Charles Perrault : Contes, Livre Club du Libraire, 1957 & Henri Laurens, 1926.
Photo : T. Guinhut.
Les Contes de Perrault
ne sont-ils destinés qu’aux enfants ?
Et à l’art brut ?
Charles Perrault : Les Contes de Perrault illustrés par l’art brut,
Diane de Selliers, 2020, 374 p, 230 €.
De par leurs frontispices successifs, les Contes de Perrault désignent clairement leurs destinataires : les enfants. Le dessin de Perrault gravé par Clouzier en 1697 pour l’édition originale montre un jeune garçon et une jeune fille attentifs aux récits d’une femme filant devant une cheminée ; celui de Gustave Doré en 1862 cloue d’étonnement une délicieuse marmaille autour d’une grand-mère lisant dans un livre colossal. Cependant un lecteur perspicace ne peut manquer de percevoir qu’au cœur du genre enfantin se cachent des mondes plus troubles, voire effrayants, perceptibles à des adultes avertis et cultivés. Les Contes de Perrault ne seraient-ils destinés qu’aux enfants ? Nous verrons que la conception littéraire est telle qu’elle ne peut manquer son public de prédilection, mais aussi que dans l’écriture de ses apologues se glissent nombre d’allusions aux mœurs et aux querelles de l’époque, sans compter la lecture qu’en peut faire un psychanalyste. Probablement un Charles Perrault sourcilleux, revenu des enfers et pratiquant le genre du « Dialogue des morts » que ses contemporains illustrèrent, ne manquerait pas de s’interroger sur la pertinence de l’illustration de ces contes merveilleux par des artistes de l’Art brut…
En préfaçant des contes de Charles Nodier, Jules Hetzel, sous le pseudonyme de Stahl, relevait les caractéristiques des littératures pour enfant, ce en incluant nommément Perrault dont il est l’éditeur avec le concours du dessin de Gustave Doré[1]. L’écriture, le récit doivent être simples : mis à part « Grisélidis » exclu au XIX° pour cause de l’écriture en vers et de l’absence de merveilleux, et « Peau d’Âne » réécrit en prose, la concision toute classique de Charles Perrault fait merveille. Il ne doit pas y avoir de « confusion entre le bien et le mal ». En effet, le manichéisme règne : bonnes et mauvaise fées dans « La belle au bois dormant », méchant ogre et rusé Petit Poucet, qui plus est doté d’un esprit fraternel à toute épreuve.
Le merveilleux enchante les enfants : une fée change une citrouille en carrosse, la clef est « fée », une « Peau d’âne » devient Princesse, le « Prince charmant » (pour reprendre le titre de Madame d’Aulnoy[2]) épouse la malheureuse et délicieuse « Cendrillon » persécutée par ses sœurs et sa marâtre. Ainsi, grâce au pouvoir consolateur et compensateur du conte, le jeune auditeur ou lecteur s’identifie aisément à cet autre enfant qui met en scène ses frustrations et parvient à les surmonter, avec le concours des fées, ou par sa seule intelligence. Souvent les fées, comme dans le conte du même nom, sont la métaphore de la reconnaissance des qualités méconnues de la jeune héroïne, dont les manières et le langage sont diamants et fleurs. Outre le plaisir suscité par les animaux parlants, comme dans les fables de La Fontaine[3], l’on retrouve ainsi l’un des secrets de la fascination exercée sur nos enfants par « Cendrillon » ou « La Belle au bois dormant » lorsqu’ils sont magnifiés par le dessin animé Walt Disney.
Au bout du conte, le petit homme et la petite femme, aidés par la morale et l’effroi, intègre une notion clef de la vie : la curiosité est un vilain défaut et le méchant est toujours puni pour « La Barbe Bleue », accompagner naïvement un loup séducteur entraîne la mort pour « Le Petit Chaperon rouge »… Il s’agit de plaire à l’enfant tout en l’instruisant, comme dans tout bon apologue. Rappelons-nous en effet le titre originel de 1697 : Histoires ou Contes du temps passé, avec des moralités.
Mais au plaisir de la vivacité narrative, s’ajoutent pour l’adulte averti - et bibliophile grâce à Gustave Doré - des allusions plus fines qui offrent une instruction historique, littéraire et psychanalytique. En un mot une « parole enchantée » alliée à une « Sagesse sans âge », pour reprendre les formules conclusives de Jacqueline Kelen[4], qui insiste sur « le sens spirituel des contes de fées ».
Le bon gouvernement du temps est évoqué et mis en question au travers de la figure du Prince et de la Princesse dans Grisélidis, au point qu’on puisse imaginer que l’auteur s’adresse indirectement à Louis XIV lui-même, sous forme de conseil éclairé. Les mœurs paysannes, crainte des loups, famine, dépenses irréfléchies, dans « Le Petit Poucet » ou « Les souhaits ridicules », sont le lot quotidien d’une seconde moitié du XVIIème siècle qui fut une mini ère glacière selon les mots de Leroy-Ladurie dans son Histoire du climat[5]. La bourgeoisie et ses richesses somptueuses, parfois outrageuses, dans la demeure de « La Barbe bleue », sont peintes dans les Contes au point qu’un critique marxiste y lirait l’oppression financière de la bourgeoisie montante.
Charles Perrault écrit à l’intention du lecteur cultivé de son temps, et ce dans le cadre de la Querelle des Anciens et des Modernes. Il maîtrise dans « Riquet à la houppe » les attendus de la rhétorique galante dans le débat entre esprit et beauté, envisage l’histoire du « boudin » des « Souhaits » comme une provocation face aux excès de raffinement de L’Astrée ou de Clélie, comme une réhabilitation de la littérature populaire, rabelaisienne et scatologique, face au modèle que fondent les auteurs de l’Antiquité. C’est une façon de pendre au nez des Précieuses un joli boudin littéraire… Jupiter est moqué de par la bassesse de ce qu’il accorde. N’est-ce pas un pied de nez aux références antiques prisées par les Anciens ? De plus nous savons que Charles Perrault n’imite ici aucun auteur antique, mais bien des modernes, par exemple à l’occasion de « Grisélidis » : des conteurs italiens comme Boccace, venu du XIV° siècle ou Straparola, venu lui du XVI° siècle.
Charles Perrault : Contes, Henri Laurens, 1926 ;
Diane de Selliers, 2020 & Emile Guérin, 1927.
Photo : T. Guinhut.
Sans compter l’humour et l’ironie de Charles Perrault qui glisse à l’occasion du mariage entre le Prince et sa Belle au bois dormant un « Ils dormirent peu, la princesse n’en avait pas grand besoin » qui en dit long in eroticis, le familier de Sigmund Freud et de Bruno Bettelheim lit notre conteur d’un autre œil. Le fuseau auquel se pique la Belle est une métaphore de la survenue des règles, voire de la défloration, le complexe d’Œdipe est au cœur des pulsions incestueuses interdites dans « Peau d’Âne », le loup est l’agresseur sexuel du « Petit chaperon rouge ». À cet égard, Bruno Bettelheim note cette « mortelle fascination du sexe, ressentie comme une très forte excitation, comparable à la plus grande des angoisses ». Ce dernier analyse également « Cendrillon », comme l’apologue qui permet de tirer une leçon morale : « pour pouvoir développer au maximum sa personnalité, il faut savoir exécuter des travaux pénibles et être capable de distinguer le bien du mal (Cendrillon triant les lentilles)[6] ».
Le « placere et docere », soit plaire et instruire, cher aux classiques, dans la tradition d'Horace, s’adresse à quiconque entre dans l’univers de Charles Perrault, qui fut le premier à formaliser en France le genre littéraire du conte, non sans lui offrir ses lettres de noblesse. Mais sûrement réunira-t-il ces deux âges de la vie si l’on réalise que le conte permet à l’enfant de devenir adulte, par le biais de l’initiation, des épreuves à traverser : affronter le mal et ruser pour accéder à sa condition d’élection. On lisait le magazine Tintin « de sept à soixante-dix sept ans », les grands contes se lisent de la maternelle à la tombe, et leurs structures se répondent par delà les siècles et les continents, des Contes de notre cher Perrault aux Mille et une nuits (qui provisoirement les détrônèrent avec la traduction de Galland à partir de 1704) jusqu’à notre ami Harry Potter qui, perdu chez les « Moldus », a sa méchante marâtre en la personne des Dudley, et voit surgir la fée Hagrid pour accéder à « l'Ecole des sorciers » et à sa vraie condition magique pour assurer un combat contre les forces du mal.
Charles Perrault : Contes, Henri Laurens, 1926 & Diane de Selliers, 2020.
Photo : T. Guinhut.
Illustrer les Contes de Perrault tenta bien souvent les éditeurs, les graveurs et les peintres. En romantique pénétré de fantastique, Gustave Doré les sublima de son trait virevoltant, de ses géants personnages aux barbes impressionnantes, de ces princesses gracieuses. Les illustrateurs pour enfants du XX° siècle rivalisèrent de couleurs et de graphismes plaisants ; mais les illustrer avec l’art brut parait une folie, tant le monde des asiles psychiatriques, des prisons et des reclus volontaires semble bien loin de celui des fées et des enfants !
C’était ne pas faire confiance à Diane de Selliers et à son équipe, à leurs talents iconographiques. Le roi de « Grisélidis », seul conte en vers, n’est-il pas une sorte de fou, sadique de surcroit, contraignant sa vertueuse épouse à l’aimer avec constance malgré la soustraction de son enfant et après l’avoir chassée ? « Barbe bleue », n’est-il pas un fou sanguinaire, à l’instar de l’ogre du « Petit Poucet » ? Cependant, n’y a-t-il pas une cascade diamantée de folie douce dans l’imagerie fleurie de cet Art Brut, hors de toute éducation artistique, et qui est loin d’être aussi brutal que l’on pourrait l’imaginer, en fait souvent aimable et lumineux…
Une fois de plus, chez l’éditrice Diane de Selliers[7], l’adéquation des images et du texte, que par incrédulité nous n’avions su imaginer, se révèle confondante. Les peintres et dessinateurs de l’art brut ne sont-ils pas restés des enfants qui aiment les contes, comme Harry Darger[8] qui jouait avec les fillettes papillons et accompagne la conclusion de « Peau d’âne » ? Ils s’appellent Baya, Eloïse Corba, Edmund Monsiel, Charles Boussion ou Paul Goesch ; ils ont vécu au cours du XX° siècle, ils ont peint et dessiné l’amour et la peur. Une virago terrible, aux joues rouges et aux seins violemment agressifs obsède Johann Hauser : elle devient la vieille fée maléfique de « La Belle au bois dormant ». La « Petite fille en rouge » de Bill Traylor s’avance au-devant du loup à la langue tout aussi rouge de Jimmy Lee Sudduth. La « pantoufle » a quitté le pied de Cendrillon pour rester aux côtés de ceux nus d’une dame étrangement parée, crayonnée en couleurs sous les doigts d’Aloïse Corbaz, qui fut internée pendant trente ans, suite à un amour impossible, et dessinait inlassablement des femmes splendides, des princes, des couples, dans des décors de bal et d’opéras, comme pour s’identifier à l’assomption de Cendrillon…
Au-delà d’œuvres venues du Musée de l’Art brut de Lausanne, par ailleurs bien représentées dans le livre de Michel Thévoz[9], ce volume, curieux et surprenant, finalement enchanteur, nous ouvre les portes de collections inédites, muséales et particulières, comme celle de Bruno Decharme, sans omettre les notes sur ces créateurs réhabilités, et sur « Perrault et son temps ». Digne d’être soigneusement feuilleté sur un lutrin, ce volume ouvrent de somptueuses pages teintes de violet et d’or séparent chaque conte, comme un seuil d’inconscient et de magie. Révélant combien les artistes bruts vivent dans l’univers régressif des contes, univers cependant révélateurs de nos atavismes anthropologiques et culturels, et néanmoins lanceurs d’imaginaire.
L’édition de Diane de Selliers est-elle pour les enfants ? Pour les grands enfants que sommes toujours, certes ; mais aussi pour de petites mains apprises au soin des beaux livres. Et loin de se contenter d’une surabondante et chatoyante iconographie, cette édition offre de judicieuses préfaces. L’éditrice note que le conte « permet à chacun de s’extraire de sa condition et d’entendre ce que symboliquement ces histoires racontent à l’inconscient ». En effet, en présence des « archétypes humains », tant l’enfant que l’adulte pourront s’orienter dans le maquis du bien et du mal. Bernadette Bricout, auteur de La Clé des contes[10]nous enseigne une hypothèse surprenante : le petit chaperon rouge serait celui de l’épingle des dentellières, la bobinette et la chevillette seraient parmi les instruments de celles qui contaient en travaillant, qui savaient « tisser les mots et les choses ». Evidemment, de ce substrat populaire, l’académicien Charles Perrault extrait ce qui devient un modèle de la langue du classicisme.
Céline Delavaux évoque « le pacte féérique » nécessaire entre le lecteur et le merveilleux du conte, qui est aussi celui de la confiance du spectateur devant les artistes ici proposés, plasticiens qui n’illustraient jusque-là que leurs fantômes et fantasmes et sont aujourd’hui miraculeusement lié aux forces brutes et suaves des contes de Perrault. Elle use d’une bien folie formule : « petit pois brut sous le matelas de la Princesse Art », en arguant que Dubuffet, promoteur et collectionneur de l’Art brut, aimait « mieux les diamants bruts, dans leur gangue. Et avec crapauds », comme s’il faisait allusion au conte Les Fées, dans lequel l’aimable fille parle en offrant de la langue fleurs et diamants, tandis que ses méchantes demi-sœurs crachent des crapauds et des vipères…
Ces artistes bruts ont dit sans inhibition leurs fantasmes exquis et leurs terreurs, leurs douces et leurs mauvaises fées, leurs ogres et leurs tortures psychiques. Ils résonnent infiniment avec ceux de Perrault, en un étrange et cependant parlant palimpseste qui, par sa créativité, répond aux réécritures des Frères Grimm. Toutefois, rien n’empêche que d’autres artistes, d’autres illustrateurs ou éditeurs s’emparent à leur tour de ces contes immémoriaux qui sauront encore enchanter le futur, alors que l’Enéide burlesque de notre conteur est bien oubliée. La sobre forêt du mal et les fées du bien sont des archétypes bien à même d’animer toujours nos doigts, nos traits et nos couleurs. Comme la souillon des cendres et la peau d’âne cachent la beauté intérieure de la jeune héroïne, le conte est sans cesse prêt à révéler la beauté qui sommeille en l’artiste qui s’y frotte, si, comme la Belle au bois dormant, il ne s’y pique pas…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.