Jonas Karlsson : La facture, traduit du suédois par Rémi Cassaigne,
Actes Sud, 192 p, 17 €.
Peter Sloterdijk : Repenser l’impôt,
traduit de l’allemand par Olivier Manonni, Libella Maren Sell, 320 p, 22 €.
Qui est le premier voleur ? Mercure, dieu des commerçants et des voleurs, ou celui de Georges Darien[1], qui a signé son livre volé… À moins qu’il s’agisse du plus efficace et du plus pérenne, au-delà du rouge sanglant communisme, car agissant en toute l’égalité : l’Etat ! Un apologue apparemment léger, un essai philosophique : chacun à leur façon, ils sapent le délire de l’impôt, sa tyrannie, son universalité, son bien-fondé, qui est en fait celui d’une fiscocratie prédatrice. Sous le simple habit d’un récit gentiment fantaisiste, La Facture de Jonas Karlsson cache une terrifiante menace politique. Quant à Peter Sloterdijk, l’alliance du sérieux et d'une mordante ironie lui permet -ce qui doit être la tâche de tout philosophe qui se respecte- de repenser ce qui semble aller de soi, ce qui est préjugé : l’impôt lui-même, si nécessaire paraisse-t-il.
Le titre de John Karlsson, simplement allusif, peut dissimuler une péripétie anecdotique, un inconvénient économique quotidien, ou un prix à payer pour une faute morale exorbitante. Le narrateur de La Facture est un vieux jeune homme, sans femme ni enfants, sans ambition ni richesses, qui se contente de travailler à mi-temps et sans grand peine dans un vidéo-club. Le salaire est aussi modeste que la sinécure. Hélas, dès la première page, le voilà sommé de payer 5 700 000 Couronnes, soit 600 000 € ! Bientôt, puisque l’on a omis d’avoir connaissance de sa liaison amoureuse passée avec l’Indienne Sunita, il lui faut acquitter le double, puis le triple. Il s’agit d’un impôt mondial sur le bonheur, une « redistribution », gérée par une compagnie tentaculaire et intrusive : « WDR », pour « World Ressource Distribution », pratique « le grand ajustement international » en calculant le taux de bonheur et de malheur de chacun. « On égalise », se justifie-t-elle, sans remord, lorsqu’elle visite les vies de chacun dans le moindre détail. « Vous crevez de bonheur, espèce de pervers », conclue-t-elle.
N’est-ce qu’une galéjade imaginée pour nous divertir par ce facétieux auteur Suédois né en 1971 ? À moins de faire preuve d’une plus incisive perspicacité : la Suède n’est-elle pas parmi les pays les plus fiscalisés au monde ? Nous-mêmes, lecteurs français, sommes-nous si loin d’un tel abcès pesant sur la société au point de la dévorer, à moins de considérer que la justice sociale soit à ce prix… Pourtant le ciel de la sérénité du narrateur, charmé par une inspectrice fiscale prénommée Maud, avec laquelle il a de longues conversations téléphoniques, se déchire à peine, comme l’orage qui éclate à l’acmé du roman, rafraichissant…
Au-delà de l’anti-utopie aux résonnances totalitaires, qui, rassurons-nous, se règlera de façon bénigne pour notre aimable narrateur, la capacité au bonheur sert aussi de support à une morale réconfortante pour un apologue hautement satirique, jailli au fil du talent pince sans rire du suédois Jonas Karlsson, que, n’en doutons-pas, l’impôt révolte plus que sourdement.
Une fois de plus le vibrionnant philosophe allemand Peter Sloterdijk joue les troublions parmi les pays de la bonne conscience molle… Après avoir lancé : « Oui, le pauvre exploite le riche.[2]», le voici, dans un livre d’essais et entretiens, chamboulant nos certitudes (traduisez : nos préjugés) sur le bien-fondé de l’imposition en démocratie, proposant de changer la prédation subie en don. Peut-on moraliser la fiscalité ?
Qu’est-ce que l’impôt ? Une contribution consentie de bonne grâce au bien commun ou une survivance de l’absolutisme ? Hélas, « Le fisc est le véritable souverain de la société moderne », sachant qu’il n’a cessé d’accroître son pouvoir, ses taux et ses taxes au court du XX° siècle. Ecornant sérieusement l’éthique de l’imposition, Sloterdijk y voit avec justesse l’alliance de la « soumission fiscale » et de la « kleptocratie ». Dans un essai polémique enlevé, il dénonce la « fiscalité contraignante » et son « irrationalité babylonienne ». Ajoutant avec une rare perspicacité qu’il est « un moyen idéal pour subventionner, privilégier et corrompre la clientèle des partis, sans oublier l’auto-alimentation de la classe des auxiliaires », entendez fonctionnaires et autres affidés.
Dans « la tradition de la prise de butin guerrière », l’état se targue également d’une mission religieuse lorsqu’il s’agit de la redistribution en faveur de cette mythique, dangereuse et contreproductive justice sociale. C’est alors qu’il force avec une saine vigueur la charge contre « l’inconscient socialiste », « la boutique d’antiquité de gauche » et « la tradition paranoïaque du marxisme » ; entendez la foi en la monstruosité capitaliste exploitant le peuple qui signe à la fois une obsession du ressentiment et de l’envie, mais également une méconnaissance totale des mécanismes du travail, de l’investissement, du mérite et de cette production exponentielle des richesses qui diminue considérablement la pauvreté sur notre globe. A condition que le sale groin de la « fiscocratie » ne vienne gâter les truffes des libertés d’entreprendre et du progrès.
Sloterdijk stigmatise dans la foulée, et en toute logique « l’état social » et ce « service public [qui] est en Allemagne la preuve vivante que l’Etat peut déployer une véritable créativité lorsqu’il s’agit de créer des postes de travail ». Il ne précise pas alors s’ils sont toujours nécessaires et s’ils se servent de l’argent public au lieu de servir le public ; mais on le devine.
Est-ce à dire que l’hydre de l’Etat est en passe de se faire tyrannie ? Notre philosophe se contente, sourire en coin, de le laisser entendre. Que dirait-il alors de la France ? Lorsqu’il conspue l’endettement étatique généralisé, ne devrions-nous pas faire notre mea culpa, au lieu de charger le trop facile bouc émissaire de la finance mondialisée ? Il est temps de cesser de « béatifier les pauvres » et de décriminaliser la richesse : en effet, la seconde est bien l’avenir du premier, rendant de moins en moins nécessaire cette redistribution qui a le grave inconvénient de couper les ailes des richesses à venir au moyen de l’imposition progressive et pléthorique.
Mais la deuxième partie de la thèse de l’auteur de Sphères[3], est bien plus renversante. Au-delà de ce qui n’est plus guère vécu que comme contrainte et passivité fataliste, l’impôt devrait, pour retrouver du sens, être en partie volontaire, de l’ordre du « don ». Ainsi le citoyen pourrait affecter un peu, sinon beaucoup, de sa contribution forcée à l’état omnivore, à l’institution de son choix, à l’action digne de sa préférence. Le contribuable assujetti devient alors donateur en faveur d’initiatives auxquelles il contribue personnellement. C’est à ce seul prix que selon Sloterdijk chacun d’entre nous peut retrouver sa dignité devant la ponction sociale, engager la construction du soi fier, ce « thymos » qui est un de ses concepts phares. Ainsi « Warren Buffet et Bill Gates […] se sont séparés d’une grande partie de leur fortune, dans une sorte d’auto-intensification cathartique ».
Hélas, le lecteur grincheux, ou le lecteur du philosophe anglais Hobbes, qui a moins confiance en l’humanité vertueuse qu’en le Léviathan pour empêcher la guerre de tous contre tous, et qui pense tout un chacun animé par l’envie et le ressentiment, assurera qu’il n’y aura guère de candidats à cette conversion généreuse. On préfère, plutôt que la voix de l’investissement caritatif ou créatif, entendre le commandement suivant : « Tu dois désirer ce que d’autres ont déjà, et si les moyens légaux ne permettent pas d’atteindre l’objectif, alors tu dois voler ou redistribuer ».
Non, réplique Sloterdijk. Au contraire de cette « fausse sociologie selon laquelle une société bourgeoise ne serait qu’une mosaïque d’agents rapaces de l’égoïsme », il y a un noyau d’empathie, de création et de volontarisme social à ranimer en chacun de nous. Comme les milliardaires qui se font un devoir d’investir une partie de leur fortune au service de projets altruistes. Une fois capitalisé le résultat de cet « égoïsme [qui] n’est souvent que le pseudonyme moral de nos énergies », mécènes, sponsors, associations pratiquent un capitalisme philanthropique, qui est un « espalier moral ». Ce dont témoigne le succès des fondations privées, caritatives ou culturelles dans les pays anglo-saxons. L’on sait que le capital de dons aux Etats-Unis dépasse considérablement, y compris par habitant, celui des pays européens. Ainsi à, « la vertu d’égoïsme[4] » du libéralisme selon Ayn Rand, il n’est pas impossible d’ajouter la libre « éthique du don démocratique », pour reprendre le sous-titre.
Dans un court essai, « Capitalisme et cleptocratie », notre philosophe dresse un réquisitoire bien senti de la théorie rousseauiste dans laquelle la propriété est marquée de l’infamie du vol, qui, de Proudhon à Marx, guide à la fois les envieux revanchards et les sectateurs tyranniques de l’égalité. Hélas, à cause de cette théorie liberticide, la redistributive « main qui prend » est plus puissante que « la main invisible » du marché pensée par Adam Smith. Tel est le phénomène qui suffit à expliquer l’hypertrophie de l’état, de ses dettes exponentielles qui sont un « pillage du futur » et, partant, la crise actuelle et la déprime de la croissance. C’est également en cet essai qu’il s’étonne que la captation de la moitié -sinon plus- de la richesse par le fisc n’entraîne pas « la guerre civile anti-fiscale ». Parce nous avons intégré une culpabilité indue de la richesse, explique-t-il. Conclusion imparable : accaparés par les « travaux de Sisyphe qui découlent des exigences de justice sociale […] nous ne vivons pas du tout, à l’heure actuelle, dans le capitalisme ». Enfin, dans une perspective libérale, il pointe les thèses « plausibles » quant à « l’exploitation des productifs par les improductifs » et le risque de désolidarisation qui en découle.
Le vocabulaire assumé de Sloterdijk est à la fois la marque d’une nécessité conceptuelle, anthropologique et historique, mais aussi l’aveu amusé de la provocation nécessaire à tout philosophe qui se doit d’agir sur la pensée de son temps et en réveiller la conscience. Ainsi la contradiction entre l’éros et le thymos est celle du tiraillement entre d’une part la perpétuelle reconduction des désirs du citoyen d’être satisfait par la consommation et couvé par la bienveillance de l’état providence redistributeur, fût-ce aux dépens des réels producteurs de richesse, et d’autre part la fierté justifiée de celui qui assume le mérite de sa contribution à la réalisation de son moi fier et de sa société admirable, y compris en contribuant aux richesses individuelles autant qu’à celles de l’état social.
La thèse du philosophe allemand a pu sembler ubuesque. Mais n’est-elle pas fondamentalement morale ; et finalement au service d’une authentique démocratie dynamique ? Plutôt que de cette veule démocratie dont parlait Tocqueville : au-dessus de « cette foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs […] s’élève un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. […] Tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre »[5]. C’est à cet humiliant tableau que la réflexion inhérente à Repenser l’impôt peut remédier.
Reste, une fois de plus, que la position politique de Sloterdijk se fait de plus en plus ambigüe. Génial provocateur, il parait épouser une posture libérale et donc profondément humaniste et cohérente avec Les Lumières, avec l’Aufklärung, voire plus précisément libertarienne, quand pourtant il assure à de nombreuses reprises être fidèle à la social-démocratie. Il ne s’agit pas d’exiger de lui qu’il se range sous une quelconque bannière, mais il serait temps qu’il définisse un peu plus précisément son éthique politique, surtout lorsqu’il n’accorde pas de crédit à « la sagesse de la politique de baisse des impôts ». A moins que, de l’air de ne pas y toucher, histoire de rassurer la frilosité conceptuelle ambiante, cette apparente indécision soit le masque nécessaire et le moteur bouillonnant d’une dissémination de la pensée plus que stimulante…
On a beau jeu de reprocher au parfait diagnostic de Sloterdijk une complicité avec les classes favorisées, voire de pratiquer une lutte des classes depuis le haut. Les cris d’orfraie des socialistes, des marxistes et autres rouges totalitaires « porteurs de fantasmes réactionnaires » qui ne veulent pas reconnaître que seules les libertés économiques contribuent à l’enrichissement des populations, ne manquent pas. Ce dont il se moque en parodiant Marx : « Fiscalistes de tous les pays, ne vous laissez pas priver de la captation ». Pourtant, la dignité humaine passe par une gestion assumée de l’argent dont chacun est le juste propriétaire, que ce soit par l’héritage ou par ce mérite qui est à l’origine de la plupart des petites et grandes fortunes de notre temps, mais aussi par la noblesse du don. Nous ne sommes pas des imbéciles qui consentons de fort mauvaise grâce à la spoliation par l’état, mais des consciences de notre apport libre et nécessaire à l’amélioration de nos conditions individuelles et de ce bien commun qui en est sa conséquence, et non sa tyrannie. Que l’on soit philosophe de haute volée, comme Peter Sloterdijk, ou modeste et lointain disciple de Voltaire au pays des contes philosophiques, comme John Karlsson, la vérité de l’impôt, qui aurait dû ne rester qu’au service de la Cité, finit par se faire jour : une institutionnalisation du vol…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.