genji entre 1005 et 1013, pendant qu’elle était préceptrice au service de l’impératrice Fujiwara Akiko, qui fut son éditrice. Qui était-elle vraiment, puisque le nom sous lequel on la désigne se révèle être un surnom, celui de la jeune Murasaki, l’amour absolu du Prince Genji ? Sans nul doute un génie d’une finesse et d’une opiniâtreté incomparables…
Quant au Genji, surnommé « Le Radieux », il est celui qui vit des tourments amoureux et politiques nombreux parmi la cour impériale de Heian, l’actuelle Kyôto. Fils secondaire de l’Empereur et cependant aimé, il ne peut être que « Prince sujet ». Ses amours lui permettent d’explorer les secrets de l’univers féminin, non par avare esprit de conquête, mais dans une perspective autant morale qu’esthétique. Aussi raffiné que cultivé, le Genji façonne sa femme idéale en élevant une toute jeune fille, avec qui former un modèle d’amour profond que seule la mort saura briser. De multiples intrigues annexes et parallèles s’insinuent, dont la quête sentimentale de Kaoru, le fils du Prince Genji, alors que la vie tumultueuse de ce dernier traverse souffrance, exil et solitude, pour atteindre la reconquête du pouvoir, quoique la tristesse attende au bout du chemin. Des épisodes sont restés célèbres, comme ce moment où un chat jaillit de derrière les stores, révélant un instant la beauté de la « Princesse troisième », épouse du Genji, aux yeux stupéfaits du « Capitaine des Gardes des Portes », à l’occasion du livre XXXIV.
En mille trois-cents pages, dans la traduction de René Sieffert, dont cinq cent-vingt œuvres picturales du XII° au XVII° siècle le plus souvent inédites en Occident, comme le radieux « Rouleau des Jardins d’or », voire au Japon, un microcosme corseté de convenances et d’étiquette, soucieux de raffinements exquis, effraie et enchante l’esprit et les yeux du lecteur. L’immense récit en prose et roman-fleuve est parsemé de huit cents wakas, poèmes de trente et une syllabes, dont les minces anecdotes et les allusions à la nature sont les métaphores de sentiments inexprimables, billets doux et inquiets, délicatement codés. Ainsi « la dame à l’œillet » exprime-t-elle son inquiétude et sa confiance lorsqu’elle accepte de suivre le Prince impromptu :
« D’autres avant moi
en des temps lointains déjà
ont erré ainsi
par les routes de l’aurore
que je ne savais encore. »
Sano Midori, professeur à l’université Gakushûin, à Tokyo, enrichit cette édition du Genji monogatari d’une précieuse préface qui fait le point sur l’émergence de ce texte fondateur dans la littérature japonaise et met en relief sa vigueur séminale, son prestige, tant littéraire qu’artistique depuis des siècles. De même, Estelle Leggeri-Bauer présente les « Genji-e », soit les images qui fleurirent sur les paravents, les éventails, pages d’album et rouleaux, pour aboutir à une entreprise « insensée » et pourtant parachevée : illustrer l’entier du roman. Vagues marines, nuages, feuillages, oiseaux envahissent l’espace des jardins, tandis que l’or saupoudre l’atmosphère ; cependant l’on domine les intérieurs de habitations disposées selon une perspective axonométrique, ou plus simplement diagonale, de façon à découvrir les personnages en leurs étoffes soyeuses. De plus, résumés, arbres généalogiques, cartes et chronologies concourent à guider le voyageur en ce délicieux labyrinthe, qui est une civilisation à lui seul. Aussi un tel triptyque en son coffret est-il une rare splendeur bibliophilique à déguster des yeux et des doigts, du cœur et de l’esprit.
Rêvons à Dame Murasaki Shikibu, accroupie devant son écritoire, son encre et ses pinceaux, vêtue d’un ample et somptueux vêtement fleuri, ses longs cheveux d’encre y glissant jusqu’à ses talons, face au mono no aware, soit la « beauté poignante des choses fragiles », ou « tristesse inhérente à la beauté du monde ». Et nous aussi, près d’elle, devenons membres lettrés de ce quotidien où l’on pratique calligraphie, musique, peinture et poésie…
Les rouleaux tissés par le maître Itarô Yamaguchi apportent un éclairage précieux sur la vénération dont est gratifié le Dit du Genji. Un millénaire plus tard, ce tisserand qui est notre contemporain nous propose quatre rouleaux de brocard achevés tour à tour en 1986, puis jusqu'en 2009. Le premier choisit quelques chapitres tels que « La rivière au bambou ». Le second « Le pavillon », le troisième « Le Grillon-grelot » ou « Le brouillard du soir ». Le quatrième enfin préfère « L'impénétrable armoise » et « La flûte traversière ». S’ils sont exposés au musée Guimet, ils nous le sont également dans ce beau livre relié à la japonaise, intitulé À la Cour du prince Genji. Abondamment illustré, y compris de précieux détails qui nous permettent de visualiser l'infinie précaution et la délicatesse du travail de broderie, l’ouvrage éblouit autant qu’il émeut devant le dévouement à l'égard d'une dame Murasaki qui eût été touchée, ravie, si les dieux du temps lui avaient permis de franchir un millénaire. Elle mérite bien en effet que des doigts savants lui consacrent des décennies de vie, en un témoignage d’amour posthume, mais aussi une révérence considérable envers une œuvre clé de la littérature mondiale. L'on retrouve bien entendu l'écho des illustrations comprises dans les l'édition de Diane de Selliers.
Autre élément surprenant dans le cadre de cette entreprise, les métiers à tisser sont des Jacquards venus de Lyon, témoignages d’une coopération franco-japonaise séculaire. Ici, chaque tissage est expliqué avec des détails techniques abondants. L'on découvre alors les « effets dérivés du double étoffe », une « chaîne crème et une chaîne noire », une « lamelle de papier lié en sergé ». La contextualisation de l'œuvre originelle venue de la cour impériale à l’époque de Heian ne manque évidemment pas, répondant aux adaptations multiples du Dit du Gengi. Qui sont ici signalées, tant dans le cadre proprement littéraire que pictural, et bien entendu, dans le manga le plus récent. Au point que les lecteurs de ce genre si populaire puissent être parfois et heureusement conduits auprès du chef d’œuvre original...
Approximativement contemporaine de notre chère Murasaki Shikibu, voici Sei Shônagon. Rien à voir avec l'immense roman précédent. Des notes, ou plus exactement une liste, achevée vers l’an 1002. À l’occasion de précédentes traductions, le livre s’intitulait Les notes de l'oreiller[1], ce que semble confirmer l'anglais Pillow Book. C'est ici une édition complète, intitulée Notes de chevet, de surcroît illustrée par les estampes d'Hokusai, c'est-à-dire du XIX° siècle. Une dame une fois de plus, infiniment raffinée, nous confie ses préférences, ses détestations, ses choses vues, ses sentiments, ses délectations, qui deviennent bientôt celles du lecteur, quoiqu'il puisse imaginer en regard ses propres notes. Si l'art de la liste peut être quelque chose de très ennuyeux, aride, quoiqu’Umberto Eco ait su faire l'éloge de la liste[2], la délicatesse de l’écriture et la perspicacité du regard en font une rare conflagration de sensations et sentiments émotions, qui confine à nos poèmes en vers libres, ou en prose, pour rester dans des catégories européennes. Cependant, il s'agit d'un genre particulier au Japon, dont Sei Shônagon fut la créatrice : un genre littéraire dénommé Zouihitsu. C'est-à-dire au courant du pinceau, ou plus simplement soshi, notes, dont la caractéristique est de fournir des recueils d'impressions et dont la seule méthode est le caprice, la fantaisie, parfois l'humour. Les remarques sur la civilisation de l'époque, sur le bouddhisme et le shintoïsme côtoient des tableaux poétiques, de tristes moments, d'autres jubilatoires. Cette jolie liasse de papier est en fait « l’oreiller littéraire » de cette Dame d’honneur de l’Impératrice, dont les saillies vives et spirituelles étaient fort appréciées, mais aussi redoutées.
Certaines notes sont laconiques, sèches, comme sur les « Choses dont on néglige souvent la fin » : « Les devoirs d’un jour d’abstinence. Les affaires qui durent plusieurs jours. Une longue retraite au temple ».
Egalement brèves, d’autres sont élégiaques, à l’instar des « Choses qui font naître un doux souvenir du passé » : « Les objets qui servirent à la fête des poupées » ou « Un jour de pluie où l’on s’ennuie, on retrouve les lettres d’un homme jadis aimé »...
En revanche toutes choses de beauté naturelles permettent des énumérations lyriques et volubiles, oiseaux, insectes, arbres... Herbes et rivières « égaient le cœur », tout en côtoyant les « choses qu'il valait mieux ne pas faire », voire « détestables ». À cet égard la satire n’hésite pas à pointer ces « Gens qui prennent des airs savants ».
Ce recueil, parfaitement singulier dans la littérature mondiale, témoigne de l'émergence de la sensibilité, féminine certes, mais pas seulement. Non loin parfois de la forme poétique du waka ou du haiku, le talent séducteur de Sei Shônagon embrasse le journal intime, la critique des mœurs et l’autoportrait...
Peu d'années auparavant, une autre dame, en quelque sorte complice de Murasaki Shikibu et de Sei Shônagon, avait écrit ses Mémoires d'une éphémère. C'est un texte plus rare, donc beaucoup moins connu, mais révélé par Jacqueline Pigeot dans son essai justement intitulé : L'Âge d'or de la prose féminine au Japon, X° XI° siècle. Elle en fut d’ailleurs la traductrice[3]. Cette dernière analyse cet étonnant phénomène, l'irruption d'un trio littéraire fondateur, inégalé. Maos dans le cas qui nous occupe, l'on ne connaît son auteure que par une sorte de pseudonyme. Soit la mère de Fujiwara no Michitsuna.
Ce récit autobiographique - 20 ans de vie, entre 954 et 974 - suit la tradition des nikkis, ou écrit daté. C'est-à-dire de documents authentiques. Mais notre auteure en fait quelque chose de beaucoup plus ample, malgré ce qu'elle l'appelle, l'insignifiance de sa vie. Pourtant, elle avait déjà une notoriété de poétesse. Il y a en effet plus de 200 wakas dans son ouvrage, alors que sa prose s’épanouit à la faveur des expériences. Cette conscience du moi précède de longtemps celle de l'autobiographie rousseauiste qui apparut en notre XVIII° siècle. Elle précède également le concept de pacte autobiographique tel que l’établit Philippe Lejeune[4]. Car dans son prologue elle oppose fiction littéraire et véracité de son récit en prose. Insérant des dialogues, des scènes observées, elle met l'accent sur sa vie individuelle. Si son récit commence lors de la demande en mariage de Kanaie, elle ne pratique ni le portrait, ni l'autoportrait, physique ou moral. Elle découvre autrui et se découvre une personnalité, un tempérament rêveur et évidemment un don aigu de l'observation. Elle n'hésite pas devant les confidences affectives, amoureuses, tout en maintenant prudemment les protagonistes dans l'anonymat, lors que les mouvements de la sensibilité sont sans cesse privilégiés. Elle conte son voyage dans un temple, son retour dans la capitale. Non sans noter les mouvements de la mémoire, de la réminiscence. Au point que l'on se demande s’il s’agit d’écrits au fil des jours ou d’un récit construit. Surgissent des faits minuscules, des regards qui se croisent, des nostalgies, une vie conjugale distanciée. Mais peu à peu, l'on comprend que cette femme est revenue de ses illusions. Malgré l'élégance, la distinction des manières de Kanaie, la séparation d’avec un homme volage, aux conquêtes nombreuses, est inévitable. Ce tableau des émotions conjugales n'est pas sans ambiguïté, tant la jeune fille semble en concurrence avec sa mère. Une scène surprend, lorsque le personnage de l'adjoint apporte un message, ce sont des images de femmes joliment peintes. Qui semblent des images érotiques. Est-ce une déclaration d'amour voilée ?
En son essai, Jacqueline Pigeot ne fait pas que rassembler trois femmes exceptionnelles, mais les entrelace au travers de la recherche des procédés d'écriture. Les façons dont interviennent la poésie, le monologue intérieur, la note de chevet, les lettres, les sensations intimistes, concourent au développement de la sensibilité. En ce sens, notre essayiste offre un manuel de littérature qui nous rend familiers d'un siècle lointain. Nous permettant d'apprécier sa teneur et ses raffinements, ainsi que par empathie et rebond d’aiguiser notre propre capacité poétique de lire le monde qui nous entoure.
En l'an 905, du moins de notre ère chrétienne, un empereur eût la délicieuse idée d’ordonner de compiler la poésie japonaise. Ainsi naquit la première anthologie de poèmes de l’archipel, en quelque sorte officielle. La prégnance des saisons et la puissance de l'amour sont ses sujets récurrents les plus aimés. Lisons par exemple un anonyme « Si sur le mont / Les feuilles d'arbres révèlent / Tant de nuances / C'est sans doute que s'y est posée, / Diaprée, la rosée d'automne ».
Narihira quant à lui fit jaillir ses plus profonds sentiments, en cinq de nos vers, car ce sont tous des wakas : « Je languis après vous / Que j'ai entraperçue / Mais n'ai pas vraiment vue : / Passerais-je en vain ce jour / Plongé dans d'amoureux pensers ? »
La mélancolie et le ton élégiaque sont souvent présents. Un autre anonyme écrivit ainsi : « En ce bas monde / Qu’y a-t-il de pérenne ? / Le gouffre d'hier / Dans la rivière Asuka / Est aujourd'hui filet d'eau ».
Une centaine d'auteurs, y compris féminins, un siècle et demi de création poétique. Cette traduction intégrale du Kokin waka shû, bien entendu munie de notes, d'un index, d'un répertoire des noms de poètes, est tout à fait incroyable. Émouvante surtout. Par-delà les siècles et les cultures, ces poètes sont nos confidents, nos amis chers.
Quelle belle idée, quelle trouvaille de la part du traducteur ! Que d'associer à ces Contes d’Ise, non seulement sa réécriture, mais aussi ce titre : Contes de risée. Soit un calembour délicieux. Là encore nous sommes au X° siècle, avec 125 récits, auxquels s'entrelacent des poèmes. Mais au début de l'époque d'Edo, c'est-à-dire au XVII° siècle, un hurluberlu ne manqua pas d’avoir l'idée cocasse d'en composer une version tout à fait parodique. Au départ, ces contes célèbrent l'amour. Et leur héros, Ariwara no Arihira était un séducteur que l’on prétendait insurpassé. Si populaires étaient ses contes que les voilà devenus de faux contes : jeux burlesques, grotesques mésaventures, comme celle d'un ivrogne tombé dans un trou. Un mendiant rêve de dévorer un poisson cuisiné à la dernière mode, un médecin lorgne les charmes de sa patiente plutôt que de s’occuper à la guérir... Tous ces fragments commencent par la formule « C'était-y pas plaisant ! », puis « Il était un drôle ». Ainsi « Un drôle dépérissait à vue d'œil »... Celui-ci est si crasseux des oreilles qu'il est devenu sourd, tout comme sa femme. Cet autre est consumé d'amour sans guère de succès. En ce sens, dit le poème, « C'est avec la farce / Qu’en nous tenant le bas-ventre / Nous pourrons bien rigoler ». Cette édition tout à fait encyclopédique est également illustrée, associant à la qualité du divertissement, celle du documentaire et du tableau de mœurs.
Depuis les sommets du raffinement, exceptionnellement atteint par le Dit du Genji et Les Notes de l'oreiller, en passant par l’autobiographie et l’anthologie poétique la plus suggestive, nous voici tombés avec les Contes de risée dans l'humour rafraichissant, à se taper les fesses de rire, parfois jusqu’au graveleux. Ainsi, depuis la Cour impériale jusqu'au monde des gueux, le Japon médiéval et son au-delà d’Edo nous sont accessibles, bien plus que dans un parfait exotisme. Mais en son âme, si tant est que ce mot ne soit pas une fiction.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Sei Shônagon : Les Notes de l’oreiller, Stockk cosmopolite, 1928.
Murasaki Shikibu : Le Dit du Genji, illustré par la peinture japonaise traditionnelle,
Diane de Selliers. Photo : T. Guinhut.