Jorge Carrion : Librairies. Itinéraires d’une passion,
traduit de l’espagnol par Philippe Rabaté, Seuil, 320 p, 22 €.
Vincent Puente : Le Corps des libraires, La Bibliothèque, 128 p, 12 €.
Même si nous n’en avons pas conscience, à chaque page, nous voilà en relation plus ou moins lointaine avec une librairie, ancienne, moderne, voire virtuelle. L’essayiste espagnol Jorge Carrion le sait plus que tout autre, puisqu’il sait en faire les « itinéraires d’une passion », d’une quête intemporelle et de tous continents. En un merveilleux capharnaüm, comme parmi les étagères d’un improbable magasin aux livres de la mémoire et du désir, celui qui, né en 1976 à Tarragone, est également l’auteur d’une trilogie romanesque[1] inédite en France, nous prend par la main pour un voyage aux pays du papier ; mais du papier le plus lettré. Cependant, si nous pourrions reproduire l’itinéraire de l’auteur de Librairies, nous voilà réduits à l’impuissance devant Le Corps des libraires de Vincent Puente : jamais nous ne rencontrerons en chair et en os ses libraires. Qu’importe, car c’est pour le plus savoureux des plaisirs : unir le fantasme bibliophilique et le rire.
Toutefois, au premier temps conceptuel de l’introduction de Jorge Carrion, il n’y pas la moindre boutique : le « bouquiniste Mendel » de Stefan Zweig n’a qu’une table de café pour confier sa mémoire des catalogues : « En vérité, Jacob Mendel n’oubliait jamais un titre ou une date. Il connaissait chaque étoile, chaque plante, chaque infusoire, dans l’univers toujours mouvant et changeant de la bibliographie[2] ». Quant aux bibliothécaires de Babel, chez Jorge Luis Borges, ils errent parmi des millions de livres illisibles, parce qu’emplis de la totalité des possibilités combinatoires des lettes de l’alphabet…
Viennent ensuite « les plus anciennes du monde », comme Bertrand, à Lisbonne, depuis 1732. Puis ces mythiques librairies qui se font éditrices, comme Shakespeare & Company qui, à Paris, promut Ulysse de Joyce. Là, George Whitman déclara que « son grand œuvre était la librairie : toutes ses pièces seraient les chapitres distincts d’un même roman ».
En toute évidence, ces nids de la pensée que sont les librairies ne peuvent être que « politiques ». Entre Russie, Allemagne et Espagne, elles fomentent l’insurrection ou subissent la censure totalitaire, voire les passions des futurs « génocidaires » et autres « révolutionnaires », qui commirent des succès de librairies et les emplirent de stèles reliées ou brochées déplorant leurs victimes pléthoriques : Hitler, Mao, Lénine, Che Guevara... Alors qu’aujourd’hui « les pays islamiques œuvrent précisément à un système de répression de la lecture », Jorge Carrion ne perd pas l’occasion de rappeler la fatwa qui s’abattit sur Salman Rushdie[3]. D’où « l’importance des librairies indépendantes, comme instruments de la démocratie », selon un libraire de Malaga, si tant est qu’elles puissent être idéologiquement indépendantes.
Lieux de passages et de rencontres, tel « Les Colonnes » à Tanger, les librairies s’ouvrent entre Occident et Orient. Elles fascinent jusqu’en Chine, berceau du papier au IIème siècle, et à Tokyo, même si le voyageur reste étranger à leurs idéogrammes. Elles sont le mince couloir d’un petit propriétaire, font partie d’une chaine comme Barnes & Noble, ou se vantent, telle Strand à New-York, « de disposer de deux millions et demi de titres ». Et l’on aime, outre leurs fauteuils, leurs labyrinthes, leurs lecteurs et lectrices, là où il « n’est pas surprenant que le coup de foudre dans une librairie soit un important topos littéraire et cinématographique ».
Poussant la porte de ses temples des Lettres, Jorge Carrion a ses écrivains favoris : Borges et ses conférences gratuites, Bolano est ses auteurs nazis[4] fournissant ainsi mille anecdotes. Vila-Matas assistant aux « derniers râles » de Margurite Duras, fournissant ainsi mille anecdotes. Voilà comment, entre Buenos Aires et « City Lights » à San Francisco, le « fétichiste » voyageur sait faire rêver son lecteur. Malgré -ou faut-il dire grâce à ?- une composition erratique, sinueuse. Tout y passe, des artisans du livre à l’époussetage des rayonnages. En dépit de son titre, qui, il est vrai, est difficile à respecter stricto sensu, cet essai, « fils bâtard de Montaigne », glisse vers l’histoire de l’édition, les « trafiquants de livres scandaleux », les oscillations de la censure, entre le « satanique » Harry Potter, selon certains Américains, et l’affaire Rushdie. Si l’on « lie la liberté à l’achat d’un livre », cet éloge communicatif mérite de voisiner avec l’Histoire de la lecture et La Bibliothèque la nuit, titres tous deux fondamentaux d’Alberto Manguel[5].
La déambulation mentale, reflet de celle physique de son auteur, est ornée, comme il est de mode après Sebald[6] (sur lequel Carrion a écrit un essai), de photos en noir et blanc, vitrines, rayons, cartes de visite, peu lisibles, peu esthétiques, pas toujours légendées. De plus, si l’on avait une ultime réserve à faire, il faudrait regretter que notre amateur de déambulations librairesques (si l’on nous pardonne le néologisme) ne fasse pas assez la distinction entre librairies de neufs d’une part et d’anciens d’autre part. Prolixe et gourmand, notre auteur semble à cet égard oublier ces boutiques occasionnelles que peuvent être brocantes et vide-greniers, Ebay. Quand des librairies sont remplacées par la « restauration rapide », il rend un hommage doux-amer à celles virtuelles et planétaires, dont Amazon. Dématérialisées sur nos écrans, mais sans l’âme du libraire pour les animer, les enchanter -ou les rendre désagréables- elles multiplient les possibilités de nos bibliothèques. C’est à point que Jorge Carrion a conclu son généreux volume avec, outre un index et une bibliographie, une « sitographie » bienvenue.
Librairie La belle aventure, Poitiers. Photo : T. Guinhut.
Jorge Carrion et Vincent Puente font tous deux allusion à la librairie Mollat, la plus grande de France à Bordeaux. Le premier en souhaitant visiter ses généreux et pléthoriques rayons d’ouvrages neufs. Quant à Vincent Puente, parlant de la « National Bookstore de Detroit », qui n’a pu, comme sa consœur bordelaise acheter les boutiques adjacentes pour s’agrandir, le voici nous entraînant dans un local démesuré, labyrinthique, qui a du s’étendre en acquérant des appartements incommodes à rejoindre, d’où un malheureux employé qui faillit mourir oublié dans un lointain recoin. C’est bien Le Corps des libraires qui est en cause.
Pire, à Dobostorta, « un hôtel pour bibliophiles », aux prix exorbitants et aux réservations plus exigeantes que le festival de Bayreuth, est sis dans la « Librairie Trakl », qu’une inondation et une coulée de boue ont envahie. On y déguste des « champignons Hetzel […] cultivés sur les restes des œuvres de Jules Verne ». Il faut s’armer d’une tenue et du matériel spéléologiques pour espérer excaver une édition originale, une rareté insigne, dont l’état n’est pas garanti et dont la facture sera, elle, garantie hors normes. Ce qui peut rappeler une librairie « spécialiste en livres défectueux », comme ce « très bel exemplaire de La Vie de Fibel, de Jean-Paul[7], illustré d’un cahier hors-texte de photographies de Fidel Castro » ! Alors que les exemplaires du « Luceval » frappés au combat par une lame ou une balle, sauvant ainsi leur propriétaire qui les gardaient sur leur cœur, sont fort recherchés pour leurs « vertus protectrices »…
On sait que les pires ennemis des livres, sinon les hommes, les rats et les insectes, sont le feu et l’eau. Que penser alors de ce libraire, tant obsédé par l’explosion d’une bombe lors du blitz en son officine, qui s’assure contre le feu au point de tenter le diable en incendiant lui-même son deuxième magasin ? Des fêlés, me direz-vous... Ajoutons à ces folies une « Société » lettrée qui développe « une théorie inattendue des grands auteurs qui consiste à dire que le génie littéraire rend aveugle et repose sur l’idée que, lors des moments de grandes inspirations, les yeux de ces grands écrivains se révulseraient inconsciemment, jusqu’à virer au blanc complet pendant la composition d’un chef d’œuvre ».
Gibraltar, Strasbourg, Saint-Germain-des-Prés, Halifax, sont mis à contribution pour ce voyage bibliophilique hors normes et mental. Les boutiques s’appellent la « Librairie de Jonas », « L’Ectoplasme, Librairie idéale » où l’on ne vend que des « factices », « Le Pinçon violet » à Angoulême… Souvent, le caractère revêche des tenanciers décourage le moindre achat : il faut une opiniâtreté diplomatique et combattive pour en sortir « victorieux ». À Saragosse, on prescrit le livre « à la tête du client » : « Royo, Murga et Meoca sont bien entendu tout à fait capables d’enterrer un livre ou de faire la fortune d’un auteur »…
Ailleurs, pas le moindre rayonnage : les libraires savent (peut-être) où cueillir le volume convoité par la patience du client, cet importun qui n’espère pas un instant pouvoir fouiller parmi les piles instables, pyramidales et menaçantes, tous « monolithes de livres », susceptibles de s’écrouler comme des dominos… On ne sait où, il y a des « librairies fantômes », dont un collectionneur raffole des volumes qui en proviennent, une autre qui ne vend qu’un livre unique, une autre où l’on peut compléter son exemplaire défaillant… voilà qui est au choix surréaliste, ou ubuesque. Où commande-t-on un livre qui n’existe pas ; et que l’on reçoit ?
Le titre de ce florilège d’originaux improbables vient de ce « Corps des libraires », qui sur les champs de bataille, fut chargé d’apporter contre toute circonstance militaire indésirable, le ou les livres exigés par le Prince ou l’officier. La fiabilité historique d’une telle information, pourtant nourrie d’anecdotes, est soumise à caution…
Vérification faite, quoique nous devions nous en douter, aucune de ces librairies, et libraires a fortiori, n’existe ; hors dans l’imagination savoureuse de Vincent Puente. Amateur de supercheries littéraires, comme Umberto Eco en sa Guerre du faux[8], il commit une Anatomie du faux[9], que l’on présume délicieuse, avant de céder au Corps des libraires. Histoire de quelques libraires remarquables & et autres choses. Entraîné par cette énumération nourrie de marchand lettrés perdus corps et bien pour le réalisme, le lecteur hésite entre la stupéfaction, l’incrédulité, avant de céder avec la meilleure grâce du monde à l’humour, au burlesque du conteur, un rien borgésien.
Reste que « pouvoir toucher de vieux livres est une des rares expériences tactiles où vous pouvez atteindre le passé ancien ». Il faut alors imaginer, qu’au retour de ses pérégrinations, Jorge Carrion, par ailleurs auteur de récits de voyage, range soigneusement ses trouvailles dans sa bibliothèque-monde, reflet, certes plus modeste, néanmoins fascinant, des milliers de librairies, que de Sidney au « bazar des livres d’Istanbul », il a visité, en quête de la perle rare, de la curiosité endémique, du livre durablement imprégné du passé et du « génie du lieu », pour reprendre le titre de Michel Butor[10]. Quant aux libraires de Vincent Puente, il est hélas avéré que l’on ne puisse toucher leurs livres imaginaires, tant ils sont sous la garde de personnages fantastiques, des libraires de l’au-delà et des Enfers peut-être. Ne faudrait-il pas candidater à ces lieux derniers pour avoir le droit de fouiller livres impossibles et interdits, blasphèmes croustillants et curiosa affriolants…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.