Abbatiale de Saint-Maixent-L'Ecole, Deux-Sèvres.
Photo : T. Guinhut.
Guerre et paix à la Fondation Martin Bodmer ;
avec le concours d’Erasme
et des Traités de l’art militaire.
Guerre et paix. Sous la direction
de Pierre Hazan, Jacques Berchtold, Nicolas Ducimetière & Christophe Imperiali.
Fondation Martin Bodmer / Gallimard, 2019, 336 p, 39 €.
Jeu d’échec stratégique ou boucherie sans pitié ni lois, depuis au moins l'Iliade d'Homère, la guerre est selon Clausewitz, en 1832, « un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté[1] […] pas seulement un acte politique, mais un véritable instrument politique, une continuation des relations politiques, un accomplissement de celles-ci par d’autres moyens[2]». Donc une barbarie au service de la civilisation, ou le contraire. À moins qu’elle soit l’ultime surexcitation de la testostérone, l’empire érotique de la pulsion de mort indéracinablement sise en l’être humain. Ce qui ne veut pas dire que Clausewitz fût un belliciste à tous crins, mais un réaliste. Cependant Erasme l’humaniste, en 1516, préférait un Plaidoyer pour la paix ; car « la grande majorité des peuples déteste la guerre et appelle la paix à grands cris[3] ». L’opposition, ou l’équation, trouve son acmé dans un immense roman, celui de Tolstoï, Guerre et paix. Ce qui est également le titre d’une mémorable exposition de la Fondation Martin Bodmer, sise à Genève, mêlant documents, affiches, manuscrits et livres prestigieux. Mais si l’on sait à peu près lire les conflits du passé, à moins que la relecture idéologique s’en mêle, sait-on, munis de ce précieux savoir, être en mesure d’éviter ceux du futur ?
Connaitre et ligoter la guerre, construire la paix, tel est le leitmotiv, le mot-clef, le vœu pieux peut-être, la dimension éthique de cette exposition et de son catalogue, établis sous la direction de Pierre Hazan, Jacques Berchtold, Nicolas Ducimetière et Christophe Imperiali. Si de nombreux volumes de théoriciens, d’agitateurs bellicistes et, mieux, d’historiens s’intéressent à la mise en œuvre de la pulsion guerrière, et s’ils sont un peu moins à valoriser la paix, qui a quelque chose de moins épique, moins haute en couleurs, peu assument le choc des deux notions : d’où l’originalité de ce Guerre et paix, dans lequel les documents claquent comme le son des trompettes et des bombes, et, heureusement, s’apaisent en faveur de la vie et de la prospérité. C’est, en d’autres mots, ceux de Jacques Berchtold, « la plume et le glaive », qui associe en de belles oppositions « bibliothèques et arsenaux, salles de lecture et casernes ». Il y eût été amusant à cet égard de penser à l’oxymore de Swift : La Bataille des livres, dans laquelle « la Guerre est fille de l’Orgueil[4] ». Mais elle est aussi mère de nombreux chefs-d’œuvre, comme l’archétypale Iliade d’Homère. La Guerre des Grecs contre les Troyens, où « tous brûlèrent de s’égorger dans la mêlée[5] », est de toute évidence présente ici grâce à un manuscrit grec du XIII° siècle.
Forcément l’Antiquité est grande pourvoyeuse d’épopées, de célébrations héroïques, qu’il s’agisse de l’Enéide de Virgile ou de La Pharsale de Lucain : la poésie s’enivre du cliquetis des glaives et du fumet des charniers. Le pire étant peut-être un vaste poème qui eût mérité de figurer en cette exposition, Le Livre des sabres de l’Arabe du X° siècle Mutanabbî : « Mon sabre scintillant occultera l’éclair céleste / Et le sang répandu lui tiendra lieu d’averse[6] ». Mais le théâtre antique sait soudain rire avec Aristophane, dont la présence ici est indispensable : Lysistrata, en édition princeps de 1532, est celle qui convainc les Athéniennes de faire la grève du sexe pour que ces messieurs cessent de guerroyer contre Sparte. Il n’est pas sûr pour autant que les femmes soient toujours pourvoyeuses de paix. Humour encore avec la Batrachomyomachie, du Pseudo Homère, c’est-à-dire « Le Combat des grenouilles et des rats ».
L’Ancien testament postule que « l’Eternel est un guerrier[7] ». Pourtant la guerre, qui ponctue sans cesse l’Histoire du peuple d’Israël, s’y doit d’être juste. Ce qui apparait autant dans la Somme théologique de Saint Thomas d’Aquin au XIII° siècle que dans les gravures de Gustave Doré illustrant au XIX° siècle la Bible. Revient à Hugo Grotius, en 1625, de réunir les opposés avec Le Droit de la guerre et de la paix, basé sur le respect de la souveraineté des Etats. L’on devine que tous ses ouvrages, en des éditions rares, voire originales, tapissent les vitrines, comme le dissuasif Léviathan de Hobbes, avec son célèbre frontispice arborant un roi dont le corps est fait de la multitude de ses sujets. Il y faut bien, en une telle matière, des livres abominables, comme Mein Kampf, d’Adolf Hitler[8], qui plus est dédicacé par son auteur de sinistre mémoire ! Auquel répond un illustré, un magnifique, incontournable livre pour enfants d’Edmond-François Calvo : La Bête est morte ! La guerre mondiale chez les animaux, publié en 1944-45.
Or, en ce panier de crabes des questions de paix et de guerre, l’on songe à se demander si les jeux vidéo banalisent la tuerie, combien l’éthique des samouraïs contribua au jusqu’auboutisme japonais lors de la Seconde Guerre mondiale. Y compris, sous la plume avisée de Nicolas Ducimetière cette surprenante lecture de la suspecte poésie du XVI° siècle, qui put être autant politique que propagandiste, depuis les bastions catholiques et protestants de la guerre de religion. L’on « taquine la muse » autant pour engager au combat, que pour déplorer et ridiculiser.
La satire est une ennemie redoutable des exploits guerriers, en outre délicieusement vexatoire pour les tyrans. Voyez Rabelais et ses guerres « picrocholines », Voltaire et son Candide, et en 1912, Louis Pergaud jouant à La Guerre des boutons. Ceux qui pleurent et ne peuvent en rire préféreront la déploration du farouche Agrippa d’Aubigné, au XVII° siècle, fustigeant les guerres de religion dans les âpres pages de ses Tragiques.
L’indispensable, le nec plus ultra, est un chapitre manuscrit du roman de Tolstoï où le Prince André dénonce avec véhémence un « immense et repoussant mensonge » guerrier. Qui peut faire écho à la prolifération des mensonges d’Etat, de Troie aux régimes totalitaires du XX° siècle, sans compter ceux des médias, des réseaux sociaux, aujourd’hui affreusement sommés d’être des « fake news » par la vulgarité de l’anglicisme, auquel Jean-Paul Marthoz préfère visiblement « infox », mot-valise plus judicieux, sauf qu’il ne peut éviter de parler à cet égard de Donald Trump, alors que le recul de l’Histoire n’a pas fait son œuvre… Lire George Orwell[9] et Hannah Arendt reste le meilleur antidote aux totalitarismes qui s’attaquent autant au langage, aux livres qu’aux individus.
À la guerre entre le vrai et le faux, répond celle de l’affiche, rapidement propagandiste : « Engagez-vous ! » disent-elles haut et fort. Mais attention à celles qui prétendent vouloir la paix, comme la colombe de Picasso pour le « Congrès mondial des partisans de la paix », en 1949, alors qu’elle fait le nid du communisme. Heureusement, moins manipulatrices sont celles de la Croix rouge.
Si l’on peut regretter de ne pas trouver un index qui aurait été utile au catalogue, ne manquent pas les fondamentaux. L’Art de la guerre de Machiavel, qui prétend en 1521 à un humanisme militaire et un retour aux doctrines antiques venues d’Alexandre et de Jules César au service de la civilisation : « tous les arts qu’on a introduits dans la société pour le bien public […] seraient des choses entièrement inutiles, si la république était sans défense : & quand les armes sont en bon état, elles peuvent même tenir en sûreté un peuple, dont les autres lois ne seraient pas d’ailleurs fort bonnes[10] ». Non loin, L’Art de la guerre de Sun Zi, en ses feuillets chinois, et l’édition originale de l’opus de Carl von Clausewitz, De la guerre, publié de manière posthume à Berlin en 1832. Les incontournables en fait. On attend encore un Art de la paix qui fasse référence, même si le titre est déjà pris par Bernie Glassman[11], amateur de bouddhisme zen, ou Morihei Ueshiba[12], le fondateur de l’Aïkido, un sport de combat japonais…
Histoire de l'Ancien et du Nouveau Testament, Blaise et Belin-Leprieur, 1825.
Photo : T. Guinhut.
Des guerres antiques, entre celle du Péloponnèse narrée par Thucydide (par un papyrus du III° siècle) et la Gaule de Jules César, aux bombes atomiques jetées sur Hiroshima et Nagasaki, bienheureux qui est encore vivant dans un monde de paix et de culture. Infiniment malheureuses furent les dix millions de victimes de Tamerlan le Mongol, dont rend compte un superbe manuscrit persan illuminé de 1522 : le Chant de Timour. De Vauban à Napoléon Bonaparte, en passant par Stendhal et Bloy, le vertige de l’énumération nous saisit devant tant de pertinence et d’émotions, entre effroi et ravissement ! Mais un volume en maroquin rouge mutilé par les balles serait peut-être l’allégorie de cette exposition…
Etonnante est l’illustration de couverture du catalogue, due à Yang Yongliang, qui nous offre l’esthétique cauchemar d’un champignon atomique s’élevant d’une ville qui a tout l’air d’une tour de Babel. Il n’est d’ailleurs pas impossible qu’il s’agisse d’un clin d’œil à une précédente exposition et à son catalogue babélien, intitulé Les Routes de la traduction[13].
Babélien est également ce Guerre et paix, car les livres et documents sont en toutes langues, du grec au latin, du français à l’allemand, de l’anglais au chinois… Mais aussi de toutes natures, lettres, cartes géographiques indispensables aux stratèges, photographies, et même un « masque à gaz de la Wehrmacht, modèle 1938 », qui fait froid dans le dos. Les conséquences des conflits mondiaux et génocidaires deviennent palpables avec de modestes livres qui ne payent pas de mine ; mais il s’agit de l’originale du Journal d’Anne Franck, en 1947, alors que cette petite avait rejoint les anges par un conduit de cheminée, ou de celle de Si c’est un homme, de Primo Levi, à la même date, et qui ne fut accueilli que par un silence gêné, tellement l’horreur des camps d’extermination était encore imprononçable.
Bien plus de livres de guerre que de paix. Barbusse et Céline aux prises avec 14-18, Hemingway, Gracq… Et pourtant ! Les Evangiles et Confucius, Erasme et sa Querela pacis (soit le Plaidoyer pour la paix), Rousseau et Kant face à un Projet de paix perpétuelle, que l’on peut concevoir comme l’ancêtre de l’Organisation des Nations Unies, Gandhi et Camus, le premier certificat du Prix Nobel de la Paix, attribué en 1901 à Jean-Henri Dunant initiateur de la Croix-Rouge et de la première Convention de Genève, mais aussi les traites de paix, bardés de sceaux de cire rouges, comme s’il n’y fallait pas oublier le sang versé à seaux. Le rouge étant la couleur récurrente des affiches diabolisant à raison le bolchevisme, ou croyant honorer le communisme, ou appelant au désarmement. Alors qu’à Tolstoï répond un siècle plus tard, Soljenitsyne, dont La Roue rouge et L’Archipel du goulag sont des contre-épopées et pour ce dernier la signature indélébile de l’échec du communisme.
L’on ne sait encore où ranger, dans le camp de la guerre ou de la paix, les cyberguerres, les drones, les frappes intelligentes, l’Intelligence Artificielle de robots, soldats ou infirmiers, voire négociateurs…
Punir les crimes de guerre, par un procès de Nuremberg ou d’Heichmann à Jérusalem, sous la plume impressionnante d’Hannah Arendt[14] dénonçant « la banalité du mal », ou pardonner l’impardonnable[15] ? Les unes de journaux hurlent les déclarations de guerre ou, toujours trop tard, pavoisent pour l’annonce de la paix. À laquelle doivent contribuer les cours de justice internationales et les commissions vérités contre les auteurs de violences de masse. À moins de désespérer de la réparation et de la dissuasion. Or l’on note avec la cinéaste Leila Kilani que « les salles d’audience de la Cour pénale internationale […] n’ont accueilli jusqu’ici aucun procès de « dictateurs arabes » ; l’on peut ajouter : guère de dictateurs communistes.
Ainsi, les auteurs du catalogue savent problématiser cette fatalité ou cet accident de l’Histoire qu’est la déflagration armée sur toutes les faces et les temps du monde. « La guerre est-elle l’état naturel de l’homme ? » interroge Gilad Ben-Nun. « La guerre est-elle l’avenir de l’homme ? », demande non sans amertume Pierre Hazan, commissaire de l’exposition. Entre glorification et condamnation, cette sanglante combattivité est hélas à l’ordre du jour et de l’avenir. Ce dernier dénonce avec pertinence « la montée des régimes illibéraux et autoritaires », mais avec plus de pusillanimité envers la doxa bien-pensante, les « inégalités », les « fake-news », le « dérèglement climatique » et « une Europe vieillissante tentée de s’ériger en forteresse » face à la « crise migratoire ». Craignons cependant que la jeunesse islamique soit déjà la source d’un prochain conflit d’envergure… Quoique Pierre Hazan ne soit pas si naïf, ne relève-t-il pas avec justesse, qu’un groupe africain d’une violence inouïe se soit appelé « Boko Haram, « soit littéralement interdire les livres », plus exactement « livres impurs » au sens islamique du terme. Il s’inquiète, quand monte « une sourde colère », car « l’Histoire nous a appris vers quel destin funeste elle pouvait nous emmener ».
Et surtout, le but de ces auteurs est de montrer que quelques soient les qualités et utilités de l’art militaire, en tant que dissuasion et défense, il y a bien des arts qui lui soient supérieurs, et principalement l’art du livre, qui réunit la pensée, le travail et l’esthétique. Cela dit, Nietzsche relevait, dans La Naissance de la tragédie, que la guerre chez les Grecs est un aiguillon de la créativité, tandis que la paix risque d’amollir un peuple, y compris dans le domaine artistique : « C’est le peuple des Mystères tragiques qui se bat contre les Perses. Mais, inversement, le peuple qui a fait ces guerres a besoin de la tragédie comme d’un philtre nécessaire à sa guérison[16] ».
Cette exposition édifiante et brillante - ainsi que l’élégant catalogue - est conçue par la Fondation Martin Bodmer en partenariat avec le Comité International de la Croix Rouge, dont ce bibliophile fut le vice-président, gage apparent d’irréprochable d’éthique. Quant au partenariat avec l’Organisation des Nations Unies, alors qu’un pays comme le Koweït (qui finance le terrorisme islamique), fait partie de son Conseil de Sécurité, que des pays comme le Qatar (idem), l’Afghanistan, l’Arabie Saoudite, le Pakistan et la Chine sont des Etats membres de sa Commission des Droits de l’Homme, il y a de quoi rester pour le moins dubitatif… D’autant que lorsqu’il s’agit du monde arabe, à trois reprises (p 36-37, 62 et 279), la lecture du Coran est pour le moins biaisée et au pire relève du mensonge par omission, de la taqîya (dissimulation). On y dénonce « le mythe du bellicisme arabe » ! La conquête du pourtour méditerranéen et jusqu’en Indonésie se serait donc faite avec la persuasion de plumes de soie ? La traite esclavagiste arabo-musulmane ne serait qu’un mythe ? Quatorze siècles de violence, de tyrannie et de génocides ne compteraient pour rien ? En dénonçant l’Espagne qui chassa « indigènes juifs et musulmans d’Al-Andalus », s’agit-il de céder à un irénisme déplacé imaginant que cette région vécut sans massacres perpétrés par l’occupant musulman (et non indigène) ? L’on s’étrangle de rire en voyant cité un verset du Coran qui préconise « le respect du pacte conclu avec eux [les polythéistes] » en glissant le voile sur tant et tant qui commandent le djihad guerrier et le meurtre. Entre autres le « verset de l’épée » qui abroge tous ceux qui lui seraient contraires : « Les mois sacrés écoulés, mettez à mort les idolâtres, partout où vous les rencontrez » (Sourate 9, Verset 5), ou les « associateurs » (Juifs et Chrétiens) ou les « polythéistes » selon les traductions…
Une telle entreprise bibliophilique, qui doit être l’occasion d’un abîme de méditations que l’on espère fructueuses, est à lire aux côtés de l'Histoire de la guerre de John Keegan[17], mais surtout comme une éducation à la paix. C’est non seulement une riche exposition de livres et documents rares, mais une réelle réflexion sur l'Histoire et une somme de philosophie politique. Elle peut cependant difficilement échapper aux idéologies. L’Histoire, et donc les grands livres de l’humanité que détient et défend la Fondation Martin Bodmer, dans le cadre d’une goethéenne weltliteratur (littérature-monde), devraient nous permettre de penser un tant soit peu le présent, voire l’avenir. Ainsi la lecture de l’Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain de Gibbon doit nous convaincre que les civilisations, romaine, chrétienne, voire occidentale, sont faillibles, au travers de l’effondrement de Rome[18] face aux barbares et de Byzance face à l’hydre islamique[19]. Les forces de la raison et du droit universel, pour reprendre les concepts de Kant, protègeront-elles la paix ?
Parmi de nombreuses mythologies qui attribuent la création du monde à un ressort guerrier, comme dans la Théogonie d’Hésiode, où le sang versé d’Ouranos blessé donne naissance aux déesses de la vengeance, les trois Furies, seule la Chine assoie sa cosmogonie sur la paix, de par une mythologie confucéenne impériale et bienveillante. Non que le continent chinois fût épargné par les invasions et les campagnes militaires, ce dont témoigne le fameux Art de la guerre de Sun Zi. Mais ce dernier n’est pas le seul en l’espèce.
Civilii Caesaris, Adriani Wyngaerden, 1651.
Photo : T. Guinhut.
Un éditeur curieux a eu l’excellente idée de réunir Les Sept traités de l’art militaire de la Chine ancienne[20]. Certes la limite de l’ouvrage est que l’on a recouru à des traductions anglaises, pour passer au français, et que, donc, du point de vue philologique cette édition ne vaut que par le soin apporté au volume relié sous un élégant coffret. Peut-être vaut-il mieux se confier à une édition de poche, sous l’égide du traducteur et commentateur sinologue Jean Lévi[21]. Entre 475 et 221 avant Jésus Christ, la Chine vit une période pour le moins troublée, celle des « Royaumes combattants ». C’est autour de cette ère sans cesse conflictuelle et brutale (quoique l’Empire du milieu en ait vu par la suite d’autres, ne serait-ce qu’avec le maoïsme, responsable de quatre-vingts millions de morts) qu’advient L’Art de la guerre de Sun Zi (554-496 av. J.C.). Mais aussi, dans l’ordre chronologique, Les Six arcanes stratégiques de Taigong, Les Principes du Sema, Le Traité militaire de Wu, L’Art du commandement de Liao, Les Trois stratégies de Huang Shigong et enfin les Questions de l’empereur Taieong des Tang au général Li Jing. Organisation des troupes, tactiques militaires, soutien populaire sont à l’ordre de ces pages millénaires ; mais aussi techniques de reconnaissance, topographie, logistique et espionnage. Plutôt que la force brutale, les stratèges savent privilégier la discipline et la furtivité des combattants, donc la cavalerie. Tout ceci n’empêche pas qu’apparaissent de nombreuses questions de métaphysique et de philosophie, la sagesse étant de bonne guerre. Selon Les Principes du sema : « En général les plus sages en appellent aux racines [les vertus essentielles] alors que leurs aides recourent aux branches [les autres vertus]. La guerre est la mise en œuvre de stratégies visant à préserver la subtilité. Les racines et les branches ne sont qu’un moyen d’exploiter l’équilibre des puissances ». Si ces textes, qui constituaient la matière des examens des officiers sous les Song du nord, devinrent des classiques obligés des écoles militaires chinoises à partir du XI° siècle, ne doutons pas qu’ils restent encore d’actualité, non seulement par respect des traditions mais aussi pour leur sagesse, si tant en est que l’on puisse appliquer le concept de sagesse à autre chose qu’à une guerre défensive et pacificatrice. L’on doute à cet égard que le régime chinois actuel ait ce dernier objectif en tête, face à Hong Kong et Taïwan.
Revenons au Plaidoyer pour la paix d’Erasme : « Pendant qu’on veillera au bien commun, chacun verra par là même son sort s’améliorer ; le règne des princes verra sa noblesse augmenter en dignité parce qu’ils gouverneront des hommes pieux et heureux, et assureront la suprématie des lois sur les armes ; les grands jouiront d’une dignité plus assurée et plus authentique, les clercs d’une retraite plus paisible et plus profonde, le peuple d’une tranquillité plus prospère et d’une prospérité plus sûre[22] ». C’est ainsi que le grand humaniste européen de la Renaissance conclue son traité, modeste par la taille et grand par la sagesse, alors que dans un de ses adages il commente Végèce : « La guerre paraît douce à ceux qui n’en ont pas l’expérience », en dénonçant « cette passion de rois et de peuples fous[23] ». Cependant, en faisant l’éloge d’Aldo Manuzio[24], célèbre imprimeur vénitien au tournant des XV° et XVI° siècles, son ambition était avec lui, à l’instar de Martin Bodmer, « de construire une bibliothèque qui n’a pas de murs, sauf ceux du monde lui-même[25] ».
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Carl von Clausewitz : De la guerre, Minuit, 1955, p. 51
[2] Carl von Clausewitz : De la guerre, Librairie Académique Perrin, 1999, p. 46
[3] Erasme : Plaidoyer pour la paix, Arléa, 2013, p 101.
[4] Swift : La Bataille des livres, La Pléiade, Gallimard, 1995, p 538.
[5] Homère : Iliade, XIII, 337.
[6] Mutanabbî : Le Livre des sabres, Sindbad, 2012, p 41.
[7] Exode, XV, 3.
[10] Machiavel : L’Art de la guerre, Œuvres, t 6, Volland, 1793, p 210-211.
[11] Bernie Glassman : L’Art de la paix, Albin Michel, 2000.
[12] Morihei Ueshiba : L’Art de la paix, Guy Trédaniel, 2000.
[16] Friedrich Nietzsche : La Naissance de la tragédie, Œuvres I, Gallimard, La Pléiade, 2000, p 113.
[17] Voir : Guerres d'Etats ou guerres anthropologiques ? John Keegan : Histoire de la guerre
[19] Voir : Du fanatisme morbide islamiste
[20] Les Sept traités de l’art militaire de la Chine ancienne, Guy Trédaniel, 2018.
[21] Les Sept traités de l’art de la guerre, Pluriel, 2018.
[22] Erasme : Plaidoyer pour la paix, ibidem, p 102.
[23] Erasme : Adages, 3001, t 4, Les Belles lettres, 2011, p 29.