Julien Bogousslavsky : De Delacroix aux surréalistes. Un siècle de livres,
Ides et Calendes, 2020, 364 p, 45 €.
Vous est-il arrivé de perdre, aux tréfonds de votre bibliothèque, un livre ? Surtout s’il est minuscule, nain négligeable aux contraire d’immenses volumes que l’on ne risque pas d’égarer tant ils s’imposent. Or les « minuscules », voire microscopiques, craignent d’être écrasés parmi les lourds in folio, les immenses in plano. C’est ainsi que la Fondation Martin Bodmer puise parmi son inépuisable fonds une généreuse poignée de volumes, dont le caractère curieux passe d’abord par la taille. Certes la classification de Dewey se rit d’un tel critère certes peu scientifique, mais dont les contraintes bousculent la cohérence des rayonnages. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit là d’une occasion de découvertes étonnantes en une exposition époustouflante, et un catalogue charmant. Si les choix de ce Géants et nains s’orientent plus volontiers vers le livre ancien, voire médiéval et incunable, rien n’empêche de les compléter au moyen de plus modernes, voire presque contemporains, volumes qui marquèrent l’histoire de la littérature et des arts, avec le secours d’un livre d’art : De Delacroix aux surréalistes. Un siècle de livres.
Ni géant ni nain, cet élégant livre cartonné « de l’extrême » tient parfaitement dans la main. Son illustration de couverture stupéfie : le livre infime posé sur un somptueux volume est moins haut que l’épaisseur de la reliure de maroquin rouge à la dentelle qui le supporte avec une infinie patience - et autant de précaution - comme un lilliputien enfançon sur l’épaule d’un Titan. En son bouquet de pages coexistent les époques et les démesures : « micro-livre versus format gigantesque », comme le note le préfacier (et Directeur de la Fondation Martin Bodmer) Jacques Berchtold qui appuie son argumentaire bibliophilique sur la phrase inaugurale attribué au clerc du XII° siècle Bernard de Chartres : « Lorsque nous risquons de nous enorgueillir de notre intelligence, rappelons-nous que nous ne sommes que des nains juchés sur des épaules de géants ».
Si l’on ne présente pas ici le plus grand livre du monde conservé à la British Library londonienne, l’Atlas Klencke de 1660 (1,75 m X 1,90 m), l’in-plano « atlantico » frôle le mètre de haut : il s’agit des Pitture a fresco del Campo Santo da Pisa, par Carlo Lasinio, publié à Florence en 1812. Son manteau de maroquin rouge rehaussé d’or révèle une fois ouvert de suaves eaux fortes coloriées. À l’autre extrémité du spectre, il faut veiller avec une attention plus que redoublée à l’infinitésimal « microbe » : The Lord’s Prayer, publié à Munich en 1952, mesurant à peine cinq millimètres. Pour lire ce « Notre père » en sept langues, mieux vaut s’emparer d’un microscope. La prouesse technique et le record établi sont un peu vains, même si Dieu gît dans les détails. Cette tendance cependant n’a rien de récent puisque Pline l’Ancien rapporte un bref passage d’une œuvre aujourd’hui perdue de Cicéron, selon lequel l’Iliade d’Homère, prodige « de l’acuité visuelle », « fut écrite sur parchemin et enfermée dans une noix[1] ».
Il n’en reste pas moins que la petitesse favorisa dès l’époque médiévale - et surtout protestante ensuite - la lecture individuelle, la commodité de dissimuler sa pratique, y compris lorsqu’à l’époque moderne des éditions clandestines, des erotica publiés sous le manteau, des libelles politiques devaient pouvoir échapper à la vigilance de la douane et de la police…
Quant à la grande taille, elle a quelque chose d’ostentatoire, de royal, cependant fort adaptée aux cartes géographiques, comme l’Atlas Blaeau de 1662, en onze in-folio pesant chacun 6,5 kilos.
Les choix étaient forcément cornéliens. Or Nicolas Ducimetière (par ailleurs auteur d’un magnifique opus sur la poésie du XVI° siècle[2]), commissaire d’exposition et auteur des notices, a su ranger ses joyaux en dix rubriques, à chaque fois partagées entre géants et nains, quoique ces derniers soient souvent raisonnables, des in-12 ou in-16 que la main cacherait presque. Ce sont de prime abord les « Scriptoria » médiévaux et antiques via l’humanisme, ouvrages souvent massifs, « indéplaçables ». Les « Spiritualités » essaiment avec une Bible, un Coran, une Bhagavadgita. Quittons ces hauteurs pour aller « De la Cour à la ville », avec Le Sacre de Louis XV et La Fontaine, même si l’on se demande si une Divine comédie de Dante[3] (sur lequel la Fondation prépare une exposition) n’eût pas mieux été à sa place dans le précédent poste. L’on voyage aux profondeurs des pyramides en 1801, avec Alexandre le Grand raconté dans une édition Elzevier de 1633 par Quinte-Curce ; malgré la petitesse de ce dernier volume, une carte dépliante en détaille les expéditions, de la Grèce à l’Indus, en passant par l’Egypte. Et, puisque la Fondation Bodmer est sise à Genève, l’on aimerait feuilleter ces Souvenirs de la Suisse en cent vues délicatement colorées, dans un format à l’italienne. La « Musique » requiert de grands ouvrages, si chantée à plusieurs voix, ou plus discrets s’il s’agit de psaumes. À lui seul, Giambattista Bodoni (1740-1813) est un « géant ». Imprimeur italien et typographe de génie, il travaillait avec une longue circonspection, anoblissant sur le papier Homère ou Boileau. L’on devine que les « Combats », guerriers et politiques ne sont pas en reste, livres d’artistes immenses (William Blake) et célébrations officielles s’opposent aux résistances têtues de Victor Hugo à l’encontre de celui qu’il nommait Napoléon le petit. Quant aux « Sciences et techniques », elles aiment les in-folio pour illustrer les révolutions célestes dans l’Astronomicim Caesarum d’Apianus en 1540, ou encore les oiseaux d’Amérique mis en couleurs par John Gould en 1835. Mis à part les autographes qui ferment notre volume, ce sont enfin les « Modernités » qui s’invitent, entre les grandes folies de Salvador Dali, les inventions de Michel Butor où le livre devient sculpture, poème calligraphié entre des branches…
Hors l’esprit de curiosité, ces cinquante et un volumes forment un panorama des civilisations, depuis la piété de l’enluminure médiévale jusqu’à cet Hamlet que Salvador Dali rend définitivement fou, en passant par les borgésiennes architectures des Prisons de Piranèse. Des livres qui ont marqué l’Histoire, parfois pour le pire, brillent par le poids de leur sang : Le Petit livre rouge de l’infâme tyran totalitaire Mao Tse-Toung, en sa première édition en français de 1966, évidemment édité à Pékin, à fins de propagande par millions d’exemplaires, nanti de sa couverture de plastique rouge étoilée ; mais avec l’épigraphe du Ministre de la défense Lin Biao qui disparut lors des éditions suivantes, le bonhomme ayant été limogé, effacé, atomisé dans un commode accident d’avion. Quoiqu’il entraînât le suicide de quelques imitateurs de son héros, bien moins dangereux est le roman épistolaire, Les Souffrances du jeune Werther, que Goethe[4] lança en 1786.
Etrangement, l’on apprend que la bibliographie concernant les petits formats est abondante, tant sont nombreux les « minusculistes » anglo-saxons et russes, alors que les géants sont privés d’un tel honneur. Il y a là sans doute un opprobre à rédimer.
Ainsi ce Géants et nains est aussi divertissant, coloré, stupéfiant, que judicieusement didactique, abordant des questions de typographie, de reliure et d’illustration, parmi leurs évolutions et leurs créativités, sans oublier les imprimeurs légendaires, Aldo Manuzio[5], Cazin, Furmin-Didot... Sous le masque (pour faire allusion à une autre production de la Fondation[6]) du sensationnel et du m’as-tu vu, se cache une profonde initiation à l’histoire culturelle et esthétique.
Massimo Listri : Les Plus belles bibliothèques du monde, Taschen, 2018.
Concilii Tridentini, Parissi, Nic Pepingua, 1644.
La Fontaine : Contes, Imprimerie de Balzac, 1826.
Photo : T. Guinhut.
C’est le dialogue entre l’esthétique picturale et celle éditoriale qui permet au cœur du XIX° siècle l’apparition de livres singulier. Un peintre, un écrivain, et les voilà conjuguant leurs imaginaires, irriguant les mots avec le dessin, les phrases avec le graphisme, le poème avec la couleur. En ce sens Julien Bogousslavsky ordonne un beau livre qui est une somme, en un format in-quarto, ce qui est un classique pour les livres d’art : De Delacroix aux surréalistes. Un siècle de livres.
Là sont les géants de la peinture, du dessin et de la littérature, romantiques, impressionnistes, puis surréalistes, de 1830 à 1930. Si la poésie est à l’honneur, le roman et la critique d’art répondent présent. Transposer les livres en images, c’est entrechoquer, sensuellement entrelacer deux langages, au point que « l’illustrateur devient l’auteur », selon le mot du préfacier, Jean-Yves Tadié. Eugène Delacroix, déclencheur de cet ouvrage, devient en 1828 un magicien du fantastique lorsqu’il crée un Méphistophélès tel que Goethe n’osait l’imaginer face à l’urgence de son Faust. Ce « faux livre illustré », selon Julien Bogousslavsky, ne trouva que partiellement son inspiration dans le chef-d’œuvre de Goethe. Ses lithographies lui vinrent également d’une représentation théâtrale de la tradition anglaise du mythe qu’inaugura le dramaturge élisabéthain Marlowe.
Ce ne sont plus des graveurs professionnels qui reproduisent les œuvres de peintres, mais ces derniers qui œuvrent directement au service du texte intimement perçu et exprimé par le trait, comme le fit Gustave Doré en magnifiant les Contes de Perrault, voire par la couleur. Car l’introduction en France des estampes vivement colorées d’Utagawa Hiroshige fit beaucoup pour stimuler l’art du livre illustré.
Avec le soin d’une impressionnante érudition, Julien Bogousslavsky prend en écharpe un siècle de mutations artistiques, de Charles Baudelaire nanti d’un frontispice de Félicien Rops jusqu’à Paul Klee et Vassili Kandinsky s’illustrant évidemment eux-mêmes. Mais il s’agit également de volumes traitant de critique d’art, comme celui d’Emile Zola faisant l’éloge d’Edouard Manet, publié en 1867, ou L’Art moderne de Joris Karl Huysmans en 1883, ou encore Les Impressionnistes de Félix Fénéon en 1886. L’on devine qu’en notre volume sourcilleux sont toujours montrées et détaillées les éditions originales. Quoique nanti de graphismes modestes au moyen de bois gravés d’Edouard Manet, les vers du Prélude à l’après-midi d’un faune reçoivent le don d’une subtile correspondance, au sens baudelairien sans nul doute.
Mais à partir de 1900, ce sont les fastueux débuts des « grands illustrés ». Paul Verlaine est sublimé avec le Parallèlement caressé par le crayonnage en rose et en noir de Pierre Bonnard, d’autant que les lithographies sont intégrées dans le texte. Paul Gauguin dessine son carnet breton sous forme de bande dessinée, intitulé Avant et après, qui devient un « livre d’artiste » en 1903. Mais l’un des sommets de la bibliophile est ici, sans guère de contestation possible, La Prose du Transsibérien, lorsque Blaise Cendrars associe en 1913 la vitesse métaphorique de son poème en prose avec la danse des couleurs de Sonia Delaunay,dans un rarissime rouleau. Poésie cubiste et dadaïsme jouent les iconoclastes, avec Max Jacob et Pablo Picasso, la reliure (reproduite sur la couverture de notre volume) vient exploser les codes en vêtant de somptueux symboles colorés des textes aussi surréalistes que Clair de terre d’André Breton. Alors que la « fulgurance surréaliste » associe André Breton, Paul Eluard et Salvador Dali, là où palpitent amour et érotisme. Particulièrement remarquable est le quintette de ces romans sans texte que réunit Max Ernst dans ses collages, sous le titre d’Une Semaine de bonté.
L’ouvrage de Julien Bogousslavsky est une ruche : des chapitres comme « Médecine et art », « Paradis et enfers artificiels », « Les avant-gardes », « Dans le rire sardonique de la guerre », « En passant par la Suisse », projettent le lecteur vers des univers bourdonnants, dont il pourra faire son miel avec délectation. Ainsi une période de créativité intense se déroule pour notre plus grand bonheur visuel, intellectuel et bibliophilique.
Dans une mise en abyme que nous espérons stimulante, nous aimons ici les livres, les livres sur les livres, mais aussi les photographier, en une invitation, non seulement à la lecture, mais à la bibliophilie. Consolons-nous si nous pensons que ces ouvrages anciens et rares ne sont disponibles que le temps d’une exposition, et inaccessibles à nos modestes bibliothèques personnelles, ne serait-ce que par leur coût parfois astronomique ; ils sont en ces catalogues pertinemment documentés et somptueusement illustrés. Affaire de culture, de goût, de quêtes et de trouvailles, des livres curieux, étonnants sont cependant à la portée de nos minces budgets. Qui sait si, en furetant, une reliure romantique habille un texte de Lamartine ou de Byron, si un Voltaire a gardé pour un amateur sa cape en veau blond des Lumières…
Avec plaisir, Françoise ! En suivant les liens dans les notes vous trouverez d'autres articles sur des expositions et livres de cette magnifique Fondation sise à Genève...
B
Bonheur du Jour
30/07/2021 06:36
Un livre sur les livres ! Oui, vous avez raison, plus que passionnant, plus qu'attirant... Merci pour ce bel article. Mais ce livre-ci peut-il se mettre dans une poche quand on s'en va vagabonder par les chemins ?
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.