L'action se transporte dans le T.G.V. en nuit. Voyage, un sifflement pâle dans l'abstrait. Comme ce matin, l'aller dans un brouillard continu. Pourquoi-pas faire sponsoriser son De Nature Rerum par Euro Urba ? Idée qu'il balance, rejette aussitôt, et reprend avec un sourire. Impossible. Magnifiquement tentant. Qu’importe d’où ça viendrait si cela devait permettre la création et la publication. Non ? Il allait detoutes façons suivre cette affaire, sonder un peu si possible la nature de la chose, en allant voir Lespinassières...
A Bordeaux, Louis prend quelques journées de pause, photographiant les quatre ans de sa fille, qui souffle d'un coup fière les bougies du temps. Epiantses joies et ses gravités autrement peut-être que pour l'album de famille jalousement façonné par Flore. La petite tête de leur fille était lancéedans l'univers depuis la rencontre d'un spermatozoïde et d'un ovule dans le rouge d'une chair et du sang...
- Et tu vas aller voir ce fou de Lespinassières ? demande Flore. Avec ce type ça sent l’odeur sucré de la corruption, de l’arnaque. Te fourres pas là-dedans. Tu y perdrais ton intégrité. N’as-tu pas assez d’argent pour travailler comme tu l’entends ? Et pour trouver un sponsor, n’as-tu pas le temps, alors que tu n’as pas encore fait la moitié de ton livre…
- J’irai. Mais pas pour décrocher je ne sais quel contrat qui me lierait à je ne sais quelle perspective politique.
- Pourquoi, alors ?
- Je veux voir le nouveau costume que s’est taillé Lespinassières.
Le lendemain après-midi, il est déjà sur le terrain, avec une odeur de mer et de montagne aux chaussures. Marchant depuis l'Atlantique vers les premières collines basques déjà visibles... Une dizaine de jours à chercher et laisser venir les éléments de la nature, les déchets portuaires sur l'estuairede la Bidassoa, le passage au-dessus de l'autoroute internationale puis sous l'énorme pylône d'une ligne à haute tension vrombissante d'énergie, la boue et la pluie d'avril, et enfin les trouées de soleils verts sur les pentes de la Rhune crevant le grisâtre plancher de nuages. De là, il navigue à vue, de col en col, prairies, fougères, bois et roches contre le ciel.Les humains ne sont plus que rares figurants dans la solitude forestière et sur les crêtes au fronton de deux pays, marcheurs discrets, ou bavards de banalités, patrons d'auberges et de ventas, à qui il serait vain de demander quelles sont les matières del'univers. De même, si la montagne est prodigue d'images, peu lui semblent dire la nature des choses.
Sauf soudain, au bord d'un chemin parfois empierré, ancienne voie romaine peut-être, dans les profondes ornières de bas-côté et de printemps, la masse gélatineuse d'une grappe d'œufs de batraciens, agglutinés en molécules étrangeset complexes, quoique d'atomes répétés, la vie déjà et latente des noyaux et de leurs nuages d'électrons.Il dort dans des cabanes, des petits hôtels silencieux de demi-saison, des refuges où la porte ouvre sur la gelée blanche et le jaune des jonquilles au matin... Mâchant le pain et la saucisse sèche du spartiate chemineau, il lit à la pause un ou deux ouvrages qui l'emmènent des particules élémentaires aux grappes énormes et vineuses des galaxies, il ouvre la porte de la nuit à sa cabane pour pisser un long jet clair sous le rayonnement diffus et incomptable des poussières de la voie lactée, il joue à photographier le soleil à travers les couches nuageuses ou à son coucher décalé vers le rouge, les points et les traces des étoiles, de Vénus...
- Enfin, vous voilà, Monsieur Braconnier ! Je savais que vous y viendriez. Joseph Roche-Savine, à Paris, n’a pas omis de me parler de votre rencontre. Vous êtes à moi maintenant. J’en fais depuis longtemps une affaire personnelle. On ne m’échappe pas. Il paraît que vous avez un grand projet… Ici, à Euro Urba, nous aimons les délires d’envergure. Nous allons faire affaire…
- Je n’en suis pas sûr.
Louis reste prudemment stupéfait devant le format nouveau acquis par Lespinassières : lui déjà bien grand, comment de si maigre est-il devenu si gros, à faire s’étriper le nacre de ses boutons de chemise ? Est-ce le fade régime, l’inaction de la prison… Une petite poignée d’années, et, de filiforme, il est passé au piriforme, acquérant une sorte de bonhomie effrayante, une jovialité sardonique, comme si le visage du jeune homme s’était gonflé du masque de marbre d’un empereur romain de la décadence. On comprend à l’instant qu’il sait insinuer de velours les nuances et les inflexions de sa voix sonore. Mais que dire des manipulations de ses doigts boudinés acharnés sur une cigarette qu’il dépèce comme un militant anti-tabac parfaitement soigneux dans un vide poche en cristal de Daum…
- Alors pourquoi venez-vous me voir ? Pour admirer ma nouvelle position ? Pas si nouvelle que cela d’ailleurs… Mais il serait trop long de tout vous raconter. Oui, je sais, je vois à vos yeux que j’ai grossi. Considérablement. En d’autres termes j’ai pris de l’ampleur. Ma carrure est définitivement politique et directoriale. Vous assistez à l’une des plus heureuses incarnations de Martial Lespinassières ! Le temps de nos velléités et magouilles au petit pied au bas du quartier des Grand Hommes est bien passé. Ah, vous regardez comme nous sommes magnifiquement installés ! Oui vous pouvez me photographier dans mon antre. Canapés de cuir blanc, bureau Stark and Gombrich en ébène et acier, lampe Ricchie One en platinium, tableau-sculptures d’Omar Kaled, le prince du tag anticapitaliste néo baroque bien connu. Mon costume en laine peignée est un Prada Daimon sur mesure, mes chemises sont en popeline de soie Dior Manhattan, mes larges cravates sont peintes à la main par Alexander Zocchos - comment trouvez-vous ces petits cochons dorés, appétissants n’est-ce pas ? - je change de caleçon blanc Calvin Klein trois fois par jour. J’exerce ma volonté à avoir définitivement cessé de fumer - ce qui explique cette éviscération en règle - depuis que j’avais pris cette habitude infâme dans le lieu étroit que vous savez. Quarante-quatre mètres carrés pour ce bureau ; mon bureau ! Au sommet de la Place de la Comédie, vue sur le Grand Théâtre, la plus belle place de Bordeaux…
- Et le sexe, Martial Lespinassières ?
- Peuh… Minuscule marotte. Je ne baise même pas Malina, ma sexy secrétaire. Harcèlement sexuel, très peu pour moi. Le respect de la personne humaine, n’est-ce pas ? Le sexe, dites-vous… J’ai abandonné ces jouissances tout à fait surestimées. Ce n’est rien à côté du pouvoir et de ces manœuvres, le saviez-vous… Basta, les futilités ! Que me proposez-vous ?
- Qu’est-ce qu’Euro Urba et vous avez à gagner avec le mégalo projet d’un livre ? Un livre de photographe sur les paysages et ses détails comme cosmos ? D’un auteur presque inconnu.
- Une image. N’oubliez pas que nous vendons de l’image. En d’autres termes, de l’impalpable communication, du prestige, une aura fédératrice de talents et d’actions. Il faut que vous sachiez aussi que les importants profits d’Euro Urba, tous dévoués à la maturation de cette nouvelle société de justice sociale placée sous le haut patronage posthume de notre cher philosophe Léo Morillon, sont générateur d’impôts faramineux. Aussi, nous avons besoin de notes de frais à défalquer. Et d’un mécénat éclairé qui dégrèverait considérablement nos charges fiscales.
- Que fait Euro Urba ? A quoi ça sert ?
- Ne me dites pas que vous posez encore ces questions de béotien ! Allons, nous sommes un système de ponts entre les entreprises privées, les collectivités locales et le service public de l’état. Il s’agit de faire transiter les énergies, de faire se rencontrer au mieux les initiatives et les fonds, en particuliers les fonds européens. Euro Urba est un vaste cabinet de conseil. Des idées sources existent, des robinets financiers ne demandent qu’à s’ouvrir. Nous organisons les confluences. Euro Urba est en quelque sorte un grand irrigateur.
- Avez-vous une station d’épuration ?
- Que voulez-vous dire ? Ah, quel humour, Monsieur Braconnier, vous avez failli me noyer, vous attendiez quelque tuyau percé pour jeter le bébé joufflu avec l’eau du bain… Revenons à votre projet… Euh…
- De natura rerum. A partir du livre de Lucrèce, une représentation du monde, de l’humanité et du cosmos, grâce aux acquis de la physique contemporaine. Quelques centaines de photographies dans un livre à paraître dans un an ou deux.
- Tudieu ! Je vous ai connu plus petiot… Nous avons dû garder quelque part une minime coupure de presse du Courrier d’Aquitaine, où l’on vous interrogeait sur les développements futurs de votre travail. Ce ne serait plus Euro Urba, mais Cosmos Urba… Voyons, voyons… Nous pourrions imaginer, en sus de l’édition courante, une édition à tirage limité, quelque chose comme un bouquin d’un mètre carré minimum, trois dizaines de kilos, vendu avec la table de consultation exclusive dont le design s’inspirerait du nouveau logo d’Euro Urba encore à venir… Il vous faut cependant savoir que nous avons des dizaines de projets qui viennent solliciter notre mécénat. Pourquoi choisirions-nous le vôtre ?
- Je n’ai pas de réponse à cette question. Et rien à offrir en échange. Hormis la modestie de mon art.
- Taratata… Son caractère gigantesque peut suffire à coller avec notre Euro Urba. Faites nous un dossier, une pré maquette d’une bonne centaine de photos, un baratin -pas trop long surtout- un budget prévisionnel, joignez un devis de votre éditeur, un plan média… En attendant vous avez besoin de pellicules photos et autres quincailleries. Je vous griffonne une note de frais à honorer pour dix mille francs de matériel… Ne me remerciez pas. Tout le profit est pour Euro Urba. Mais n’oubliez pas que votre nom lui restera attaché. En d’autres termes, vous couchez avec Euro Urba. Voyez cette médiocre paperasserie avec Malina, ma secrétaire générale. Et signez en trois exemplaires. Pardonnez-moi de vous chasser si tôt, mais Dalbret est à ma porte. Notre Maire a depuis longtemps digéré le petit différent juridico médiatique que j’avais eu avec le vieux Delmas-Vieljeux. Entre Euro Urba Aquitaine et la Mairie de Bordeaux, il ne reste plus qu’à sous-traiter quelques menus travaux de plomberie conceptuelle… A bientôt. Comment s’appelle déjà votre projet de bouquin ? L’affaire est dans le sac.
La Malina en question serait assez sexy si sa taille, au moins aussi grande que Lespinassières, ne rejetait ses interlocuteurs au plus bas de l’échelle des solliciteurs. Assise, ses avantages mammaires restent dangereusement braqués vers le haut, quoique bardés d’une monacale veste tailleur grise ras du cou. Mais c’est avec une voix inattendue, presque tendre, complice dirait-on, qu’elle sort un contrat, déjà pré-rempli, que Camille n’a plus qu’à contresigner.
- Veuillez me pardonner… Je préfère l’emporter tel quel. Pour le lire à tête reposée. Je vous le renvoie dès que signé.
- Comme vous voudrez, souffle-t-elle comme avec un regret de succion dans le mince interstice de ses lèvres palpitantes de fard blême vers son interlocuteur…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.