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2 janvier 2025 4 02 /01 /janvier /2025 17:40

 

Caceres, Extremadura.

Photo T. Guinhut.

 

 

De Dorian Gray à L’Amour entre hommes.

Oscar Wilde & Benjamin Lacombe,

Franck Delorieux & Tomás Castro Neves.

 

 

Oscar Wilde : Le Portrait de Dorian Gray,

traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Jean Gattégno,

illustré par Benjamin Lacombe,

Papillon noir, Gallimard, 2024, 248 p, 35 €.

 

Oscar Wilde : Teleny, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne), Le Pré aux Clercs, 1996.

 

Franck Delorieux & Tomás Castro Neves :

L’Amour entre hommes, Seghers, 2722 p, 29 €.

 

 

Longtemps réservées aux bas-fonds, aux publications confidentielles et sous le manteau, les manifestations de l’érotisme homosexuel, hors périodes plus clémentes, comme à l’occasion des sonnets de Michel-Ange, se virent frappées d’interdiction, d’infamie pénale. Si ce ne fut pas exactement le cas pour Le Portrait de Dorian Gray, son auteur prit des précautions, sans cependant pouvoir laisser ignorer que ses amours fussent contre-nature, du moins selon le vocabulaire répressif de l’ère victorienne. Oscar Wilde (1854-1900) néanmoins commit un écrit secret, un roman brûlant qui ne lui fut attribué que de manière posthume : Teleny. En revanche le poète de La Ballade de la geôle de Reading ne semble pas avoir mis en vers ses émois charnels. A contrario bien des versificateurs ne s’en privèrent pas, ce dont témoigne une anthologie bienvenue intitulée L’Amour entre hommes, quoiqu’elle se limite à la poésie de langue française. Lorsqu’il n’est nul besoin de partager de tels goûts et pratiques sexuels pour apprécier de si bons livres, comment conjuguer érotisme et esthétique ?

Trois dimensions se font concurrence dans Le Portrait de Dorian Gray : fantastique, esthétique et érotique.

L’on sait que le portrait du titre est doué d’une étrange et délétère vitalité, morbidité même. Ne vieillit-il pas au fur à mesure des années et des vices de son modèle, ce dernier étant préservé des outrages du temps : « Si c’était moi qui toujours devait rester jeune, et si cette peinture pouvait vieillir !… Pour cela, je donnerais tout !… Il n’est rien dans le monde que je ne donnerais… Mon âme, même ! » Voici bien, en ce contrat presque faustien, l’essence du fantastique, selon laquelle l’incertitude obsède les personnages et le lecteur. N’est-ce qu’une réaliste illusion née de la peur de vieillir, une paranoïa, sinon une conscience morale, ou une surnaturelle interversion des propriétés de l’objet pictural et de celles de l’être humain, sinon inhumain ?

Le pari esthétique est non moins flagrant. L’éloge de la beauté du jeune Dorian Gray, certes physique au détriment d’autres considérations, ne peut que tenter le défi pictural, celui de Basil Hallward en l’occurrence, espérant accomplir la parfaite mimésis, la restitution en deux dimensions d’un être en trois dimensions, la plasticité des traits résolue dans l’œuvre d’art. En outre, entre dandysme et décadentisme, surgit une dimension morale tant la beauté ne saurait sans impunité se souiller de la vilénie, puis du crime. Car excédé par les remontrances morales de Basil à qui il a révélé l’enlaidissement du tableau, il en vient à le tuer.

De surcroit, sa fascination pour l’actrice Sybil Vane ne dure qu’autant que son jeu l’enchante. En l’aimant elle perd son talent, ce pourquoi Dorian la rejette, entraînant le suicide de la malheureuse pour laquelle il n’a que mépris, alors qu’il ne voit dans ce dénouement qu’une belle « tragédie grecque ». L’esthétique a tué la compassion, signant la première marque de cruauté sur le tableau. À la recherche de plaisirs infâmes et d’opium, il court les bouges londoniens, tandis que le frère de Sybil le poursuit de sa vindicte, sans reconnaître dans sa jeunesse l’homme qui aurait dû pour le moins mûrir. Malencontreusement tué lors d’une chasse, ce frère désespéré est un poids de plus sur la conscience de Dorian qui prétend s’amender, ajoutant au portrait rongé la pire hypocrisie. L’on sait comment de rage il poignarde le portrait, comment à la hideur du cadavre, reconnaissable à ses bagues, correspond la sublime délicatesse retrouvée du tableau. Avec « le couteau qui avait transpercé Basil Hallward […] il tuerait l’œuvre du peintre et tout ce qu’elle signifiait ». L’apologue tragique en miroir est également l’acmé de la tragédie esthétique.

Quel est l’alter ego romanesque de l’auteur, s’il en est un ? Dorian lui-même ? Lord Henry Wotton, qui l’apostrophe : « Un nouvel Hédonisme, voilà ce que le siècle demande. Vous pouvez en être le tangible symbole ». Le peintre Basil enfin ? Le chassé-croisé d’attirances, de passion, de jalousie, empêche qu’aucun personnage soit objectif, s’il est possible. Mais peut-être le peintre, réalisant ce qu’il sait être son « chef-d’œuvre », est-il la métaphore de l’écrivain. Sans que l’on puisse espérer une complète correspondance entre l’image du tableau et celle du roman. Quoique Lord Henry lui aussi prétende à « l’idéal hellénique » et avance à sa façon non dépourvue de cynisme : « la seule façon de se débarrasser d’une tentation, c’est d’y céder ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’érotisme tout en nuance frémit à chaque pulsation du langage décrivant le jeune homme, d’autant plus admirable et désirable puisque sublimé, voire éternisé par l’œuvre d’art. Sa stature, sa chair, son expression, séduisent, tant que le lecteur est doué d’imagination, fantasmant le beau jeune homme, le caressant de ses yeux et de ses mains au moyen de l’imaginaire. Sans compter l’aisance du style, la richesse des mots d’esprits et des aphorismes, voire des paradoxes, l’on devine que l’écriture d’Oscar Wilde est à cet égard limpide et aphrodisiaque. Trop peut-être, pensa notre auteur, lorsqu’il se résolut à effacer quelques paragraphes jugés trop explicites en termes d’érotisme homosexuel qui entachaient la publication en feuilleton, pour afficher un livre plus présentable à cet égard.

Or l’une des réussites de cette édition est d’insérer les lignes disparues dans le roman au moyen d’un encrage grisé, plus pâle que la noire typographie, tout en restant fort lisibles et ainsi révélées. Par exemple, page 115, lorsque Basil s’adresse à Dorian : « Assurément je t’ai adoré, j’ai éprouvé pour toi de tendres sentiments qu’un homme ne saurait éprouver pour un ami. D’une certaine manière, je n’avais jamais été amoureux d’une femme ».

Pas de quoi fouetter un chat, nous direz-vous. Mais en cette fin du XIX° siècle, le puritanisme victorien était aux aguets. À tel point qu’Oscar Wilde, alors au sommet de sa gloire littéraire, dut subir les foudres du père de son amant Lord Alfred Douglas, qui l’accusa publiquement de sodomie. Notre écrivain, au lieu de faire prudemment profil bas, recourut à la justice, prétendant à la diffamation. Mal lui en prit. En 1896, malgré ses tentatives oratoires de défendre « l’amour qui ne dit pas son nom », selon la formule venue d’un poème de son amant, le voici condamné au bagne. Car en 1885, une loi avait définit les relations sexuelles entre hommes comme de « grandes indécences » en les condamnant jusqu’à deux ans de travaux forcés. Définitivement ostracisé, l’écrivain dut subir sa peine, dont le seul bénéfice fut la création d’une vaste lettre, De Profondis, et de La Ballade de la geôle de Reading. Il ne bénéficia d’aucune indulgence, y compris de sa femme Constance, et termina misérablement sa vie en France, où il mourut à Paris en 1900. Quelle affreuse époque n’est-ce pas ! Il fallut attendre les années 1960 et 1970 pour que l’homosexualité soit dépénalisée…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lord Alfred Douglas témoigna de tous ces démêlés dans un livre, dans lequel il cite l’une des lettres à lui adressées par Oscar Wilde : « Je suis sûr qu’Hyacinthe, qu’Apollon aima follement, était toi au temps des Grecs[1] ». Bel hommage croisé, bel aveu également…

Revenons donc à la dimension esthétique : lorsque le portrait, achevé sur une toile, n’est que fiction romanesque, il n’est pas douteux que les peintres soient dévorés par l’ardeur représentative. De façon à offrir un visage au service de la vision fomentée par le langage. Aussi le défi doit-il  être relevé par l’illustrateur. Pourquoi choisir cette édition du Portrait de Dorian Gray, illustrée par Benjamin Lacombe ? Là encore pour deux raisons, esthétique et érotique.

Il y a quelque chose de la naïve romance dans les portraits de Dorian par Benjamin Lacombe, voire de l’allusion au graphisme du manga. L’on peut arguer de la naïveté adolescente, voire de la mièvrerie charmante, devant cette façon de portraiturer les personnages, jusqu’à la frêle Sybil, mais n’est-elle pas plus allusive que réaliste, cette dernière hypothèse restant une impasse à éviter absolument. D’autant qu’un public de lectrices de romances aux éditions colorées ne peut manquer d’être séduit, au bénéfice de la lecture d’un roman qui dépasse de fort loin la dimension d’une œuvrette, émeut, tout en ouvrant aux problématiques que nous avons tenté d’effleurer ici.

Reste que le dessin de Benjamin Lacombe, pour ambigüe qu’il soit, nettement androgyne et sensuel, finalement sucré, vénéneux, ne propose aucune de ces caractéristiques de la pornographie. Rien de trop charnel, pas de sexualité visible…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pourtant, l’on suspecte fortement Oscar Wilde d’avoir commis, un an après Le Portrait de Dorian Gray, un roman publié anonymement en 1893, seulement à lui attribué en 1953 par Maurice Girodias, puis en 1975 par le scrupuleux biographe H. Montgomery Hyde : Teleny, sous-titré « Le revers de la médaille ». Ce grâce à de nombreuses coïncidences thématiques et stylistiques. Il fut de surcroit publié par Leonard Smithers qui était l’éditeur de La Ballade de la geôle de Reading.

Sous-titrée « roman physiologique », cette confession écrite à la première personne parait fortement autobiographique. Préparée par une prise de conscience « de l’inclination pour les hommes », elle conte les amours brûlantes entre le narrateur, Camille des Grieux, et le concertiste Teleny : « Le charme irrésistible de sa beauté était tel que j’en fus fasciné […] et les notes du pianiste murmuraient à mes oreilles avec le halètement d’une fiévreuse concupiscence, le bruit d’une roulade baisers ». L’on peut constater ainsi que l’auteur n’a pas abandonné le raffinement stylistique et émotionnel qui lui est coutumier. La réciprocité, non encore avoué, est telle que le génie pianistique s’étiole sans son auditeur préféré qui le lui rend grâce à sa présence parmi les spectateurs. Bientôt celui qui assume son penchant – « je ne pourrais jamais aimer une femme » – offre ses lèvres à son alter ego, qui confie : « Mes veines étaient encore gonflées, mes nerfs raidis, les conduits spermatiques gorgés à déborder »… Nous laisserons le lecteur pudibond fermer les yeux sur ces lignes ; et le lecteur vivant poursuivre ces pages fiévreuses aux ébats charnels parfaitement explicites, pourtant sans vulgarité aucune. Parmi les péripéties haletantes, quelques pages obscènes et répugnantes décrivent un bordel aux charmes lourdement faisandés, une jeunette se suicide en se jetant par la fenêtre sur le pavé parce que violée. D’autres font allusion à l’histoire universelle du péché sodomite. Plus loin une hallucinatoire vision laisse entrevoir à Des Grieux la façon dont Teleny copule avec une comtesse passionnée, sans qu’il le soit autant que cette dernière. Il le sera bien plus avec son amant, lorsque leurs chairs orgasmiques répondent à leurs âmes extatiques.

Loin de se contenter du récit, la plaidoirie pleine de bon sens n’effraie pas un instant Des Grieux : « Avais-je donc commis un crime contre nature quand ma propre nature y trouvait paix et bonheur ? » Hélas une infâme lettre anonyme le somme de lâcher Teleny pour ne pas être dénoncé comme un « enculé » ! Serait-ce du fait de la comtesse qui a pourtant engrangé un bel héritier au dépend de son vieux mari ? Scandale et tragédie seront au rendez-vous…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À notre connaissance, Oscar Wilde n’a pas écrit de poésie explicitement homosexuelle. Tournons-nous vers l’anthologie intitulée L’Amour entre hommes, qui présente un florilège étendu de vers français, du Moyen-Âge à nos jours, d’Eustache Deschamps, un proche de Guillaume de Machaut, jusqu’à un auteur né en 1986, Arthur Dreyfus.

Alors que Ronsard, se veut féroce dénonciateur – « Le Roy, comme l’on dit, accole, baise et lesche / De ses poupins mignons le teint frais nuit et jour » – et  se montre homophobe (pour utiliser un terme d’aujourd’hui), son contemporain Marc Papillon de Lasphrise préfère l’éloge :

« Mon mignon sera donc d’un poil blond brunissant,

Son front grand, élevé, d’un marbre blanchissant […]

Là je vaincs le vainqueur, et là superbement

Adextre au jeu d’aimer, par un beau remuement

Je me perds, je me meurs en si douce mêlée ».

L’on n’échappe évidemment pas au fameux « Sonnet du trou du cul » concocté par Rimbaud, aux classiques de Jean Cocteau, au « Sonnet foutatif » de Claude Le Petit, au « Condamné à mort » de Jean Genet, qui « enfile ton âme ». Autant d’attendus, de curiosités et de raretés en un tel volume, voilà qui est précieux. Saluons fort heureusement la liberté de publication d’un tel volume, qui témoigne que la formule de Maw Jacob, dans Le Cornet à dés, en 1927, est largement démodée : « Sodome ! La statue de sel porte un écriteau : sens interdit ».

Cependant, par les soins d’Alphonse Gallais, « la leçon d’enculage d’un beau garçon » est plus de l’ordre du manifeste et de la versification réussie que de la poésie au sens esthétique du terme. Le maître d’œuvre, Franck Delorieux, ratisse fort large. En effet l’« Ode à Priape » d’Alexis Piron est plus largement hétérosexuelle. Et la présence des superbes quatrains d’Albert Samain commençant par « Mon âme et une infante en robe de parade » est justifiée de manière spécieuse par une « ambigüité de genre » que l’on appellera plus tard « le queer ». À tous égards, le défi reste le même : préserver la plasticité esthétique de l’éros.

Là encore il s’agit d’une belle édition illustrée, cette fois au moyen du graphisme du Lisboète Tomás Castro Neves, aux grisés et bleutés vifs et savoureux, où les corps nus dansent et parfois s’enlacent, quoique leur nudité reste pudique, sans cette érection qui abonde parmi les poèmes. Sans nul doute, ce volume peut voisiner avec l’Anthologie de la poésie érotique par les soins de Marcel Béalu[2]. Ne reste plus aux éditions Seghers qu’à imaginer un volume en miroir, consacré à la poésie lesbienne, même s’il existe un Baiser vertige[3], quoique autant gay que lesbien…

Conjointement au Frankenstein de Mary Shelley, Le Portrait de Dorian Gray  est l’un des plus beaux romans fantastiques du romantisme et du décadentisme anglais. Il n’est guère de doute que la culpabilisation de l’éros homosexuel par une société aussi puritaine qu’hypocrite et vindicative ait joué un rôle crucial dans l’écriture d’Oscar Wilde. De cette culpabilité cependant, le roman et surtout la poésie, sous le manteau de l’allusion esthétique, mais aussi d’éditeurs confidentiels, ont su libérer avec volupté ce qui aujourd’hui peut se vivre et s’écrire librement dans les sociétés de démocraties libérales. Jusqu’à quand ? Ligues de vertu, fanatismes religieux, pulsions de pouvoir par l’enfermement dans les carcans des comportements majoritaires, voire minoritaires autant qu’autoritaires, qui sait si nous pouvons faire longtemps confiance en la capacité humaine à générer des libertés, esthétiques et érotiques.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Lord Alfred Douglas : Oscar Wilde et quelques autres, Gallimard, 1930, p 66.

[3] Baiser vertige, anthologie préparée par Nicole Brossard, Éditions Typo, Montréal, 2006.

 

Museo romano, Mérida, Extremadura.

Photo T. Guinhut.

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18 octobre 2024 5 18 /10 /octobre /2024 13:52

 

Eglise Saint-Pierre, Frontenay Rohan-Rohan, Deux-Sèvres.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Dracula et sa pléiade de vampires :

généalogie, bibliophilie et autres encyclopédies.

Bram Stoker, Alain Morvan, Christian Quesnel,

Karl von Wachsmann, Stephanie Meyer, Victor Dixen…

 

Dracula et autres écrits vampiriques,

traduits, présentés et annotés par Alain Morvan,

La Pléiade, Gallimard, 2019, 1080 p, 63 €.

 

Bram Stoker : Dracula, illustré par Christian Quesnel, Callidor, 2024, 582 p, 30 €.

Les vampires. Aux origines du mythe, textes établis, présentés et annotés

par Gilles Banderier, Jérôme Millon, 2015, 176 p, 17 €.

 

Colliers de velours, parcours d’un récit vampirisé, Otrante, 2015,  226 p, 30 €.

 

Karl von Wachsmann : L’Etranger des Carpathes, 2013,

traduit de l’allemand sous la direction de Dominique Bordes et Pierre Moquet,

Le Castor Astral, 64 p, 5,90 €.

 

Pierre Moquet, Jacques Petitin : Petite Encyclopédie des vampires,

Le Castor astral, 2013, 256 p, 16,50 €.

 

Victor Dixen : Vampyria ; la Cour des ténèbres, Robert Laffont, 2020, 496 p, 16 €.

 

 

 

Quoiqu’elles s’attaquent rarement à l’homme, les desmodontinae sont des chauves-souris vampires des tropiques américaines qui se nourrissent de sang. Même si les chauves-souris européennes sont inoffensives, une crainte s’attache à leurs ailes nocturnes et à leurs crocs, associés au mythe des vampires. De quelle mare de sang corrompu vient Dracula ? Le personnage universellement connu, depuis son fondateur incontesté, n’est pourtant pas sans fondements plus anciens, voire anthropologiques. Bram Stoker fut en effet en 1897 le maître du vampirisme avec son inoubliable roman : Dracula, sublimé par les éditions Callidor. Il parut alors incarner celui qui fixa les invariants du mythe : château ruiné de Transylvanie, aristocrate nocturne s’abreuvant à la gorge des jeunes gens qui dépérissent et deviennent vampires à leur tour, agilité de chauve-souris, eau bénite et pieu planté dans le cœur de celui qui dort dans son cercueil… Les ombres griffues du film de Murnau marquent de leurs canines expressionnistes l’imaginaire du lecteur et du spectateur. Jusque dans la Fascination de ses plus récentes réincarnations… Pourtant la redécouverte d’une nouvelle de 1844 semble devoir infléchir l’histoire littéraire pour les inconditionnels de l’hémophilie vampirique : L’Etranger des Carpathes par Karl von Wachsmann. Sans compter une Petite Encyclopédie des vampires, réjouissante et bienvenue que l’on complétera avec Les Vampires. Aux origines du mythe ; mais aussi, chers lecteurs, incubes et succubes, par un Collier de velours bien vampirique. Mesdames, Messieurs, le sang à votre goût est servi, surtout si vous plongez dans le Pléiade consacré à Dracula et autres vampires, réunissant la quintessence des suceurs d’âme. À moins de se projeter vers les réécritures plus contemporaines du mythe avec Virginie Meyer et Victor Dixen. Pourquoi tant de trouble sanguin ?

Alain Morvan, qui nous offrit le bonheur du Pléiade Frankenstein et autres romans gothiques[1], récidive en véritable Hercule, traduisant une belle poignée de poèmes, romans et autres nouvelles, de surcroit les préfaçant et les annotant en judicieux érudit, soit un incontournable Pléiade intitulé Dracula et autres écrits vampiriques. Parmi lesquels trône en toute justice Dracula, tel qu’en son vainqueur archétype ; d’ailleurs ici suivi d’un bel et court supplément, L’Invité de Dracula, où le loup du maître veille et réchauffe un jeune homme qui par imprudence a bravé la nuit de Walpurgis dans un village abandonné et brusquement enneigé. Bram Stoker réunit en son roman-phare tous les invariants du mythe et des rituels vampiriques : un château transylvanien, la nuit et la lune, l’hématophagie d’un être à la hideur aristocratique, la lutte contre un démoniaque érotisme, le combat médicine versus surnaturel, autrement dit du bien et du mal, le cercueil diurne, le pieu et le crucifix, la décapitation dernière du monstre. De plus, Dracula entrant accompagné de rats en Angleterre et à Londres, il est, selon l’analyse judicieuse d’Alain Morvan, la métaphore d’une menace : au-delà de l’épidémie venue d’orient, celle de la dégénérescence de la race et de l’invasion ethnique délétère. Il faut noter que le traducteur, sachant avoir affaire avec un roman épistolaire à plusieurs voix, tient à faire ressentir la vigueur et la couleur des langues parfois pittoresques des locuteurs. Ainsi jaillissent avec une vigueur renouvelée, les topoï esthétiques, horrifiques et allégoriques du vampire autant que le dramatisme tragique, animé par un suspense à même de faire sursauter le pouls du lecteur. Car les points culminants sont soigneusement préparés, pour aboutir à des scènes de gourmandises sanguines propres à un nouveau sadisme, par exemple lors de cette transmission vampirique : « Là-dessus, il défit sa chemise d’un geste brusque et, de ses ongles longs et pointus, il s’ouvrit une veine sur le torse. Lorsque le sang se mit à jaillir, d’une main il prit les deux miennes, les serra fortement et, de l’autre, me saisit le cou et m’appuya la bouche sur cette blessure, tant et si bien qu’il me fallait ou suffoquer ou avaler une dose de… » Malheur à la lectrice qui s’identifierait à la vampiresse en cours de métamorphose !

Au-delà du raffiné volume de La Pléiade, cependant un brin austère, la traduction d’Alain Morvan prend des couleurs aux éditions Callidor. L’on sait que le bibliophile recherche la correspondance entre le texte et l’objet, ce qui est ici pleinement réussi. Au service de ce fort volume, nanti d’une petite préface de Stephen King, le noir et le rouge sont aux commandes pour honore pleinement Bram Stoker. En sa couverture, la silhouette vampirique enveloppe de ses ailes morbides un post-gothique encadrement rubescent répondant au titre et à son auteur, ornés d’une trouble brillance. La quatrième de couverture, quant à elle, enfante dans les brumes un château hérissé de tours et de clochetons, qui n’est pas sans rappeler à la fois les encres de Victor Hugo et les fantasmes du Neuschwanstein de Louis II de Bavière. Voilà qui est dû au talent ébouriffé de l’illustrateur québécois Christian Quesnel, qui a su réaliser trente-deux aquarelles à la lisière du romantisme et d’un soupçon d’Art déco pour rythmer les pages marquantes du roman. Escalade du comte Dracula sur les murs, jeune fille languissante dans son cercueil, navire fantomatique, diligence inquiétante, forêt hantée de chauve-souris, là où les étouffantes nuances de gris se heurtent aux éclats écarlates. C’est avec sincérité que Christian Quesnel avoue avoir été inspiré également par le fameux Batman des Comics, quoique ce dernier voue sa carrière tourmentée au Bien de Gotham City, quand le comte aux canines exigeantes est un agent du Mal.

Et puisqu’il s’agit en partie d’un roman épistolaire, les lettres recueillies de différents personnages se voient à chaque épistolier dotées d’une calligraphie cursive différente, sans nuire en rien à la lisibilité, au contraire. Ainsi l’on ne peut échapper à l’emprise bibliophilique, l’on se surprend à relire avec délectation un chef-d’œuvre littéraire, habillé de pied en cape par un chef-d’œuvre éditorial.

Nul ne doit ignorer qu’un bon livre, s’il se lit même en un poche déplumé, peut être sublimé grâce aux soins conjugués de l’éditeur, de l’illustrateur, du maquettiste. Ainsi le confort de lecture d’un volume in quarto cartonné, aux cahiers cousus, jusqu’au détail des taches sanglantes qui maculent les têtes de chapitre, se voit multiplié lorsque dans la sécurité de son fauteuil préféré, les héros et héroïnes risquent leur jugulaire et leur vie, alors que les vampires risquent enfin la mort éternelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au-delà du pivot qu’est l’œuvre maîtresse de Bram Stoker, si ce Pléiade thématique fascinant pourrait être enrichi avec « La morte amoureuse » de Théophile Gautier, il a préféré avec justesse se cantonner aux îles Britanniques ; quant à Olalla[2] de Stevenson, qui transporte le vampirisme dans un château espagnol, il aurait pu légitimement y figurer puisqu’il n’est publié dans aucun des trois volumes de cette collection à lui consacré. Reste que sont plus que suffisants les parcours en neuf stations qui ne négligent ni la poésie, ni la nouvelle. Le poème de Coleridge, Christabel, en 1800, met en scène ce personnage éponyme lors de sa rencontre avec l’étrange, fascinante et maladive Géraldine, qui se couche avec elle pour absorber son énergie. La suggestion saphique est plus prégnante encore dans la prose de Carmilla, sous la plume de Joseph Sheridan Le Fanu. Pour demeurer un instant parmi la poésie, l’on pourrait penser ajouter Lamia de John Keats, qui, en 1819, use d’une serpentine sensualité qui faillit être fatale à son amant Lycius.

Il faut repenser à cette joute littéraire qui en un sombre été 1816 accoucha du Frankenstein de Mary Shelley : si Byron n’écrivit qu’un fragment vampirique, Polidori alla jusqu’au bout de son assez bref - et cependant séminal - Vampire, dans lequel le malheureux héros, Aubrey, se fait accompagner dans son voyage en Grèce par un Lord Ruthven fascinant, morbide et émacié, jusqu’à ce qu’il côtoie la mort d’une jeune fille, voit la sienne arriver avant l’irréparable : « Les tuteurs se précipitèrent afin de protéger Miss Aubrey, mais, à leur arrivée, il était trop tard. Lord Ruthven avait disparu et la sœur d’Aubrey avait épanché la soif d’un VAMPIRE ! »

Mais le plus surprenant est bien l’apparition, en première traduction française, d’un roman de Florence Marryat, paru en 1897, la même année donc que celui de Bram Stoker : Le Sang du vampire. Pas de flot d’hémoglobine ici, pas de veine éclatée sous la canine prédatrice, mais l’invisible succion de la vitalité. Le vampirisme psychologique affecte le roman de mœurs, d’abord apparemment innocent, en confrontant une grosse baronne insolente et vorace à une très jeune fille également goulue. La « Gobelli » et la séductrice Harriet jouent avec la magie noire jamaïcaine, alors que l’on apprend que la grand-mère de la seconde, qui était une esclave noire, avait été mordue par une chauve-souris vampire…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

D’après la précieuse anthologie Les Vampires. Aux origines du mythe, la nuit des légendes obscures atteste dès 1659 de l’existence de l’oupir ou « upior » et autres « stryges », du moins parmi les rumeurs, entre Pologne, Russie, Serbie et Hongrie. Car personne ne croit, du moins parmi les auteurs sensés et cultivés, à l’existence de ces prédateurs aux dents longues. « On dit que le démon tire ce sang d’une personne vivante […] qu’il le porte dans un corps mort », rapporte le Mercure galant en 1693. On s’en débarrasse en coupant la tête et en ouvrant le cœur du dit mort…

Le mot « vampire » apparait en 1732, chez Jean-Baptiste Le Villain de la Garenne. Ces cadavres « vermeils » et « sans pourriture » sucent le sang des vivants, qui après leur décès « sucent à leur tour ». On fit alors enfoncer « un pieu fort aigu, dont on lui traversa le corps de part en part ». Si les témoignages paraissent avérés, dont par un chirurgien, les auteurs du Siècle des Lumières n’auront de cesse de se moquer d’une telle ridicule superstition. Guillaume Rey, médecin lyonnais, réfute en 1737 toutes ces pittoresques fumées morbides : « Cette opinion populaire donne lieu à des histoires outrées, et qui contiennent des contradictions manifestes […] Tout connaisseur dans l’économie de la nature sait assez que les morts ne reviennent jamais. » Boyer d’Argens, en 1738, dénonce la crédulité populaire, un « rapport sur le vampirisme » de 1755 montre qu’un cadavre sans contact avec l’air peut seul se conserver et attribue à la peur de telles visions. Quant à Louis de Jaucourt, encyclopédiste patenté, il se gausse de « l’ouvrage absurde » de Don Calmet. Si l’on ne trouve en la saine lecture de ce volume que quelques mots de ce dernier, c’est que sa Dissertation sur les vampires, riches des variantes et invariants du mythe, est publiée par ailleurs et in extenso par le même éditeur[3]. Dans la même veine, Voltaire joue de son habituelle et impitoyable ironie pour déboulonner le conte grotesque de l’ « historiographe », et poursuit ainsi : « Après la médisance rien ne se communique plus promptement que la superstition, le fanatisme, le sortilège et les contes de revenants ».

Seul le XIXème siècle romantique jouera avec le feu en se délectant de contes effroyables au goût de sang sur les lèvres. Puisque ces origines du mythe s’arrêtent en 1772, il faut se tourner vers un autre recueil, publié aux Editions de l’Otrante, appelées ainsi par allusion au premier roman gothique, Le Château d’Otrante, d’Horace Walpole[4].

Bram Stoker : Dracula, Callidor, 2024.

Photo : T. Guinhut.

 

Colliers de velours, parcours d’un récit vampirisé : un titre mystérieux, une irritante quatrième de couverture muette. Pourtant, aussitôt ouverte, cette anthologie des femmes « méduséennes » et vampiriques est aussi fascinante que palpitante. L’éditeur, également libraire d’anciens spécialisé dans les romans terrifiants et curiosités romantiques, nous livre le résultat de sa quête minutieuse, savamment et clairement préfacé par Valéry Rion et Florian Balduc.

Ouvrons les dernières pages de ce volume soigné pour trouver la solution de l’énigme du titre. Un bref récit de John Sutherland, « La mystérieuse question » (1951), présente une jolie femme qui orne son cou d’un « ruban de velours noir », ce qui intrigue son amant trop curieux : « Doucement, elle le détacha, et sa tête tomba ». Ce en quoi, plutôt que du pur vampirisme, nous sommes en présence d’un rameau détaché du tronc principal du mythe, autour des belles mortes capables de fasciner les amoureux.

Si certaines œuvres sont connues (« L’étudiant allemand » de Washington Irving), la plupart sont exhumées d’un injuste oubli. Ces trésors commencent en 1613, lorsqu’une « Damoiselle » splendide se change en fumée et puanteur dans le lit d’un gentilhomme. « Songe », « Dame noire », « revenant succube », on frissonne sous la plume d’inconnus, Gabrielle de Paban, Horace Smith ou Joseph Méry ; mais aussi avec la griffe de plus célèbres comme Gaston Leroux. C’est cependant en 1849 Alexandre Dumas qui surplombe ce recueil avec les 120 pages (nouvelle ou roman ?) d’une initiation d’un jeune homme, intitulée comme de juste « La Femme au collier de velours ». Cet Allemand arrive à Paris pendant la Terreur pour assister à la chute de la tête de Madame du Barry sur l’échafaud. Comment ne pas succomber et vendre son âme au jeu quand la belle Arsène est une si envoutante danseuse ? La sensuelle chimère n’est plus au matin qu’un cadavre guillotiné ! L’art du fantastique irrigue cette anthologie, nous caressant la gorge de ses « colliers de velours », avec une troublante et obsessionnelle constance, entre deux grands tentateurs : Eros et Thanatos. Comme aux contrées fantasmatiques des vampires, la gorge sanglante ou vidée de son fluide est le point nodal du désir et du mystère fatal…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Certes, nous savions déjà que Bram Stocker avait eu des précédents. Entre « La vampire », d’Hoffmann, parmi ses Contes des frères Sérapion, en 1820, et « La famille du Vourdalak » d’Alexis Tolstoï en 1847, ce sont les nouvellistes qui mettent en scène ceux et celles qui sucent le sang des vivants. L’écriture somptueuse de La morte amoureuse, par Théophile Gautier en 1836, voit le narrateur, prêtre de son état, se livrer à la blonde Clarimonde : « Je me serais ouvert le bras moi-même et je lui aurais dit : Bois ! et que mon amour s’infiltre dans ton corps avec mon sang ![5] » Il faut alors accorder une place toute singulière à l’Irlandais Sheridan le Fanu qui, dans Carmilla, publié en 1872, insinue entre cette dernière et quelques frêles jeunes filles un vampirisme lesbien. Dans les rêves de Laura, « une voix féminine » s’approche, « des lèvres couvraient mon visage de baisers qui se faisaient plus appuyés et plus amoureux à mesure qu’ils atteignaient ma gorge où se fixait leur caresse[6] ». Carmilla n’a pas manqué de lui dire : « je t’aime si fort que tu accepterais de mourir pour moi[7] »…

Le méconnu Karl von Wachsmann vient avec la redécouverte (et première traduction française) de sa longue nouvelle, ou court roman de 1844, rallumer une pièce du puzzle. Péripéties, suspenses, aventures, angoisse, rien ne manque en cet Etranger des Carpathes, récit parfaitement mené. Une terrible tempête secoue la forêt infestée de loups que traversent de nobles voyageurs. Un combat nocturne, l’intervention providentielle d’un inconnu permettent à la famille épuisée d’intégrer le château dont elle vient d’hériter. Parmi le karst, la ruine de Klatka héberge un homme à l’apparence glaciale, néanmoins fascinant pour Franziska. Malgré la méfiance de Franz, son admirateur plus sage, elle s’enthousiasme : « Ce n’est que dans la nouveauté, l’inhabituel, l’insolite, que la fleur de l’esprit s’épanouit et répand son parfum. Même la douleur peut se changer en plaisir, si elle nous sauve du fade quotidien ordinaire, qui me répugne ». Hélas, loin de s’épanouir, elle se flétrit mystérieusement, jusqu’à la maigreur, nantie d’une étrange blessure au cou. Seul le fiancé de la sœur de Franziska, guerrier affublé d’une « main d’or », saura pénétrer le secret vampirique d’Azzo de Klatka, et dira comment le vaincre, si la jeune victime veut bien en avoir le morbide courage…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’on retrouve tous ces héros, accessoires et concepts dans la réjouissante Petite Encyclopédie  des vampires. Elle serait proche de frôler l’exhaustivité, depuis la mythologie grecque et romaine, ses stryges et harpies, en passant par le strigoï du folklore roumain, les goules et les lycanthropes, jusqu’aux acteurs de cinéma, aux jeux vidéo, et aux séries comme True Blood. L’historique comtesse Erzsébet Bathory, friande de jeunes filles dont elle buvait le sang, au point d’en remplir sa baignoire, y tient une place évidemment privilégiée. On y croise Baudelaire et ses « métamorphoses du vampire », on saura tout sur la dentition, y compris celle de François Mitterrand ; sans oublier Batman et ses logos successifs, notre cher avatar de la chauve-souris vampirique, mais pacifique et justicier… Pourtant, quelques notices ont vu leur veine trop tôt s’épuiser, au vu par exemple de l’indigence de celle sur le « mouvement gothique », qui méritait une présentation de ce mouvement romanesque anglais du XVIIIème et du XIXème. Lui qui alimenta le romantisme noir et dont ressortissent la plupart des productions vampiriques, jusqu’à l’américaine Poppy Z. Brite et ses anthologies intitulées Eros Vampire.

Malgré les deux index utiles et la bibliographie, un index par auteurs n’eût pas été inutile. Car comment retrouver Dom Calmet, sinon perdu au bas de la page 207, alors que premier et remarquable auteur et compilateur de faits vampiriques au XVIIIème, il disserta sur « les apparitions des esprits, et sur les vampires ou les revenants de Hongrie, de Moravie, etc.[8] »

Mise en page et illustré grâce au talent raffiné de Dominique Bordes, par ailleurs éditeur du fameux Monsieur Toussaint Louverture, cette Encyclopédie, si elle se veut savante, ne manque pas d’humour, rappelant que Voltaire ironisait sur les vampires, dans son Dictionnaire philosophique, se moquant des « gens d’affaire qui suçaient le sang du peuple en plein jour ». Sans compter un sourire (de canines) involontaire, lorsque l’ordre alphabétique fait se succéder le savant naturaliste Buffon, qui décrit une chauve-souris vampire, et la série télévisée Buffy contre les vampires, décrite comme « l’épopée d’un  groupe d’adolescent face aux démons de la vie ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Que signifie cette vampiromanie qui s’enfle depuis plus de deux siècles, envahissant nos bibliothèques et nos écrans ? Nos sociétés protégées jouent avec le plaisir de la peur. Cherchent-elles à retrouver la part d’animalité prédatrice qui est en nous ? Suivre le fil de l’atavique besoin de viande sanglante, y compris parmi des lecteurs végétariens, du fantasme archaïque selon lequel absorber le rouge liquide vital serait un gage de vitalité, voire d’immortalité, en un souvenir enfoui des rituels de cannibalisme ? La frontière fragile entre l’animalité et l’humanité, entre lycanthropie et victimologie, s’amuse alors de la proximité fascinante de l’amour et de la mort, de la lèvre qui embrasse et de la dent qui mord, de l’érection de l’éros et de la blessure auprès de la gorge, des seins et de la vie, s’affole enfin de l’expansion liquide de la virginité conquise et de la jouissance répandue en ce que l’on appelle la petite mort, lent sadomasochisme et fantasme plus ou moins inassumé de possession et de soumission vampirique…

Les ressources du roman gothique venu du Moine de Lewis et du Frankenstein de Mary Shelley[9], sont ici exploitées avec tout le talent de l’écrivain : château ténébreux, blafard personnage aux chasses secrètes, « pâleur mortelle » de la jeune fille victime du prédateur insidieux… Certes, l’amateur vampirique n’éprouve pas l’explosion littéraire de sa vie ; mais en se demandant dans quelle mesure Bram Stoker a lu ce récit et jusqu’où il y a puisé, l’histoire du mythe trouve un nouveau rameau où se poser.

Ce qui n’enlève rien à l’importance de Dracula, grand classique aux splendides frissons rouges, qui fit du château du comte en cape noire le lieu fantasmatique que l’on sait et sut ajouter un voyage maritime du cercueil dangereusement habité, afin de coloniser Londres, ce dont le cinéaste Murnau fit un chef d’œuvre de l’expressionisme. La pauvre Lucy, contaminée par un mal étrange, subit une dangereuse métamorphose : « Exactement au-dessus de la jugulaire externe on voyait comme deux petites marques qu’auraient laissées des ponctions, pas du tout saines d’aspect » ; puis : « Sa bouche s’entrouvrit, et les gencives blanches, retirées, rendaient les dents plus longues et plus pointues que jamais[10] »… Le combat sans pitié entre le réalisme et le surnaturel dépasse alors les modestes proportions de la nouvelle pour atteindre celles d’un  touffu roman épistolaire, augmenté des pages du journal du Dr Seward, qui manque cependant par instant de concision.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est ainsi que, le sang aux joues, le battement du cœur à la gorge, l’on lit, relit et visionne les multiples avatars du mythe de Dracula : entre fascination et terreur, entre distanciation critique devant cette lutte archétypale du bien et du mal, et bien sûr ludique plaisir. Cher lecteur, tu ne reprocheras pas au modeste critique d’aiguiser les dents d’une curiosité gourmande. N’aie crainte de sucer le sang de ces petites généalogies encyclopédiques, qui ne craignent ni l’ail ni l’eau bénite, et par-dessus tout de glisser voluptueusement les doigts parmi les pages du Pléiade réunissant Dracula et autres vampires, qui couronne somptueusement l'édifice des anthologies et études consacrant le maître des veines outragées.

Bientôt l’on put concevoir, comme Roger Caillois, que le thème fantastique des vampires est un de ceux « qui entraînent le plus régulièrement une rançon de monotonie[11] ». En dépit des nombreuses adaptations cinématographiques, des bandes dessinées (Vampirella, par exemple), des mangas, et, bien entendu, des parodies, parmi lesquelles Le Bal des vampires de Polanski reste incontournable.

Il fallut attendre, en 2005, Twillight, de Stephanie Meyer, improprement traduit par Fascination[12], pour que la réécriture offre l’occasion d’un renouvellement salutaire. L'on pointera justement les défauts de cette saga, prolixité bavarde et souvent creuse, poursuites et scènes d’actions dignes des pires films à clichés du genre. Cependant l’illumination corporelle du byronien Edward devant Bella est un moment rare. De plus, la romance noire pour adolescente frissonnante comporte une dimension morale non négligeable. La famille d’Edward pratique un vampirisme nouveau : on ne tue plus que des animaux pour se nourrir de leur sang, et, au contraire de Dracula, l'on se consacre, en étant par exemple chirurgien, au service de l’humanité. Il faut décrypter également l’union sexuelle, sanglante et désirée, longtemps retardée de tome en tome, d’Edward et Bella, sous peine qu’à son tour cette dernière devienne une vampire : où l’on peut lire en filigrane le culte voué à la chasteté par les Mormons, Stephanie Meyer en faisant partie.

Parmi l’interminable flopée de réécritures vampiresques, il peut être utile de jeter plus qu’un œil au roman de Victor Dixen : Vampyria. La Cour des ténèbres. Car il parvient à échapper aux clichés inhérents à la vampiromanie, ce en usant d’une curieuse uchronie. Louis XIV, roi soleil, est devenu, plutôt que de mourir, roi des ténèbres et souverain de « la Magna Vampyria ». Vampire suprême, il règne sur une aristocratie assoiffée du sang que l’on prélève régulièrement dans les veines du peuple, comme un tyrannique  impôt. Outre les « citernes », l’on a sur soi son « flacon hématique » et l’on chasse des condamnés dans les jardins royaux pour s’en abreuver. La narratrice est une héroïne à la limite du vraisemblable. Echappant par extraordinaire au massacre de sa famille de roturiers par les inquisiteurs, elle subtilise l’identité de Diane de Gastefriche, ce qui lui permet d’être recueillie par Alexandre de Mortange, jeune vampire bouillonnant et meurtrier sanglant de sa mère, qui la confie au l’institut d’éducation royal, ou « Ecole de la Grande Ecurie », où l’on concourt pour devenir membre de la « garde mortelle du Roy », voire accéder à la transmutation vers la vie nocturne éternelle. Une galerie de personnages, en particulier féminins, haute en couleurs et en caractères enrichit le tableau. Notre attachante héroïne parviendra-t-elle à réaliser son projet de vengeance ?

C’est un roman échevelé, baroque à souhait, bourré de péripéties et de rebondissements jusqu’à la gueule, mieux qu’un opus de capet et d’épée, gore jusqu’à plus soif, roman de midinette et d’historien du genre vampirique à la fois, qui se lit avec un incrédule appétit, une passion sanguine !

Parmi la richesse de l’analyse et des références dont nous comble en sa préface Alain Morvan, de la Lilith biblique à Twilight, il est bon de rappeler que Karl Marx n’échappa guère à la popularisation du mythe en 1867 : « Le capital est du travail mort, qui ne s’anime qu’en suçant tel un vampire du travail vivant et qui est d’autant plus vivant qu’il en suce d’avantage[13] ». Le Monde des livres[14], présentant ce Pléiade, ne manqua pas d’en faire l’amorce tonitruante de son article, en digne voix de son maître. Si le capitalisme fut un vampire, Marx[15] et son âme damnée, le communisme[16] furent un abattoir. Rassurons-nous cependant, une pléiade de vampires sur papier Bible, voilà de quoi protéger nos pleine lunes de tels cauchemars vampiriques : avec ce précieux papier l’innocuité est certaine, pas même besoin de se munir d’un crucifix et d’humecter ses larmes de plaisir à l’eau bénite. Surtout si le splendide Dracula des éditions Callidor nous sert de missel…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[2] Robert-Louis Stevenson : Olalla, Folio, Gallimard, 2016.

[3] Dom Calmet : Dissertations sur les vampires, Jérôme Millon, 1998.

[4] Horace Walpole : Le Château d'Otrante, Le Club Français du Livre, 1964.

[5] Théophile Gautier : La Morte amoureuse, Romans, contes et nouvelles, Pléiade, T 1, 2002, p 550.

[6] Sheridan Le Fanu : Carmilla, Marabout, 1978, p 82.

[7] Sheridan Le Fanu : Carmilla, ibidem, p 66.

[8] Dom Calmet : Dissertation sur les vampires, ibidem.

[10] Bram Stocker : Dracula, France Loisirs, 1993, p 206 et 254.

[11] Roger Caillois : Fantastique, soixante récits de terreur, Club Français du Livre, 1958, p 9.

[12] Stephanie Meyer : Fascination, Hachette, 2005.

[13] Karl Marx : Le Capital, I, X, Les Editions sociales, 2016, p 226.

[14] Le Monde des livres, 2 mai 2019.

Cà Sant'Angelo, Venezia.

Photo : T. Guinhut.

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9 juin 2024 7 09 /06 /juin /2024 13:14

 

Santa Maria de los Angeles, San Vicente de la Barquera, Cantabria.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

 

Des animaux fantastiques

 

à l’incroyable bestiaire de l’émerveillement.

 

En passant par les Chimères

 

de François Delarozière,

 

le chat de Schrödinger

 

et la Zoologie de Jorge Luis Borges.

 

 

 

 

Hélène Bouillon (sous la direction de) : Animaux fantastiques,

Snoeck, Louvre Lens, 2023, 432 p, 39 €.

Hélène Bouillon : Une Histoire des animaux fantastiques, PUF, 2023, 256 p, 16 €.

 

Françoise Armengaud : Apprendre à lire l’éternité dans l’œil des chats

ou De l’émerveillement causé par les bêtes, Les Belles Lettres, 336 p, 27 €.

 

François Delarozièrere : Chimères et autres animaux fantastiques,

Actes Sud/Compagnie La Machine, 2024, 200 p, 42 €.

 

Marie-Christine Deprund : Le chat de Schrödinger & autres animaux célèbres,

Pygmalion, 208 p, 15 €.

 

Caspar Henderson : L’Incroyable bestiaire de Monsieur Henderson,

traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Pierre Salina,

Les Belles Lettres, 440 p, 29 €.

 

Jorge Luis Borges et Margarita Guerrero : Manuel de zoologie fantastique,

traduit de l’espagnol (Argentine) par Gonzalo Estrada et Yves Peneau,

Christian Bourgois, 1980, 208 p.

 

 

 

 

        Au commencement étaient les bêtes des cavernes, celles fantastiques des mythes, encouragées par leur sauvagerie menaçante et par la fantasmagorie humaine. Même si ces animaux fantastiques, révélés en beauté par Hélène Bouillon et le Louvre Lens, appartiennent d’abord au passé mythologique, ils font encore vibrer notre imaginaire, nos peurs, notre onirisme et nos médias, comme à l'occasion des machiniques Chimères de François Delarozière. Non loin d’eux, les chats sont éternels, leur œil est lumière et acuité, tendresse et vigueur cruelle. S’il peut être un miroir de notre humanité, il nous émerveille également par son altérité, qui, même faute de notre langage, est aussi étonnante que respectable. Ainsi, avec Françoise Armengaud, l’on sait Apprendre à lire l’éternité dans l’œil des chats, alors que l’un d’entre eux oscille entre la vie et la mort dans la physique de Schrödinger, parmi bien des animaux célèbres et devenus mythiques, listés par Marie-Christine Deprund. L’animal est l’une des créatures de L’Incroyable bestiaire de Monsieur Henderson, mais à distance de la Zoologie fantastique de Jorge Luis Borges, qui prouvent combien l’émerveillement est à porter au crédit des animaux, combien ils fécondent nos lettres et nos polymorphes œuvres d’art.

 

 

De Sumer au manga, de la Bible au cinéma, la vogue de l’animalité bizarre et monstrueuse ne se résume pas à l’antiquité gréco-romaine et à son long sillage ; ce dont se fait preuve l’ouvrage Animaux fantastiques, témoin superbe d’une exposition du Louvre Lens, sous la direction éclairée d’Hélène Bouillon. Son sous-titre, « Du merveilleux dans l’art », dit assez les dimensions picturales, sculpturales et livresques de cette fascination pour les bêtes imaginaires, fabuleuses, parfois délicieuses, souvent effrayantes, quoiqu’il entretienne une confusion entre fantastique et merveilleux, soit l’irruption du surnaturel sans une réalité d’une part et la totalité surnaturelle d’autre part. Mais de longtemps, jusqu’aux bestiaires de l’ère médiévale, cette distinction n’ayant pas cours, l’on parlait de « prodiges » et non de fictions. Ce sont, pour reprendre les mots de Laurence des Cars, Présidente-directrice du Musée du Louvre, « les faunes du fantasme et de l’invention », mais aussi les figurations du Bien et du Mal, de l’ici-bas et de l’au-delà.

S’il semble que la préhistoire n’entre guère en ligne de compte, dès la fin du IV° millénaire, en Mésopotamie un aigle léontocépahale orne un sceau-cylindre, en Egypte ancienne l’on dédie au dieu Seth un quadrupède à la tête composite et indéchiffrable. Outre le célèbre sphinx, l’omniprésent griffon évoque le dieu Petbe, soit le Destin. Sans oublier le démon Pazuzu, aux ailes déployées, à la gueule effrayante et ricanant dans son bronze assyrien.

Prodigue en créatures infernales, le monde gréco-romain aligne Cerbère, chien à trois têtes, Méduse et les Furies aux chevelures serpentiformes, le sphinx encore. Hercule tue l’hydre de l’Herne, Bellérophon combat la Chimère en chevauchant Pégase, cheval ailé…

Le texte biblique révèle le Béhémoth et le Léviathan, monstres guerriers terrestre et maritime, mis en image au XIX° siècle par William Blake et Gustave Doré. L’hagiographie célèbre Saint Michel et Saint Georges terrassant le dragon maléfique ; qui arbore sept têtes dans l’Apocalypse de Jean. Alors que son avatar, la Grand’Goule, est vaincue par Sainte Radegonde, puis sculptée au XVII° siècle dans un bois polychrome.

De longtemps, licorne et sirène médiévales paraissent parfaitement plausibles. C’est moins clair pour les montres hybrides, dragon ou griffon, ou encore d’oiseux aux pouvoirs de résurrection, tel le phénix. Mais à partir de la Renaissance, ils ont tendance à disparaitre des livres de zoologie, alors que Rabelais se moque de la licorne et de la crédulité qui l’accompagne.

Le dragon, auquel sont consacrés plusieurs chapitres, est universel, chrétien, chinois, persan, aztèque au moyen du serpent à plumes, Quetzalcoatl. Il hante les peintres préraphaélites et expressionnistes, la Tétralogie de Wagner avec Fafner, les bandes dessinées entre Rahan  et Strange, les mangas japonais, les cabinets de curiosités. Sans omettre Harry Potter et Le Seigneur des anneaux, ni le jeu vidéo et le jeu de rôles, à l’instar de Donjons & dragons. L’art contemporain n’est pas en reste, lorsque l’artiste taxidermiste Thomas Grünfeld crée un cochon flamant rose, ou Damien Hirst avec sa Méduse d’or et d’argent aux sept têtes de serpents tortillés et gueules ouvertes. Métamorphoses et fantasmes sont le miroir de nos psychés aventureuses.

L’iconographie de ce beau livre est stupéfiante. Songeons à ce camée d’agate rouge et blanche, qui fit scintiller un phénix, à ce « gemme magique » de jaspe rouge, soit le serpent clouté, Chnoubis, venu d’Egypte, au Dragon héraldique du verrier Emile Gallé. Les cosmographies et sphères célestes regorgent de constellations zoologiques et fantaisistes, dont les pendants figurent sur les manuscrits enluminés, y compris alchimiques. Emblèmes et tarots côtoient des retables de l’école des Pays-Bas…

Pièce exceptionnelle, iconique, le tableau Roger délivrant Angélique, d’Ingres, orne splendidement la couverture de son chevalier chevauchant l’hippogriffe et perçant de sa lance un visqueux monstre marin, sans oublier la parfaite nudité de la belle. Ce drame mythologique, métaphore héroïque de la défloration, invite à parcourir avec une trouble délectation un ouvrage richement illustré, proprement hallucinant, offrant la part belle au peintre symboliste Gustave Moreau, ouvrage soigneusement documenté, qui embrasse la plus haute antiquité et notre contemporain, le Proche-Orient et l’Afrique, l’Europe et les Etats-Unis, jusqu’au phénix de porcelaine venu de Corée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est permis de compléter cette lecture aussi contemplative qu’érudite avec l’essai d’Hélène Bouillon publié conjointement : Une Histoire des animaux fantastiques. De la préhistoire à la pop culture, de telles bestioles imaginaires sont signifiantes de notre perception de l’étrangeté de la vie, de la mort et du sacré. Notre essayiste et égyptologue fouille les ressorts de l’onirisme et de l’effroi, pour décrypter les « puissances protectrices et agents du chaos ». Car l’hybridité, malgré le « désenchantement positiviste », donc les marques de la science, ne cesse de fasciner une humanité inquiète et rêveuse, depuis la préhistoire jusqu’aux aubes de demain. Si l’Egypte ancienne et le Proche-Orient occupent principalement cet ouvrage, les « chimères poétiques et philosophiques » continuent d’incarner nos peurs profondes, nos espoirs indicibles, ce dont témoigne ce merveilleux tourné vers un passé fantasmatique incarné dans la vogue immense de la fantasy aux imageries médiévales reconditionnées, par exemple dans l’épopée Game of Thrones. L'on s'amusera de constater que la licorne de la tapisserie de la Dame médiévale est devenue, dans le monde des geeks et des start-up, le symbole des entreprises en plein essor, du job de rêve, en une réincarnation fantaisiste des rêves de petites filles...

 

Potter. Photo : T. Guinhut.

 

    « Un livre d’amour à la gloire des animaux par le truchement des écrivains et des poètes », tel est le fil d’or de Françoise Armengaud. Alors que le premier prosateur qu’elle chérit est Maurice Genevoix, dont elle goûte les hardes de cervidés, elle ajoute à ceux qui « subissent le double enfer de l’incarcération et de l’abattage » la visite de l’abattoir sanglant par le romancier enfant, au début de son Tendre bestiaire. Les scandales (qui sont aujourd’hui légion) de l’abattage tortionnaire subi par bien des « bêtes » résonnent alors en écho.

      Entre « émerveillement esthétique » et « émerveillement éthique » ressenti par l’homme, les animaux, qu’elle appelle des « émerveillants », se déclinent quant à eux entre domesticité et sauvagerie. La prolifération des espèces est un « argument ultime dans le discours divin ». Mais aussi l’occasion d’une trop humaine « méconnaissance égocentrique de l’altérité et de la pluralité, qui fut à juste titre critiquée par Jacques Derrida ». Par-dessus tout, la poésie est à cet égard « une métamorphose sublimante ». C’est bien le sens des vers d’Emily Dickinson[1]:

« L’Emerveillement – n’est pas précisément de savoir

Et pas précisément non plus de ne pas savoir -

C’est un état à la fois beau et désolé,

Qui ne l’a pas ressenti n’a pas vécu – . »

Cette étrange américaine qui aimait tant les abeilles et les rouges-gorges le dit mieux que personne :

« Le bourdonnement d’une Abeille –

Pour moi, est de la sorcellerie.

Si d’aucuns me demandent « Pourquoi » –

Mourir serait plus facile

Que d’expliquer ».

Il est loisible alors de s’émerveiller devant le travail de Françoise Armengaud, à la lisière de l’analyse et de l’anthologie. Car jamais avant son essai, l’on avait pris à ce point conscience de l’importance et de la surabondance animalière dans la littérature, et plus précisément dans la poésie : « Car les mieux-disants sont pour nous les poètes ».

Immanquablement vient Baudelaire qui, dans ses Petits poèmes en prose, voit « l’heure dans l’œil des chats ». Rilke côtoie Bashô[2], les classiques dialoguent avec les contemporains, dont Philippe Jaccottet. Ted Hugues s’émeut devant un « Poulain nouveau-né », devant « Un veau de mars » qui « se contente de remuer la queue – de scintiller / Dans le portrait pimpant qui est le sien / Ignorant tout des lois / Qui enchaînent et condamnent sa race ». L’on redécouvre le « coyote » de Borges et le « Tigre » de Blake. Mais il est également possible, feuilletant ce volume, comme une boite aux trésors animaux, de découvrir des quasi-inconnus, l’Italien Carducci, les baroques français…  Sans la moindre peine, notre essayiste a su comment « se dépoisser de la niaiserie prompte à parasiter l’émerveillement ». Esthétique, compassion et attention, tout ceci précède « la vraie question : qu’est-ce qu’il en revient, de bénéfice, aux animaux de cet émerveillement ? » Si belle soit-elle, la chose peut sembler un peu trop irénique, tant la gent animale sait pratiquer la cruauté, tant nécessaire que gratuite, comme les chats justement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Promenant ses chimères dans les rues de nos villes, François Delaroziere surprend, stupéfie. Ce sont des machines, de plusieurs mètres de haut et de long, pilotées depuis une nacelle interne, ou par un conducteur juché sur un dos épineux, s’avançant et cliquetant la gueule ouverte, comme si le temps des dragons était parmi nous revenu. À partir de mythes ancestraux, le démiurge dessine et construit ces bestioles. Ainsi ce beau livre au format à l’italienne présente à chaque occurrence les incroyables dessins préparatoires, le mythe qui l’inspire et la fable que lui-même compose pour donner vie à ses chimères métalliques et animées. Car « à l’inverse de la religion qui fige les situations, le monde, les rôles de chacune et chacun et impose un dogme, la mythologie est un tremplin pour nos rêves, ouvrant des fenêtres aux combinaisons infinies ».

Etrangement, ces monstres, toujours hybrides, enchevêtrant fragments d’animaux divers et de rares visages humains, sont plus enchanteurs qu’effrayants. L’on n’y cache pas la dimension spectaculaire, ludique. Une licorne côtoie un chat aux bois de cerf, comme proches du doux univers de la fantasy, alors que « Long-Ma, cheval dragon » et le « le Phénix des forges » incarnent les puissances les plus redoutables. « Le gardien des  ténèbres » est quant à lui une impressionnante créature psychopompe. Les photographies, couleurs ou noir et blanc, des chimères en atelier ou en défilé, quoiqu’impeccables, sont finalement moins captivantes que les dessins, aux graphismes noirs et surtout rouges, dont les entrelacs fantasmagoriques ne le cèdent en rien à la précision coruscante. Ainsi, avec brio, le spectacle urbain retrouve et réactive les racines des mythes les plus primordiaux en un beau livre fort réussi.

Le chat de Schrödinger est-il à ce point connu ? Il devient pourtant la créature éponyme de l’essai en forme de compilation divertissante de Marie-Christine Deprund. Depuis la préhistoire jusqu’à notre contemporain, l’essayiste égraine une demie douzaine d’animaux au moins aussi célèbres, voire bien plus, que leurs maîtres. Suivant Elisabeth de Fontenay, une philosophe proche de Derrida également citée par Françoise Armengaud, elle envisage « chaque animal comme une entité bien particulière, indissociable de sa biographie ». Ainsi l’amour des hommes, ou leur cruauté, président aux destins de ces douze personnages à poils et à plumes.

Les bisons de la grotte de Font-de-Gaume sont les premiers héros de l’art quand les oies du Capitole sont les héroïnes de la cité romaine. Les uns font partie d’un rituel pictural ancestral, les autres, par leurs cris, protègent la cité romaine des invasions barbares. Bientôt l’affection pour un cheval, Bucéphale, accède au rang du mythe : c’est Alexandre qui « se penche sur les blessures de son compagnon depuis vingt ans, touché à mort, et les embrasse ». C’est avec moins de tendresse qu’Hannibal voit mourir ses éléphants lors de la traversée des Alpes, et que Cléopâtre use de l’aspic, à moins qu’il s’agisse d’un cobra, pour quitter une vie devenue insupportable lors de son humiliation politique.

En un raccourci peut-être discutable, nous voici au XIXème siècle, avec un cadeau venu d’Egypte, « la girafe de Charles X » qui fascina Paris et dont le convoi fut toute une odyssée. Lors de la Grande Guerre, « 30 000 pigeons voyageurs » sont les messagers des tranchées ; parmi eux, « Le Vaillant » accomplit sa mission malgré les gaz et les flammes. Il sera chéri jusqu’à la vieillesse par son maître. Les quatre derniers animaux choisis sont eux consacrés aux sciences : Jo-Fi, chien-star du divan de Freud, Ham, singe cosmonaute, et Dolly la brebis clonée. Quant au chat de  Schrödinger, le seul qui soit un animal de fiction, et de surcroît symbolique, parmi cette amusante et didactique énumération, est-il vivant, est-il mort, alors qu’il est soumis aux aléas de la physique quantique ? Ainsi l’Histoire, les arts, la science sont les complices de nos amies et énemies les bêtes, sous la plume (d’oie) de Marie-Christine Deprund, charmante vulgarisatrice, qui restant réaliste, frôle le fantastiques tant ses personnages confinent aux mythes et à l’Histoire universelle…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Encore un naturaliste émerveillé que ce Caspar Henderson ! Son Incroyable bestiaire est toujours infailliblement réaliste. Quoique la nature se réserve la possibilité d’exceller en les catégories de l’extraordinaire, voire de frôler le fantastique. Ce généreux catalogue encyclopédique, petit frère de l’Histoire naturelle de Pline et des Œuvres de Buffon, facétieusement illustré de surcroît, joliment relié comme un cadeau, se lit avec gourmandise, curiosité, stupéfaction enfin. Notre expert anglais du cabinet de curiosité conçoit son livre « comme une alètheiagorie », soit une fantasmagorie qui soit dévoilement de la vérité. Ainsi, par la vertu de l’ordre alphabétique, il nous promène de l’Axolotl, qui fascina tant Julio Cortazar en sa nouvelle éponyme[3], au Zèbre marin ; sans omettre, en passant par le H, et en toute pertinence, l’être humain.

Auriez-vous pensé que tels animaux puissent exister ? Parmi les vingt-sept bestioles épinglées, il faut compter avec l’Octopus et le Nautilus, évidemment marins, avec un macaque japonais, le Jacuza, avec le Trident du diable et le Voile de Vénus, pour lesquels nous laisserons aux lecteurs le soin de dévoiler la nature… Dirons-nous que le Gonodactylus est un heureux stomatopode au sexe digité ? Que le Filiforme est un parmi les vers plats qui se nourrissent de cadavres, en une hygiénique régénération terrienne, au point que l’un d’entre eux « peut se régénérer à partir d’une seule cellule prise dans le corps d’un adulte ». Que l’incroyable Luth des mers, tortue en danger d’extinction, quoique « apparue  il y a entre 110 et 90 millions d’années » et contemporaine du Tyrannosaurus rex, creuse telle « un potier » le nid de ses douzaines d’œufs, et qu’elle est digne d’être un « objet de méditation » à l’égal d’un « jardin zen »…

Le souci pour la préservation des espèces s’associe à l’émerveillement esthétique : le Crabe yéti, qui vit près des bouches brûlantes et sulfureuses du plancher océanique, est de toute beauté, de même pour le « crabe porcelaine », ou « le crabe fée aux yeux exorbités ». Quant au crabe des cocotiers, il grimpe comme un singe en haut des arbres et en brise les noix de coco.

Non content d’être un exact naturaliste, d’une délicieuse lisibilité, Caspar Henderson brasse, avec charme et talent, les bonheurs de la description et du récit, de l’allusion historique et philosophique. Alors seulement l’émerveillement est connaissance autant qu’éthique : « nous sommes pleinement humains lorsque, dans nos actions, nous nous soucions de la vie qui nous entoure », conclue ce naturaliste pertinemment cultivé.

 

 

En son introduction, Caspar Henderson cite Jorge Luis Borges, lorsque ce dernier imagine une ubuesque classification animale en une encyclopédie chinoise. Au-delà de notre poignée d’essayistes, il faut alors poursuivre notre émerveillement envers les bêtes les plus insolites jusqu’aux extrémités du fantastique et du surnaturel le plus échevelé. Jorge Luis Borges et sa complice Margarita Guerrrero, en leur Manuel de zoologie fantastique, inventorient presque une centaine de ces animaux que recèlent à foison les mythologies et les littératures. En autant de textes qui sont à la lisière du poème en prose, ils bouleversent les catégories traditionnelles de la monstruosité, qui commencent avec le Minotaure, pour aller jusqu’au « myrmécoleo » que Flaubert définissait « comme lion par devant, fourmi par derrière et dont les génitoires sont à rebours ». Nous autres, à rebours de qui ne voit dans les animaux que réserves de protéines, aurons le cerveau par devant si, au moyen de la capacité à l’émerveillement, nous procédons à l’amitié envers les bêtes, fussent-elles sauvages et fantasmagoriques, quoiqu’avec prudence. Sinon gare à l'octuple serpent de Koshi, figure atroce des mythes cosmogonique du Japon, gare à la vertu meurtrière du regard du basilic !

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


 

[3] Julio Cortazar : « Axolotl », Les Armes secrètes, Gallimard, 1959.

 

Bestiarium, XIII° siècle, fac simile Club du Livre, 1984.

Photo : T. Guinhut.

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11 avril 2024 4 11 /04 /avril /2024 15:08

 

Cathédrale Saint-Pierre, Saintes, Charente-Maritime.

Photo : T. Guinhut.

 

 

Miscellanées littéraires :

Odile Massé, Richard Canal,

Mary Elizabeth Braddon,

William Chambers Morrow, James Morrow,

Sarai Walker, Andreï Guelassimov,

Nino Haratischwili & Sofronis Sofroniou.

 

 

Odile Massé : Forêt des mots, dessins de Paul Pignol,

L’Atelier contemporain, 2022, 160 p, 20 €.

Richard Canal : Cristalhambra, Mnémos, 2023, 304 p, 21,5 €.

Mary Elizabeth Braddon : La Bonne Lady Ducayne,

traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Jacques Finné, Corti, 2024, 80 p, 13,50 €.

William Chambers Morrow : Dans la pièce du fond,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Baptiste Dupin, Finitude, 2022, 192 p, 19 €.

James Morrow : Lazare attend,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sara Doke, Au diable vauvert, 2022, 496 p, 21 €.

Sarai Walker : Les Voleurs d’innocence,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Janique Jouin de Laurens, Gallmeister, 2023, 624 p, 26,40 €.

Andreï Guelassimov : Purextase,

traduit du russe par Raphaëlle Pache, Editions des Syrtes, 2023, 344 p, 23 €.

Nino Haratischwili : Le Chat, le Général et la Corneille,

traduit de l’allemand par Rose Labourie, Belfond, 2021, 592 p, 24 €.

Sofronis Sofroniou : Fonte brute,

traduit du grec (Chypre) par Nicolas Pallier, Zulma, 2023, 368 p, 23,50 €.

 

 

 

Selon le Dictionnaire de l’Académie françoise de 1776,  les miscellanées sont « un recueil de différents ouvrages de science, de littérature, qui n’ont quelquefois aucun rapport entre eux ». En effet, ce seront là dix éclats de lumières jetés sur un autel littéraire, au moyen de minces articles – mais pas forcément consacrés à de minces livres – que leur format presque lilliputien ne permettait pas de voir publiés sur ce blog, mais qu’il fallait rédimer, pour les offrir à la curiosité du lecteur, voire à quelque secrète lectrice qui en serait charmée. Ils ont le plus souvent, et de loin en loin, été publiés dans Le Matricule des anges, au risque d’avoir été oubliés. Les voici peut-être rédimés. Et puisque qu’aucune cohérence ne les relie, nous adopterons une démarche centrifuge, en partant de quelque Française, Odile Massé, en passant par des Anglais et une Américaine, sans oublier deux homonymes anglo-saxons, une Macédonienne, jusqu’à deux lointains Russes et un Chypriote. L’intime et le soin du langage côtoient ici le Space opera de la science-fiction, le gothique sentimental joue avec le fantastique du plus bel aloi, voire le surnaturel théologique ; quand le conte familial tragique culbute les mariages un brin burlesques, les trépidants souvenirs d’un rappeur et les désastres de la guerre, ou encore les structures labyrinthiques et oniriques du récit…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Odile Massé : Forêt des mots.

 

Quoique laconique, le titre dit assez l’intrication entre un espace et le langage, de plus la métaphore qui les unit : Forêt des mots. Une alternance de brèves proses et d’un vaste flux de vers libres compose ce qui est moins un recueil qu’un poème au long cours. Nous voici dans une forêt obscure dantesque mais sécularisée, dans laquelle s’aventurent des êtres parlants. Une tribu disparate avance dangereusement, frayant son chemin parmi les arbres à la manière de qui s’avance parmi les dangers du langage, « taraudant la moelle avec fureur ».

Le déroulé poétique parait puiser au fonds le plus ancien des littératures. En un conte mystérieux, l’on croise « la maison de l’ogre », les protagonistes sont « tourmentés par l’attente des loups ». Cependant le récit et son flux de paroles est intemporel ; il s’embrase par instants de lyrisme, il bruit de polémique et d’ironie, non sans véhiculer une ardente satire contre notre modernité.

Les paroles sont vivantes, « comme autant de lianes », les voix s’entremêlent, c’est « une mission d’enfer », tandis que le bavardage et l’urgence poétique parcourent les pages avec une intense vibration, dénonçant au passage les clichés et les attentats contre la langue, mais aussi son « leurre ». L’on croirait lire une fatrasie, une épopée de l’humanité à l’incertain destin. Parfois, dans la course et la rumeur langagière, des aphorismes signifiants pointent leur nez : « Qui n’a plus de mémoire n’a pas de devoirs ».

À la voix singulière d’Odile Massé sont associés les expressifs et dansants graphismes et sanguines arbustifs de Paul de Pignol qui illustrent cet ouvrage : le seul reproche que l’on puisse leur faire, c’est d’être trop peu nombreux.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Richard Canal : Cristalhambra.

 

Space opéra, puissances politiques, ordre religieux, Richard Canal fait feu de tout bois pour alimenter sa science-fiction multi-planétaire, situé dans les sphères de Cristalhambra.

Parmi les huit « Quadrants », règne la Chancelière Farida Dontzen, dont l’univers est menacé par la chute de la planète « Déloria » sous les coups de l’énergie infinie des « mornes », non sans que les réseaux de la « Trame » soient également attaqués. Voilà le résultat de « l’essaimage de l’humanité à travers le vide intersidéral » et de la duplication des individus « dans l’Analog Word sous une forme solide, la personna ». De surcroit la mort prochaine de celui qui espérait l’immortalité, Kuniaki Toshigawa, maître du plus riche Quadrant, risque de faire s’écrouler la coexistence des puissances. À l’occasion de ce personnage, la culture japonaise est omniprésente. Cédant à la glace, « Cristalhambra, la ville vertige » est le reflet de cet équilibre menacé. Et qui sait si les âmes rejoindront la planète « Animamea » ? C’est l’enjeu d’un vaste conflit religieux, y compris avec les Templiers qui fomentent d’éliminer la Chancelière. Entre les adeptes de la « Congrégation du Retour » sur terre et les expansionnistes, le sort de l’empire est fort disputé. Un enfant, nommé Inti, va jouer un rôle prépondérant, car investi d’une mission par la ville…

Il y a plus de guerre que de paix dans cette monstrueuse épopée. L’orgueil et les dissensions économiques sont le signe qu’un tel roman est une métaphore de notre monde. En cinquante chapitres aux noms de personnages alternés et récurrents, la narration progresse jusqu’à l’épilogue avec la mécanique heurtée d’une horloge atomique. Peut-être Richard Canal, tant son imagination bouillonne, est-il le digne émule de Dan Simmons[1] dont la tétralogie d’Hypérion est probablement le plus ample et le plus subtil joyau de la science-fiction contemporaine…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mary Elizabeth Braddon : La Bonne Lady Ducayne.

 

Qui sait si nous sommes dans un roman à l’eau de rose ? Mais une eau peut-être teintée de pourpre, celle du sang. Car la Cendrillon du récit, la jeune londonienne Bella, doit se résoudre à devenir demoiselle de compagnie auprès de « la Bonne Lady Ducayne »,  pour contrer sa pauvreté et celle de sa mère, au péril de sa vie, quoiqu’elle n’en ait pas le moins du monde conscience.

Engagée par une fort vieille dame, « la rêveuse romantique » est derechef embarquée dans un voyage en Italie, qui lui « avait toujours paru utopique ». L’euphorie est au rendez-vous parmi les paysages méditerranéens. Mais le plaisir de Bella s’émousse : n’est-elle pas moins en forme ? Pendant que Lady Ducayne affecte une vieillesse indécente sous son « masque parcheminé », elle est assistée par le docteur Parravicini, qui la contemple en « artiste qui ressentait une immense fierté devant sa création ». Ce dernier panse également des piqures de moustiques « au sommet d’une veine » de la jeune fille, dont les prédécesseures ont vu leur santé décliner jusqu’à la mort. Les cauchemars et la mélancolie l’oppressent. Herbert Stafford, bien plus jeune médecin, qui avec stupéfaction reconnaît sur le bras blessé la marque d’une « saignée », saura-t-il veiller sur elle et sur son cœur ?

Auteure aussi originale que prolifique de roman policiers, Mary Elizabeth Braddon (1835-1915), aime cependant à flirter avec le conte, voire le fantastique, ce dans la tradition du courant gothique. C’est en effet, en 1896, soit un an avant le Dracula de Bram Stocker[2], dont elle était l’amie, une délicieuse variation sur le thème du vampirisme. Elle use d’une écriture vivante et colorée, d’un art du suspense consommé, non sans le sens de l’ironie, parfois ravageur. De ce côté de la Manche, une victorienne trop ignorée, en somme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

William Chambers Morrow : Dans la pièce du fond.

 

Traduit par un homonyme du détective Dupin créé par Allan Edgar Poe, voici entre ce dernier, Lovecraft et Stephen King, un chaînon manquant à redécouvrir. William Chambers Morrow (1854-1923) est l’inventeur d’un genre oxymorique : le fantastique policier, auquel il excelle parmi dix nouvelles. Leurs titres sont tout un programme : « L’automate hanté », « L’ombre fatale », « L’étrangleur écarlate ». Parmi une telle compagnie, « La femme dans la pièce du fond », qui donne son titre au recueil, acquiert son poids de mystère morbide.

Notre nouvelliste aime les automates : l’un répète : « Je suis hanté » pour jouer un tour à son acquéreur, un riche et vieil alcoolique qui séquestre sa nièce ; l’autre est un maléfique pendu qui s’anime à l’heure dite dans une pendule. Son sosie, qui a « le meurtre sur le visage », prend le temps de boucler le cycle de la vengeance. Non loin de là, les phrénologues discernent dans le crâne d’un jeune garçon, qui se trouve être le narrateur, le profil d’un « meurtrier », quoique moins virtuose que cet « étrangleur » au bras serpentiforme. C’est en glissant le doigt jusqu’au cerveau d’une victime que la fille du chirurgien découvre son identité, voire la criminelle… Le détective nommé Rutan est à la recherche d’un homme monstrueux et d’une femme fascinante qui sera victime d’un énorme python. Le principe du mal est-il humain ou animal ?

Les récits scrupuleux montent en puissance jusqu’à une amé palpitante, une chute surprenante. Angoisse, tension, folie, tout accuse un crescendo redoutable, non sans ironie lorsque le narrateur joue avec le suspense et avec les nerfs de son lecteur.

James Morrow : Lazare attend.

 

Venu des temps bibliques, Lazare, opportunément ressuscité par le Christ, s’offre une nouvelle résurrection sous le clavier impertinent de James Morrow. Prétendant que son histoire ancienne était un « tour de magie », le voici réincarné en « Larry » à New-York dans les années soixante. Un cinéma diffuse une pornographique « Salopmé » et autres « films bibliques à succès », il découvre Freud et les comics de super-héros.

Après un tel prologue, reprenant le fil de sa mémoire, il est forcé de fuir la Judée. Nouveau « Juif errant », il trouve refuge avec les deux Marie et Madeleine sur un bateau somptuaire égyptien, dont le timonier est un automate à tête de crocodile, qui use d’un « globe de vision ». Vaisseau spatial et temporel, « chevauchant frénétiquement le calendrier », il permet un voyage parmi des temps et des personnages hallucinants, entre Rome et Alexandrie, gladiateurs, thuriféraires d’Astarté, et une philosophe épicurienne, Celaeno, qui devient un moment l’épouse de Lazare, avec lequel elle met en œuvre  une bibliothèque philosophique.

Nos « chrononautes » filent vers l’époque de Constantin, pour, à l’aide de stratagèmes messianiques et prédictions, contribuer à sa victoire contre Maxence, permettant au Christianisme de devenir religion officielle, puis vers le Concile de Nicée, ou, malgré la « folie meurtrière » ambiante, les « hérésies et hystéries », Lazare espère en une tolérance universelle.

Prolifique, l’Américain James Morrow déplie le surnaturel jusqu’en des proportions cosmiques et chronographiques démesurées. Il fait feu de péripéties rocambolesques, d’une culture encyclopédique pour développer une dystopie fantasque, ce dont témoignent ses titres : L’Arche de Darwin ou La Trilogie de Jéhovah. Avec une écriture riche et intelligente, il est le maître de la science-fiction historique et théologique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sarai Walker : Les Voleurs d’innocence.

 

Un bouquet de jeunes filles… Elles sont six et portent des prénoms floraux. L’on sait pourtant que les fleurs sont mortelles. Car au sein de ces sœurs refermées sur elles-mêmes, une malédiction frappe la féminité. Malgré la prospérité qui comble cette famille américaine, au sortir de la deuxième Guerre mondiale, une chape de plomb sexuelle pèse sur les consciences.

Appelée « le gâteau de mariage », l’immense villa victorienne est sous l’égide du père, un immense industriel de l’armement, et de la mère, Belinda, douloureusement égarée, dont « le mariage en lui-même s’était révélé être la plus grande des indignités, à la façon qu’avait eu son mari de se servir de son corps pour son propre plaisir et de la tuer à petit feu avec cette grossesse ». Elle est viciée par l’odeur des roses, obsédée par des fantômes, des visions prémonitoires annonçant la mort de l’aînée, Aster, si elle commet son mariage ; puis après la conséquence sanglante de la nuit de noces, celle de la seconde, Rosalind, qui ne tient en rien compte de l’avertissement. Car, selon Iris, « notre lignée maternelle est un collier enroulé si serré autour de notre cou qu’on ne peut pas respirer ». Ce qu’illustre une comptine du village voisin : « Les sœurs Chapel : / d’abord elles sont mariées / Puis elles sont enterrées ». Hors de cette villa, en une frappante antithèse, le luxueux univers newyorkais semble permettre une vie rêvée avec un homme : « C’est quoi la vie sans amour ? », demande Zélie avant de succomber à son tour.

Les « voleurs d’innocence » du titre sont à n’en pas douter, mais avec une généralisation abusive, voire dommageable, les hommes : père aux armes meurtrières, « un nuage de pollution morale », maris sacrifiant leurs épouses sous la violence de leur sexualité. Daphne semble en passe d’y échapper car cultivant les amours saphiques ; pourtant elle préfère se noyer. Est-ce la pression sociale, le mythe de la famille heureuse avec des enfants, qui poussent Zélie à sauter le pas ?

Dans un cadre réaliste, le fantastique rôde autour de la maudite Belinda, des plus jeunes attendant le retour de l’esprit de leurs sœurs, alors que la tragédie fauche ses proies, sans pitié pour les plus enjouées, pour les plus douées, comme Calla écrivant des poèmes à la façon d’Emily Dickinson.

Seule la narratrice, Iris, sait échapper à la fatalité, à l’hécatombe. Elle devient l’allégorie de l’accession des femmes à la liberté et à la créativité, au travers de la découverte de l’expressionnisme abstrait, de la nécessité de peindre non plus les objets et les personnes, mais les sentiments. Puis de ses amours avec Lola. À cette occasion, le roman prend un nouvel envol, remarquable. Devenue célèbre, sous le nom de Sylvia Wrenn, elle pratique une peinture florale sexualisée, non sans faire penser à Georgia O’Keeffe, et rédige enfin ses souvenirs dans ses carnets.

Construit comme une tragédie grecque, où l’on lutte contre un implacable destin, le roman progresse au moyen de vastes tableaux vigoureux et sensibles, de détails signifiants, de portraits tendres, effrayants et affutés, d’un suspense récurrent. La mise en abyme de la création artistique n’est sa moindre qualité. Chronique sociale, conte gothique, apologue féministe : toutes ces dimensions irriguent le volume prenant de Sarai Walker, qui s’illustra avec (In)visible[3]. Au sein d’une trame policière, cet autre roman interroge les critères de beauté de notre société occidentale. Exagérément ronde, Prune est happée parmi la clandestine « Fondation Calliope » dont les femmes rejettent les diktats sociétaux. Quel prix chirurgical et mental payer pour devenir belle ? Une guérilla terroriste aura-t-elle raison des auteurs de violences contre les femmes ?

Rumena Buzarovska : Mon cher mari.

 

C’est à un jeu de massacre tour à tour hilarant et amer que se livre l’écrivaine macédonienne Rumena Bužarovska. Son titre, Mon cher mari, est à lire par antiphrase, tant l’ironie est à fleur de récit.

Très vite, l’admiration, la passion se sont fanées. Là où la vie conjugale n’est pas semée de roses, mais d’épines, ils sont tous plus ou moins ridicules, comme le « poète », vaniteux bien entendu, menteurs, alcooliques, brutaux, usant sans vergogne de « l’adultère ». Sans oublier « le gynécologue qui peint des chattes », dont la prétention artistique agace Madame. Elles sont parfois poètes, peintres, en dépit des vexations subies. Le sens de l’observation, l’écriture piquante et enlevée assurent le lecteur d’un plaisir immédiat et durable. Ainsi le temps du romantisme a irrémédiablement laissé place à un réalisme cruel.

Cependant, moins qu’un recueil de nouvelles, il s’agit d’une fresque de société aux onze facettes. Et ne croyez pas qu’il ne s’agisse que d’un brûlot féministe : ces dames, bien que narratrices, subissent en creux les égratignures de la satire. Elles ne sont guère parfaites en effet, tant l’une brandit « la pelle au-dessus de [sa] tête » pour commettre l’irréparable à l’encontre d’un type abject, tant l’autre est aussi « méchante » que son fils, en vertu des « gènes » ; la dernière se couvre d’un symbolique « vomi » avec son amant de passage en pensant : « Boban, mon mari bien-aimé, l’amour de ma vie ». L’un des moindres mérites d’un tel ouvrage n’est pas le sens de la chute, surprenante, cinglante, humoristique, permettant une efficacité redoutable. Et il ne faut pas omettre la verve de la traductrice, Maria Bejanovska, qui sut aussi révéler le Serbe Milorad Pavić.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Andreï Guelassimov : Purextase.

 

Le bruit du rap, la fureur de la guerre, le désordre russe, tout concourt à faire de ce roman un phénomène de génération. Si l’action parait se dérouler en 1996, ce sont toutes les années quatre-vingt-dix qui sont ici prises en écharpe, mais aussi, plus tard, en 2016, l’Allemagne de Dortmund, au moyen des souvenirs d’un célèbre rappeur. Qu’il s’appelle Pistoletto, Tolia ou Booster, selon ses divers pseudonymes et selon les trois parties successives du roman, le narrateur traverse le chaos postsoviétique à Rostov-sur-le-Don ou Moscou, ses violences, ses trafics. Il trimballe une vipère domestique, alors qu’il se veut « le dieu des piqures », entame une carrière de « vulgaire toxicomane », doit rembourser une « dette aux truands pour de l’herbe [qu’il avait] incendiée » ; bien entendu les flics déboulent. Le voilà ressassant des « conversations psychothérapeutiques » avec la doctoresse Natacha. Un « concert en prison » côtoie des liaisons amoureuses pas toujours reluisantes, comme lorsque la possessive Maïka écarte une nana canon : « Oublie. C’est pas ton niveau. Pour toi c’est à peu près… Comme le cosmos pour un cafard ». En somme, constate notre personnage, « Tout s’écroule dans ma vie ».  Ne s’ingénie-t-il pas à faire « de sa vie le dernier cercle de l’enfer »…

Avec inventivité, non sans humour, il rapporte sans ambages le langage parlé des protagonistes, le rythme haletant des vies, des fantasmes et du son : « Tu es à côté de moi… C’est la plus purextase » !

La musique peut-elle donner un sens à la vie ? Certainement. Et si l’on n’est guère amateur de rap, l’on préfèrera certainement le rythme romanesque trépidant de ce picaresque opus. Car, né en Sibérie, à Irkoutsk, en 1965, Andreï Guelassimov, anime en son Purextase des personnages déglingués pour une fresque de société déjantée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nino Haratischwili : Le Chat, le Général et la Corneille.

 

Plutôt qu’une fable, à laquelle peut faire penser le titre animalier, Le Chat, le Général et la Corneille est une épopée aux acteurs hauts en couleurs et en noirceurs. Le premier est le surnom de Sesili, actrice en devenir qui a fui  la Géorgie pour l’Allemagne et parait être un alter ego de l’auteure. Le second, Alexander Orlov, est un oligarque russe richissime dont la fille s’est suicidé devant la monstruosité du monde, d’où sa froideur vengeresse. Onno Brenner, journaliste parmi les conflits les plus meurtriers, tient de son oiseau-totem la capacité d’annoncer le malheur.

Ces personnages alternés dessinent une fresque de de la Russie à la suite de la chute du communisme, alors que la guerre de Tchétchénie est le pivot de l’horreur. Nuit fatale, viol et assassinat de la jeune Nura, culpabilité de Malish qui pense n’avoir pas su la protéger, théâtre, tout cela s’avance inexorablement, s’imbrique, pour enchainer le lecteur dans une vertigineuse tragédie. Et l’on se doute qu’Onno Brenner aura fort à faire pour démêler vingt ans plus tard les responsabilités du Général. L’indépendance des femmes est tour à tour brisée, développée, selon les points de vue et les destinées ; l’étrange ressemblance de Nura et du Chat permettant à l’actrice de se voir proposer par Orlov un rôle traumatique : « Dans cette galaxie noire, poussiéreuse, sans fenêtre, elle voulait fouiller, explorer tous les abîmes, et, tel un phénix, renaître de ses cendres, plus vide que jamais ».

Hors le peu de concision et la tension trop mélodramatique (surtout à la fin), Nino Haratischwili est en son roman déjà historique une conteuse éprouvée, maniant avec sûreté un réalisme cru, un rare lyrisme, une acuité psychologique prenante.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sofronis Sofroniou : Fonte brute.

 

          La métaphore du jeu d’échecs innerve le roman de Sofronis Sofroniou, onirique météore plus qu’étrange qui défie les bulles temporelles. Car, en ce Fonte brute, au voyage dans l’espace s’ajoute celui dans le temps, entre fantastique et science-fiction. Car une partie délicate s’engage, entre la vie et la mort, entre la mémoire et l’art.

Assassiné en 1948, à la soixantaine, le narrateur, un joueur d’échec new-yorkais, est projeté sur la planète « Petite Vie », retrouvant l’âge de vingt ans. Gagner dix ans de vie ne se fait pas sans contrepartie. Il lui incombe de se plier au « Mois du souvenir », de faire la preuve de ses facultés de réminiscence en confiant les précieuses données accumulées. Et surtout de recomposer une œuvre énorme, soit 4001, d’un certain Robert Krauss, dont le livre est un « océan de révélations intellectuelles ». D’autres comparses ont pour mission de reconstituer, qui une nouvelle de Tchekhov, qui un opuscule de Kant. Son travail se fera avec le concours de Bonadea, qui porte le même prénom qu’un personnage du roman recherché.

Un long parcours s’impose, labyrinthique, ponctué de stations fantomatiques et énigmatiques ; qui pourrait être borgésien s’il était plus laconique. Couloirs blafards, salles chirurgicales, pièces renouvelées où l’on se restaure et change de vêtements, immenses paysages, sollicitations érotiques diverses, « fulgurance mnésique » et « instabilité cognitive » s’accumulent en un cauchemardesque capharnaüm. Le carambolage des espaces temporels dispose un puzzle à l’inénarrable solution, tant le but annoncé, soit l’écrivain Robert Krauss, semble introuvable, oublié même : « Etions-nous livrés aux mains d’une caste déstructurée, ou bien existait-il un plan derrière tout ce qui nous arrivait ? »

La quête permet d’explorer les continents de cette planète, de rencontrer divers types humains, parfois menaçants, dans des atmosphères souvent kafkaïennes, de s’interroger sur le rétablissement ou l’éradication des souvenirs terrestres, enfin de « saper pour l’éternité les fondements de tout rationalisme ». Les épreuves initiatiques et symboliques se succèdent, comme lorsqu’il faut passer une cuve aquatique, voir Baxter « se faire aspirer l’intégralité du cerveau », être confronté aux cohortes des nombreux Hans acharnés à restaurer « le Mécanisme » : « un gigantesque mécanisme souterrain, conçu comme une tentative de reproduction de l’encéphale humain ». Cependant « la compréhension de l’univers et de l’existence » est l’enjeu de rivalités, de pillages : « une guerre est engagée au nom de la connaissance, de la préservation et de la survie de toute notre planète ».

Que le Chypriote Sofronis Sofroniou, né en 1976, ait étudié les neurosciences ne nous étonne guère, tant les facettes de la perception et le dédale des hypothèses interprétatives empreignent son onirique roman, qui fut d’ailleurs précédé par Les Géniteurs, non traduit.

Fulgurantes sont les premières pages. Aussi craint-on qu’au long cours les promesses ne soient pas tenues. Pourtant, malgré un rythme plus patient, une avalanche continue de péripéties, l’intérêt décroit, se ranime, tandis que le mystère reste intact. Ne serait-ce qu’à l’occasion d’allusions à la caverne de Platon, à Jules Verne, à L’Homme sans qualités de Robert Musil, à la Recherche de Marcel Proust. Ou encore lorsque les tas de vêtements deviennent ceux des camps d’extermination, dont le cinéaste Alfred Hitchcock aurait imaginé de tirer un film. Mais aussi à la mythologie grecque, jusqu’à une tragédie perdue de Sophocle « imprimée dans [l’] esprit du narrateur ». Récit testamentaire et postmoderne, au sens métalittéraire, cette recherche d’un écrivain mythique, butant sur des statues semblant « protégées du vieillissement », n’est pas sans rappeler celle d’Arcimboldo, dans 2666 du Chilien Roberto Bolaño[4], quoiqu’avec des moyens romanesques aussi différents qu’excitants.

Il n’y a pas de conclusion à de telles miscellanées. Pourrait-il y en avoir ? Le genre, si genre se peut imaginer en l’espèce désuète, mais soudain innovante, est toujours ouvert, poreux à de nouvelles découvertes, minimes, sinon, qui sait, capitales.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[3] Sarakh Walker : (In)visible, Gallimard 2017.

[4] Voir : Roberto Bolano ou l'artiste devant le mal : 2666

 

Cathédrale Saint-Pierre, Saintes, Charente-Maritime.

Photo : T. Guinhut.

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22 mars 2024 5 22 /03 /mars /2024 14:20

 

Lucane cerf-volant. Photo T. Guinhut.

 

 

 

Rencontre avec des animaux extraordinaires,

Lobo le loup, Monarque le grizzly

& autres rapaces nocturnes.

Andrès Cota Hiriart, Ernest Thomson Seton

& John Lewis-Stempel.

 

 

 

Andrès Cota Hiriart : Rencontre avec des animaux extraordinaires,

traduit de l’espagnol (Mexique) par Bertrand Fillaudeau, Corti, 2024, 328 p, 22 €.

 

Ernest Thomson Seton : Lobo le loup,

traduit de l'angalis (Etats-Unis)

par Bertrand Fillaudeau, Corti, 2023, 144 p, 17,50 €.

 

 

Ernest Thomson Seton : Monarque le grizzly,

traduit par Bertrand Fillaudeau, Corti, 2023, 144 p, 17,50 €.

 

John Lewis-Stempel : La Vie secrète des rapaces nocturnes,

traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Patrick Reumaux,

Klincksieck, 2024, 116 p, 21 €.

 

 

 

Depuis au moins les Grecs de l’Antiquité, sinon les compilateurs de tablettes cunéiformes mésopotamiennes, poètes, scientifiques et philosophes sont fascinés par les bêtes. Ainsi, par-delà les millénaires, le Mexicain Andrès Cota Hiriart est-il un successeur d’Aristote qui écrivit une Histoire des animaux en distinguant ceux qui ont du sang et ceux qui n’en ont pas. Notre écrivain et naturaliste choisit lui d’examiner les plus extraordinaires pour stupéfier son lecteur : babiroussa, basilic, charale, dragon de Komodo, tarsier, autant de bestioles pour le moins étranges. Ce sont les tribulations d’un naturaliste mexicain et planétaire dans la collection « Biophilia », qui compte également un loup, un grizzly et un mouflon parmi ces trophées, cette fois sous la plume d’Ernest Thomson Seton. Et quittant les clartés du jour, trouvons celles plus mystérieuses des rapaces nocturnes, aux bons soins d’une autre plume, celle de John Lewis-Stempel, qui sait également éclairer la lanterne de notre connaissance.

En un prélude autobiographique, Andrès Cota Hiriart, qui vit dans l’immense métropole de Mexico, conte comment il fut saisi par le virus de la collection. Mais uniquement d’être vivants, tortue, mille pattes, jusqu’à « Perro, le boa constrictor de trente kilos et de quatre mètres de long, avec qui j’ai partagé ma chambre pendant dix ans ». Ensuite ce furent les axolotls, capables de se métamorphoser en salamandre, qui retiennent cet enfant, lui-même en passe de se métamorphoser en biologiste scandalisé : « la créature la plus emblématique de nos zones humides était au bord de l’extinction à cause de désastres successifs ». L’on devine qu’il n’allait pas s’arrêter là, qu’il lui faudrait de plus grands espaces.

En effet, c’est à Bornéo que coexistent les orangs-outans - jusqu’à quand ? - et les « déforestations les plus intenses jamais enregistrées », soit une cause peut-être perdue. Une telle « lune de miel » avec sa jeune épouse est en quelque sorte une urgence. Entre temps, ses poches de pantalon cachent dans l’avion venu du Texas de petits « boas arc-en-ciel » et des bébés de « caméléons à quatre cornes », en une contrebande qui ne laisse pas de l’inquiéter aux contrôles de l’aéroport. Il assume d’être une sorte de « toxicomane », un « accro aux écailles ». Voire, en un paradoxe certainement hallucinant, d’aimer la férocité des crocodiles. Bientôt, révulsé par ses terrariums, il prend sa décision : « je n’ai jamais plus eu d’animaux enfermés ». Elargissant les découvertes, l’on saura comment survivre « face à une attaque d’anaconda dans la jungle », comment affronter aux îles Galapagos une otarie mâle, « un pinnipède aux dents pointues et violent sultan de son harem en pleine saison des amours ». Quant aux tarsiers des Célèbes, ce sont des primates carnivores aux oreilles proéminentes et aux yeux énormes, dont le dialogue est « fourni de cris métalliques presque ultrasoniques […] de vocalises ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

D’intenses accents lyriques parcourent le texte, comme lorsque vibre l’éloge paradoxal du scorpion empereur : « de la biomécanique dans toute sa splendeur […] Protagonistes durables de bestiaires médiévaux, d’images poétiques et de passages narratifs en rapport avec le malheur ». Connaissant bien le naturaliste en herbe, sa petite amie lui offre dans une boite à chaussures ce scorpion : « Cupidon sous la forme d’un arachnide ». L’attention est pour le moins délicate, sinon ambigüe. Le voyage planétaire à la recherche de ceux avec qui nous cohabitons sans guère de respect, quoique parfois violemment sauvages, est également un voyage à l’intérieur de la personnalité singulière, attachante d’Andrès Cota Hiriart.

La conclusion est un plaidoyer en faveur de la biodiversité, de l’écologisme global militant que le lecteur appréciera dans sa sincérité, dans sa nécessité, par exemple contre « l’invasion du plastique », mais aussi dans son inquiétant globalisme politique. Néanmoins, et par conséquent, dans la tradition des grands naturalistes, de Buffon à Darwin, Andrès Cota Hiriart est bien digne de figurer parmi la collection « Biophilia », dont le titre vient du livre de Edward O. Wilson, Biophilie, et déjà fameuse aux éditions Corti, à la couverture verte comme de juste, et au discret graphisme végétal ou animalier.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ernest Thomson Seton est un conteur qui aime nommer affectueusement les animaux. Ainsi de son Lobo le loup, recueil en plusieurs volets Ce naturaliste américain, qui vécut de 1860 à 1946, fut un défenseur des Indiens et de la faune sauvage. Ses héros à pattes et à poils sont ceux du wilderness. Mais pas seulement des héros d’imagerie animalière. Bien avant le philosophe Gary Francione[1], il postule que les animaux puissent avoir des droits, moraux et légaux. Pour ce faire il propose avec Lobo le loup huit histoires « authentiques » de bêtes, dans lesquelles il s’agit de « leur héroïsme et de leur personnalité ». Hélas « la vie d’un animal sauvage a toujours une fin tragique ». Trois chiens ou loups, bien avant Croc Blanc de Jack London, font l’objet de portraits élogieux, alors qu’ils voisinent avec une corneille et une gélinotte huppée, avec un lapin, une renarde et un mustang. On le voit, ce ne sont pas forcément les amis les plus proches de l’homme qui font l’objet de l’amicale attention de l’auteur.

Lobo est un redoutable chef de meute, un grand loup tueur de bétail, un « ravageur gris », dont la tête est mise à prix à concurrence de 1000 dollars par les hommes. Pourtant, sa noblesse fait l’admiration du conteur : il déjoue toutes les ruses, méprise les pièges et les appâts empoisonnés savamment disposés par notre narrateur, qui finit par ressentir « quelque chose comme du remord » lorsqu’il parvient à signer la fin du « majestueux vieil hors-la-loi ».

« Tache d’argent » est une corneille dont les cris et les chants, ici posés sur une portée musicale, non seulement mettent en garde ses congénères, mais savent dire si le prédateur humain est armé ou non d’un fusil ! Plus étonnant encore, Ernest Thomson Seton « traduit du lapin »  son histoire dans laquelle « Feuille de chou » reçoit de sa mère des leçons de vie. Quant au chien Bingo, s’il reçoit une éducation de notre conteur, ce n’est pas sans réciprocité : « Très peu de temps après, il entreprit la mienne », avoue-t-il… « Le Balafré » est un renard, dont la compagne est « Diablesse ». Face à ses renardeaux, elle a « ce regard caractéristique des mères, plein de fierté et d’amour ». Le mustang, un « vrai dandy », sacrifiera sa vie pour la liberté. « Collier roux », la gélinotte, dernier représentant de sa race en une vallée, perdra la vie et la liberté, elle aussi par le coup de grâce de la  main humaine. Ces récits de chasseur sont en fait marqués par une immense compassion. Faut-il douter du règne de l’homme[2] ? C’est bien, en ses récits réalistes, une interrogation qui motive Ernest Thomson Seton, fort chagriné par l’agressivité criminelle envers les animaux, envers des espèces en voie de génocide…

 

Charles d’Orbigny : Dictionnaire universel d’histoire naturelle,

Atlas, Renard, Martinet & cie, 1849.

Photo : T. Guinhut.

 

Quoiqu’il ne soit pas réputé pour être le roi des animaux, à l’instar du lion des savanes et de Jean de La Fontaine, le grizzly est un « Monarque » pour Ernest Thomson Seton. D’abord chasseur, notre conteur fut scrupuleusement initié au pistage et à l’observation du gibier. L’alphabet des bois et des traces n’a presque plus de secrets pour lui, au point qu’il ait compris qu’une véritable connaissance du vivant ne peut se passer du déchiffrement des hiéroglyphes sur le sable, la boue et parmi les herbes.

Monarque le grizzly est un ouvrage en forme de diptyque. Ses deux volets s’attachent d’abord à la figure de Monarque, le grizzly géant de Tallac, fiévreusement convoité par le magnat William Randolph Hearst, puis à celle de Krag, le Mouflon du Kootenay, quant à lui soumis à l’obsession meurtrière de Scotty.

Dans les Rocheuses de l’ouest des Etats-Unis, le mont Tallac frôle les 3000 mètres d’altitude. En ces escarpements reculés et forestiers règne Monarque, un grizzly géant pour le moins peu commode. Mais ici, ce sont plusieurs de ses congénères qui sont synthétisés en un seul, au moyen de témoignages divers, de façon à lui donner une stature allégorique. De sa découverte à sa captivité, donc son désespoir, il est décrit, poursuivi, par un implacable chasseur. Ce dernier commence par tuer la « Vieille teintée », une ourse dont il capture les deux oursons. L’un d’entre eux, Jack, vendu, devient un féroce adulte, confronté à un taureau pour l’amusement du public, ce qui lui permet la fuite, « l’Indépendance » enfin : « la confrontation avec la réalité de la vie sauvage ne fit qu’affuter son intelligence ». Il n’est pas que végétarien, dévore les moutons au dépend des bergers. La bataille entre le grizzly et le teigneux berger est ponctuée de coups de feu, d’un incendie de forêt, et lorsque le premier parait écraser le second, le narrateur se fait pour le moins irénique : « Il était incapable d’imaginer que cette brute au poil hirsute obéissait à une impulsion innée pour le bien ». C’est lorsqu’avec ses compères il se met à dévorer force bœufs qu’il gagne son surnom : « Monarque » ! Fatalement, malgré sa stature presque fantastique, il sera « déchu », enchaîné…

Toujours dans les Rocheuses, mais canadiennes, en Colombie britannique, Krag est le « mouflon du Kootenay », ou « bighorn ». Mouflons et agneaux sont sans cesse menacés par le puma et par l’homme. « Courtes cornes » doit affronter le « bizutage » de ses pairs pour être admis. Et lorsque, grandissant, ses cornes s’allongent, « incurvées comme un sabre », il devient Krag, « bélier solitaire », dont « la joie d’exister », mais aussi « la beauté et la bravoure » s’épanouissent parmi les crêtes. Il n’a guère de mal à vaincre ses mâles rivaux, à devenir grâce à son intelligence et sa ruse le chef d’un prospère troupeau. Mais avec le têtu Scotty c’est une autre affaire, quoique ses trois lévriers russes chutent et meurent lors d’une poursuite montagneuse, car le fusil sait être redoutable, même contre un bélier dont les cornes balaient les loups. L’épitaphe prononcée par Scotty est paradoxale : « J’y rendrais bien la vie, si j’pouvais ». Ne demeure que la tête aux cornes imposantes, « suspendue sur le mur d’un palais »…

Méticuleusement, Ernest Thompson Seton poursuit ces deux destinées avec un infini respect. Parlant de la « sagesse » de ses animaux, il les anthropomorphise ; peut-être à l’excès. De chasseur et tueur, notre auteur s’est métamorphosé en protecteur des animaux et de la « wilderness » - soit la nature sauvage selon un anglicisme spécifique - menacée par l’inéluctabilité du « progrès économique ». Il renonce à la chasse et à la mort de la proie, pour préférer l’investigation, l’initiation, la connaissance du règne animal, afin de tirer parti de ses enseignements, de l’individualiser, et peut-être communiquer avec lui. La vie devient un trophée à soi-seul, il choisit l’animal dans son milieu, non la viande et le cadavre, non la fierté du mur orné par un faciès naturalisé, et pas plus la cage, le zoo.

Ernest Thompson Seton (1860-1945) était un artiste, naturaliste, écrivain, défenseur des Indiens et de leur mode de vie, engagé en faveur de la nature sauvage et de ses habitants originels. L’histoire naturelle au sens scientifique s’allie chez lui au sens de la narration, véritable « récit épique ». Son talent le place indubitablement dans la lignée d’un Jack London et en complicité avec un autre Américain des montagnes, John Muir[3], également publié dans cette collection « Biophilia ».

Lointaine, parmi d’autres continents, la faune exotique nous est difficilement accessible, à moins de voyages aériens et autres safaris, que l’on espère photographiques. Quoique tout près de nos demeures, de nombreux spécimens restent délicats à débusquer, car nocturnes, comme ces rapaces dont la « vie secrète » nous est révélée par le naturaliste anglais John Lewis-Stempel.

Alertés par les « hululements dans les bois », nous pensons au monde des spectres, alors qu’il ne s’agit que de la chouette hulotte. Elle est celle d’Athéna, donc de la sagesse, mais aussi le hibou doudou des enfants. Celle que l’on appelle « Vieille Brune », se réveille au crépuscule pour tuer dans l’ombre ses proies, ce à l’aide de l’acuité de son ouïe, de sa « vue mortellement perçante » de ses serres, puis de son bec. Les squelettes de ses victimes se retrouvent momifiés et emballés dans les « pelotes de régurgitation ».

Du grand-duc à la chevêche, ces nocturnes sont peints dans les grottes du paléolithique. De la Chine aux Apaches, de la Bible aux mythes celtiques, l’on prétend que la chouette  annonce la mort, alimentant les superstitions, jusqu’à la prendre pour une femme fatale. Cependant, pour John Lewis-Stempel, quoique les corvidés soient plus intelligents, les chouettes « sont charismatiques et aucune ne l’est plus que la chouette neigeuse », soit le Harfang des neiges, visible au nord de l’Ecosse.

En ces pages délicatement illustrées par des portraits plumeux du naturaliste du XIX° siècle John Gould, et par des poèmes de Baudelaire et autres Anglais méconnus, l’ornithologue John Lewis-Stempel est un narrateur scientifique attentif à ses « strigidés » préférés, ainsi qu’à l’univers culturel qui les entoure, soit un redécouvreur d’espèces méconnues et cependant fort utiles, un délicieux guide dans la nuit rapace…

Même si boa constrictor, scorpion, otarie mâle, loup, grizzly et hibou grand-duc sont loin d’être nos amis, la faune sauvage mérite le respect de ses espèces et espaces. Certes pas au dépend de l’humanité. Pour rétorquer à Ernest Thompson Seton, la sagesse étant un concept humain, elle n’est guère animale, lorsqu’il faut parler d’instinct, quoique certaines espèces soient capables d’apprentissage. Il n’en reste pas moins, que malgré la nécessité de se nourrir en partie de viande pour les chasseurs cueilleurs que nous sommes anthropologiquement, le plaisir de tuer ne doit s’appliquer à aucun de nos congénères et voisins sur cette terre. Apprendre à connaître animaux extraordinaires et ordinaires doit être notre ordinaire.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Andrès Cota Hiriart fut publiée

dans Le Matricule des anges, mars 2024.


[3] John Muir : L’Appel du sauvage, Corti, 2021.

 

Charles d’Orbigny : Dictionnaire universel d’histoire naturelle,

Atlas, Renard, Martinet & cie, 1849.

Photo : T. Guinhut.

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18 décembre 2023 1 18 /12 /décembre /2023 10:10

 

Au jardin. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Présences, absences fantastiques

& autres contes philosophiques.

Jonas Karlsson : La Pièce,

Fernando Trias de Bes : Encre.

Laurent  Pépin : L’Angélus des ogres,

Kjell Espmark : Le Voyage de Voltaire,

Zaki Beydoun : Organes invisibles.

 

 

Jonas Karlsson : La Pièce, traduit du suédois par Rémi Cassaigne,

Actes Sud, 2016, 192 p, 6,50 €.

 

Laurent Pépin : L’Angélus des ogres, Fables fertiles, 2023, 104 p, 17,50 €.

 

Fernando Trias de Bes : Encre, traduit de l’espagnol par Delphine Valentin,

Actes sud, 2012, 176 p, 18 €.

 

Kjell Espmark : Le Voyage de Voltaire,

traduit du suédois par Hubert Nyssen, Marc de Gouvenain et Léna Grumbach,

Actes Sud, 2012, 240 p, 20€

 

Zaki Beydoun : Organes invisibles, traduit de l’arabe (Liban)

par Nathalie Bontemps, Actes Sud, 2023, 128 p, 14,50 €.

 

 

Certes nous disparaissons tous, que les causes soient naturelles ou accidentelles. À moins d’y songer sous les espèces du fantastique. « Escamotage » de Richard Matheson[1] est à cet égard une nouvelle emblématique. Bob manque cruellement d’argent, se dispute avec sa femme, qu’il a de plus trompée. Est-ce le remord qui cause ses troubles graves ? Est-ce le monde qui lui fait défaut ? Son épouse a disparu, le lieu de son travail n'existe même plus. Ses amis et sa famille disparaissent un par un, jusqu’à ce que lui-même disparaisse également. Ce dont ne témoigne que son journal intime abandonné dans un pub. Au plus près de cette angoissante perspective, le thème de la pièce surnuméraire, de « la chambre, l’appartement, l’étage, la rue effacée de l’espace[2] » reste un classique, tel que référencé par Roger Caillois, alors que Marcel Aymé subvertit en 1943 le thème avec son Passe-muraille. Hélas son anti-héros « était comme figé à l’intérieur de la muraille. Il y est encore à présent, incorporé à la pierre[3] ». Plus près de notre contemporain, une « pièce », existe ou non dans un bref roman de Jonas Karlsson satiriste de l’Administration. Chez Trias de Bes, l’encre d’un livre ne se manifeste plus que par son absence. Laurent Pépin use d’une thanatopractrice pour pallier ka disparition. Kjell Espmark préfère subtiliser à son siècle le philosophe des Lumières et le ressusciter dans notre contemporain, là où a disparu toute raison. Le double jeu entre présence et absence ne cesse de réapparaitre parmi des écrivains aux origines et cultures diverses, au point que, chez Zaki Beydoun, il puisse entraîner l’évaporation absolue de l’individu lui-même. L’on hésite alors, parmi ses écrivains, suédois, français, espagnols, libanais, entre effacement politique et effacement métaphysique.

 

Le récit de Jonas Karlsson, plutôt minimaliste, parait d’abord anecdotique. Le narrateur, Björn, nouvel employé d’une quelconque « Administration », montre son zèle le plus exact, en vue d’en « devenir un gros bonnet ». Mais, très vite, il découvre la « pièce », petite, où tout est « en ordre parfait ». Il s’y ressource parfois, ne ménageant pas son application dans son travail, jusqu’à ce que son attitude, debout, immobile, devant un mur, laisse ses collègues pantois. Jusque-là, le propos est celui d’une nouvelle réaliste, tout juste impeccablement écrite, respectant avec un brin d’humour la prétention du personnage, mais sans absolue originalité.

Cependant, abrité en cette « pièce », le narrateur travaille mieux, le soir, la nuit, chipe les dossiers de son voisin pour les traiter avec brio, accède aux documents classés dans la catégorie supérieure ; le voici fin prêt à conquérir les échelons de la hiérarchie, décide qui va bientôt être congédié. La success-story serait implacable et cynique si la gêne occasionnée par son insistance à affirmer l’existence de son lieu d’élection n’était source de trouble et de conflit dans le service. Au point que l’on envisage pince sans rire : « Un consultant va devoir venir pour nous dire que la Pièce n’existe pas ? ». Le trouble psychiatrique probablement dû à l’addiction au travail irait-il s’aggravant…

Pourtant, peu à peu, l’intensité du récit, l’insistance de l’écrivain qui mène son personnage jusqu’aux plus honorables qualités de l’employé modèle ambitieux, les intrigues de bureau - plus exactement un inquiétant espace de travail ouvert - voilà que tout cingle le lecteur d’une déflagration d’ironie, lui laissant prendre conscience qu’une vaste satire est à l’œuvre.

Ce sont en effet les mondes des entreprises, des complexes de bureaux, des administrations de tous bords qui sont ici cruellement moqués. En ce monolithique univers, qui n’est pas loin de faire songer à Kafka, Björn n’a pas la moindre vie hors du bureau auquel il est corps et mental dévoué ; à peine l’exception d’une aventure sexuelle mécanique avec une collègue. De plus, cette « Administration » n’a jamais le moindre référent dans le réel. À quoi s’occupe-t-elle, sinon traiter des dossiers dont le contenu est tu, classer le vide, archiver le néant ? Qui sait si ce ne sont pas des vies humaines, des prisons politiques qui sont là gérées, tant la peur irrigue les employés à la moindre anicroche ? L’absurde activité tourne pourtant avec régularité, quoique avec paresse et négligence pour les uns, et surefficacité pour Björn. La majuscule affublant l’« Administration » laisse à penser qu’elle est la seule, la suprême, qu’il s’agit peut-être d’une émanation de l’Etat total, sinon cet Etat lui-même.

Enfin, sans qu’il n’y paraisse, page 179, le mot est lâché : « Selon ma kremlinologie personnelle, le mouchard le plus vraisemblable était Ann. » Sans qu’il s’agisse forcément du communisme soviétique, la dimension totalitaire innerve impitoyablement les lieux, les esprits, sans espoir de retour.

Il faudra suivre les productions, aussi brèves que perspicaces et troublantes du Suédois Jonas Karlsson. En un précédent volume, La Facture, un autre anti-héros était l’exact opposé de celui de La Pièce : insouciant employé sans ambition, il ne sait qu’être heureux, alors qu’il est frappé d’un immense impôt sur le bonheur[4]. Là encore l’Etat le plus innocemment monstrueux a frappé. La morale de l’apologue est claire. En une « pièce » qui n’existe pas, la perfection du travail administratif se déroule, quand ailleurs une fiscalité redistributrice prétend égaliser le bonheur. Sous des apparences anodines et parfois burlesques, Jonas Karlsson est un expert es anti-utopies on ne peut plus affuté.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’on sait que chez les défunts la vie disparait sans retour. Pourtant la thanatopractrice de Laurent Pépin, dans son Angélus des ogres, s’attache à capturer des « fragments de vie résiduels ». Comme le fait l’écrivain finalement…

À l’issue de Monstrueuse Féérie, précédent volet du trio narratif, son narrateur, psychologue clinicien, avait été lui-même interné dans l’hôpital psychiatrique où il exerçait, ce à cause de crises de panique et autres hallucinations. Ou peut-être à l’issue d’une saine réflexion : « J’habitais dans le service pour patients volubiles depuis ma décompensation poétique. Au fond, je crois avoir toujours su que cela se terminerait ainsi. Peut-être parce qu’il s’agissait du dernier lieu susceptible d’abriter une humanité qui ne soit pas encore réduite à une pensée filtrée suivant les normes d’hygiène. Ou plus simplement, parce qu’il n’y avait plus de place ailleurs dans le monde pour un personnage de conte de fées ». Le voici en plein délire, si l’on en croit la ténacité avec laquelle les cliniciens dépoétisent l’homme et le monde, à moins qu’il s’agisse des portes de la perception. Sauf qu’une thérapie amoureuse est en cours à son chevet, à l’instigation de Lucy, qui s’amaigrit au fur à mesure qu’elle sauve ses patients de leurs monstres, ou de leurs « ogres », dans le cas du narrateur. En effet, pendant la nuit, Lucy devient une ogresse alors que pendant le jour elle agonise. Son anorexie ne fait qu’empirer depuis qu'elle a perdu un bébé. Aussi est-elle en chasse des « traits unaires », censées receler les émanations encore vivantes des morts, de façon à sauvegarder les pensées qui s'évanouissent, une fois que l’individu est privé de son imaginaire, donc de ses contes. Le tout avec le concours d’entités indispensables : « les Monuments s’en allaient et entraient par les fenêtres des enfants malades pour leur faire le récit de vies extraordinaires, de trouvailles miraculeuses : ils réveillaient l’imagination éteinte des enfants malades de la pensée filtrée. Puis ils revenaient et n’en parlaient plus ». Ces mêmes Monuments « s’étaient rendus maîtres de tous les organes de décision du pays et avaient aboli toute pensée officielle. À la place, ils saupoudraient de pensée singulière la nuit ». Un monde affreusement rationnel a disparu au profit « des histoires d’enfance aventureuse ». Le titre alors semble supposer en son oxymore, une poétisation par la prière et une conversion de l’horreur ogresse. Soit une catharsis.

S’agit-il d’une satire de la psychiatrie, ce « camp de concentration » ? Sommes-nous ici confinés dans le seul fantastique ; sinon plutôt dans le merveilleux puisqu’il s’agit d’un conte ? Le doute reste cependant permis face au final « ricanement rauque du Philosophicus scepticus »…

Indéfectiblement onirique et consolatoire, cet Angélus des ogres est le second volet d’un triptyque initié par Monstrueuse féérie[5]. La pérennité du genre du conte, que l’on aurait pu croire enfoui dans le temps de Perrault, Grimm ou Andersen, trouve ici son rebond, sa réactualisation intrigante, séduisante, prenante. Peut-être au croisement du pays des fées, d’Alice au pays des merveilles et du monstrueux cinéma de David Cronenberg, que l’on connait pour sa métamorphose en mouche[6]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce n’est pas un homme qui disparait chez Trias de Bes, mais peut être pire… De l'encre des incunables à l'encre des fictions, combien de rêves et de cauchemars dansent-ils parmi nous ? Deux hommes blessés par la vie cherchent, au tout début du XX° siècle, l’origine de leur infortune parmi les pages chatoyantes de ce roman intitulé Encre. L’un, Johann Walbach, est libraire à Mayence, ville qui fut le berceau de l’imprimerie de Gutenberg. Parce que son épouse le trompe chaque mardi avec un inconnu qu’elle n’aime pas, il cherche à comprendre le pourquoi de cette attraction. L’autre, mathématicien, aimerait voir revenir son épouse comme lui bouleversée par la mort, par noyade en mer, de leur fils. L’un va lire ses livres pendant des années, l’autre poursuivre ses chiffres, de façon à rejoindre la phrase ou l’équation introuvable qui les délivrerait du non-sens. Leur rencontre permet au second de fouiller les livres à la recherches de phrases récurrentes et de composer grâce à quelque algorithme savant un livre parfait et salvateur. S’ajoutent alors un imprimeur qui cherche à réaliser, pour ces assoiffés de certitudes, un livre effacé aussitôt lu, un ouvrier créateur d’une encre qui a les propriétés de la pluie, un éditeur qui ne lit pas et s’enduit chaque matin le corps du noir de froides pages imprimées, un collectionneur de nuages et correcteur déçu par son œuvre littéraire…

Nos deux protagonistes cherchent, pour l’un le secret d’Eros, pour l’autre le secret de Thanatos. Pour tous, la quête métaphysique est celle de la « pierre de Rosette des injustices ». A moins que ce livre vierge et mallarméen, où l’on a imprimé avec le plus grand soin les phrases fondamentales de la littérature et de la philosophie, permette à son lecteur d’« aimer en sachant que la raison de son injustice n’existait pas ». Là sont nos démons et nos paradis, si l’on consent à lire au plus près du monde, à écrire au plus près de soi, là sont les rédemptions des personnages, les nôtres peut-être : « Une identité étrange où la déraison acquiert un sens ». Ou encore : « De l’encre par amour ».

Mais à la chute du roman, lorsque le libraire reçoit « la livre de l’origine de l’infortune », ne s’ouvrent que des pages blanches. Quelle est cette sanction qui fit disparaître l’encre et son pouvoir de lisibilité ?

Outre cinq fictions encore inédites en français, Fernando Trias de Bes, né à Barcelone en 1967, nous avait proposé en 2006 Le Vendeur de temps (Hugo, roman éditeur). Vendre du temps était une géniale trouvaille, jusqu’à bouleverser l’économie toute entière, non sans user des armes aiguisées de la satire. A la lisière du fantastique, Encre, ce conte à la chute surprenante, précieux et attachant, passablement anachronique, postromantique et symbolique, est tout entier une métaphore des pouvoirs et des apories de la lecture et de l’écriture, du livre enfin.

 

Voltaire : Candide, illustré par Brunelleschi, Gibert Jeune, 1933.

Photo : T. Guinhut.

 

À lui tout seul un monde, Voltaire ne peut cesser de faire école, d’engendrer des émules. Son Candide ne peut manquer de réécritures, comme le prouve le Suédois Kjell Espmark au moyen de son Voyage de Voltaire. Et c’est dans la tradition de Voltaire et de Borges que l’espagnol Fernando Trias de Bes nous propose un conte philosophique mélancolique et coruscant.

Croyant mourir, donc disparaître, Voltaire s’éveille, avec toutes ses dents et sa vigueur intellectuelle, mais en ce XX° siècle qui « paraissait être le plus détestable de l’Histoire ». Comme Montesquieu promenait son Persan à Paris, voilà donc le héros des Lumières mis à l’épreuve de notre contemporain. Envoyé en mission pour l’ONU, il visite New York, puis la Russie où il est enlevé par les nouveaux capitalistes d’une « cleptocratie » qui salarie le gouvernement. Il s’agit de rétablir les forces de la raison contre le fanatisme islamiste. Après une critique des mœurs et des institutions suédoises, le philosophe se voit coiffé du casque bleu dans les Balkans. Nouveau Candide, il parcourt les horreurs serbes et leur justification pseudo-rationnelle, voyant ses idées reprises et trahies.

Dénonçant le cynisme des puissants, les totalitarismes, ce voyage est une amusante satire. Qui risque cependant d’enfoncer des portes ouvertes, de frôler les clichés, faute d’analyses précises. En Chine, au Japon, partout il note « les déceptions liées à la déchéance de la Raison ». En Iran, la « Raison divine » lapide. Après sa rencontre avec une nouvelle et noire Emilie parmi l’Afrique massacrée, il ira « cultiver son jardin », « la pelle de la Raison s’enfonçant dans l’humus des forces souterraines ». Sous la plume de Kjell Espmark, c’est bien un apologue fort désabusé.

L’objet satirique est à lire avec humour, même si Kjell Espmark n’a pas la vivacité de son modèle du XVIII° siècle. Mais en cette parodie du conte philosophique le plus fameux de Voltaire, n’a-t-on pas le plaisir, après la disparition de ce dernier, de le voir réapparaitre en un siècle qui n’est pas le sien, où il semblerait qu’ait disparu l’esprit des Lumières et brillé par son absence la raison.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La frontière entre la réalité et le surnaturel est d’autant plus ténue qu’elle explose sous la plume du Libanais Zaki Beydoun. L’anti-héros de ces Organes invibles est peut-être toujours le même, récurrent ou diffracté parmi une poignée de nouvelles. D’autant que l’« Extension » cosmique ou la disparition semblent affecter ce qui l’entoure, jusqu’à sa petite amie, quoiqu’elle s’avère bien présente pour tous les autres : « Ne voulez-vous pas saluer votre amie, me demande-t-il en désignant un fauteuil vide à côté du mien ». Un protagoniste « tombe en déliquescence » quand le narrateur le touche. Les visages s’effacent, jusqu’au silence…

Un autre, en pleine « Paranoïa », est persuadé que l’on lit dans ses pensées. Alors qu’il est paralysé par « le complexe du mille-pattes », et que plusieurs comparses s’appellent laconiquement « K », faut-il y voir une révérence à Kafka ? Au choix, l’on peut être « enfermé dans un point », trouver sa bouche changée en « grenouille hybride », ou se reconnaître autre : « Dans un instant de lucidité, j’ai consulté le grand miroir à côté du lit, et j’y ai vu Mr K ».

Entre « Gueule du monstre », « Terrorisme au ciel » et « Médicament de la mort », où « une Fatwa a peut-être été promulguée », l’on hésite : folie, hallucination, déni de réalité, dérangement psychologique, lois physiques de l’univers débordées ? « L’invisible s’est révélé possible » en cette prose envoûtante à la métaphysique inquiète et vertigineuse. Les métamorphoses traumatiques et de plus en plus abstraites côtoient les rêves borgésiens.

Etonnant à maints égards, Zaki Beydoun cumule quatre recueils fantastiques, volontiers surréalistes, un doctorat de philosophie qui lui permet d’enseigner en Chine et d’y épouser une Chinoise professeur de français. La philosophie serait-elle devenue folle ? Ou pour le moins perspicace tant il s’agit de dire sans dire, de feindre le fantastique et la métaphysique, pour ne pas dire la réalité du totalitarisme communiste chinois…

 

Le conte philosophique, ou apologue, qu’il joue avec les époques en les subvertissant par la dystopie, comme chez Jonas Karlsson et Kjell Espmark, ou qu’il convoque les fabulosités du fantastique, comme chez Trias de Bes et Laurent Pépin, aura de longtemps la capacité d’inspirer lecteurs et écrivains. Le satiriste politique autant que le rêveur des pouvoir des bibliothèques y trouveront sans fin leur miel, amère pour celui qui est l’objet d’une disparition fomentée par une administration, un régime totalitaire, cependant voluptueux pour le lecteur, à l’abri des pages parmi lesquelles ne s’est pas encore évanouie l’encre.

 

Thierry Guinhut


[1] Richard Matheson : Intrusion, Flammarion, 1999.

[2] Roger Caillois : Anthologie du fantastique, Le Club Français du Livre, 1958, p. 10.

[3] Marcel Aymé : Le Passe-murailles, Gallimard, 1943, p 21.

[5] Laurent Pépin : Monstrueuse féérie, Fables fertiles, 2022.

 

 

Collégiale de La Romieu, Gers.

Photo : T. Guinhut.

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14 août 2023 1 14 /08 /août /2023 17:02

 

Costa de Jezkaibel, Hondarribia, Guipuzcoa, Euskadi.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Onirocritique grecque et Mondes invisibles.

 

Ou l'interprétation des rêves d’Artémidore à Foucault,

en passant par Avicenne, Freud

& Walter Benjamin.

 

 

Artémidore : La Clef des songes,

traduit du grec par André-Jean Festugières, Vrin, 1975, 300 p, 37 €.

 

L’Onirocritique grecque. D’Artémidore à Foucault,

édité par Christophe Chandezon et Julien Dubouchet,

Les Belles Lettres, 2023, 462 p, 55 €.

 

Walter Benjamin : Rêves, Le Promeneur, 2009,

traduit de l’allemand par Christophe David, 168 p, 21,50 €.

 

Mondes invisibles, Cahier dirigé par Sylvain Ledda,

L’Herne, 2023, 280 p, 33 €.

 

 

Contrairement à l’expression commune qui attribue le sommeil aux bras de Morphée, ce n’est pas lui qui en est le dieu, mais Hypnos. En une grotte somptueuse et douillette, il dort. S’il s’éveille, ce n’est que pour envoyer au service du dormeur l’un de ses trois aides empressés : Morphée, « imitateur de l’homme et de ses traits[1] », qui se métamorphose en toute personne rencontrée par le rêveur, Phantasos, dispensateur de rêves agréables, Phobétor enfin, chargé de brassées de cauchemars. Tout un monde invisible aux cinq sens diurnes s’anime alors, bien que nous sachions que seule une infime partie de notre univers onirique accède à la surprise du réveil. Or ce domaine nébuleux n’est pas loin des mondes invisibles stimulés par le désir, l’imagination et l’urgence de la transcendance qui agitent l’esprit humain. Ainsi affleure la postulation de l’au-delà, de l’esprit des morts, des dieux mêmes.

L’étymologie du rêve est  incertaine. Il viendrait du gallo-romain « esver », soit vagabonder, ou « raver », soit délirer. Voir en songe pendant le sommeil, ou se laisser aller à la rêverie pendant le jour, sont les deux facettes du mystère onirique ; la première cependant restant la plus fascinante, soumise depuis la plus haute Antiquité à une foule d’interprétations, d’Artémidore à Freud, plus fantaisistes les unes que les autres, oraculaires ou sexuelles. Prenons néanmoins pour guide le célèbre incipit d’Aurélia, de Gérard de Nerval : « Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible[2] ». Ainsi se nouent les relations entre l’onirocritique grecque et les « Mondes invisibles » déployé par un Cahier de L’Herne. Fatras fumeux ou marques indélébiles d’un esprit humain qui interrogèrent également la sagacité d’Avicenne, de Freud, de Walter Benjamin et que les neurosciences ont bien du mal à démêler.

 

Le philosophe grec du V° siècle, Synesius de Cyrène ponctuait son « Eloge de la calvitie[3] » avec bien des arguments : elle est le signe de la raison et de la sagesse, le chauve ne pouvait au combat être saisi par les cheveux… En revanche, Artémidore interprète avec autorité le rêve de calvitie, qui, selon lui, signifie perdre tout ce qui concerne l’ornement de l’existence. Où l’on voit bien que la recherche de la vérité onirique est tirée par les cheveux !

Entre oniromancie et onirocritique il y a loin. La première est de l’ordre de la divination, ce dont l’Antiquité grecque et romaine est friande. La seconde se veut un peu plus rationnelle. C’est la voie qu’emprunte ce fort volume collectif, sous la direction de Christophe Chandezon et Julien Dubouchet : L’Onirocritique grecque. D’Artémidore à Foucault. Le point de départ est un étrange opuscule : Oneirokritika ou Traité d’interprétation des songes, d’Artémidore de Daldis, écrivain et philosophe syrien d'expression grecque du II° siècle. C’est le seul traité antique d’interprétation des rêves qui soit intégralement conservé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ancêtre tout aussi talentueux et extravagant que Freud et praticien de la divination, Artémidore cependant prend le soin de différencier faux devins et autres nécromanciens de ceux véridiques, qui savent interroger les oiseaux, les astres et les prodiges. Il fait appel à un classement des espèces, à une zoologie et une botanique oniriques, où l’olivier est féminin, le chêne masculin, ce que Cristiana Franco appelle « une caractérisation genrée du symbole onirique ». L’on est stupéfait et amusé à la fois de découvrir par exemple que « la hyène signifie une femme qui fait l’homme ou une envoûteuse, ou bien un homme qui est un sodomite innocent ».

Le songe est un enjeu de la « culture agonistique » antique, soit la culture athlétique ; la réussite sportive rêvée devenant une métaphore de l’accomplissement, y compris en cette occasion la mort. Se nourrir, faire le marché, les plaisirs de la table pullulent dans les songes, signifiant la crainte de la famine, ou le désir d’ascension sociale, lorsqu’éclate la somptuosité gastronomique. Ce qui n’est pas sans permettre un tableau de l’alimentation romaine. De même l’on rêve d’accéder à la richesse, à la magistrature, de participer au gouvernement de la cité. Plus haut encore, ce sont les « mondes divins » qui sollicitent le rêveur Sa secrète activité psychique lui permet de communiquer avec les puissances supérieures, dont l’omniscience est un modèle à atteindre. Au-delà de la stricte clé des songes, l’on se rend compte qu’Artémidore déploie tout un panorama de la société de son temps, de ses mœurs et de ses pratiques religieuses.

Si une poignée d’interprétations artémidoriennes paraissent douées d’une certaine logique, d’autres surprennent pour le moins : « la crucifixion signifiant gloire et abondance de biens - gloire parce que le crucifié est très haut placé, abondance de biens parce qu’il sert de nourriture à beaucoup de rapaces » !

Sa réputation a franchi l’espace et le temps. Traduit en arabe, vers le milieu du IX° siècle, il témoigne de la faveur de l’oniromancie dans l’Islam, le prophète ayant beaucoup rêvé alors que « le rêve du croyant continuerait à représenter d’authentiques messages venus d’en haut ». En conséquence la traduction est édulcorée, voire censurée, tant le paganisme d’Artémidore est flagrant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lors de la Renaissance, il est redécouvert, publié par Alde Manuce dans son texte grec, en 1518. S’ensuivent de nombreuses éditions, bilingues latin-grec, puis en français, prisées par les médecins. L’aura scientifique de la chose fut ternie par les méfiances papales et luthériennes à l’égard de la divination, puis par une conception de science préférant les faits aux signes. Pourtant à partir de 1715, en Allemagne, l’on compila d’abondantes clefs des songes, en particulier prémonitoires ; ce dont s’inspira le célèbre et controversé charlatan Cagliostro. Par la suite, Gotthilf Heinrich Schubert publia un traité récusant « le réductionnisme physiologique des Lumières » en faveur d’un « langage onirique particulier, une symbolique du rêve ». Le romantisme coexiste avec un catholicisme qui prétend « donner des songes une explication raisonnable et morale ». Freud, lui, préféra chercher des clefs dans le passé des rêveurs, de manière un peu plus rationnelle.

Enfin, Michel Foucault[4] vient privilégier « une interprétation sociologique d’Artémidore[5] ». Lorsque l’histoire des sciences n’est plus entendue comme histoire du vrai, sonne l’heure de Subjectivité et vérité. C’est dans ce volume de cours, qu’il commente notre oniriste grec, le rêve étant à cet égard un point charnière et d’interrogation. Car, sujet conscient, nous sommes aussi sujet rêveur : « l’onirocritique ancienne, c’est cela : une manière de vivre, une manière de vivre en tant que, pendant au moins une partie de ses nuits, on est un sujet rêveur ». L’on devine que l’auteur de L’Histoire de la sexualité, y traque les rêves à contenu sexuel, de façon à lire chez Artémidore « les distributions et les hiérarchies morales des actes sexuels dont il parle [et la] signification économique et politique[6] ». L’on sait que cette morale ne réprouve à peu près que ce qui est subi de la part d’un inférieur. De plus bien des rêves interprétés par Artémidore portent sur des relations incestueuses, rêves qui ont des significations négatives, « à l’exception de l’inceste entre mère et fils qui annonce des profits matériels et symboliques[7] » ! Sachons que notre interprète antique réprouve les actes sexuels avec les dieux, les animaux, les cadavres, entre deux femmes, tous hors-nature… Ainsi pour Michel Foucault rapports sexuels et rapports sociaux ne sont pas dissociables.

Au travers du statut des rêves, la pléiade de chercheurs ici convoqués, historiens, anthropologues et philologues, s’intéresse non seulement à la culture gréco-romaine, à sa conception du monde et des dieux, mais à des univers aussi différents que l’Islam médiéval ou l’Allemagne des Lumières, du romantisme, jusqu’à notre contemporain. Le volume, profus, est impressionnant de précisions, de perspectives…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Loin d’être absurde, selon Sigmund Freud, le rêve serait un processus de réalisation du désir. Dans son Interprétation des rêves, en 1899, il postule que rêver est en fait la mise au jour du refoulé, donc de l’inconscient. S’il prétend n’y pas confier une clef des songes, quoique n’oubliant pas de se référer à Artémidore, il insiste sur la dimension œdipéenne, sur l’impact d’une sexualité récurrente.

Une fois de plus s’agit-il de vouloir donner à toute force un sens à ce qui n’en aurait guère ? Certes, nous avons tous des rêves érotiques parfois exquis, des cauchemars où nous tombons d’une falaise, où nous devons repasser un examen scolaire, universitaire, où nous avons déjà plus ou moins brillamment réussi, de voler au-dessus des terres et des mers avec une aisance absolue. Dans ce dernier cas, par exemple, ce « sont des rêves d’érection, parce que le phénomène remarquable de l’érection, qui n’a cessé de préoccuper l’imagination humaine, doit lui apparaître comme la suppression de la pesanteur (cf. les phallus ailés des Anciens) ». Voilà qui est un peu tiré par le phallus…

Néanmoins, malgré son peu de scientificité, sinon psychanalytique, Freud ne fait preuve de guère de superstition : « Le rêve révèle le passé. Car c’est dans le passé qu’il a toutes ses racines. Certes, l’antique croyance aux rêves prophétiques n’est pas fausse en tous points. Le rêve nous mène dans l’avenir puisqu’il nous montre nos désirs réalisés ; mais cet avenir, présent pour le rêveur, est modelé par le désir indestructible, à l’image du passé[8] ». Le père de la psychanalyse n’avait pu voir émerger les neurosciences…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ces deux volets complémentaires auraient pu être rassemblés par Walter Benjamin lui-même en un tel volume, si les convulsions politiques de son temps lui avaient permis de garder la vie. Ainsi édité par Burkhardt Lindner, probablement répond-il à un vœu secret de l’auteur de ces récits de rêves, recueillis chronologiquement et complétés par diverses bribes qui ressortissent à l’interprétation. Rêveur, il note scrupuleusement la découverte de « fétiches et sanctuaires mexicains », sa visite nocturne dans le cabinet de travail de Goethe, dans un musée. Mais aussi des images plus cauchemardesques, comme ce fantôme dans une cage d’escalier « qui me paralysa en me jetant un sort ». Ou encore : « je me suicidai avec un fusil », ce que d’aucun qualifierait imprudemment de rêve prémonitoire, puisqu’il se suicida lorsqu’il craignit d’être renvoyé à la frontière française, à Port-Bou, donc livré aux Nazis.

L’auteur de Paris capitale du XIX° siècle[9], tente de se changer en théoricien, tâtonnant à la recherche de la clef des songes : « dans la langue du rêve, le sens est caché à la manière d’une figure dans un dessin-devinette ». L’on pourrait craindre que Walter Benjamin, qui rédigea sa thèse dans le cadre de l’idéalisme romantique allemand[10], ait une conception de l’onirisme encore largement dépendante du romantisme, mais aussi du surréalisme dont il est le contemporain. Cependant le voilà plus réaliste. «  Le rêve n’ouvre plus sur un lointain bleu. Il est devenu gris. La couche de poussière grise sur les choses en est la meilleure part. Les rêves sont à présent des chemins de traverse menant au banal ». Quant au cauchemar, ne vient-il pas « d’une nécessité d’apaiser l’horreur devant la mort - qui est certaine - en évoquant une horreur encore plus profonde devant des choses, qui, elles, sont incertaines et nous seront peut-être épargnées[11] »… Mais si l’on trouve ça et là quelques perles, le recueil, où rôdent Proust, Freud et Bergson, se ressent d’être un rabibochage de fragments, liés de près ou de loin à la thématique du rêve ; bien fidèle cependant à la technique benjamienne, soit la prise de notes infinie, en vue d’ouvrages rarement achevés, entre Paris et Baudelaire[12].

Si l’on sait que les progrès de l’imagerie médicale ont permis de mieux comprendre les mécanismes neurophysiologiques à l’œuvre durant les rêves, invalidant Artémidore et Freud, l’on est loin d’avoir trouvé la clef des songes. Lors de la phase de sommeil paradoxal, quatre zones cervicales s’activent : régions visuo-spatiales, situées à l’arrière du cerveau, cortex moteur, hippocampe, lié à la mémoire autobiographique, amygdale et cortex cingulaire. Ce sont là des centres émotionnels profonds, plus actifs durant le sommeil paradoxal qu’à l’état de veille. Pendant ce temps le cortex préfontal, siège des idées rationnelles, des prises de décision, est endormi. À quoi servirait le rêve nocturne ? Ce mécanisme de rangement favoriserait la mémorisation, la gestion des émotions, l’oubli des plus stressantes, mais aussi la créativité. Une auto-thérapie en quelque sorte.

Philosophe et médecin persan du XI° siècle, Avicenne prétendait connaître la « cause du rêve et de sa vérité ». En une minuscule poignée de pages, il professe : « Le rêve vient de ce que la faculté de l’imagination reste seule, qu’elle se libère de l’influence de l’action des sens ». L’interprétation se fait, dit-il, « le plus souvent par conjecture », sans en dire plus. Il relie néanmoins la disposition onirique aux « mondes invisibles », car « un homme doué d’une âme très subtile […] peut percevoir en état d’éveil ce qu’elle verrait en rêve[13] ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ainsi, les songes et leurs significations rejoignent les champs de l’excentricité et de la superstition qui confluent dans les mondes invisibles, prétendument révélés par le spiritisme, l’occultisme et autres billevesées. Pourtant tant de penseurs, d’écrivains, d’artistes ont cédé à de tels mirages. Comment l’expliquer ? Il faudra rien moins qu’un Cahier de L’Herne pour rêver une réponse tangible…

Préférer l’irrationnel au rationnel, l’invisible au visible, quelle folie ! Pourtant, nombreux sont les penseurs, les écrivains, à fantasmer, sinon à percevoir, le paranormal et l’au-delà. Partons, avec Sylvain Ledda, directeur et préfacier de ces Mondes invisibles, un insolite Cahier de L’Herne, collection habituée aux études monographiques sur des auteurs, à la découverte d’une culture à contre-courant. Pourquoi le sceptique peut-il néanmoins s’intéresser à une telle myriade de fantaisies occultes ? Car des Lumières au XX° siècle, spiritisme, au-delà, occultisme, affolent les consciences et les Lettres.

La suggestive formule de Gérard de Nerval, au début d’Aurélia, en 1855, est encore une fois le sésame de cet ouvrage : « les portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible ». Il faut alors choisir la voie de l’initiation, ou subir la folie, comme le poète. Son siècle, positivisme et scientiste, a son envers, celui des songes, des spiritualités venues de Dante et de Swedenborg, de l’hermétisme et de la mystique, irrigués par l’orphisme ou l’Apocalypse de Jean. Victor Hugo fait tourner les tables du spiritisme et entend parler les morts : Dante ou Napoléon empruntent le style emphatique de l’auteur des Contemplations, dont les vers chuchotent avec les défunts, via l’hypnagogie. L’on devine qu’à cette sincère passion s’associe un charlatanisme éhonté. La photographie n’échappe pas aux trucages fantomatiques. Toute la première partie de notre ouvrage embrasse la vogue surabondante des manifestations spirites.

Au XX° siècle, la pérennité du fantastique est patente avec Le Matin des magiciens de Louis Pauwels[14], qui fit en 1960 grand bruit. Le retour du religieux et le goût de l’occultisme s’acoquine avec des sectes, des fins idéologiques dangereuses. Aujourd’hui Internet, le darkweb, permettraient-il aux défunts communiquer avec leurs proches ?

Les scientifiques lorgnent les régions occultes, en témoignent l’alchimie et le vitalisme qui ont fait long feu, sans compter les fantaisistes, comme Messmer, qui prétendit au magnétisme animal, à la circulation de l’énergie vitale. L’astrologie fascine depuis les Anciens, mais elle figure dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert avec l’objectivité historique requise, dénonçant les superstitions.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Des Lumières aux romantiques, des plus rigoureux scientifiques aux illuminés du XIX° siècle, ce Cahier de L’Herne brasse large. Du symbolisme et de la magie dans la partie centrale du volume aux mystères individuels et collectifs qui referment le triptyque, le frisson de l’initié voisine avec l’analyse de la fiction.

Le cabinet de curiosité de l’esprit humain s’enrichit des vertigineux mystères de l’univers. Si ce Cahier ne nous convainc pas de confier sa vie aux mondes invisibles, il nous guide vers les capacités imaginatives de maints esprits, écrivains et poètes, pas si inactuelles. D’autant que les grandes peurs, d’antan et d’aujourd’hui, climatiques, sanitaires ou nées des conflits, peuvent ranimer le recours à l’occultisme et à l’ésotérisme. Le regain d’intérêt, cette fois féministe, pour les sorcières[15] n’en est-il pas la preuve…

Historiens, sociologues, anthropologues, philosophes et chercheurs en littérature, les auteurs de ce cahier ne sont en rien des crédules. Leur champ d’investigation, entre 1750 et 1960, est couvert au moyen d’une démarche descriptive et analytique, montrant combien ces terrains oniriques ont infusé la création littéraire et artistique. Ainsi, des inédits, des raretés émaillent ce Cahier : Dom Calmet et ses Raisonnements sur les vampires, Joséphin Péladan maître de l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix.

Si nous avons négligé la nocturne sobriété de la couverture, détrompons-nous : elle cache un motif invisible que seul un QRcode permet de découvrir et que nous laisserons à la disposition de la curiosité du lecteur et du rêveur. Ne doutons pas que ce Cahier de l’Herne entretienne quelque rapport étroit avec l’un de ses prédécesseurs intitulé Romantisme noir[16]. Car à la charnière du XVIII° et du XIX° siècle bien des auteurs cultivèrent l’effroi et le cauchemar, entre roman gothique anglais[17] et morbidité baudelairienne.

 

Quoiqu’au risque de castrer le songe de sa dimension impénétrable, voire plus banale et moins prestigieuse qu’il n’y paraissait, peut-être le rêve réécrit est-il plus parlant, tel celui du « Christ mort », sous la plume Jean-Paul Richter, ce romantique échevelé, originellement publié dans le roman Sibenkäs[18] en 1795, soit près d’un siècle avant la nietzschéenne mort de Dieu. Voilà qui impressionna fort en son temps, au point que Madame de Staël, dans son essai De l’Allemagne[19], paru en 1813, le traduisit in extenso. En voici le moment crucial : « Le Christ poursuivit : J’ai parcouru les mondes, je suis monté dans les soleils et j’ai volé avec les Voies Lactées à travers les solitudes célestes ; mais il n’y a point de Dieu[20] ». Heureusement, de ce cauchemar, le narrateur se réveille rasséréné. Une telle scène fut-elle rêvée par Jean-Paul Richter et brillamment réécrite au réveil, ou ne relève-t-elle que de la fiction romanesque ? Car mieux encore, il faut compter avec les écrivains, romanciers et poètes pour agrémenter leurs fictions. En effet, inventé par leur soin scrupuleux, le rêve est probablement plus sensé, plus révélateur de notre psyché et de la psychologie de leurs personnages, comme celui d’Aschenbach, dans La Mort à Venise[21], de Thomas Mann. Ce dernier lui faisait en effet rêver de son bel apollinien Tadzio sous les traits d’un dangereux Dionysos, avertisseur de son illusion et de son désir pas seulement éthéré.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Mondes invisibles fut publiée dans Le Matricule des anges, juillet 2023

 


[1] Ovide : Les Métamorphoses, XI, XIV, traduction Desaintange, Crapelet, 1808, T 3, p 585.

[2] Gérard de Nerval : Œuvres, Aurélia, Le Club Français du Livre, 1952, p 159.

[3] Synesius de Cyrène : Œuvres, Hachette, 1878. Eloge de la calvitie, Arléa, 2004.

[5] L’Onirocritique grecque. D’Artémidore à Foucault, p 63, 64, 105, 220, 233, 275, 351, 369, 377.

[6] Michel Foucault : Subjectivité et vérité, EHESS Gallimard / Seuil, 2014, p 52-53, 55, 57-58.

[7] L’Onirocritique grecque. D’Artémidore à Foucault, p 396.

[8] Sigmund Freud : L’Interprétation des rêves, PUF, 1987, p 338-339, 527.

[10] Walter Benjamin : Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, Champs Flammarion, 2008.

[11] Walter Benjamin : Rêves, p 15, 21, 25, 73, 76, 115.

[13] Avicenne : Le Livre de science, Les Belles Lettres, 2007, II, p 82, 84.

[14] Louis Pauwels : Le Matin des magiciens, Gallimard, 1960.

[16] Romantisme noir, Cahier de l’Herne, 1978.

[18] Jean Paul Richter : Siebenkäs, Aubier Montaigne, 1963.

[19] Madame de Staël : De l’Allemagne, Garnier, 1874, p 369-371.

[20] Jean Paul Richter : Choix de rêves, José Corti, p 146, 2001.

[21] Thomas Mann : La Mort à Venise, Fayard, 1987.

 

Costa de Jezkaibel, Hondarribia, Guipuzcoa, Euskadi.

Photo : T. Guinhut.

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2 avril 2023 7 02 /04 /avril /2023 13:35

 

Potter. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Chats littéraireset philosophie féline.

Julie Delfour, Albine Novarino-Pothier,

Michèle Sacquin, John Gray

& Haruki Murakami.

 

 

Julie Delfour : L’œil du chat. L’Ultime bête noire, Klincksieck, 2023, 152 p, 19 €.

 

Albine Novarino-Pothier : Une Vie de chat, De Borée, 2018, 205 p, 24,90 €.

 

Michèle Sacquin : Des Chats parmi les livres,

BNF/Officina Libraria, 2010, 208 p, 23 €.

 

John Gray : Philosophie féline,

traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Fanny Quémant,

Gaïa, 2022, 128 p, 16,50 €.

 

Haruki Murakami : Abandonner un chat,

traduit du japonais par Hélène Morita, Belfond, 2021, 86 p, 17 €.

 

 

 

Autant ils assurent aujourd’hui pléthore de « j’aime » sur Instagram et Facebook, autant ils inspirent de longtemps les poètes, les écrivains, les philosophes. Charles Baudelaire, en 1857, parmi ses Fleurs du mal, ne les considérait-il pas comme des « Amis de la science et de la volupté » alors qu’ « Ils prennent en songeant les nobles attitudes / Des grands sphinx allongés au fond des solitudes »… Du fauve sans pitié au chat de maison étonnamment manipulateur, il est une essayiste pour décrypter cette évolution : Julie Delfour, qui a L’œil du chat. Tandis qu’Albine Novarino-Pothier décline les portraits complices de nombreux écrivains qui agréent les chatteries ; à l’instar des Chats littéraires de Michèle Sacquin. Cependant, félin féroce et chat caressant, il n’est pas sans leçons philosophiques à l’adresse de celui qu’il domestiqua, soit son compagnon humain, comme le postule John Gray dans sa Philosophie féline. L’on comprend alors combien l’on ne peut « abandonner un chat », tant ce dernier accompagne le fil à déplier de la relation qu’entretint Haruki Murakami avec son père. Ami cher, modèle philosophique, maître de la paix du foyer et de l’inspiration littéraire, tel est notre maître chat.

Prédateur, indépendant et cependant domestique… Le paradoxe ajoute au mystère et à l’attrait du chat. C’est bien ce que, dans L’œil du chat, tente de démêler Julie Delfour, car ne s’agit-il pas de « faire ami-ami » avec un fauve ? Voire pour l’animal de fêter son influence, tant son faciès à fourrure presque enfantin, et cependant armé de dents aigües, a permis de changer notre perception : nous étions programmés pour craindre et fuir le félin agile et griffu, nous voici sous l’emprise d’un « prestidigitateur de génie » bénéficiant d’un empire sur le genre humain sans pareil parmi le monde animal. Il s’est coulé dans la maison, où toute porte, toute fenêtre, lui est chatière, où tout canapé de salon et fauteuil de bibliothèque lui est trône et baldaquin. Croquettes, pâtée, morceaux friands lui sont dus, en échange de caresses câlines et de ronronnement follement bénéfiques à notre santé, physique, morale, affective. L’observateur aux yeux brillants dans l’obscurité est la vigie de nos fenêtres, le fauve miniature de nos jardins et des champs.

L’essayiste nous rappelle qu’il est de ces prédateurs aux dents de sabre que l’on peignait au fond des cavernes, mais qu’il bénéficie également de sa constellation, dont l’étoile la plus brillante fut baptisée « Felis ». Dans l’ancienne Egypte, Sekhmet, la plus antique déesse, est un lion féroce qui « se mue en félin docile ». Cette mutation est le fil conducteur qui anime l’essai de Julie Delfour. Du carnivore aux dents carnassières, avide de proies frémissantes, doué d’une vue crépusculaire et d’une ouïe infaillible, au jouet domestique, le chat montre d’incroyables facultés d’adaptation. Lorsque l’homme devient l’animal dominant, la souris domestique menace ses récoltes. Or notre « Felis silvestris catus » s’aventure près de lui et « tire son épingle du jeu » en croquant maints souriceaux, quoiqu’il soit bien peu efficace face au rat, alors que le chat sauvage est fort rétif et préfère le fond des forêts aux douceurs de la literie. La paléogénétique permet de reconstituer un long parcours, depuis l’Anatolie au sixième millénaire avant notre ère, en passant par les routes commerciales terrestres puis maritimes ; ainsi conquiert-il l’empire romain et le monde en son entier. Se révéler « pourfendeur de rongeurs » vaut bien mille éloges et caresses. Son patrimoine génétique variant moins que celui du chien, qui peut se révéler incapable de se défendre dans la nature, il garde sa capacité à survivre. Sa « résistance éthologique » lui permet de balancer entre sociabilité et farouche indépendance, faisant de lui un « domestique infidèle ». Où va-t-il vaquer la nuit, vivant de rocambolesques aventures, refusant ou quêtant la caresse de passants inconnus ? Car chaque félin des villes et des campagnes a sa personnalité singulière, ses préférences, ses goûts, son langage, sa connaissance des humains qui l’entourent, ses ruses enfin. Au point que le naturaliste Buffon, au XVIII° siècle, dénonçait sa « fausseté ». Et s’il peut jouer avec nous, il résiste à tout dressage, préférant la chasse, car « 4 milliards d’oiseaux et 22 milliards de petits mammifères finissent chaque année sous leurs dents », quoique 56 % des proies ne soient pas consommées. Oh, le cruel !

Mais la cruauté de l’homme à son égard n’est guère excusable, tant l’Histoire garde ou non la mémoire des maltraitances, des abandons. Faut-il stériliser les chats errants ? Ils ont heureusement leurs défenseurs, en la personne d’associations. Souvenons-nous que, de longtemps, ils furent associés au diable, aux sorcières, en particulier par le pape Grégoire IX, père de l’Inquisition au XIII° siècle. Si cette ère de diabolisation est révolue, et bien que les chatons soient les favoris du monde numérique, d’Instagram à YouTube,  ne croyons pas ne plus devoir rester à cet égard vigilants ! Méfions-nous d’ailleurs de la toxoplasmose, contractée au trop près de ses excréments, qui, bien qu’apparemment bénigne, aurait un impact neurologique, voire jusqu’à la schizophrénie…

Quoique ses photographies de faciès félins soient un peu univoques de par le cadrage trop serré - malgré les couleurs variées des pelages - l’essai de Julie Delfour, zoologue et historienne, est aussi rigoureux qu’attachant. De Pline l’Ancien aux plus récentes recherches scientifiques, d’Aristote à Paul Léautaud, fort « dévoué à la cause féline », ce livre est si nourrissant qu’il faut craindre que, comme notre favori, nous n’en digérerons que 56% ; aussi mérite-t-il une seconde lecture...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chasseurs ou câlineurs, ils séduisent tant Albine Novarino-Pothier qu’elle semble envier « une vie de chat », pour reprendre le titre de son livre, généreusement illustré de photographies. Parallèlement il s’agit de cent vies d’écrivains, si souvent conquis par leur beauté, leur indépendance, leur incroyable capacité à nous nous tenir compagnie, à se tenir tranquille près de la plume et du livre. Qu’ils soient de décoratifs compagnons de leurs ouvrages ou des personnages à part entière de leurs récits, ils sont collectés par l’anthologiste attentive, qui n’omet pas de commencer par un rappel de l’égyptienne vénération pour nos chers félins. Mais ce qui l’occupe surtout ce sont les façons dont la littérature du XIXème siècle les honore, avec Baudelaire, puis celle du XX° siècle avec Léautaud ou Colette.

Les textes ainsi collectés nous content de belles histoires d'amitiés entre les chats et les hommes, au point que les premiers deviennent inséparables de leurs maîtres : Victor Hugo, Raymond Poincaré, Alexandre Dumas, Pierre Loti, Prosper Mérimée, sans oublier le célèbre et parisien Cabaret du Chat Noir. Cueillons de délicieuses citations. Selon Léonard de Vinci : « Le plus petit des félins est une œuvre d'art » ; Colette affirme avec raison que « le temps passé avec un chat n'est jamais perdu » ; Aldous Huxley conseille les apprentis écrivains : « Si vous voulez écrire, ayez des chats ». N’omettons pas, chez Lewis Carroll, le passablement surréaliste « chat du Cheshire » venu d’Alice au pays des merveilles, et capable d’apparaitre et de disparaître à tout moment. Ce don de métamorphose est d’ailleurs pointé par Chateaubriand : « J'aime dans le chat cette indifférence avec laquelle il passe des salons à ses gouttières natales ». Ainsi Une Vie de chat, sous la vigilance d’Albine Novarino-Pothier, est-il l’un de ces ouvrages, qui sait, capables d’apprendre à lire à nos amis ronronnant. S’ils ne le savent déjà sans nous le dire, tant ils sont  de coquins cachotiers…

 

François-Augustin Paradis de Moncrif : Les Chats, Contes, Quantin, 1979.

Photo : T. Guinhut.

 

Et pour mieux parcourir les plumes des amants de nos bêtes à poils, voici Michèle Sacquin, commentatrice avisée Des Chats passant parmi les livres. Combien peut-elle fureter à patte de velours parmi les réserves de la Bibliothèque Nationale de France, puisqu’elle en est conservateur ! Car voilà ces chères bêtes se faufilant dans les marges des enluminures médiévales, aux pieds d’Adam et Eve dans le tableau d’Albrecht Dürer. Et bien entendu chez les naturalistes, au premier chef Buffon, dont la langue est perfide à leur encontre. Illustrateurs, comme Grandville ou Steinlein, ils en raffolent, romanciers ils leurs font des chatteries, comme Hoffmann et son Chat Murr, Colette et sa Chatte, fabulistes, d’Esope à la Fontaine et Florian, ils jouent à les anthropomorphiser, à les changer en moralistes.

Merveilleusement illustré, cet ouvrage témoigne de l’inventivité humaine certes, mais aussi de la qualité inspiratrice du matou, voire d’un certain fétichisme lorsque le dos de reliures rouges porte un fer doré à la forme féline ! De la plus noble peinture à la caricature, du papyrus à l’estampe japonaise, de la calligraphie ornée à la photographie, tout est pâtée pour le félin qui a colonisé l’esprit et les arts. Songez qu’il suffit à François-Augustin Paradis de Moncrif, en 1727, de publier son charmant ouvrage, Les Chats, pour être reçu en 1733 à l’Académie française ! À tel point qu’il s’en suivit une parodie, Le Miaou ou Très Docte et Très Sublime Harangue miaulée par le seigneur Raminagrobis. La « félinomanie » ne désarme pas. Ainsi le « Chat botté » est magnifié par Charles Perrault puis Gustave Doré, alors que notre hardi et caressant minet, à la queue opportunément dressée, devient au XVIII° siècle symbole d’érotisme, taquinant et  câlinant une dame aux appâts rebondis et demi-dévêtue en son lit.

Il est bon de choyer un chat dans une bibliothèque, n’est-ce pas, ne serait-ce que pour chasser les bestioles papivores, mais surtout comme « Chat Muse » et gage de sérénité…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Savant en psychologie humaine, domestiquant l’homme depuis la plus haute Antiquité, il lui fournit de surcroit rien moins qu’un modèle philosophique… Pourquoi le chat plutôt que tout autre animal ? Sa sérénité, sa propension au sommeil, son agilité et son attention patiente au kairos[1], soit le moment décisif des Grecs, au moment d’assaillir la proie nécessaire, voilà qui en fait un modèle de vie, presque un esprit au sens philosophique du terme. Car selon John Gray, essayiste britannique, le « sens de l’existence », selon son sous-titre, appartient tout entier à notre cher minet, bien digne que lui soit consacrée une Philosophie féline.

Notre félin préféré, dont on n’idéalisera pas la nature paisible tant il sait se montrer féroce au besoin, voire cruel en jouant avec sa proie condamnée, serait-il le modèle de cette ataraxie recherchée par les épicuriens antiques ? Peut-être… Serait-il l’animal-machine selon Descartes, autant privé de conscience que de sensibilité ? Que non ! Il est tout bonnement le compagnon de Montaigne qui, ayant perdu son cher ami Etienne de La Boétie, auteur de La Servitude volontaire[2], avait bien besoin d’une ronronnante fourrure en sa librairie.

La conscience de la mort n’effleurant pas les animaux, hors peut-être les éléphants, alors qu’elle conduit Pascal à la foi, les chatons et autres matous ont quelque chose de salvateur. Ainsi l’avance John Gray : « N’ayant aucunement besoin de cette obscurité intérieure, les chats sont au contraire des créatures de la nuit qui vivent au grand jour ». Samuel Johnson, essayiste anglais du XVII° siècle, soignait son inquiétude, voire sa myopie, avec de félins compagnons. Dans une sorte de conte, Rasselas, Prince d’Abyssinie[3], publié en 1759, il met en scène une quête destinée à l’échec : quitter la « Vallée heureuse », ne permet en rien de trouver le bonheur poursuivi. Au contraire du chat auquel il portait affection, Samuel Johnson  avait bien du mal à « supporter sa propre compagnie ».

Reste que ce sont « des créatures amorales ». Le sens du bien et du mal étant un apanage humain, le souverain bien est-il humain, est-il félin ? Vivre selon sa nature était l’idéal des Grecs, non loin de celui du taoïsme. Et si la moralité peut s’appuyer sur des faits utiles ou dommageables pour l’humanité, elle peut cependant varier : « Il n’y a pas si longtemps, la moralité exigeait d’étendre le pouvoir impérial pour civiliser le monde.  De nos jours elle condamne toute forme d’impérialisme ». Dans l’absolu, les humains ne valent pas plus que les animaux ; ce qui ne signifie pas, ajouterons-nous, qu’il faille subordonner les premiers aux second, et ainsi choir dans un relativisme antihumaniste.

Cependant si pour Spinoza « le bonheur consiste pour l’homme à conserver son être », selon son Ethique[4], nul doute que la maxime s’applique à notre chasseur de souris, alors que « les êtres humains ne comprennent pas qui ils sont, ni quelle est leur place dans le monde ». Rien alors de la « volonté de puissance » nietzschéenne, rien de l’altruisme sauf de la part de la chatte pour ses petits, rien de la chimère du « moi », telle que la dénonçait Nietzsche ; au point que le test du miroir les laisse indifférents, au contraire des cochons, pies et chimpanzés qui font ainsi preuve d’une conscience au moins partielle.

Et lorsque la vie bonne dépend des vertus, si l’on suit Aristote, le courage n’en est-il pas la plus vigoureuse, chez celui qui, dans la nature, doit batailler pour sa nourriture et sa vie…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Amour humain et amour félin sont parfois comparés. John Gray nous rappelle la jalousie de Saha, héroïne féline du roman de Colette : La Chatte[5]. Nombre d’écrivains aiment les chats d’un « amour passionnel », comme Patricia Highsmith, dont le chat siamois Ming se venge de l’homme qui fréquente sa maîtresse[6]. Anthropomorphisme sans nul doute, car il n’y a pas l’ombre d’une vie amoureuse dans l’accouplement félin. Ce qui n’empêche pas le philosophe chevronné de trop s’attacher, comme le Russe Nicolas Berdiaeff, qui espérait la rédemption de son Mourry. L’on eut d’ailleurs un peu trop tendance à diaboliser ou diviniser nos petits félins, lorsque sorcières médiévales étaient dit-on accompagnées de chats maléfiques, que l’on brûlait trop volontiers, lorsque l’Egypte ancienne momifiait des chats, et dressait des stèles au « Grand chat » : « Les Egyptiens avaient de bonnes raisons de vouloir que les chats les accompagnent dans leur voyage vers l’au-delà ».

Autre vision morale à mettre en avant : « L’éthique féline est une sorte d’égoïsme désintéressé ». Mais c’est peut-être ce qui chez les chats nous convient ; voire ce qui devrait faire d’eux des modèles. Car la vertu d’égoïsme - pour reprendre le titre d’Ayn Rand[7] - ferait bien d’être un peu plus présente chez cet être humain dont l’altruisme mal placé consiste à se mêler des affaires de ses contemporains et voisins pour les contraindre en religion, en politique…

En une demi-douzaine de chapitres répartis peu ou prou chronologiquement selon l’histoire philosophique, la pensée suit un chemin de promenade, non sans profondeur. Certes, la réflexion de notre essayiste est parfois un peu tirée par les poils des moustaches - que l’on appelle des vibrisses - tant il s’ingénie à faire voisiner une petite histoire de la philosophie avec son animal préféré ; mais la chose est toute entière roborative. L’on ne saurait oublier de conseiller à notre lecteur de se délecter de l’ouvrage de John Gray, mais impérativement de l’accompagner d’une soyeuse fourrure attentive à portée de caresse, de façon à ce que s’en dégage un suave ronronnement : musique si grave et douce, apaisante, chaleureuse et, à l’encontre des déboires et agressions humaines, si consolatrice, si bienheureuse.

Vivre la vie philosophique du chat est chose sage ; cependant bien limitée, car ce faisant l’on se priverait de toute philosophie politique, de tout art, de toute liberté, tant à cet égard il faut souligner que John Gray, en philosophe, a écrit sur la liberté humaine[8], sur l'athéisme [9], en le distribuant selon sept types.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Apprendre à vivre grâce au chat est un peu ce que met en avant le romancier japonais Haruki Murakami. Récit autobiographique, Abandonner un chat est sous-titré « Souvenirs de mon père ». Souvenirs ordinaires certes, parmi lesquels l’élément fondateur et déclencheur est la décision d’abandonner une chatte sur la plage, vers l’an 1955. Le voyage sur le vélo paternel parait être couronné de succès, quand, au retour, l’animal est déjà revenu à la maison. Admirable, n’est-ce pas ! Aussi est-elle réintégrée à la maisonnée. Pour l’enfant unique, les « compagnons les plus précieux étaient les livres et les chats ».

De ce retour symbolique à la maison découle la remémoration de la vie du père enseignant, qui faillit devenir prêtre bouddhiste comme le grand-père, qui survécut à la guerre sino-japonaise, qu’il passa dans un régiment d’infanterie, réputé pour avoir été particulièrement « sanguinaire ». A-t-il décapité un prisonnier ? Ce qui ne l’empêcha pas, malgré d’autres mobilisations, d’écrire des haïkus avec ferveur. Mais il fut déçu du peu d’ardeur du jeune Haruki Murakami pour les études, même si ce dernier devint écrivain.

Plutôt que d’abandonner un chat, le romancier a choisi d’abandonner ses souvenirs à ses lecteurs, d’oser un « transfert d’héritage » et d’offrir un touchant gage d’amour filial. Joliment illustré par Emiliano Ponzi, ce récit témoigne de la sensibilité d’Haruki Murakami, pas le moins du monde superficielle. Ce qui ajoute à la variété de la palette d’un écrivain attentif à une féline mémoire, qui nous avait pourtant brillamment habitués au fantastique, avec, entre autres réussites, La Fin des temps[10].

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[2] La Boétie : La Servitude volontaire, Tel Gallimard, 1993.

[3] Samuel Johnson : Rasselas, Prince d’Abyssinie, L’Accolade, 2017.

[4] Spinoza : Ethique, GF, 1964.

[5] Colette : La Chatte, Le Livre de poche, 1971.

[6] Patricia Highsmith : « La plus grosse proie de Ming », Le Rat de Venise et autres histoires de criminalité animale, Calmann-Lévy, 1977.

[7] Voir : Qui est John Galt ? Ayn Rand : La Grève, La Source vive

[8] John Gray : The Soul of the Marionette, Allen Lane, 2015.

[9] John Gray : Seven Types of Atheism, Allen Lane, 2018.

[10] Voir : Les mondes parallèles des licornes de la fin des temps par Haruki Murakami

 

Buffon : Histoire naturelle, Furne & cie, 1843.

Photo : T. Guinhut.

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