traduit de l’allemand par Marie Hermann, Rue de l’échiquier, 192 p, 17 €.
Edward Abbey : Le Gang de la clef à molette,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Mailhos, Gallmeister, 2019, 50 p, 25 €.
Christian Chelebourg : Les Ecofictions. Mythologies de la fin du monde,
Les Impressions nouvelles, 2012, 256 p, 19,50 €.
Pierre Schoentjes : Littérature et écologie. Le Mur des abeilles,
José Corti, 2020, 464 p, 26 €.
Ernest Callenbach : Ecotopia,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent,
Folio, 2020, 336 p, 9,20 €.
Inquiétude fondée ou exagérée, préoccupation scientifique ou mode intellectuelle et médiatique, la grande peur de l’impasse civilisationnelle face à la sénescence écologique ne peut qu’agiter la plume et le clavier des écrivains. Leurs personnages sont rongés de « mousse » chez Klaus Modick, ou balayés par les désastres écologiques et sociétaux, contre lesquels lutte « le gang de la clef à molette » d’Edward Abbey. C’est dans toutes les dimensions de la science-fiction et du catastrophisme que se dresse l’impressionnante fresque des écofictions brossée par Christian Chelebourg, alors que les rejoignent les auteurs français agitant les agressions contre le règne de la nature, tels que les présente Pierre Schoentjes en son essai sur les romans environnementaux. À moins qu’ils préfèrent, tel le doux rêveur peut-être rationnel Ernest Callenbach, imaginer une utopique « Ecotopia », qui serait une sauvegarde de la planète bleue et de l’humanité. Au risque de la tyrannie ou d’une douce évolution ?
Supposons que le vert soit la couleur préférée de Klaus Modick, du moins les verts nombreux des mousses, dont il a fait le titre d’un étrange roman. Ou plus exactement d’un ersatz romanesque à mi-chemin du récit et de la prose poétique.
L’objet de sa passion a-t-il tué le Professeur Lukas Ohlburg ? Célèbre botaniste, il s’est retiré près des forêts. Aussi le retrouve-t-on dans un état de « moussification » avancé. La preuve : « des mousses étaient apparues sur son visage ».
Après cet étrange préambule, le récit intitulé Mousse nous conduit parmi les pages du manuscrit laissé par le défunt. Plus qu’une « critique de la terminologie et de la nomenclature botaniques », il s’agit d’une autobiographie, marquée par une enfance à l’époque nazie, lors même que ses camarades scientifiques ont « prêché la nation, le sang, le sol ». Sa famille choisit de fuir à Londres avec lui, avant qu’il puisse revenir en Allemgne.
En cette belle vision du corps et de la mémoire, sur « les relations entre les mots et le réel », l’on croise son maniaque de père qui détestait la croissance de la nature sauvage, croqué de manière acerbe par un narrateur qui n’écrit plus qu’à l’encre verte. Le solitaire reçoit la visite de son frère et des enfants, face à l’épicéa de Noël, dont les légendes lui deviennent plus parlantes que l’examen scientifique. Devant les convictions du parti politique « Les Verts », il reste dubitatif, et guère végétarien. Enfin les paysages prennent une valeur essentielle, au travers des descriptions minutieuses et sensibles de « toute une vie vécue avec un regard botanique ».
Paradoxalement, sa science l’a éloigné de la nature. Aussi, étudiant les mousses, dont il est « amoureux », et qui savent fixer des polluants, y compris radioactifs, il parvient à une sorte d’osmose. Le réalisme cède la place à un discret fantastique quand sa barbe se change en mousse, métaphore du verdissement écologique du bonhomme.
Il ne s’agit en rien d’un roman policier à la recherche d'un éventuel meurtrier, mais bien d’une méditation relavant de ce genre assez récent que l’on appelle écofiction. Klaus Modick, né en 1951, veut-il nous signifier que dotée d’une force maligne ou salubre, la nature prend sa revanche sur l’homme et reprend ses droits bafoués ?
Pire que cette mousse invasive, ce sont les poubellifications de la planète d’origine humaines trop humaines qui nous prennent à la gorge. Avec Edward Abbey, dont Le Gang de la clef à molette parut en 1975, une poignée de lurons déjantés traversent un roman loufoque, d’ailleurs illustré avec un trait plein d’humour par le satirique Robert Crumb. Ses héros sont directs, bêtes et méchants, quatre zigotos dépités et révoltés par l’industrialisation et l’enlaidissement des déserts du Grand Ouest américain. Ils se lancent dans une croisade écologiste qui ne dédaigne pas un brin de terrorisme. Leur outil privilégié, outre quelques bâtons de dynamite, est leur sacro-sainte « clef à molette » pour dézinguer des voies ferrées et un pont, « qui se fractura en zigzag ». Ce qui n’est qu’un prologue à d’autres exactions. Selon eux, il faut détruire tout ce qui atteinte gravement à l’environnement. L’on devine que les forces de police mais aussi les férus de morale vont traquer ces entêtés partis plein pot « sur une trajectoire de collision certaine avec les ennuis ».
Le road movie est haletant et burlesque, ponctué de sueur et de bières en veux-tu en voilà, bourré d’action, de suspense et de dialogues guère raffinés, car il s’agit pour nos compères de « quitter ce putain de foutu pays indien hypercivilisé et surdéveloppé et retrouver les canyons où les gens comme nous ont leur place ». N’empêche que les hurluberlus d’Edward Abbey furent passablement pris au sérieux par une frange de l’écologie militante, plus ou moins pacifique, plus ou moins terroristes : salutaire ou dangereuse, voire tyrannique ?
Nous alertant, jouant sur nos peurs, la science-fiction se fait alors Ecofictions, pour reprendre le titre de Christian Chelebourg. Faute d’exalter le progrès, les deux cents romans, films, bandes dessinées, essais et autres publicités, sélectionnés dans cette ambitieuse étude, dressent un réquisitoire sans appel contre les sociétés industrielles. Coupables, forcément coupables, elles ne sont guère vues pour ce qu’elles sont : un formidable progrès en termes d’espérance de vie, de sécurité et de loisir, même si elles ne sont pas indemnes de critiques et méritent d’être amendées. Mais pour le poids des catastrophes écologiques, réelles ou fantasmées, qui s’abattent en avalanches sur l’humanité. Pollutions plus crasseuses les unes que les autres, réchauffement climatique anthropique imparable - cette probable fiction de scientifiques discutables et de politiques en mal de prophétie, de reconnaissance et de pouvoir[1] -, catastrophes naturelles, épidémies anciennes et nouvelles, manipulations génétiques aux conséquences effarantes, tout y passe. Paul Ziller, dans son film Stonehenge Apocalypse, sorti en 2010, imagine que les mégalithes, en résonnance avec les pyramides d’Egypte, se mettent en branle pour déclencher séismes et éruptions inouïs. Al Gore, « super héros » d’une « nouvelle religion » inspire David Guggenheim qui lance le film annonciateur d’avalanches climatiques brûlantes : Une Vérité qui dérange, sorti en 2006. « L’écologie doit se faire contre les hommes », martèle Jean-Christophe Ruffin dans Le Parfum d’Adam[2]. Car parmi les pages de La Théorie Gaïa, Maxime Chattam[3] dénonce « l’Homo Entropius qui va nous détruire très rapidement ». Dans le film Matrix des frères Wachowski sorti en 1999, l’agent Smith s’adresse à Morpheus : « Les êtres humains sont une maladie. Le cancer de cette planète ». Qui sait si les écologistes délirants ne sont pas pires que ce qu’ils dénoncent…
S’il est difficile de croire en toute vérité à ces fictions littéraires et cinématographiques, il est plus que divertissant, inquiétant et fascinant de se plonger dans les mondes emboités en cet essai, mené de main encyclopédique par Christian Chelebourg. « Surenchère et grand spectacle », « fléau », « souillure » et « démiurgie », OGM et CO2, prophètes et savants, « virus producteur de zombis », « population zéro » fondent les classifications de l’essayiste qui offre un miroir hallucinant à l’imagination née de l’apocalyptique effroi du lendemain pour une Gaïa changée en poubelle toxique…
Christian Chelebourg ayant surtout consulté les auteurs et les imaginaires anglo-saxons, il ne faudrait pas en inférer qu’un tel mouvement de fond ne touche pas les auteurs hexagonaux, pourtant peu habitués au « Nature Writing » américain. Pierre Schoentjes, dans Littérature et écologie, sous-titré Le Mur des abeilles, déploie un impressionnant catalogue ordonné de la littérature française la plus extrêmement contemporaine attachée aux heurs et malheurs de l’environnement. Ecopoétique et littérature environnementale ont leurs « figures tutélaires », en les personnes de Jean Giono, Maurice Genevoix, Claude Simon, Jean-Loup Trassard ou Pierre Gascar, mais aussi des plumes moins connues, Maria Borrély ou Charles Exbrayat.Le retour à la nature est illustré par un titre emblématique : Savoir revivre de Jacques Massacrier[4], autour du concept d’autarcie. Aujourd’hui abonde une « littérature verte », dans laquelle la fiction enrôle des militants radicaux et violents, comme Paul Watson mis en scène par Alice Ferney pour célébrer la beauté des océans et de leurs baleines dans Le Règne des vivants[5]. Franck Bouysse, Maylis de Kerangal sont le signal d’une littérature de l’anthropocène, mais aussi les voyageurs Jean Rolin et Sylvain Tesson. Et, plus secrets, Gisèle Bienne ou Claude Huizinger invitent à une lecture sous les pins. Cet essai organise son analyse en trois axes : « l’écologie militante », la « littérature verte » et celle « marron » qui s’intéresse aux graves atteintes à l’encontre de l’environnement et de la biodiversité. Jusqu’au « roman végan », celui de Camille Brunel : La Guérilla des animaux[6]. Où l’on hésite entre juste sensibilisation et littérature à thèse au risque de la lourdeur, sans compter les aigreurs d’estomac. Ainsi cette littérature environnementale permet-elle de « retrouver une fonction que le roman avait abandonnée : relayer des données factuelles, mais en suggérant des pistes afin de permettre ces connaissances en rapport avec un ensemble d’autres savoirs… et de sensibilités ». Balzac avait écrit une vaste Comédie humaine, ce buisson d’auteurs ambitionnerait rien moins qu’une comédie naturelle.
Le roman environnemental sauvera-t-il le monde ? Le « fragile rempart » du « Mur des abeilles », selon le sous-titre, est à la fois un avertisseur des pollutions et des violences intolérables à l’encontre de la nature et de l’homme, mais aussi la métaphore d’une bibliothèque aux rayons à remplir de miel sensé. Documentée avec précision, agrémentée de citations à plaisir, que l’on partage ou non ou avec précaution ces problématiques, l’étude, colossale et « pas pour autant militante », de Pierre Schoentjes est une invitation à la conscience verte aussi bien qu’à la lecture sensible et pensante. Comme en la belle collection « Biophilia[7]» qui, chez José Corti, rassemble des essais, des récits scientifiques et de voyages d’auteurs scandinaves et américains autour de cette terre dont il faut prendre soin.
Que faire, qu’imaginer ? D’abord publié aux éditions Rue de l’échiquier, comme son camarade moussu, Ecotopia d’Ernest Callenbach (1929-2012), est repris en Folio, avec un graphisme de couverture aussi expressif que manichéen entre de verts rivages et de noirs parages de la mort forestière. Voici une utopie écologiste qui rêve de ne pas être une dystopie, ce qui est de l’ordre de l’oxymore. Quoique son auteur préfère parler de « semi-utopie », ce qui est plus modeste.
Scindés par une « plaie fratricide », les Etats Unis se sont vus privés des trois Etats de l’Ouest : Californie, Oregon, Washington, ce qui aggrava la grive économique sur la côte ouest. En une anticipation publiée en 1975, Ernest Callenbach projette son héros, l’envoyé spécial William Weston, vingt ans plus tard, alors que pour la première fois la frontière s’entrouvre. L’on ne sait rien, hors rumeurs et mensonges, d’Ecotopia.
Une fois la frontière passée, les trains à « propulsion magnétique » et les « vidéophones » côtoient les arcs et les flèches des chasseurs, les rues sont arborées et jardinées, les bus et les vélos gratuits. Les « mini-villes », sont ravitaillées par des réseaux souterrains de tapis roulants.
Quant aux habitants, ils sont « accord naturel avec leur être biologique », « l’égalité absolue entre les sexes » règne, la famille nucléaire a disparu et l’on élève les enfants en commun. Ils pratiquent mille activités dans la nature, au point de devoir un « service forestier ». Une aventure érotique avec Marissa la forestière, fort directe, comme le sont les Ecotopiennes, pimente un brin le récit, cela prétend-on d’abord sans le moindre « psychodrame », ce qui témoigne d’une appréciable évolution des mœurs, quoique la perspective du départ de William entraîne un « affreux déchirement ». Ce qui permet une comparaison avec Francine, restée à New York. En revanche, faute de compétitions sportives, l’on pratique des « jeux de guerre […] lors desquels des centaines de jeunes trouvent la mort chaque année ». Ce rituel sert à canaliser l’agressivité. Et lorsque notre narrateur inexpérimenté se voit participer à un tel combat, il s’étonne de son enthousiasme, et se retrouve vigoureusement blessé par une lance…
Les minibus sont électriques, mais les voitures particulières ont été interdites, comme l’ont été les « produits précuits et conditionnés ». L’on s’est débarrassé de la pollution et les plastiques sont biodégradables. Mais d’où vient l’électricité, sinon de quelques barrages, des centrales d’énergie solaire, éolienne, géothermique et liées aux marées, alors que semblent résolus les problèmes d’intermittence et de stockage. Malgré l’élimination de nombre de technologies pour cause de « toxicité écologique », la vidéo est omniprésente, ce qui témoigne, en 1975, d’une certaine prescience. La semaine de vingt heures est de règle : pas de surproduction, mais un équilibre avec les autres créatures terrestres, telle est la loi. Mais la sécession économique entraîna nationalisations et spoliations, période chaotique, dont on parait minimiser les méfaits pour le bien-être d’un temps présent qui tient ses promesses, en pratiquant l’autogestion et le « revenu minimum garanti ». Dorénavant la décroissance démographique accompagne celle économique, quoique l’éducation et la recherche ne soient point négligées. Toute religion semble avoir disparu, hors celle de la terre et des arbres, quoique sans culte particulier.
Ce qui n’empêche pas qu’il y ait des médias divers et concurrents, une opposition politique sporadique, estimant que l’on « étouffe l’esprit d’entreprise » et souhaitant des échanges avec le reste des Etats-Unis. Mais aussi un « service de contre-espionnage » intrusif.
Faut-il y voir, comme le soupçonneux narrateur, « un labyrinthe bureaucratique où rôderait un gros rat totalitaire » ? Les vastes appartements sont destinés à « favoriser le mode de vie communautaire », la solitude y est plutôt mal vue et quelques-uns dénoncent des « tests de grégarité ». L’on découvre un « magasin d’Etat », alors que s’appliquent « des lois pour punir le délit de propriété abusive et confisquer les héritages ». Ce qui est l’occasion de fréquents retours en arrière pour expliciter le déroulement de la « révolution écotopienne » et sa « guerre des hélicoptères » qui se solda par un échec retentissant et cependant soigneusement tu par les Etats-Unis humiliés ; ce qui reste de l’ordre de la fiction de bande dessinée.
L’auteur de ce qui aurait pu être une utopie trop idéaliste a pris soin de laisser poindre en Ecotopia un nombre certains d’inconvénients, parfois gravissimes. Ernst Callenbach n’est pas en ce sens un naïf sur la réalité de la nature humaine ; à moins qu’en tant qu’écocommuniste et anticapitaliste, il les approuve ! De plus Ecotopia menace de voir diverses sécessions se faire jour, de par les Hispaniques par exemple, et c’est déjà le cas pour les Noirs. Aussi le romancier ménage-t-il à la marge une réelle critique de l’univers écotopien et de ses limites, au travers de son narrateur et reporter. Nous laisserons le lecteur découvrir comment ce dernier se tire de son enlèvement par un groupe d’écotopiens et s’il choisira ou nom de rester et de se convertir en Ecotopia…
Construit sous la forme d’un journal de voyage, comme un cahier d’observations à destinations des journaux, mais aussi comme une théorie politique et économique, totalement encyclopédique, le récit est entraînant, grâce aux rencontres avec divers écotopiens. Nous voici non loin de ces fictions étranges où l’explorateur passe la frontière d’Herland[8]ou d’Erewhon[9], ces romans de Charlotte Perkins Gilman, en 1915, et de Samuel Butler, en 1872. Ce en quoi Ernest Callenbach, parmi les pages de ce qui est bien plus un traité science-fictionnel qu’un roman, car passablement dépourvu de péripéties, se place dans une longue tradition du voyage en utopie.
Nous trouvons là le défaut typique du roman engagé à thèse, sa soumission à une idéologie, qui pourtant en 1975 était loin d’être planétaire. Ernst Callenbach n’est qu’en partie un prophète de la décroissance, alors qu’aujourd’hui cette idéologie a de plus en plus d’affidés, parfois bien en cour. Il est cependant l’héritier des nostalgiques de la nature originelle, d’un éden pastoral, rural et artisanal idéalisé, tout en accordant aux découvertes scientifiques la place qui lui revient pour une humanité prospère. L’on sait en effet que ce sont les progrès de la science, portés par l’imagination et la créativité humaine, qui viennent et viendront à bout de la pollution, de la dégradation des espaces naturels et même d’un épuisement des ressources, d’ailleurs largement exagéré.
En imaginant que l’écologisme punitif et son compère le socialisme fiscaliste ne nous mangent pas, peut-être parviendrons-nous paisiblement à quelque chose qui ressemble au monde d’Ecotopia. Avec la liberté en plus…
Philipe Beck : Traité des sirènes. Suivi de Musiques du nom,
Le Bruit du temps, 2020, 128 p, 16 €.
« Viens, Ulysse fameux, gloire éternelle de la Grèce,
arrête ton navire afin d’écouter notre voix !
jamais aucun navire noir n’est passé là
sans écouter de notre bouche de beaux chants.
Puis on repart, charmé, lourd d’un plus lourd trésor de science. »
C’est dans l’Odyssée d’Homère, ici bellement traduite en vers par Philippe Jaccottet, qu’apparaît le mythe des sirènes, dont il faut se garder de l’ensorceleuse voix, sous peine de finir en « os des corps décomposés dont les chairs se réduisent[1] », comme en prévient Circé. L’on sait qu’Ulysse comblera de cire les oreilles de ses marins et se fera lier au mât pour jouir sans risque du chant de ses sirènes ailées qui alimentèrent l’imagination des poètes et fascinèrent les peintres. Aujourd’hui encore, en son avatar à la queue poissoneuse, le mythe trouve ses réécritures chez les nouvellistes, comme Guiseppe Tomasi di Lampedusa, les romanciers, à l’instar d’Hubert Haddad, mais également un poète, Philippe Beck. Ainsi résonnent toujours les pouvoirs exquis et maléfiques de l’éros et du chant.
Le succès affolant du Guépard, de plus magnifié par le film de Luchino Visconti, cache dans son ombre un récit lumineux et aquatique de Guiseppe Tomasi di Lampedusa : Le professeur et la sirène, qui est l’un des quatre joyaux de ce recueil de nouvelles charnelles et spirituelles, initialement paru en 1961. Parmi ses « Souvenirs d’enfance » qui constituent le premier volet de ce retable, c’est une série d’impressions visuelles venues des vastes demeures de la noblesse sicilienne, ranimées par les fragments autobiographiques. Mais aussi, dans « Les chatons aveugles », un cadastre « coloré de jaune » à mesure des achats, « un château de mensonges […] entièrement fait de cuisses de femmes ». Ce qui reste dans le registre profondément érotique de la meilleure page de ce quatuor de nouvelles…
Nous restons cependant irrésistiblement aimantés par une sirène et son chant. À partir d’une confrontation réaliste dans un café - « une sorte d’Hadès peuplé d’ombres exsangues » - s’ouvre un récit emboité. La confession du vieux professeur à son jeune camarade déplie une histoire fantastique d’un postromantisme échevelé. Car lorsque le narrateur, alors étudiant, se retire près d’une mer Méditerranée solaire, la troublante apparition d’une voluptueuse, à la fois apollinienne et dionysiaque, sirène l’enchante : « Sous l’aine, sous les fesses, son corps était celui d’un poisson, revêtu d’écailles nacrées et bleutées très menues, et finissait en une queue fourchue ». Nommée Lighea, « fille de Calliope » (qui est la Muse de la poésie épique), elle parle en grec ancien : « sa parole avait une immédiateté puissante que je n’ai retrouvée que chez quelques grands poètes ». La rencontre est le prélude d’une amoureuse parenthèse aux vies trop sordides : « dans ces étreintes, je jouissais à la fois de la plus haute forme de volupté spirituelle et de l’autre forme, élémentaire, privée de toute résonnance sociale, que nos bergers solitaires éprouvent quand sur les montagnes ils s’unissent à leurs chèvres ».
Comme en un fantasme qui devient immanquablement le nôtre, il faut se plonger en la fulgurance de cette prose éclaboussée d’éros, de beauté et d’émotion pour découvrir enfin comment le professeur rejoindra sa nostalgie infinie. N’a-t-il pas évolué à la trouble lisière de la zoophilie et du platonisme, dans le cadre d’un paganisme librement assumé et « des plans bestial et surhumain » ? En effet, « c’était un animal mais c’était aussi, en même temps une Immortelle ». Magnifiquement construit autour d’un oxymore entre animalité et spiritualité, et autour d’une antithèse entre les deux hommes - narrateur et auditeur -, entre une ville froide du nord italien et les abords méditerranéens de l’Etna, ce récit est également une profession de foi esthétique nietzschéenne, à laquelle cette nouvelle traduction rend splendidement justice. Non sans compter qu’il y a là une dimension féministe et initiatique évidente : c’est l’éternellement jeune sirène qui prend en main la séduction libertine et réalise l’osmose des plans charnels et spirituels, qui appelle le jeune homme en un au-delà de l’humanité, quoique aujourd’hui devenu vieillard. Pour quel naufrage morbide, pour quelle éternité de bonheur ? Peut-être vaut-il mieux penser que le nouvelliste nous propose un heureux contre-modèle aux traitresses sirènes homériques…
Noble sicilien, d’une antique famille peu à peu déclassée, Giuseppe Tomasi di Lampedusa (1896-1957), était toujours un peu ailleurs : dans son enfance somptueuse, dans le passé mythique en décomposition du Guépard, dans un en-deçà ou un au-delà merveilleux où vivent et aiment les sirènes. À la hauteur des plus belles nouvelles de Théophile Gautier et d’Henry James[2], son écriture, étonnement produite lors de ses deux dernières années, à la lisière du testamentaire et du fantasmatique, a pour nous rédimé les temps disparus et les rêves impossibles.
Romancier prolixe, nouvelliste réaliste et fantastique[3], amant d’un japonisme[4] du meilleur aloi, Hubert Haddad cède lui aussi au chant de ces dames mi chair mi poisson, quoique d’une manière beaucoup allusive. Nous sommes plus en Méditerranée, mais au bord de l’océan.
Quel est donc cette Leeloo, sans autre nom connue, conduite « à la pointe sud de la baie d’Umwelt, dans ce drôle de château face au vide » ? Accueillie dans l’étrange maison de santé des « Descenderies » par le docteur Riwald, son amnésie n’éveille que soliloques et « bredouillages », alors qu’elle aime extravaguer parmi le labyrinthe du jardin. Elle accouche d’un enfant handicapé, car sourd, appelé « Malgorne », que veille jalousement Sigrid, la vieille infirmière. Echappée du domaine, dont les falaises s’écroulent et reculent avec insistance, Leeloo disparait dans les flots. Plus tard, à seize ans, nanti d’un diplôme concernant « l’art des jardins », voici notre jeune homme réintégrant le domaine. Bientôt, le long de la route adjacente, passe la « robe incandescente » d’une jeune cycliste. Le préposé à l’entretien du labyrinthe de résineux, dont le code est celui d’un « Petit labyrinthe harmonique », est, l’on s’en doute, bouleversé. Le voici qui « bredouille une langue de silence » et s’en va observer « l’habitante du sémaphore », rêvant « follement partager le secret humide et chaud des paroles ».
Soudain, la foudre le traverse et lui révèle le son de l’orgue de l’église où il s’est réfugié : « Une vibration le taraude, mille frelons de bronze ». Au loin, un père oublieux, conduit un tanker au-devant du fjord : « un navire colossal au large actionne sa sirène ». Tout semble se répondre, à la seule lisière d’un fantastique qui ne s’avoue pas.
Mais où donc la sirène ? nous direz-vous… Le narrateur compare les oreilles de notre jeune sourd à celles « scellées de cire », face aux sirènes de la mélancolie dont est empreint le labyrinthe. Auprès de la jeune fille, nommée Peirdre, qui comble sa solitude avec une amie imaginaire, il observe un mammifère marin échoué, une « rhytine », ou « croisement de sirène et de cachalot ». À moins que cette « sirène d’Isé » soit la jeune Peirdre qui ferait perdre la raison à son admirateur, entraîné à sa suite. Ou une clandestine échappée en « sirène noire » du pétrolier conduit par le père lointain, qui aura en quelque sorte troqué sa fille pour une autre. Qui sera englouti dans les flots de l’éternité, qui survivra ?
Pleine de subtils échos, cette variation poétique sur les voix et les corps, sur la terre et la mer, sur leur pouvoir d’attraction inégaux, nourrit de manière prégnante la très allusive réécriture du mythe. La souplesse du phrasé, la richesse du vocabulaire et la finesse de la suggestion font merveille en ce conte tragique. Par son intemporelle beauté, c’est moins un roman qu’un poème en prose onirique. L’on y trouve « de sombres lignes de veuves épiant les grimaces de l’au-delà, des vieillards aux yeux de poulpes dispensateurs de lubies », ou, à propos de Peirdre, « la coque de vacuité mélancolique qui la pétrifiait par accès ». Au sortir de ce livre hypnotique, il sera difficile de quitter « les pieuvres des songes épiant à la croisée des miroirs »…
Revenons à Homère et à la poésie, du moins en prose et mâtinée de philosophie, avec Philippe Beck. Le titre le dit bien, Traité des sirènes, il ne s’agit plus de récit, mais d’une tentative d’exégèse du mythe, d’une substantifique moelle, au travers de quarante-huit textes qui sont chacun une « Dignité ».
Quel est ce chant, sorti de l’incroyable gosier de ces créatures mi chair mi oiseau ou mi poisson, mi femme mi animale, sinon celui d’Homère lui-même ? Car Ulysse veut « savoir ce qu’est le savoir qui arrive en se donnant comme un chant du lointain ». Or chaque sirène offrant « un discours qui se fait bruit à travers l’espace », elle est « le cercle de la Muse », au travers d’une nécessité oraculaire. Ainsi son chant est « enchaîné au choral de la vérité » que doit écouter le « Mât de la Raison ». Mais n’est-elle pas « le chant de la douleur du pensable (la Lyre de la Difficulté, qui tente de ne plus souffrir de sa mélopée) auquel s’efforce de na pas succomber la pensée humaine ». Le lecteur devra veiller de ne pas succomber sous le poids de la voix enveloppante de Philippe Beck.
Cependant, à l’ère chrétienne, cette séductrice devient, selon Bernard de Clairvaux, qui qualifiait ainsi toute femme vivant dans le siècle, « instrument de Satan ». Plus loin, le monstre parcourt les potentialités de l’humanité, lorsqu’il s’agit de « cet impossible [qui] est l’utopie (et la dystopie) de la sirène qui annonce la vie absolue ». Une perspective historique s’empare de ces proses, qui glissent à la limite de l’essai, non sans une argumentation parfois erratique. La lecture de Philip Beck, intensément musicale, quoiqu’un rien marquée par l’emphase, vise rien moins qu’à percer le secret de la poésie.
Augmenté en miroir de quarante-huit « Musiques du nom », ce recueil en multiplie « le doigt d’or enluminé », en même temps qu’il retient celui du lecteur sur des pages profuses. Où l’on découvre qu’ « Ulysse a un cœur de sirène ». Paradoxal ? Qui sait jusqu’où va sa métis aux mille ruses…
Songeons enfin à la différence radicale entre les sirènes antiques et celles médiévales. Les premières unissent à la féminité du visage, des seins et des bras, un corps d’oiseau, avec des serres et des ailes emplumées. Les secondes, probablement nées de la vision fugitive des lamantins, associent à cette féminité une chevelure exubérante et, dès les hanches, une queue poissonneuse couverte d’écailles, dont la dimension luxurieuse est évidente. Descend-elle d’Aphrodite (elle-même née de l’écume) et des Muses au chant splendide ? Ou de la baleine qui avait dans la Bible avalé Jonas ? A-t-elle séduit Belzébuth ? Mais dans les deux cas, les contempler et les écouter recèle un immanquable danger, se laisser séduire par un trouble éros, l’enfouissement définitif dans l’élément féminin primordial : l’eau. Le mythe ne s’acheva donc pas avec les créatures homériques, mais à la fois venu de l’univers nordique et christianisé, il trouva de nouveaux avatars, sources d’inspirations profuses. L’on sait que Jean d’Arras, au XIV° siècle, le renouvela grâce au personnage de Mélusine[5], qui peut être épousée et conservée parmi les hommes, tant que l’on n’aperçoit pas la corporelle partie inférieure scandaleusement coupable ; là où le psychanalyste voit une figuration de l’inconscient. Fantasme esthétique ou semi-zoophile, la bête bellement humaine à l’éros froid peut doubler son ambigüité charnelle, sa queue bifide à l’entrecuisse humide, d’un talent inouï, poétique, oraculaire et savant. Celui qu’atteignent nos romanciers et poètes. Qu’ils s’appellent Guiseppe Tomasi di Lampedusa, Hubert Haddad ou Philippe Beck, ils ne cessent de tenter de rivaliser avec une autre étoile du mythe, l’Ondine, du romantique allemand La Motte-Fouqué[6]. En 1811, ce dernier l’imagina dépourvue d’âme et dans la nécessité d’épouser le chevalier Huldebrand pour détenir ce précieux sésame, qui gît dans la poésie.
Thierry Guinhut
La partie sur Lampedusa fut publiée dans Le Matricule des anges, juillet-août 2014
Aleksej Meshkov : Le Chien Lodok, traduit de l’italien par Lise Chapuis,
L’Arbre vengeur, 2012, 192 p, 13 €.
Victor Pelevine : L’Ermite et six doigts,
traduit du russe par Christine Zeytounian, Jacqueline Chambon, 1997, 74 p, 17,95 €.
Alexis Legayet : Dieu-Denis ou le divin poulet, François Bourin, 2019, 200 p, 18 €.
Karen Dutrech : Le Don des oiseaux, L’Escampette, 2020, 96 p, 13 €.
Natsume Sôseki : Je suis un chat,
traduit du japonais par Jean Cholley, Gallimard, 1994, 448 p, 13,90 €.
Quel chat, quel cochon, quel chien, quel poulet sommes-nous ? Compagnes chéries et moquées de l’apologue, les bêtes parcourent les fables d’Esope et de La Fontaine, qui se servent « d’animaux pour instruire les hommes[1] », et s’emparent en 1945 de la ferme d’Orwell. Pour faire allusion à Aristote, il est « par nature un animal politique[2] » sans avoir besoin d’être un homme, dont il est le masque. Gorets, canidés, poulets et oiselets, les voici marionnettes bien vivantes des écrivains, anglais, russes ou français. Pour être moins emblématiques que ceux de La Fontaine ou de George Orwell, ces écrivains ont leur modeste brillant, leur qualité philosophique, comme Mikhaïl Boulgakov, Romain Gary, Aleksej Meshkov, Victor Pelevine et Alexis Legayet, d’humour grave et satirique, ou tout simplement le plus tendre et fragile du monde, comme Karen Dutrech et ses passereaux, que ne dévoreront pas le chat de Natsume Sôseki.
Comme l’on sait, « Sage l’Ancien » est un cochon de marxiste orwellien. L’on aurait dû en être alerté en apprenant qu’il était « le seul à ne jamais rire », avec son « air raisonnable, bienveillant même, malgré ses canines intactes ». Aussi, en dépit de l’apparence iréniste de son discours inaugural au roman, n’est-il peut-être pas indemne du péché originel de théoricien du totalitarisme, comme son maître implicite : Karl Marx[3], dont les meures liberticides et totalitaires empuantissent les dernières pages du Manifeste communiste[4]. Ce que confirme, au regard de la présence de tous les animaux, l’absence de « Moïse », un corbeau apprivoisé ». Est-ce parce qu’il pactise avec les oppresseurs humains, ou par la vertu de ses tables de la loi, qui commencent par « Tu ne tueras point » ? L’on subodore que cette lecture iconoclaste fera dresser les cheveux sur la tête de bien des thuriféraires. La vie de labeur, de misère et d’égorgement qui est le lot de l’animalité de la ferme mérite bien une révolte prônée par notre guide porcin. Et une variante de l’Internationale chantée à groin ouvert, promettant aux « Animaux de tous les pays […] la délivrance [quand] un âge d’or vous est promis ». Aussi faut-il une victime sacrificielle : « Car seul l’Homme est notre véritable ennemi », ce masque du bourgeois éradiqué dès Lénine. De plus quand « les animaux entre eux sont tous camarades », rôde le spectre d’un communisme égalisateur où « certains sont plus égaux que d’autres ». Tyrannie et travaux forcés font de la ferme un goulag animalier. Dire alors que le stalinien cochon Napoléon aurait distordu la réalisable utopie est mensonge éhonté. Enfin, une fois les porcins devenus complices des humains, « Dehors, les yeux des animaux allaient du cochon à l’homme et de l’homme au cochon, et de nouveau du cochon à l’homme ; mais déjà il était impossible de distinguer l’un de l’autre ». Cette phrase ultime de l’apologue ne cache plus que les masques sont tombés, que les animaux sont les porte-voix des pulsions tyranniques de l’humanité. Ainsi George Orwell affirmait implicitement en 1945 combien le communisme est un cochon de régime, dont les canines n’ont pas de mesure.
Dès 1925 Mikhaïl Boulgakov voyait son manuscrit frappé par la censure préalable à toute publication. Sa nouvelle Cœur de chien était en effet une critique à peine voilée, néanmoins acerbe, de la situation politique contemporaine, attirant ainsi l’attention du Guépéou qui s’empressa de se livrer à une perquisition puis à la confiscation. Il fallut attendre 1968 pour qu’elle soit publiée à Munich, puis en 1987 en Russie, de manière posthume, puisque Mikhaïl Bougakov, né en 1891, quitta la tyrannie soviétique en 1940 au moyen du repos éternel. L’auteur du Maître et Marguerite met en scène une anticipation scientifique horrifiante. Non loin de L’Île du Docteur Moreau de Georges Herbert Wells, le faustien savant fou Philippovitch et son collègue, qui ont été épargnés par une révolution, se livrent à des travaux sur le rajeunissement, par exemple en greffant des « ovaires de guenon » à une vieille dame. Ils ont surtout censés s’attacher à la production de génies et mettre au point des procédés visant une humanité idéale. Elle s’accomplirait au moyen d’une mutation de l’animal à l’homme. C’est un chien errant, nommé « Charik, qui s’y colle, greffe de testicules et d’hypophyse humain venus d’un délinquant à l’appui, suivie d’une éducation assez peu efficace, et d’un conditionnement par le marxisme-léninisme : « Ce qu’il faut, c’est tout prendre et tout partager », brame-t-il. Le voici devenu un « hominidé » bavard et ordurier, puis un parfait agent de la répression et de l’éradication des chats et autres animaux errants. L’on se doute que l’expérience va mal tourner, au point que le créateur, tel le Docteur Frankenstein, soit menacé par sa créature.
Le récit est à la fois comique, bouffon et expressionniste, l’on y hurle comme à l’opéra, l’on y joue de la parodie de la langue de bois soviétique, le vocabulaire médical est pléthorique (Boulgakov était médecin), le discours éthique et philosophique s’impose avec une volontaire approximation. Aux côtés d’un narrateur omniscient, la voix canine est le « cœur » de la nouvelle et de son point de vue pour le moins symbolique ; car la bestiole, originellement affamée de liberté, douée d’une verve toute populaire, tire d’abord orgueil de son collier avant de sombrer dans la revancharde déchéance humaine. Au-delà de la richesse profuse de l’exercice, l’anticipation chirurgicale est une satire acide de l’avenir radieux de l’homo sovieticus, non loin de son prédécesseur en dystopie, Zamiatine, qui, dans Nous[5], extirpait l’imagination des protagonistes de l’idéal communiste. Le malheureux canidé Charik, qu’il va falloir tuer, représente en fait un prolétariat aux vues limités que la révolution russe métamorphose en Charikov, « un homoncule » emmarxisé, soit le prototype d’un immonde tyran aux bas instincts populaciers, destiné à peupler au moyen de son ochlocratie l’Union soviétique sinon le monde entier, dans une déflagration du mal radical. Pourtant, affirme naïvement Filippovitch, préférant la douceur pour dompter notre chien, « la terreur n’y fera rien, aucune sorte de terreur : qu’elle soit blanche, rouge ou même brune ».
Un demi-siècle plus tard, en 1970, il ne s’agissait plus d’un chien rouge, mais d’un Chien Blanc, sous la plume de Romain Gary. Et s’il ne parle pas, il sait s’exprimer en tant que « bête de bonne compagnie » et semble dire en offrant sa patte : « Je sais bien que j’ai l’air terrible, mais je suis un très brave type ». Ce « berger allemand » n’est pourtant pas blanc comme neige. Soudain le voilà métamorphosé : une violence féroce s’empare de lui, « dans un paroxysme de haine », mais seulement à l’égard des individus noirs. Car il a été conditionné par son précédant maître, « dressé spécialement pour attaquer les Noirs […] pour aider la police contre les Noirs ». Le casus belli est particulièrement criant, d’autant que le romancier situe son drame romanesque aux Etats-Unis. Autour d’un tuer ou ne pas tuer le fauteur de troubles, le drame fait exploser les consciences. Jusqu’à ce que, sous la férule rééducative de Keys, un Musulman noir fanatique employé d’un zoo, « Chien Blanc devienne un « Chien Noir », en une pire réactivation du mal…
Quoique les péripéties soient narrées avec vigueur et émotion, ce Chien Blanc peut ressembler un peu trop à un roman autobiographique à thèse, et à charge contre le racisme. À moins de remarquer le questionnement souterrain sur le conditionnement, qui concerne également les hommes bien entendu ; mais aussi la satire des éducateurs antiracistes, sans oublier de tacler le racisme anti-blanc. Embrassant toute la société américaine avec une rare acuité, entre Martin Luther King et les Black Panthers, le récit, parfois à la lisière de l’essai, convoque les émeutes raciales et les manifestations politiques, y compris lorsque le projet d’immoler le chien doit contribuer à la protestation contre la guerre au Vietnam, car l’action a lieu en 1968. L’apologue est plus complexe qu’il n’y parait, alors que le narrateur, Romain Gary lui-même, marié à l’idéaliste Jean Seeberg, ne peut se départir d’une tendresse pour le bon fond inné de ce chien, au point de rêver pouvoir « guérir Batka », ce qui prend dans sa tête « des proportions symboliques ». En cette fable animalière, humaine et trop humaine, s’agit-il d’une trop irénique confiance envers l’humanité, ou, au vu du résultat, d’une fatale méprise…
Sous ce nom à consonance slave, Aleksej Meshkov, évident pseudonyme, se cache un écrivain italien que l’on dit être né dans les années soixante-dix et qui tient à rester fort discret. Comme sous le pelage de son chien Lodok se cache un être humain, décidé à fuir ses congénères. Le thème fantastique de la métamorphose, depuis Ovide jusqu’à Kafka, trouve ici un reprise originale grâce à son alliance avec l’apologue politique animalier, de La Fontaine à Orwell.
L'on a beau être heureux sous son poil et sous les caresses de son maître, le professeur et directeur de la clinique vétérinaire Lyudov, on n’est guère protégé de l’intrusion de la tyrannie humaine. La ruse qui consiste à devenir animal n’a pas suffi à notre pauvre « renégat du troupeau » pour se protéger des gardiens de l’ordre social et pour vivre en paix. Son irréductible différence le fera poursuivre sous toutes ses apparences par les « limiers », chasseurs infatigables de toutes les « déviances ».
Le récit à la première personne, d’abord serein, puis de plus en plus inquiet, rend compte de l’avancée inéluctable de l’organisation du « Zoo », métaphore du pouvoir totalitaire, décidée à incarcérer dans le rang quiconque ferait mine de s’en écarter. Lodok, homme-chien par excellence est « l’apostat, le renégat du troupeau », pourchassé comme tel : « Quand je suis rentré dans cette fourrure, j’avais d’autres projets. Je croyais qu’un homme travesti en chien serait libre de flairer et de chercher partout, mais je me trompais. Il n’y a plus d’espace pour la liberté dans notre nation ». Ce canidé narrateur, très humain en son for intérieur, au point d’éprouver de tendres sentiments envers la belle Véra, dénonçant « les faux idéaux de la meute humaine », sera finalement encerclé, victime d’un coup monté, puis annihilé. En cette féroce et mordante anti-utopie, reste-t-il quelque part la possibilité d’imaginer, sinon dans une lointaine et inatteignable constellation, la liberté ?
L'on saura pas quel est le réel régime qui tyrannise son malheureux héros, tant Aleksej Meshkov reste volontairement flou sur la question. Son organisme occulte, appelé « Le Zoo », qui détient le véritable pouvoir, a certes quelque chose de soviétique, mais il pourrait être chinois, sans exclusive. Que l’aventure se passe à Moscou, et convoque des procès absurdes, n’empêche en rien l’universalité du conte et sa charge satirique. Où l’on peut lire également en creux cette clinique vétérinaire où l’on « traite » les opposants comme une satire des laboratoires adonnés aux expérimentations animales. Comme lors des ultimes lignes du Zéro et l’infini d’Arthur Koestler (« Un second coup de massue l’atteignit derrière l’oreille. Puis tout fut calme[6] »), l’aventure de Lodok, « l’ennemi de l’ordre zoologique », s’achève le plus abruptement du monde : « Soudain, voici le coup de feu. Un coup sec et tout autour, il fait noir de nouveau ».
À la lisière de Cœur de chien de Boulgakov et de Rhinocéros de Ionesco (car les séides de l’organisation apparaissent coiffés de têtes de rhinocéros), mais aussi de La Ferme des animaux d’Orwell, Aleksej Meshkov renouvelle la tradition de l’apologue. Cette fable philosophique, ludique et angoissante, parue chez un éditeur éclectique, fureteur et passionné, est une image plus que réussie de l’éradication de la singularité individuelle au milieu d’un collectivisme égalisateur, de tout ordre social et théocratique passé, contemporain ou à venir, de tout enfer sur terre infligé par la passion de la tyrannie.
Charles d’Orbigny : Atlas du Dictionnaire d’Histoire naturelle,
Renard, Martinet & cie, Paris, 1849.
Photo : T. Guinhut.
Après le franco-italo-russe duo de canidés, voici un duo de gallinacés. Si l’on sait qu’il est parfaitement humain de deviser du monde comme il va, les interlocuteurs de cet autre nouvelle russe ne sont que de fieffés poulets. Viktor Pelevine, romancier prolixe né en 1962, choisit le format bref de l’apologue pour singer le dialogue philosophique entre « Sixdoigts » et « L’Ermite ». Pourtant le lieu n’est guère propice à l’exercice, tant il s’agit d’un élevage industriel. Le premier est rejeté de sa « communauté » à cause de sa difformité, le second a chassé tous les autres et construit, au moyen d’un mur de détritus « l’abri de l’âme ». Entre alternance du jour et de la nuit, peur des rats, « mangeoire-abreuvoir autour de laquelle notre civilisation s’édifie depuis un temps immémorial », et enfin « Mur du Monde », l’inquiétude cosmique et métaphysique va bon train. Mieux, « dans le langage des dieux, ça s’appelle Elevage industriel de volailles A. Lounatcharski » ! Réussissant à se faire jeter par-dessus bord grâce à la pyramide de leurs congénères, les deux voyageurs poursuivent une quête aveugle, menacés par les dieux qui les cuisent après la mort. Rattrapés par ces derniers, les voilà considérés comme des « prophètes » par la troupe des volailles, auxquelles L’Ermite est invité à offrir un sermon : « Le péché c’est l’excès de poids. Votre chair est coupable, car c’est à cause d’elle que les dieux vous mangent ». In extremis, les exercices de vol leur permettront de s’échapper sous le soleil…
Avec un talent fou et bien de l’ironie, Viktor Pelevine met en scène une cosmogonie digne d’Hésiode, car l’on vient de « sphères blanches », l’on est dominé par les « Vingt Proches » du dôme majestueux de la mangeoire, alors qu’un au-delà serait possible. Cette eschatologie parodique n’est pas sans empathie envers des volatiles élevés pour l’abattage, même si l’on peut lire en l’apologue une mise en abyme absurde de la condition humaine. Evidemment, l’on pense au voltairien « Dialogue du chapon et de la poularde[7]», dans lequel ces derniers se plaignent de leur castration et de leur destinée gastronomique, mais Viktor Pelevine leur adjoint une dimension spectrale et poétique bienvenue.
Renversement de tendance avec Alexis Legayet : ce ne sont plus les hommes qui sont les dieux des poulets, mais l’un d’entre eux qui devient le Dieu Denis ou le divin poulet », selon un titre à la direction passablement loufoque. Cependant l’heure est grave. Un type inédit de « serial killer » sévit. Non, il ne tue ni ne cuit pour les déguster ses frères humains, mais en contravention avec la « Loi éthique universelle signant l’abolition du meurtre, de la consommation et de l’exploitation de nos frères animaux » ! Frank en aurait bien plaisanté, mais devant son épouse Hélène, ce serait blasphème : « L’élévation morale de notre humanité réduisait le champ du rire autorisé comme peau de chagrin ».
Car une certaine Marthe (et non Marie) reçut l’annonciation : une poule qui n’a jamais connu de coq va concevoir « Denis, Fils du Très-Haut » ! Mais comment prêcher lorsque l’on est poussin piaillant ? Bientôt notre « Dieu-Denis » parvient à attirer l’attention en traçant des lettres dans la boue, puis en écrivant sur un smartphone. Ainsi un adolescent benêt devient-il « l’apôtre Jordan », bientôt flanqué de trois comparses. De surcroit, comment convaincre les incrédules, qui prennent les vidéos You Tube pour des bouffonneries ? Omnisciente comme il se doit, la bestiole emplumée pirate les sites internet de grandes marques de restauration, comme KFC, spécialiste en nuggets de poulets, ce pour « sauver les bêtes de l’Homme ». Sur les affiches, les publicités et les menus, la maltraitance animale éclate au grand jour, associant les camps d’exterminations nazis aux « camps de poules du Kentucky, trois millions de morts par an ». Au grand scandale d’une société qui voit décroître ses carnivores, quoique la police se charge d’arrêter les quatre apôtres et de faire griller le fauteur de trouble, dont la mort rachète les péchés des hommes contre leurs frères animaux, pour parler comme Saint-François d’Assise.
Devant la déshérence de l’Eglise catholique, il va bien falloir que la Papauté intègre celui qui est devenu « Père Jordan ». En conséquence, naîtra le « dieudenisme ». Les péripéties s’enchainent avec entrain, retrouvailles des apôtres, « siège de Rungis », « Sus aux bouchers », jusqu’au couronnement législatif et politique de la cause, en un abject semblant de théocratie, punissant le « crime contre l’animalité », imaginant de changer les génomes pour que les prédateurs bestiaux deviennent végétariens ; avenir qui n’est pas tout à fait improbable.
Voilà les bêtes redevenues sauvages, mais pourvues d’inhibiteurs cellulaires qui leur font cesser toute prédation dans les « zones familières ». Les restes d’un poulet « tandoori » sont exposés lors d’une cérémonie religieuse télévisée, face à un crucifix nanti d’un « poulet embroché ». L’on se demande « comment protéger les animaux les-uns des autres », si interdire aux bêtes « aux piscines publiques n’était pas une intolérable discrimination, tout à fait analogue aux pires formes de racisme ». Quant à Jordan, outre le Panthéon pour son corps, c’est la canonisation qui lui est réservée pour son âme ! Le festival conceptuel et drolatique est irrésistible, quoiqu’effrayant…
La parodie de l’Evangile est aussi claire que réussie ; l’on y retrouve la « Cène » et le tombeau vide », sans compter les allusions au coq et à la lumière du matin dans la Bible. En un renversement des valeurs anthropologique, le véganisme fait loi : « Les végans étaient des chevaliers de l’absolu, refusant tout compromis ». Pourtant leur tyrannie alimentaire trouve rapidement sa limite, dans la mesure où les animaux s’entredévorent et où « Dieu-Denis » fait l’expérience de « la condition sauvage de la bête traquée » par les prédateurs animaux, ce qui le conduit à imaginer de revenir pour « sauver la Bête de la Bête ». Le romancier, qui est notre contemporain et enseigne la philosophie, est peut-être un fin métaphysicien, tel que veut le prouver son essai : Métaphysique de l’astre noir[8]. Cependant, usant ici d’un zeste de science-fiction (« la grande loi du 8 mai 2045 »), et bien entendu de la prosopopée qui fait parler les bêtes, au service d’une fable politique et d’une redoutable dystopie, il se montre un maître de l’apologue, croquant ses personnages avec une vivante acuité, jusqu’au vigoureux boucher Marcel Durand, lapidé par les défenseur de « 30 millions d’amis ». Si notre talentueux auteur, à l’humour redoutable, veut attirer la pitié et l’humanité sur le sort des quatre et deux pattes[9], il y réussit sans nul doute. Mais pas au prix de la tyrannie vegane dont il se fait le juste satiriste virulent, visionnaire et impénitent, sans oublier de brocarder les thuriféraires et moutons de Panurge de la nouvelle doxa, violente de surcroit : cette nouvelle humanité compassionnelle a accouché d’un monstre. Ce sont jusqu’aux livres de cuisine et de gastronomie qui sont « mis à l’index » et détruits…
Quittons à tire d’aile l’apologue, mais en suivant d’autres volatiles. Et posons-nous sur un livre paisible pour dépasser cette zoologie didacticopolitique. Sont-ce des récits autobiographiques, des poèmes en prose ? Un oiseau sur l’épaule ou dans la main, Karen Dutrech est une autre Saint-François d’Assise parmi les pages de son Don des oiseaux. Ils ne sont que moineaux, étourneaux et martinets, petites gens de peu parmi les volatiles ; et pourtant si amicaux…
« Carmelina » est un très jeune moineau, plus exactement une « moinelle », recueillie sur le sol d’un carmel italien. Un « oisillon tombé du nid » comme « Fioretto l’intellectuel » recueilli à Toulouse, « Sakuni l’apprenti ténor », ou « Glenn », comme le pianiste Glenn Gould, pour un martinet. Cette petite créature n’est pas encore mûre pour l’envol ; ce pourquoi notre ange gardien se charge de la recueillir, la nourrir, au point qu’elle se cache dans ses cheveux, son foulard, comme en un nid, avant d’apprendre à se baigner dans un bouchon d’eau, et de prendre enfin son envol vers la liberté des bois. Ils ont leur petite cage pour voyager, accompagner la narratrice jusque dans ses entretiens de recherche, ils pianotent sur les touches de l’ordinateur, sans cependant qu’aucun texte intelligible y apparaisse, ils cherchent « le peau-à-plumes », apprivoisent les personnes de rencontre et Erik, le compagnon. Est-ce exagéré de croire à tant d’intentions : « tu viens piquer mes lèvres pour me faire comprendre, avec autorité, que tu as besoin de manger ». Et d’imaginer une « ornithomancie » ? N’empêche que le second moineau « arpente la bibliothèque, en intellectuel érudit surtout curieux de l’étagère poésie et de celle de la spiritualité. Les romans te laissant manifestement indifférent ». Ce crâne de piaf répond à son prénom, « dépose une petite fiente sur une page en cours » ; lui et ses congénères savent « jouer le jeu de l’apprivoisement tout en restant absolument sauvages et, une fois prêts [savent] rejoindre leur vie de moineau ». Après le départ, il ne reste plus que quelques plumes de leur mue, à conserver, comme autant de lignes du récit poétique échappées vers le lecteur enchanté.
Quant à l’étourneau, il sait user de la parole, du moins de l’imitation, pour réclamer à manger ou un « bisou ». Mais il faut tout protéger de ses fientes, malgré son plumage d’ébène, « constellé d’étoiles ». Le martinet, lui, après quelques jours de repos, peut « étreindre l’azur » ; comme dans les anges dans les peintures de la Renaissance italienne, tous incarnent un « élan ascensionnel ».
Non seulement l’expérience vécue, réitérée, est étonnante, mais la façon de raconter est aussi précise que séduisante, poétique sans niaiserie aucune, pleine de leçons sur le sens d’une vie qui sait « saluer la beauté ». Ainsi, « vous aurez fait quelque chose de votre vie », dit-on à notre poétesse qui a pour patron Saint François d’Assise, auquel elle rend visite dans sa ville et son ermitage.
Quoiqu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’apologue, et à l’heure où les moineaux ont tendance à disparaître des villes, les récits de Karen Dutrecht, rares tant leur beauté est sensible, n’en ont pas moins une morale, celle de la nécessité de la compassion et du soin pour comprendre la nature et la veiller, prélude à la même attitude envers les hommes. Au travers de ces minces animaux, s’échange « la splendeur du vivant ».
Au-delà du Chat Murr d’Hoffmann, roman musical qui resta inachevé en 1822, dans lequel l’animal apprit à lire, voici un félin domestique particulièrement doué : Je suis un chat du Japonais Natsume Sôséki. Quoique amateur de la brièveté du haïku[10], ce dernier ne dédaigne pas la vastitude du roman, non sans humour et clin d’œil aux chevaux parlants des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift. Matou errant et sans nom, il est ignoré et méprisé par la maisonnée, hors son maître qui l’a recueilli. À son œil félin de narrateur avisé, malgré ses longues siestes, rien n’échappe : le visage humain « lisse comme une bouilloire » au lieu de poils, les livres que son professeur d’anglais prétend lire alors qu’il s’endort sur leurs pages où « il bave » : « Si on peut occuper un emploi en dormant autant, aussi un chat en est capable ». Voilà qui donne dès l’entrée le ton de l’ironie. Registre qui ne manque pas de croître à l’arrivée des amis avec lesquels le professeur pérore et rivalise de controverses philosophiques, de plaisanteries loufoques. Cependant en 1905, l’ère Meiji bouleverse la Japon depuis quelques décennies, bousculant maints repères traditionnels, entraînant ces intellectuels désœuvrés à épouser un occidentalisme prétentieux, alors qu’ils sont délaissés par une ère qui leur préfère les hommes d’affaire, les industriels, les politiques et les militaires : ce dont notre chat est le témoin privilégié et fieffé satiriste. Kaneda, l’homme d’argent, en prend pour son grade, ainsi que sa femme grossière et stupide, sa fille pourrie d’orgueil. En sus des personnages principaux, apparaissent tour à tour un voiturier aussi vantard que son chat noir, un voyou tatoué, des hâbleurs férus de sottises, une famille qui s’échine à vendre sa fille au prix d’un diplôme de docteur ès sciences, « les gentilshommes de l’école du Nuage descendant » qui ne cessent de tracasser le professeur à la santé chancelante, sans compter cent faiseurs de fariboles…
L’on se doute qu’entre le professeur Kushami et notre chat se joue un double jeu de rôle et d’autodérision de la part de l’auteur d’un ouvrage un rien hybride entre roman et essai, même s’il faut parfois déplorer le manque de concision du volume. Reste qu’en un roman de mœurs au lieu d’un apologue, ce chat, qui a le talent de lire le journal de son maître, sait à la façon de Montesquieu, car un peu Persan, croquer avec saveur la société japonaise de son temps, et, au-delà, les travers de l’humanité entière. Comme un homme, et comme son auteur succombant à la maladie et à la mélancolie, notre chat s’abandonne à la mort pour clore opportunément le volume.
La Fontaine, dans « Le pouvoir des fables[11] », savait que « l’assemblée par l’apologue réveillée », pouvait enfin prendre la décision d’agir. Or au travers de ces masques et miroirs que sont les animaux, nous voilà sommés de savoir combien nous sommes cochons tyranniques et vaniteux, chiens grossiers, révolutionnaires et racistes ; mais aussi oiseaux métaphysiciens et divins, passereaux poétiques.
Catedral de Santo Domingo de la Calzada, La Rioja.
Photo : T. Guinhut.
Adam et Eve, mythe et historicité,
par Stephen Greenblatt
& Cristina Simonelli.
Stephen Greenblatt : Adam et Eve,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marie-Anne de Béru,
Champs, Flammarion, 2020, 448 p, 11 €.
Cristina Simonelli : Eve. La première femme,
traduit de l’italien par Gabriel Raphaël Veyret, Salvator, 2022, 176 p, 20 €.
« Prométhée ayant détrempé de la terre avec de l’eau, en forma l’homme à la ressemblance des dieux ; et au lieu que tous les autres animaux ont la tête penchée vers la terre, l’homme seul la lève vers le ciel, et porte ses regards jusqu’aux astres. C’est ainsi qu’un morceau de terre, qui n’était auparavant qu’une masse stérile, parut sous la forme d’un homme, être jusqu’alors inconnu à l’univers[1] ». Voilà comment Ovide, à l’ouverture de ses Métamorphoses présente un autre Adam, qui n’est pas sans confirmer l’universalité du mythe. L’on sait de plus que Prométhée, volant le feu des dieux pour le donner aux hommes, n’est pas si loin du geste transgressif d’Eve et d’Adam qui pensaient être comme Dieu, connaissant le bien et le mal, s’ils mangeaient le fruit défendu du jardin d’Eden. Bien que ce récit ne compte guère qu’une cinquantaine de ligne dans la Genèse[2], il reste fondateur, imprégnant notre culture, nos littératures et nos arts. Or, en son Adam et Eve, Stephen Greenblatt vient relire et discuter le mythe et son sillage comme s’il était encore le miroir de notre humanité, quoique depuis Saint-Augustin, en passant par Milton, et jusqu’à Darwin, il s’agisse d’un miroir qui tend à s’effacer. Pourtant la figure d’Eve n’a pas cessé de modeler et d’agiter les mentalités occidentales, ainsi que nous le rappelle Cristina Simonelli, dont l’investigation historique permet de réfléchir jusqu’à nos représentations actuelles de l’homme et de la femme.
Qui dit mythe, dit fiction. Aussi Stephen Greenblatt ne peut manquer de comparer le couple adamique du récit biblique à cette femelle découverte par l’anthropologie, soit Lucy (Australopithecus afarensis) et son probable compagnon, nos ancêtres de 3,2 millions d’années, donc d’infirmer sa création ex nihilo par la grâce du verbe divin face à la théorie de l’évolution darwinienne. Le mythe lui-même n’a pas jailli tout armé de la tête de Moïse qui n'en serait même pas le rédacteur, mais est redevable de la mythologie babylonienne alors que le peuple juif languissait dans la captivité et doutait parfois de son Dieu face à la puissance de Marduk et ses comparses. Aucun animal n’ayant de récit des origines, l’homme inventa d’abord ceux de l’Epopée de Gilgamesh et de l’Enuma Elish, gravés sur des tablettes d’argile vers 2100 avant Jésus-Christ, alors que la rédaction de la Genèse date du VI° siècle avant Jésus Christ. Ecoutons la délibération de Marduk : « Je vais condenser du sang, / Constituer une ossature / Et susciter ainsi un prototype humain / Qui s’appellera Homme ! » Il est alors permis d’imaginer que là se trouve une source d’inspiration au service de la fable biblique, cependant profondément originale.
Un tel récit, contant que Dieu, malgré l’interdit, a laissé à l’homme la possibilité de manger du fruit de l’arbre de la connaissance, force à s’interroger sur les intentions divines, sur sa capacité à permettre le mal, ainsi que sur le déterminisme et le libre arbitre. Aussi la controverse entre Pélage et Saint-Augustin, au IV° siècle, est-elle fondamentale. Le premier, refusant le péché inné, soutient que le libre arbitre permet, au choix, de « briller de toute la fleur des vertus, soit se couvrir honteusement de toutes les épines du vice », quand le second, tenant d’une indéfectible interprétation littérale, prétend que la condition humaine est corrompue depuis l’originaire naissance et condamnée à mort par la chute d’Adam. Hélas, Pélage fut convaincu d’hérésie et excommunié. Le règne du péché originel triomphait. Par ailleurs Julien, évêque d’Eclane, pensait que « l’expérience humaine de l’acte sexuel était naturelle et saine », alors qu’Augustin y voyait un flot de péché, une souillure abjecte. Selon Greenblatt, un brin ironique, « Le péché de l’homme est une maladie sexuellement transmissible ». Une telle conception souilla longtemps le christianisme, et le souille encore, sans compter la figure honnie d’Eve pécheresse et tentatrice, qui alimenta de longtemps une misogynie considérable, voire la chasse aux sorcières[3]…
Heureusement la Vierge Marie put concevoir sans péché et donner naissance au Christ, nouvel Adam. L’on conçoit combien tout cela est abracadabrant et cependant cohérent. Ainsi, en sa Madone magistrale, Le Caravage a-t-il peint cette Vierge écrasant du pied le serpent, vigoureusement aidée par le même geste de l’enfant-Jésus.
L’enluminure médiévale aime représenter en son jardin le couple primordial. Le visage d’Eve fleurit au sommet d’une côte d’Adam endormi tenue par l’attentive main du Seigneur. À la Renaissance, tous deux cachent leurs parties génitales après la chute, au moyen d’un opportun feuillage chez Cranach l’Ancien, ou chez Masaccio d’une féminine main quoique le pénis d’Adam soit encore visible. Ce dernier peintre sut révolutionner le regard sur le corps grâce à un modelé novateur. Seul Dürer sut rendre leur beauté apollinienne aux deux complices, en un luxe de détails habitant le jardin, digne précurseur d’un Michel-Ange aux corps musculeux et splendides.
Mais c’est à la poésie épique que Stephen Greenblatt rend longuement hommage. « Le plus grand poème de la langue anglaise » est pour lui celui de John Milton, pamphlétaire passionné du XVII° siècle, qui défendit le droit au divorce « pour le bien des deux sexes », suite à un mariage désastreux, arguant que si Dieu avait créé Eve parce qu’ « il n’est pas bon que l’homme soit seul », ce n’est pas pour exacerber la solitude dans un mariage non assorti, position alors indécente et novatrice. De même il vanta « la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure » dans son Areopagitca[4], en s’appuyant sur l’argument théologique du libre arbitre concédé au couple édénique. Trop méconnu en France, inspiré par la Muse Urania et rédigé par un copiste sous la dictée de l’écrivain devenu aveugle à 44 ans, Le Paradis perdu fut publié en 1667 : plus de dix mille vers inoubliables rivalisent avec Homère et Shakespeare. Outre un fabuleux portrait de Satan aux armées combattantes, le poème décrit toute la complexité psychologique des amours d’Adam et Eve, malgré un sexisme parfois prégnant : « Lui, pour Dieu seulement, elle, pour Dieu en lui ». Pourtant elle est, dit-il, « si parfaite et en elle-même si accomplie ». Ce dont découle, en toute logique : « Entre inégaux, quelle société, quelle harmonie, quelle vrai délice peuvent s’assortir ? » Ce qui n’empêche pas un Milton plus réaliste de mettre en scène, selon les mots de notre essayiste, « une scène de ménage au paradis », et de mener Adam, aux bons soins de l’archange Michel, au sommet d’une montagne d’où il peut contempler la pléthore des maux qui vont affliger l’humanité.
Milton : Paradis perdu, Giguet et Michaud, 1805.
Photo : T. Guinhut.
Peu à peu la croyance littérale s’effrite. La découverte de l’Amérique et de peuples qui n’ont pas bénéficié du récit adamique et n’ont aucune honte de leur nudité, laisserait-elle entendre qu’il n’y a rien d’universel dans la Genèse ? N’est-ce pas « un défi majeur à l’idée reçue qu’Adam et Eve avaient été les ancêtres de tous les humains ? » D’autant que la redécouverte de textes majeurs de l’Antiquité, comme De la nature des choses de Lucrèce, laissaient entendre que d’autres origines étaient possibles. Si la Bible permettait de postuler que l’humanité avait 4000 ans lors de la naissance du Christ, Platon et Hérodote pensait qu’elle avait pour le moins dix millénaire d’existence. Le philosophe italien Giordano Bruno paya de sa vie sur le bûcher, en soutenant que la chronologie biblique était absurde. La Peyrère, publiant en 1655 son Prae Adamitae, prétendit qu’Adam ne fut que l’ancêtre des Juifs ; aussi dut il se rétracter pour ne pas subir ce sort malheureux !
De Bayle, dont le Dictionnaire de 1697 fourmille de questions interrogeant l’invraisemblable et versant au rebut les vieilles légendes, jusqu’à l’ironie d’un Voltaire, qui se demande pourquoi la religion valorise ainsi l’ignorance aux dépens de l’arbre de la connaissance, et se moque copieusement de Saint-Augustin, le siècle des Lumières préfère la raison scientifique à la foi aveugle. Pire, le coup de grâce est donné par le XIX° siècle avec L’Evolution des espèces ainsi que La filiation de l’homme et la filiation sexuelle de Darwin, en 1859 et 1871, démentant une création ex nihilo de deux êtres humains primordiaux. De surcroit, le géologue Charles Lyell observant les roches sédimentaires et les fossiles, déduisant leur formation pendant l’époque éocène, qui dura de – 56 à – 33,9 millions d’années, sapait la foi en une création de six jours, en un dessein providentiel : « Ce sont les dinosaures qui ont détruit le jardin d’Eden », s’amuse notre essayiste.
Histoire de la Sainte Bible, illustrée par Gustave Doré, Mame, 1894.
Histoire de l'Ancien et du Nouveau Testament, Blaise & Belin-Leprieur, 1815.
Photo : T. Guinhut.
S’il reste des créationnistes nombreux que leur religiosité sédimente, ils sont menacés de toutes parts d’une avalanche de révélations scientifiques ; entre les Mormons qui prétendent qu’Adam naquit dans le Missouri, jusqu'aux Musulmans, leur indéfectible foi en la réalité d’Adam et Eve ne peut apparaître que comme un sourd entêtement face à la raison intellectuelle et scientifique…
Faut-il aller, comme notre essayiste et historien, jusque dans la forêt équatoriale d’Ouganda pour trouver chez les chimpanzés et leurs mâles dominants un jardin d’Eden aux fruits disponibles, quoiqu’ils ne se privent pas de manger d’autres singes ?
Après cette lecture, que l’on aurait eu tort d’imaginer aussi fade que l’eau d’un bénitier, l’on est en droit de se demander ce qu’il reste d’un tel embrouillamini religieux et fabuleux. Si aucune croyance naïve ne peut résister à cet examen, demeurent au sein de ces figures inoubliables que sont Adam et Eve, outre l’histoire des civilisations qu’elles ont innervées, l’art et la littérature, sans oublier théologie et philosophie, où demeurent ces « incarnations inoubliables de la responsabilité de l’homme et de sa vulnérabilité ».
Nous connaissions Stephen Greenblatt en biographe de Shakespeare[5], en fin limier de l’humanisme, au travers de la quête des manuscrits antiques par Le Pogge[6]. Il élargit ici son expertise au travers d’un mythe aux conséquences multiples, encore aujourd’hui prégnantes, dont il révèle toute la riche historicité, en le confrontant aux sciences et aux arts, picturaux et poétiques. L’essayiste se fait mythographe et historien, théologien et critique littéraire, philosophe et conteur ; avec une clarté et une jubilation décidément communicatives. Si nous ne sommes plus Adam ni Eve, deux millénaires et leurs générations plus qu’occidentales ont été marqués au fer par le mythe et ses déclinaisons. Si nous ne sommes plus coupables d’être nés d’une faute originelle, nous savons néanmoins combien notre biochimie fondatrice contient les racines du mal[7], autant que nos cultures induisent nos rapports à la violence, à la guerre, mais aussi, grâce à l’amour chrétien et à la civilité des Lumières, un penchant vers la connaissance qui est le passeport du bien.
Une moitié de l’espèce humaine fut de longtemps, et encore aujourd’hui, marquée par la figure originelle d’Eve. Au-delà des malentendus et des stéréotypes, il faut aller à sa recherche avec une théologienne également « féministe » : Cristina Simonelli.
Avant Eve, il y eut Lilith, femme démone, après elle vint la Vierge Marie, pure mère de Dieu, en fait Eve restaurée en Marie. Entre ces deux extrêmes, l’épouse d’Adam est d’abord humaine. Mais loin de seulement incarner la chute dans la tentation et le péché originel, n’est-elle pas la source de la connaissance ? C’est ce que plaide notre essayiste. De plus Eve est bien entendu à l’origine de l’Histoire : sans elle, rien d’autre que l’Eden éternel. Car, dit la Genèse : « la femme s’aperçut que le fruit de l’arbre devait être savoureux, qu’il était agréable à regarder et qu’il était désirable, cet arbre, puisqu’il donnait l’intelligence ».
Cette héroïne millénaire hante le texte originel, la Bible, plus précisément dans la Genèse, soit le « commencement », puis les Pères de l’Eglise, les philosophes, les écrivains, mais aussi l’iconographie. Sa naissance étrange « à partir de l’homme », n’empêche pas que selon le livre divin « il les créa homme et femme » ; ce qui induit une réelle égalité. Toutefois, selon la tradition, en particulier chez Saint Paul, l’homme étant la gloire de Dieu, la femme ne serait que la gloire de l’homme. En conséquence, proche du serpent et du Mal, Eve peut être honnie. Une tradition misogyne s’ensuit, entraînant le genre féminin dans l’opprobre, dont la douleur dans l’accouchement est une conséquence du péché de curiosité et de chair, dont la suite bien connue est la répression sexuelle. Ainsi, au III° siècle, Tertullien s’empare de « la sentence de Dieu contre ton sexe » pour discréditer la mère de Caïn, cette « porte du diable ». Tel que dénoncé par notre essayiste, « L’ordre symbolique paternel » n’a pas fini de vanter ses succès. N’oublions pas qu’aujourd’hui la prêtrise reste réservée aux hommes, alors qu’une femme peut être rabbin. Pourtant des auteurs médiévaux, comme Humbert de Romans, ont soutenu la prédication pour ces dames, arguant qu’Eve créée en second, et non pas de la boue mais du côté de l’homme, était donc au sommet de la création. Ajoutons que la Bible, malgré Salomé, regorge de personnages féminins largement positifs, Judith, Marie-Madeleine, Marthe… Et si le péché charnel a sa source chez Eve, combien la femme est-elle exaltée dans le « Cantique des Cantiques », combien elles ont chez les poètes italiens, selon Cavalcanti, « l’intelligence d’amour ». Comme quoi la tradition « n’est pas monolithique ».
Anticipée par Dieu, la transgression d’Eve était un devoir, favorisant la connaissance, la liberté et le progrès de l’humanité. Elle est en quelque sorte une Sophia, au sens grec de la sagesse. Face à Eve la folle, il y a une place pour Eve la sage. C’est alors penser toutes les filles d’Eve, mais non sans un irénisme bien excessif, comme des « Mères, marraines, matriarches »…
L’érudition de Cristina Simonelli est probante. Reste que sa lecture du mythe est bien de notre temps, ce qui est à la fois une qualité et un défaut. Sa lecture féministe, voire écologiste lorsqu’il s’agit pour l’humanité de « soumettre » la terre et ses créatures dans le récit biblique, montre bien que nous lisons avec les attendus de notre époque. S’appuyant sur l’étymologie, en particulier de l’hébreu, du grec et du latin, sur des comparaisons avec d’autres mythes, dont celui de Pandore, sur des artistes tels que Michel-Ange, sur la psychanlyse, elle réalise un beau plaidoyer. Ramenant au jour une religieuse du XVII° siècle, Arcangela, elle réaffirme « que les femmes sont de la race humaine ».
La Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction.
La Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction,
traduit de l’hébreu et commenté par Marc-Alain Ouaknin,
Diane de Selliers, 372 p, 230 €.
Au commencement était La Genèse, récit trois fois millénaire de la création du monde et de la naissance de l’humanité ; doxa religieuse pour les uns, mythe fabuleux pour les sceptiques. Quoiqu’il en soit, un tel récit ne laisse pas d’être aussi impressionnant que poétique, aussi passionnant que proliférant d’implications métaphysiques et philosophiques. L’on devine qu’elle fut mainte fois traduite, via le canonique latin de Saint-Jérôme, et de l’hébreu originel ; elle nous est cette fois étonnamment transmise sous un titre mystérieux : La Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction. C’est un de ces volumes somptueux dont les éditions Diane de Selliers ont le secret, et sont coutumières, depuis Shakespeare à Venise[1] jusqu’aux vitraux pétrarquistes[2], en passant par le Dit du Genji[3].
Stupéfiante à plus d’un titre, cette Genèse interpelle au premier chef : pourquoi serait-elle illustrée par la peinture abstraite ? Diane de Selliers et Marc-Alain Ouaknin répondent par l’irreprésentabilité de Dieu. Au lieu de l’anthropomorphisme de la peinture figurative, des icônes orthodoxes à la peinture baroque italienne, en passant par les primitifs italiens sur fond d’or et les Michel-Ange et de la Renaissance, Dieu est un homme puissamment barbu. Or il est le verbe, seulement incarné à l’occasion de Jésus, ce qui justifie la fulgurance de la peinture abstraite, « rencontre métaphysique avec le texte ». À cet égard, le rayon de lumière d’Ed Rusha face au verset inaugural, les vagues et signes de Zao Wou Ki[4] sont révélateurs. Se vérifie amplement la phrase de Paul Klee, qui n’est pas oublié : « L’œuvre d’art est à l’image de la création ». Ce dont Florian Métral avait donné une analyse dans son Figurer la création du monde[5], consacré à l’art de la Renaissance.
Parmi cent huit peintures, de soixante-et-onze peintres, Kasimir Malevitch est en couverture, Frantisek Kupka explose de couleurs comme le big-bang, Wassily Kandinsky danse comme les lettres et les animalcules, Barnett Newman chante et prie, Man Ray est l’arc-en-ciel qui suit le déluge, Georges Mathieu est un buisson ardent de graphismes (pour anticiper le Livre de Moïse). Parfois, bien que toujours dans le champ de l’abstraction, Paul Klee est une « Tour en orange et vert » pour celle de Babel, Hans Hartung épanche la nuit, Mark Rothko la sépare d’un liseré de violet, Mondrian suggère un arbre, donc celui du bien et du mal, Yves Klein couvre de bleu une terre soumise au déluge… Pas si abstraites donc ; abstraites de la représentation canonique de la réalité, mais pas de celle de la suggestion de l’émotion et du sens. Revenons alors à l’inaugural « Cercle noir » de Kasimir Malevitch, qui illustre également le coffret : il est la ponctuation originelle de la création autant que du verbe créateur.
Un esprit tatillon pourrait reprocher l’absence en ce fascinant volume des prémices de l’abstraction picturale, de William Turner à Gustave Moreau, ou penser que cette abstraction est un peu trop géométrique et pas assez lyrique. Mais Dieu n’est-il pas d’abord géomètre ? Ne serait-ce qu’au travers du choix d’une typographie carrée pour ces lettres hébraïques, en fait assyriennes, crées à Babylone au V° siècle avant notre ère par Ezra le scribe. Car ces graphismes, parmi les vingt-deux lettres fondamentales, sont la parole de la création et de son âme, là où s’enclot et s’ouvre le nom de Dieu, « perceptible de manière acoustique, c’est-à-dire dans le langage[6] ».
Ainsi la dimension contemplative d’artistes souvent attentifs aux spiritualités juives et orientales s’associe-t-elle à une lecture soigneuse et propice à la méditation, que ce soit sur les desseins d’un créateur qui n’est peut que splendide fiction[7]ou sur la nécessité du libre-arbitre et de la connaissance offerte aux enfants d’Adam que nous sommes.
La Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction.
Photo : T. Guinhut.
Accompagnés de la calligraphie de l’hébreu, et sa « translittération » c’est-à-dire sa lecture française, ces onze premiers chapitres de la Genèse, « d’inspiration babylonienne », réservent bien des surprises. Nous avons trop l’habitude de la tradition de la Vulgate, cette traduction de la Bible faite en latin par Saint-Jérôme au IV° siècle, d’où vinrent bien des éditions françaises. Mieux vaut, comme par ailleurs Chouraqui[8], aller directement à la source. C’est ce que fait ici Marc-Alain Ouaknin en allant au plus près de l’hébreu originel. De la création du monde à la tour de Babel, du jardin d’Eden à l’Arche de Noé, en passant par le serpent qui accomplit la perdition d’Adam et Eve, donc celle du fratricide Caïn. Pas à pas, de verset en verset, se joue une initiation au monde, l’hypothèse de la divinité, le destin de la condition humaine entre bien et mal (car « la pulsion du cœur de l’homme est mauvaise dès sa jeunesse », dit « yhvh » au sortir du déluge), donc la part terrestre et morale, là où beauté éthique du texte s’associe à l’esthétique des peintres.
Avec une rare perspicacité, fouillant le sens, le traducteur nous ouvre de nouveaux champs de l’interprétation. Ce n’est pas seulement « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre », mais « Premièrement Elohim créa l’alphabet du ciel et de la terre », instaurant un subtil contrepoint avec les mots de Saint-Jean : « Au commencement était le verbe ». La traditionnelle pomme, venue d’une erreur de Saint-Jérôme, n’en est pas une : seulement un fruit, mais puisqu’Adam et Eve cachent leur nudité avec des feuilles de figuier, probablement une figue, ce qui est plus judicieux géographiquement, voire sexuellement. Là est la « genèse de la genèse » et de son interprétation, à la source de « deux mille ans de lectures[9] ». Ce qu’en une profuse introduction, « L’alphabet de la création », Marc-Alain Ouaknin déplie avec autant d’érudition que de lisibilité, en faveur d’un travail d’exégèse, à la croisée de la Torah (les cinq premiers livres de la Bible), du Midrach (l’ensemble des commentaires) et du Talmud (le corpus juridique), sans compter les mystiques kabbale et hassidisme. Il ne méconnait évidemment pas « l’école historico-critique », s’appuyant sur l’Histoire et l’archéologie, pour y associer la réflexion « midrachique », donc exégétique. Le mythe mésopotamien du Déluge (antérieur d’un millénaire à la Bible), récurrent dans plusieurs mythologies, dont Les Métamorphoses d’Ovide, montre combien la Genèse a une genèse, mais également combien il s’agit d’une « crise du langage » à restaurer au moyen de l’arche, donc à relier au mythe de Babel, dont la tour vient également de Mésopotamie, là où les Hébreux sont devenus des lettrés. Cette arche est de plus une préfiguration du berceau de Moïse, lui-même redevable de la culture égyptienne.
La Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction,
Anna-Eva Bergman : N° 37-1961 Astre.
Photo : T. Guinhut.
Regardons avec étonnement une hypothèse de lecture soudain éclairante : l’argile, ou la « poussière », dont sont faits Adam et Eve est la même que celle des tablettes et des sceaux-cylindres de la première écriture mésopotamienne. C’est cette argile que l’on retrouve dans un tableau d’Anselm Kiefer, même s’il ne s’agit pas de la « terre rouge » que signifie le mot « Adam ». Ensuite la vaste énumération des descendants du premier humain trouve sa correspondance, au sens baudelairien, dans les « Nombres en couleur » de Jasper Johns, car les nombres sont « le nom de Dieu ».
Autre regard également surprenant, cet apaisement de Dieu après le déluge et les sacrifices odorants de Noé. S’il décide de ne plus maudire « le sol de la terre à cause de l’homme », n’efface-t-il pas en même temps les malédictions jetées sur Adam et Eve, donc sur le travail qui serait devenu bénédiction… Le Dieu vengeur et jaloux de l’Ancien Testament se fait peu à peu plus bienveillant (à l’image des Furies devenues Bienveillantes), comme lorsque dans le Deutéronome il annule la punition de l’iniquité jusqu’à la quatrième génération (c’est l’un des dix commandements) en enjoignant de ne pas mettre à mort les parents pour les enfants et les enfants pour les parents : « ils seront mis à mort chacun pour sa faute ». La leçon morale est considérable ! Dans la même perspective, l’arc-en-ciel après le déluge est un symbole de transcendance, de paix et de justice ; dans le cadre de l’alliance de Dieu avec les hommes, et y compris entre ces derniers, en relation avec le « tu aimeras ton prochain comme toi-même » du Lévitique, mais aussi de l’Evangile de Matthieu. Quant à la prétendue justification théologique de l’esclavage, elle est balayée par le mot « serviteur de serviteurs » appliqué par Noé à Canaan, qui « contempla la nudité de son père ». Voici donc une « humanité arc-en-ciel », dit Marc-Alain Ouaknin. Dont cependant la langue subira un sort funeste : « embabelons leur langue », décida Yhvh, ce qui peut être lu comme une sortie de Sumer et de ses tours, mais aussi de la tyrannie d’une seule langue…
Bible in folio, Estienne Michel, Lyon, 1580.
Photo : T. Guinhut.
Que l’on lise « Au commencement » ou « Premièrement », comme ici, le texte est d’abord humain, venu d’un ou plusieurs parmi les dizaines de rédacteurs de la Bible, au contraire de la prétention coranique à n’être que la parole de son dieu. Ce qui n’en fait pas, selon notre traducteur, le récit absolu, mais « un récit qui aurait pu être différent » ; et un récit contemporain, moins de la création du monde que de la naissance de l’écriture. Ainsi la tradition juive, en toute intelligence, vise à sans cesse réinterpréter ce qui est selon le titre d’Umberto Eco une « Œuvre ouverte[10] », et à « oser le nouveau », y compris pour les peintres. Comme lorsque Gérard Garouste[11] peint son « Berechit », soit l’inaugural « Premièrement », sous la forme d’un ruban de Möbius où s’attachent des flammèches. Comme quoi chaque proposition iconographique est bien un juste chatoiement de l’interprétation et « une rencontre métaphysique ».
Accédera-t-on à la connaissance parfaite et scientifique de la naissance du cosmos[12], voire de la naissance de l’éthique ? Il est toutefois un moyen d’accéder à l’intuition de l’univers et de l’humanité lors de sa création : entrer avec une subtile humilité dans cette Genèse de la Genèse, tant en sa dimension scripturale et interprétative qu’en sa méditation picturale, pour entendre dialoguer entre eux les voix des versets et celles des commentaires révélateurs, sans oublier les profuses notes. Devant une telle réussite de la bibliophile la plus profonde, au service de l’humanisme, l’on se prend à rêver au livre de Moïse ainsi réalisé, l’on replonge dans Les Métamorphoses d’Ovide illustrées par la peinture baroque[13], l’on imagine cette Genèse illustrée par une créativité photographique inédite : la photographie n’est-elle pas lumière ?
Canal Grande e Palazzo Cavalli Franchetti, Venezia. Photo : T. Guinhut.
Rêves et cauchemars
des villes invisibles et imaginaires
par Italo Calvino et Darran Anderson.
Italo Calvino : Les Villes invisibles,
traduit de l’italien par Martin Rueff, Gallimard, 208 p, 19 €.
Darran Anderson : Les Villes imaginaires, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne),
par Mathilde Helleu et Barbara Schmidt, Inculte, 512 p, 24,90 €.
Ce sont mille raisons qui président à l’association de ces deux livres aux genres littéraires pourtant éloignés. À chaque fois des « villes », tous deux inaugurent leur propos avec le Vénitien Marco Polo, sans oublier que le second place à l’épigraphe une citation du premier, sans compter cent réseaux de complicité. Le romancier italien Italo Calvino énumère en toute mystérieuse beauté ses Villes invisibles, tandis que l’essayiste anglais Darran Anderson brosse un explosif tableau tant littéraire qu’historique, voire cinématographique des Villes imaginaires. Alors que le premier navigue à vue parmi les fantasmes urbains les plus indicibles en embarquant son lecteur sur les navires de ses poèmes en prose, le second construit avec les briques de la bibliothèque universelle une œuvre continument documentée et richement fantasmatique.
Originellement publiées à Turin en 1972, ces proses se présentent comme le compte-rendu d’une imaginaire conversation entre Marco Polo et Kublai Khan, le premier lui offrant des portraits des villes européennes et asiatiques qu’il aurait visitées au cours de son expédition lointaine, forcément insolites pour un empereur Chinois du tournant du XIV° et du XV° siècle. D’abord exprimés par « gestes, sauts, cris d’émerveillement et d’horreur, aboiements, hurlements d’animaux ou par le truchement d’objets qu’il allait extraire de ses besaces », ces Villes invisibles deviennent en langue tartare comme « les flèches d’une ville aux pinacles élancés, faits de telle sorte que la Lune dans son voyage pouvait se poser tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre ». Le récit-cadre, disposé en une vingtaine de séquences, intercale une petite centaine de portrait de villes, organisés par thématiques récurrentes : « Les villes et le désir », « Les villes et la mémoire », ou encore « le nom », « les yeux », « les signes », « les morts »… Si délirantes qu’elles soient, elles sont l’écho, l’émanation de la cité originaire de Marco Polo : « Chaque fois que je décris une ville, je dis quelque chose de Venise ». Ainsi lorsqu’apparait : « Smeraldina, ville aquatique, un réseau de canaux et un réseau de rues se superposent et se recoupent ».
Fantaisistes fleurs du fantasme, elles empruntent toutes leurs noms à des prénoms féminins. Parmi les « villes élancées », l’on visite « Ottavia, la ville-toile d’araignée », bâtie sur un filet tendu entre deux montagnes ; parmi « les villes et le ciel », « Andria [qui] fut construite avec un art tel que chacune de ses rues court suivant l’orbite d’une planète et que les édifices et les lieux de la vie en commun répètent l’ordre des constellations ». L’on rejoint « Valdrada » qui est « une ville droite sur le lac et une ville reflétée à l’envers » ; mieux, ses habitants « savent que tous leurs actes sont en même temps leurs actes et son image spéculaire ». L’imagerie urbaine fabuleuse ne va pas sans l’étrangeté des psychés. Ainsi, artistiquement belles ou effrayantes, comme sous le pinceau d’un écrivain inspiré, d’un peintre fou, à la manière de Monsù Desiderio, elles sont les coagulations du désir et du rêve, mais aussi des peurs qui nous agitent. « Seurapia d’en dessous » est habitée de « cadavres, séchés de manière à ce qu’il en reste le squelette revêtu de peau jaunâtre ».
Pour répondre aux propositions de Marco Polo, Kublai Khan possède un atlas éminemment borgésien, dans lequel non seulement figurent toutes les cités de son empire, mais aussi des « terres promises visitées en pensée, mais qui n’ont pas encore été découvertes ou fondées : La Nouvelle-Atlantide, Utopia, La Cité du Soleil, Océana, Tamoé, Armonia, New Lanark, Icaria ». Les fantômes des futurs fondateurs d’utopies livresques[1] se bousculent : Thomas More, Francis Bacon, Tommaso Campanella…
Alors que le poète prosateur prétend que ce volume construit de Villes invisibles est « un rêve qui nait au cœur des villes invivables », ne peut-on pas considérer que nos espaces urbains deviennent de plus en plus des villes imaginaires, tant l’utopie, architecturale et d’intelligence artificielle, devient réalité. En conséquence, la ville se métamorphose et se renie sans cesse. Il faut alors évoquer Charles Baudelaire : « Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel[2] », disait-il dans « Le cygne », parmi les pages de ses « Tableaux parisiens ».
L’infinie poésie architecturale, virevoltante et créatrice, de ce bouquet coloré de topographies calviniennes incite à rêver des tableaux qui pourraient être peints par Salvador Dali ou Yves Tanguy. En effet ces d’œuvres d’arts verbales, cependant inclassables, car également proches du poème de Coleridge, « Le rêve de Kublai Khan » (qui « ordonna de bâtir un majestueux palais[3]»), relèvent à la fois d’une esthétique borgésienne et d’une démarche surréaliste. La part d’automatisme psychique en chasse lors de l’écriture n’est pas loin de celle d’Henri Michaux, qui, dans Voyage en grande Garabagne[4], invente des populations, des ethnies plus étranges les unes que les autres, « les Hac », « les Emanglons » ou « les Gaurs », qui ont des villes, des places et des spectacles incroyables et cruels…
Charles Baudelaire, dans les années 1860, est censé être l’inventeur du genre promis à un bel avenir du poème en prose, quoiqu’il se réfère au précédent de Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand. Revenons à la préface-dédicace à Ernest Houssaye du Spleen de Paris, sous-titré « Petits poèmes en prose » : « Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? C'est surtout de la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant[5]. » Si Baudelaire parlait ici de Paris, il n’est en rien interdit d’appliquer cette intention, voire cette définition, un siècle plus tard, au travail d’Italo Calvino. Et si l’auteur des Feurs du mal se consacrait à transmuer la boue d’une réelle capitale en or poétique, celui du Chevalier inexistant plonge hardiment dans les territoires de l’imaginaire, au point que ses Villes invisibles ne soient perceptibles que par les yeux du langage. L’on devine alors que, devant cette petite centaine de poèmes en prose, l’humilité et le soin du traducteur doivent être à leur comble.
Il est à noter à cet égard que les éditions Gallimard se sont lancées depuis quelques temps dans une vaste opération de retraductions des œuvres d’Italo Calvino. Toujours sous les doigts avisés et soigneux de Martin Rueff, qui n’en doutons pas, sait insuffler à son interprétation ce qui devient selon Baudelaire « prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie ». C’est en effet ce que nous ressentons à se laisser porter par les mots français unis comme les doigts de la main à ceux italiens…
Italo Calvino : Tarots, Franco Maria Ricci, 1974. Photo : T. Guinhut.
Echafauder des fantasmes urbains et politiques est bien une constante de l’humanité, au moins depuis la Babel biblique et La République de Platon qui est un « paradis géométrique » et en même temps une « nécropole ». En cette tradition plus que millénaire, Darran Anderson a beau jeu de se livrer à un voyage parmi les Villes imaginaires de l’histoire culturelle. La structure du volume a beau être erratique, l’itinéraire est absolument passionnant, bourré jusqu’à la gueule de références, d’évocations, d’analyses, quoiqu’y manquent parfois des notes permettant de retrouver les passages cités : le volume est érudit sans être cuistre, philosophique sans cesser d’être séduisant. Ce qui ne manque de faire mentir le nom de son éditeur français, « Inculte », quoique l’on sache qu’il s’agisse d’une antiphrase.
L’essayiste anglais Darran Anderson démarre lui aussi avec cet accélérateur d’imaginaire qu’est Marco Polo, cet « homme au million de mensonges », dont Le Devisement du monde[6]relate un voyage oriental jusqu’en Chine, parmi des cités innombrables. Mais aussi avec sa « ville flottante à l’allure impossible », Venise cela va sans dire.
Balayant un immense espace historique et géographique, de l’Antiquité à la science-fiction la plus contemporaine, en passant par les « robinsonnades » qui président aux îles nanties de gouvernements idéaux, comme Utopia de Thomas More, notre essayiste explore de toute évidence un espace conceptuel qui intègre bien des utopies, mais non sans le recours à sa sœur maudite sinon jumelle, la dystopie, « débarrassée de ses habitants non idéaux », comme le laisse entendre la « Lettre du Prêtre Jean », fictionnel seigneur des « trois Indes », qui postulait un miroir « doué de la propriété de nos montrer toutes les machinations et tout ce qui se passe, de bon ou de mauvais, dans les provinces de nos Etats ». De plus en plus avérée, la double perspective innerve l’essai. Par exemple avec les initiales oppositions entre les civilisations où, sous le joug des femmes, les hommes se révoltent pour rétablir le patriarcat et celles où ces dames s’en sont privées pour leur plus grande paix, comme dans Herland de Charlotte Perkins Gilman[7], également fort contraire à la tyrannie masculine de La Servante écarlate de Margaret Atwood[8].
Un esprit chagrin pourrait arguer de la dispersion de la composition qui dépasse amplement le champ de son titre pour, au-delà du cinéma de Metropolis, embrasser les voyages imaginaires, les cartographies, les fictions politiques. Cependant, en dépit du manque de rigueur et de l’excessif enthousiasme qui empêchent Darran Anderson de bien cerner son sujet, un joyeux tourbillon emporte son lecteur dans une découverte sans cesse centrifuge, jusque par les vaisseaux maritimes et spatiaux, à la conquête de planètes urbaines inconnues ou à édifier. « Villes flottantes », « villes biologiques », « villes miracles », côtoient le Palais de cristal londonien et les expositions universelles, ou encore les baraquements des camps d’extermination. Les architectures réelles voisinent celles fictionnelles des peintres, des nouvellistes et des cinéastes.
L’une des plus intéressantes - et éprouvante - réflexion de cet essai est placée sous l’égide de « L’horreur domestique » : « pour pouvoir devancer nos désirs, les bâtiments doivent au moins faire preuve d’un simulacre de conscience ». Ainsi l’efficacité domotique et urbaine pourrait aller jusqu’à la modification spatiale et décorative selon nos humeurs et fantasmes, voire ceux des fantômes de leurs précédents habitants, comme dans « Les Milles rêves de Stellavista » dans Vermilion Sands de Ballard[9]. Mais aussi jusqu’à la biosurveillance de notre état de santé, non sans qu’il s’agisse là des prémices d’une orwellisation[10] du monde menée de main experte par un gouvernement bienveillant ou tyrannique, comme le pratique déjà la Chine communiste. La descendance de la caverne de Platon est alors exponentielle.
La rêverie qui suit la lecture des Villes imaginaires de Darran Anderson est autant un jardin d’architectures nouvelles et brillantes que de décombres. Le cauchemar s’empare de malheureux urbains qui voient leur havre de paix gangréné par les quartiers délinquants ou les territoires perdus de la République[11], qui vivent la chute des civilisations et meurent avec elles, de ceux qui voient s’élever les gratte-ciels dominateurs et insolents du totalitarisme soviétique et les mausolées des princes qui font main basse sur l’au-delà, depuis les pyramides de Gizeh jusqu’à la franquiste Valle de los Caidos ; ou encore de ceux-là que le catastrophisme spéciste, nucléaire ou climatique remuent jusqu’à la mélancolie, l’angoisse, sinon jusqu’à la guerre civile et au suicide. Cependant, de « l’illusion de verre » à la « maison du bâtir » la ville s’enterre ou s’envole, est bombardée, détruite, ou reconstruite, renouvelée, ceinturée par un mur comme à Berlin, libérée, apaisée et affolée par les artistes et les architectes visionnaires, car « Demain ne meurt jamais »…
Si Venise a tendance hélas à s'enfoncer sous son propre poids dans sa lagune, il reste encore l'espoir et la peur de voyager en pensée parmi des villes fantasmatiques. Aux délicieux et inquiétants rêves poétiques, voire psychédéliques, d’Italo Calvino répondent largement aujourd’hui les rêves de la technique et leurs réalisations. Le bréviaire de Darran Anderson sous le coude, Marco Polo revenant parmi nous ne manquerait pas de voir en Manhattan ou Shanghai des villes imaginaires, des ferments de rêves éveillés ou des prémices de villes apocalyptiques ou totalitaires, comme à l’occasion des tours jumelles du 11 septembre 2001, ou de la reconnaissance faciale urbaine qui quadrille la Chine communiste…
De Berlin à Londres, de New-York à Paris, de Tokyo à Venise, les villes capitales méritent plus qu’un voyage, une flânerie, à la fois hasardeuse, attentive et circonspecte. Si une rue, un quartier curieux, voire prestigieux, peuvent suffire à la délectation, comme parmi les pages du maître flâneur Walter Benjamin, une frontière démesurée, celle de la Russie, n’apaisera pas la soif de déambulations ferroviaires et pédestres de la plus ambitieuse. Hors le premier auteur nommé, ce sont là flâneuses et voyageuses : elles s’appellent Virginia Woolf, Laurence Elkin et Erika Fatland. La plus longue frontière du monde répond alors au plus long fleuve mondial, l’Amazonia, parcouru par Patrick Deville. Mais au-delà de ces rigoureux documentaristes et réalistes, rien n’interdit de se demander quelle part de fiction s’ingénie à offrir à l’espace de nos villes et de la planète une dimension supplémentaire.
Sur les traces de Baudelaire et de ses « Tableaux parisiens » (qu’il a traduit), Walter Benjamin est le flâneur tutélaire, autant parmi les rues de Berlin et de Paris que parmi les pages de ses auteurs favoris. Le baudelairien XIX° siècle, lors duquel le créateur des Fleurs du mal est soudain fasciné dans « la rue assourdissante » par une « passante », est pour l’auteur de Paris capitale du XIX° siècle « l’âge d’or de la flânerie », quand la ville « s’ouvre à lui comme paysage et […] l’enferme comme chambre». Loin de se contenter d’une poétique « vision illustrative », le flâneur, dont le personnage « préfigure celui du détective », est « un condensé de l’attitude politique des classes moyennes sous le Second-Empire ». En ce sens, il est « l’observateur du marché […] l’espion que le capitalisme envoie dans le monde du consommateur », ce qui se vérifie encore plus aujourd’hui, tant parmi les avenues que les galeries marchandes, quoique le règne de l’automobile ait tendance à la fois à distancier jusqu’à l’invisible le paysage urbain et à entraîner une démarche utilitariste. Au contraire de l’attention à l’inattendu, car « la flânerie repose, entre autres, sur l’idée que le fruit de l’oisiveté est plus précieux que celui du travail », et de « la dialectique de la flânerie : d’un côté, l’homme qui se sent regardé par tout et par tous, comme un vrai suspect, de l’autre, l’homme qu’on ne parvient pas à trouver, celui qui est dissimulé. C’est probablement cette dialectique là que développe l’homme des foules ». Au risque cependant de ne plus rencontrer et explorer la réalité intime d’une capitale, mais un paysage intérieur : « La ville est la réalisation du rêve le plus ancien de l’humanité, le labyrinthe. Le flâneur se consacre sans le savoir à cette réalité[1] ». Ces aphorismes essentiels ne sont encore que des bribes, des notes, voire des citations, parmi l’opus magnus à jamais inachevé de Walter Benjamin qui se confond avec son Baudelaire[2]…
L’on ne saurait de surcroit sérieusement flâner sans les pages de Walter Benjamin qui invitent à plus d’un parcours au sein d’une Rue à sens unique, petit ouvrage, quoique parcellaire, mosaïqué, lui scrupuleusement achevé en 1928. À la suite d’un prologue, « Poste à essence », où il s’agit de lire tracts, affiches, plutôt que « le geste prétentieux du livre », démarche évidemment programmatique, quoiqu’un peu méprisante envers la dignité et la nécessité du livre, le réveil dans « une chambre avec petit déjeuner » est comme une entrée dans « la maison de notre vie ». Nous avons deviné que le réseau métaphorique, envoûtant, doit nous guider en plusieurs lectures, comme en plusieurs quartiers d’une ville, jusqu’au symbolique et cosmique dernier fragment du livre : « Vers le planétarium ».
Vide greniers de La Couarde-sur-mer, Île de Ré. Photo : T. Guinhut.
Imaginer qu’il s’agisse de Berlin serait réducteur. Walter Benjamin recompose, depuis son enfance, au moyen de « fournitures scolaires » et d’une « planche d’images à découper et à assembler », en passant par un « chantier de construction », et jusqu’à son âge mûr, une ville fictive rêvée, venue du moi et de l’ailleurs, empruntant nommément des éléments à d’autres cités, comme Weimar, ou Riga, ou encore Paris et sa place de la Concorde, avec son obélisque dont les hiéroglyphes n’offrent plus rien de lisible à nos contemporains. Cette « rue à sens unique » est en fait une cosa mentale, un prisme fictionnel. Mais aussi un « voyage à travers l’inflation allemande », à la veille d’une crise économique aux sombres conséquences. À cet égard, et non loin de Masse et puissance de Canetti[3], on lira de judicieuses remarques : « Etrange paradoxe : les gens n’ont à l’esprit, quand ils agissent, que l’intérêt privé le plus étroit, mais ils sont en même temps plus déterminés que jamais par leurs instincts de masse dans leurs comportements ».
Cependant ces « Fournitures scolaires » sont en fait des aphorismes consacrés au travail littéraire, comme « Défense d’afficher » déplie « la technique de l’écrivain en treize thèses ». Plus loin, dans « Polyclinique », l’auteur qui écrit sur « la table de marbre du café » est comparé à un chirurgien. Car, en cette rue moderne, « L’écriture qui avait trouvé un asile dans le livre imprimé, où elle menait son existence autonome, est inexorablement tirée dans la rue par les réclames et subordonnée aux hétéronomies brutales du chaos économique ». Que dirait-il aujourd’hui face à Internet et au numérique…
Ainsi l’espace urbain est saisi autant du point de vue autobiographique et poétique, que du point de vue sociologique, politique et économique. L’étonnante beauté prismatique du récit, des choses vues et des fulgurantes pensées n’est pas loin du collage dadaïste ainsi que de la prose cubiste et poétique du Paysan de Paris de Louis Aragon, quoiqu’avec plus d’intelligence encore… Se faisant également, et à la suite de son exil, flâneur des passages parisiens, le philosophe né à Berlin en 1892 restera celui que le nazisme a empêché de librement flâner, acculé au suicide à Port-Bou, à la frontière espagnole, à la suite de l’invasion allemande en septembre 1940. Remercions cependant - après celle du Cerf pour Paris capitale du XIX° siècle - les éditions Allia de nous proposer ce texte essentiel sous une couverture esthétique, aux bons soins d’une typographie impeccable sur un papier légèrement ivoire et aux cahiers cousus. Ainsi elles ont déjà édité du même les indispensables que sont L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique ou Pour une critique de la violence. En attendant la publication des œuvres complètes que vient d’initier un éditeur courageux[4].
Si Walter Benjamin composait une cité kaléidoscopique, fantasmatique, Virginia Woolf s’adresse à une ville bien réelle. Londres est un recueil de textes forts divers, de provenances hétérogènes, manuscrits inédits, articles publiés dans des magazines, entre 1908 et 1928… Il s’agit de « courir les rues […] à l’aventure », quoique l’éditeur ait eu la judicieuse idée de faire précéder chaque chapitre de la carte du quartier londonien parcouru.
Londres étant la ville qui la première au monde atteignit le million d’habitant au cœur du XIX° siècle, en conséquence avec une Histoire qui méritait que soit écrite son autobiographie, par Peter Ackroyd[5], un siècle après Virginia Woolf, celle-ci ne peut qu’associer une démarche de géographe urbain et d’autobiographe en ce qui est grâce à cette édition un livre à part entière. L’on s’attend ici à ce que le « vieux Bloomsbury » soit son espace urbain de prédilection, qu’elle y goûte le calme de ses rues et de ses petites places aux abords du British Museum, là où le groupe de Bloomsbury mettait en avant la culture et la beauté. Mais ce sont aussi les artères vrombissantes, les berges de la Tamise chargées de bateaux et des « rebuts de la ville ». Contemplations, anecdotes, rencontres, tout cela pullule en ce recueil, que l’on pourrait lire comme un guide de voyage, à la fois dans l’espace et le temps, non sans nostalgie. L’exploration attentive est littéraire, avec « La maison de Carlyle » (l’auteur du Sartor Resartus), économique avec « Les docks de Londres », artistique avec « Abbayes et cathédrales », empathique et synthétique avec « Portrait d’une londonienne » (« pour connaître Londres […] il fallait absolument connaître Mme Crowe »). Enfin l’on termine par une acmé : « Vol au-dessus de Londres », au moyen d’un aéroplane traversant des nuages effrayants, « toute la civilisation sous nos pieds », un comme Walter Benjamin le fit avec son « planétarium ».
À la faveur de la quête d’un simple « crayon à papier », l’on aime avec Virginia Woolf ces librairies où « les livres d’occasion sont des livres sauvages sans toit ni loi ; ils se sont réunis pour former une grande nuée d’oiseaux de toutes les couleurs, et ils possèdent un charme dont les volumes domestiqués de la bibliothèque sont dépourvus ». Aux détails les plus pittoresques répond la vision économique et cosmique de ce carrefour maritime du globe terrestre, où « tout ce que le navire a récolté dans les plaines, les pâturages du monde est tiré de sa soute et rangé à la place qui lui revient ». Alors qu’à Oxford Street, règnent « les enchères, les brouettes, la camelote ».
Sans nul doute Londres est, comme dans Ms Dalloway, un personnage de roman choyé par la romancière Virginia Woolf qui revendiquait Une chambre à soi[6] dans ce que l’on peut considérer comme un manifeste féministe. C’est une sorte de théâtre sans cesse renouvelée, habité par des élégantes et des vagabonds, s’ouvrant sur un « salon moderne », sur le « tribunal des divorces », théâtre piteux où se joue une torture psychologique, mais aussi sur « La maison des grands hommes » et la Chambre des communes, toutes les strates en fait d’une société. Autant paysagiste que moraliste est ce portrait chatoyant et divers d’une ville qui est l’archétype de la modernité ; livre que probablement Virginia Woolf n’a pas rêvé : gageons qu’elle serait ravie, comme son lecteur.
Walter Benjamin incluait ses « souvenirs de voyage », d’Heidelberg à Versailles, de Séville à Florence, entre cathédrales et musées, dans sa Rue à sens unique. Lauren Elkin, « Flâneuse » en quelque sorte professionnelle, aime Long Island et Paris, Venise et Tokyo, et « partout »… Avec un juste aplomb elle revendique sa dignité de « flâneuse », à ne pas confondre avec la seule image auparavant autorisée pour les femmes, celle de la péripatéticienne, non au sens propre grec qui marche autour, mais au sens méprisable de prostituée. Son « sentiment de liberté totale et absolue que procure le simple fait de mettre un pied devant l’autre », est à mettre en relation avec cet Art de marcher dont parle si bien Rebecca Solnit[7] et qu’elle n’ignore pas.
Comme en une boite de flâneries où collectionner une flâneuse en chaque ville, Lauren Elkin rencontre en chaque pérégrination urbaine une figure singulière, d’aujourd’hui ou du passé, car pour reprendre Joyce en marge de son Ulysse, « les lieux se souviennent des événements ». Evidemment notre Virginia Woolf est inoubliable à Londres ; alors qu’à Paris, dont elle tomba en 1919 amoureuse, l’écrivaine de langue anglaise Jean Rhys est un de ses intrigants « fantômes » favoris. Autre fantôme stimulant, Aurore Dudevant qui prit un pseudonyme masculin : Georges Sand, dont on connait plus « les cigares, les amants, les romans », que son intense travail. Ou encore, dans cette ville des révolutions, de 1789 à 1969, et aujourd’hui des manifestations, la présence de la cinéaste de la Nouvelle vague, Agnès Varda. À Venise, c’est l’artiste Sophie Calle, qui, à l’occasion de la Biennale, est son guide.
Moins connue, la journaliste et correspondante de guerre, Martha Gellhorn « transforme la flânerie en témoignage ». Elle s’engagea « partout », « là où le sang coulait, et où se répandaient la crasse et le désespoir », de l’Espagne au Vietnam. Un modèle donc, une sorte d’héroïne pour notre collectionneuse de flâneuses.
Hélas, à Tokyo, pas de figure féminine qui jouerait le rôle d’éclaireuse. La « hideur de la ville » déçoit d’abord l’impétrante, qui s’y voit entraînée par son ami banquier. La chaleur y est « à faire fondre l’âme », marcher y est incongru et malcommode ; néanmoins il y faut apprendre, faute de la complexité des idéogrammes kanji, « la calligraphie onnade, l’écriture des femmes », et chercher la beauté « tout en haut, sur les toits »…
Reste que Paris est celle qui, récurrente dans la composition du volume, aimante irrésistiblement la narratrice. Au point qu’en 2015 elle devienne citoyenne française. À son tour, grâce à son livre, ne devient-elle pas une de ces figures tutélaires qui éclairent les lieux tout en éclairant son auteure, ses curiosités et ses émotions, au moyen de ces évocations vivantes et précisément documentées, et qui, cela va sans dire, illuminent son lecteur gourmand…
Plus loin encore, dans l’inédit, tourner autour de la plus longue frontière du monde, tel est le défi de la Norvégienne Erika Fatland. En fait il s’agit de contourner l’immense Russie, sans y glisser un pied, mais sans la perdre de vue : de la Corée du Nord, où le tourisme est rigoureusement encadré, à la Norvège, en passant par la Mongolie, le Kazakhstan, l’Ukraine, la Finlande et tutti quanti. Ce sont quatorze pays franchis, plus de 20 000 kilomètres, des dizaines de langues et de mode de vie rencontrés, sans oublier les eaux arctiques du Passage du Nord-Ouest. Certes Erika Fatland, née en 1983, n’en est pas à son coup d’essai, puisqu’à l’occasion de sa thèse d’anthropologie elle parcourut le Caucase et publia Sovietistan[8].
Ce n’est plus flâner, mais voyager au long cours. Les aperçus historiques et documentaires ne manquent pas, depuis l’île Diomède dans le détroit de Behring. Ce n’est guère marcher, mais emprunter « un ancien navire de recherche soviétique », une cabine à 20 000 dollars le mois, spartiate à plaisir, sans autre divertissement que la visite « d’îles stériles et battues par les vents », et la contemplation d’une pléthore de déchets : « une catastrophe écologique ». Le tourisme s’empare pourtant de ces contrées comme un prédateur.
Mais aussi des trains à n’en plus finir, en croisant des paysages ahurissants de glaces et de montagnes, saupoudrés des brumes et des pluies, de plaines et de déserts, de villes poussiéreuses, voire salement polluées. Entre la Corée du Nord et la Chine, le « Pont de l’Amitié est rouillé » ; après la pauvreté forcée, voici « la forêt d’acier, de verre et de marques de luxe », puis le pays des yourtes, des chamanes et des « chanteurs diphoniques », parcouru en jeep puis à cheval. Les steppes précèdent « les ermites de la taïga », quand le « royaume de l’ours » des Kazakhs est aussi celui de la tyrannie politique. Les passages de frontières sont tracassiers, parfois aimables, ou rocambolesques et inquiétants, comme dans le Caucase, qui est « une montagne de langues », bardée de souvenirs de guerres. Au-delà de la Mer noire, « mer inhospitalière », l’Europe parait d’abord un peu plus rassurante, quoique l’on y garde des souvenirs amers : « J’ai vu les chars rouler sur des gens », raconte une Suédoise d’Ukraine. Quant à « la plus jeune république séparatiste du monde, à Donetsk, ses bâtiments sont criblés de balles, qui n’ont d’ailleurs pas achevé leur mission. La guerre est au cœur de la vie des familles où Erika Fatland connait l’hospitalité. Plus loin, Tchernobyl est devenu une « attraction touristique ». Enfin, au bout d’un périple de deux ans, à la triple frontière de la Finlande, de la Norvège et de la Russie, cairns, barbelés et miradors laissent une impression de guerre froide pas encore éteinte…
Le voyage est un apostolat, une prise de risque, une quête de soi et du monde, y compris dans sa dimension géopolitique, car les contrastes économiques et politiques sont ici expliqués avec soin. Et même si le récit d’Erika Fatland, accompagné de deux cahiers de photographies, n’a pas la qualité poétique de nos précédents ouvrages, il n’en reste pas moins aussi impressionnant qu’instructif.
Impénitent voyageur littéraire et fluvial, lui Français né en 1957, Patrick Deville conçoit un roman monstre, dont on ne sait c’est une omnivore accumulation documentaire, ou un récit de la filiation. Il faut bien cela lorsque l’on embarque avec lui en Amazonia, au long du fleuve sud-américain qui dépasse en longueur le Nil. Et plus encore, car partant du port atlantique de Belém, il passe la cordillère des Andes pour trouver un autre port, cette fois-ci pacifique : Santa Elena. Plusieurs espaces, mais aussi plusieurs temps : celui du voyage proprement dit entrepris par un père et son fils, Pierre, presque trentenaire, mais aussi celui qui démarre dès le XVI° siècle avec la conquête espagnole et portugaise parmi ces contrées à peu près vierges, ces tribus et civilisations si singulières, comme celle des Incas. Sans oublier la généalogie séminale des livres qui alimentent cette entreprise initiatique, des développements biographiques de Flemming, Humboldt, Darwin, Zweig ou de telle figure de l’Histoire brésilienne et locale, entre Cendrars, Lévi-Strauss et Montaigne, en un maelström plus décousu, sinon le travail de la mémoire, que l’écriture « à sauts et à gambades » de l’auteur des Essais… Car « seule la littérature nous offre d’approcher la vérité des lieux, surtout la relecture des écrivains par d’autres écrivains, de génération en génération ».
Quelques rencontres émaillent le récit : un traducteur passablement original qui, dangereusement, vit en ermite sur les berges du fleuve, un anthropologue péruvien, ou encore le souvenir d’Aguirre, explorateur et « fou magnifique », de Casement le diplomate controversé[9] ; mieux, le fantasme des « sirènes & amazones ». Et tout aussi bien les oiseaux, « l’ahinga et le toucan, […] le dendrocygne à bec rouge et le caracara »… Iquitos, au Pérou, est moins pittoresque ; car là règnent « la disparition des peuples, du paysage et des animaux, l’enlaidissement ». Nous laisserons alors sans commentaire la racoleuse plainte sur « la folle accélération du dérèglement climatique » de « l’année 2018 »[10]…
S’imaginant en Indien, le narrateur évalue de belle manière la fonction qui lui aurait été confiée : « sans doute m’auraient échu les tâches de l’apprenti chaman ou de sorcier adjoint, la récitation le soir de la cosmogonie et de l’histoire des ancêtres, et telle était après tout la modeste fonction que je remplissais dans ma tribu ». De même, parmi les dernières pages, l’on trouve des remarques pleines de saveur, sur la « jouissance esthétique » devant l’ordre de la nature, sur « la faillite de l’anthropocentrisme », de Copernic à Darwin…
Tout cela est généreusement - ou trop richement, trop lourdement - farci d’allusions littéraires et historiques, encyclopédiques même (sur l’exploitation du caoutchouc par exemple), comme un exercice de collage, au point que l’on risque d’en oublier, même si elles sont une métaphore de la transmission paternelle, l’histoire qui se nouerait entre le père et le fils, sur un bateau appelé « La Jangada », du nom d’un des romans de Jules Verne. Il n’en reste pas moins que l’on se surprend malgré tout à penser qu’Amazonia est peut-être un beau livre, hybride, baroque et surchargé, aussi touffu que la forêt amazonienne, un rien vaniteux, néanmoins propice à la réflexion, de surcroit émouvant, tant l’empathie nous prend au contact des minces confidences d’un père confronté à un fils qu’il observe et cependant lui échappe.
Flâneur et voyageur ne sont pas tout à fait de la même espèce. Malgré la tradition du « Travel Writing » qui a brouillé les pistes (avec Bruce Chatwin ou Paul Théroux), le flâneur est plus modeste dans ses destinations, à la limite de l’errance, ouvert à l’imprévu, surtout urbain, plus lent, plus attentif aux strates poétiques et socioculturelles, quand le voyageur vise tout ou partie du globe terrestre. Patrick Deville est aussi le symptôme d’une quête romanesque, à moins qu’il s’agisse de son épuisement, qui pratique le reportage culturel romancé. Comme Mathias Enard[11], il use du prétexte de peu de personnages romanesques, ici très probablement autobiographiques, pour faire passer une sorte d’essai, en quelque sorte un voyage au travers des genres autant qu’au fil d’une mémoire géographique et fluviale. Ne reste plus à nos lecteurs qu’à boucler le sac-à-dos, un ou deux livres de choix dans la poche supérieure, saisir un bus, un train au vol, attacher fermement les lacets des chaussures de marche…
Les vampires. Aux origines du mythe, textes établis, présentés et annotés
par Gilles Banderier, Jérôme Millon, 2015, 176 p, 17 €.
Colliers de velours, parcours d’un récit vampirisé, Otrante, 2015, 226 p, 30 €.
Karl von Wachsmann : L’Etranger des Carpathes, traduit de l’allemand
sous la direction de Dominique Bordes et Pierre Moquet,
Le Castor Astral, 2015, 64 p, 5,90 €.
Pierre Moquet, Jacques Petitin : Petite Encyclopédie des vampires,
Le Castor astral, 2016, 256 p, 16,50 €.
Dracula et autres écrits vampiriques,
traduits, présentés et annotés par Alain Morvan,
La Pléiade, Gallimard, 2019, 1080 p, 63 €.
Victor Dixen : Vampyria ; la Cour des ténèbres,
Robert Laffont, 2020, 496 p, 16 €.
Quoiqu’elles s’attaquent rarement à l’homme, les desmodontinae sont des chauves-souris vampires des tropiques américaines qui se nourrissent de sang. Même si les chauves-souris européennes sont inoffensives, une crainte s’attache à leurs ailes nocturnes et à leurs crocs, associés au mythe des vampires. De quelle mare de sang corrompu vient Dracula ? Le personnage universellement connu, depuis son fondateur incontesté, n’est pourtant pas sans fondements plus anciens, voire anthropologiques. Bram Stoker fut en effet en 1897 le maître du vampirisme avec son inoubliable roman : Dracula. Il parut alors incarner celui qui fixa les invariants du mythe : château ruiné de Transylvanie, aristocrate nocturne s’abreuvant à la gorge des jeunes gens qui dépérissent et deviennent vampires à leur tour, agilité de chauve-souris, eau bénite et pieu planté dans le cœur de celui qui dort dans son cercueil… Les ombres griffues du film de Murnau marquent de leurs canines expressionnistes l’imaginaire du lecteur et du spectateur. Jusque dans la Fascination de ses plus récentes réincarnations… Pourtant la redécouverte d’une nouvelle de 1844 semble devoir infléchir l’histoire littéraire pour les inconditionnels de l’hémophilie vampirique : L’Etranger des Carpathes par Karl von Wachsmann. Sans compter une Petite Encyclopédie des vampires, réjouissante et bienvenue que l’on complétera avec Les Vampires. Aux origines du mythe ; mais aussi, chers lecteurs, incubes et succubes, par un Collier de velours bien vampirique. Mesdames, Messieurs, le sang à votre goût est servi, surtout si vous plongez dans le Pléiade consacré à Dracula et autres vampires, réunissant la quintessence des suceurs d’âmes. À moins de se projeter vers les réécritures plus contemporaines du mythe avec Virginie Meyer et Victor Dixen.
D’après la précieuse anthologie Les Vampires. Aux origines du mythe, la nuit des légendes obscures atteste dès 1659 de l’existence de l’oupir ou « upior » et autres « stryges », du moins parmi les rumeurs, entre Pologne, Russie, Serbie et Hongrie. Car personne ne croit, du moins parmi les auteurs sensés et cultivés, à l’existence de ces prédateurs aux dents longues. « On dit que le démon tire ce sang d’une personne vivante […] qu’il le porte dans un corps mort », rapporte le Mercure galant en 1693. On s’en débarrasse en coupant la tête et en ouvrant le cœur du dit mort…
Le mot « vampire » apparait en 1732, chez Jean-Baptiste Le Villain de la Varenne. Ces cadavres « vermeils » et « sans pourriture » sucent le sang des vivants, qui après leur décès « sucent à leur tour ». On fit alors enfoncer « un pieu fort aigu, dont on lui traversa le corps de part en part ». Si les témoignages paraissent avérés, dont par un chirurgien, les auteurs du Siècle des Lumières n’auront de cesse de se moquer d’une telle ridicule superstition. Guillaume Rey, médecin lyonnais, réfute en 1737 toutes ces pittoresques fumées morbides : « Cette opinion populaire donne lieu à des histoires outrées, et qui contiennent des contradictions manifestes […] Tout connaisseur dans l’économie de la nature sait assez que les morts ne reviennent jamais. » Boyer d’Argens, en 1738, dénonce la crédulité populaire, un « rapport sur le vampirisme » de 1755 montre qu’un cadavre sans contact avec l’air peut seul se conserver et attribue à la peur de telles visions. Quant à Louis de Jaucourt, encyclopédiste patenté, il se gausse de « l’ouvrage absurde » de Don Calmet. Si l’on ne trouve en la saine lecture de ce volume que quelques mots de ce dernier, c’est que sa Dissertation sur les vampires, riches des variantes et invariants du mythe, est publiée par ailleurs et in extenso par le même éditeur[1]. Dans la même veine, Voltaire joue de son habituelle et impitoyable ironie pour déboulonner le conte grotesque de l’ « historiographe », et poursuit ainsi : « Après la médisance rien ne se communique plus promptement que la superstition, le fanatisme, le sortilège et les contes de revenants ».
Seul le XIXème siècle romantique jouera avec le feu en se délectant de contes effroyables au goût de sang sur les lèvres. Puisque ces origines du mythe s’arrêtent en 1772, il faut se tourner vers un autre recueil, publié aux Editions Otrante, appelées ainsi par allusion au premier roman gothique, Le Château d’Otrante, d’Horace Walpole[2].
Un titre mystérieux : Colliers de velours, parcours d’un récit vampirisé, une irritante quatrième de couverture muette. Pourtant, aussitôt ouverte, cette anthologie des femmes « méduséennes » et vampiriques est aussi fascinante que palpitante. L’éditeur, également libraire d’anciens spécialisé dans les romans terrifiants et curiosités romantiques, nous livre le résultat de sa quête minutieuse, savamment et clairement préfacé par Valéry Rion et Florian Balduc.
Courons aux dernières pages de ce volume soigné pour trouver la solution de l’énigme du titre. Un bref récit de John Sutherland, « La mystérieuse question » (1951), présente une jolie femme qui orne son cou d’un « ruban de velours noir », ce qui intrigue son amant trop curieux : « Doucement, elle le détacha, et sa tête tomba ». Ce en quoi, plutôt que du pur vampirisme, nous sommes en présence d’un rameau détaché du tronc principal du mythe, autour des belles mortes capables de fasciner les amoureux.
Si certaines œuvres sont connues (« L’étudiant allemand » de Washington Irving), la plupart sont exhumées d’un injuste oubli. Ces trésors commencent en 1613, lorsqu’une « Damoiselle » splendide se change en fumée et puanteur dans le lit d’un gentilhomme. « Songe », « Dame noire », « revenant succube », on frissonne sous la plume d’inconnus, Gabrielle de Paban, Horace Smith ou Joseph Méry ; mais aussi avec la griffe de plus célèbres comme Gaston Leroux. C’est cependant en 1849 Alexandre Dumas qui surplombe ce recueil avec les 120 pages (nouvelle ou roman ?) d’une initiation d’un jeune homme, intitulée comme de juste « La Femme au collier de velours ». Cet Allemand arrive à Paris pendant la Terreur pour assister à la chute de la tête de Madame du Barry sur l’échafaud. Comment ne pas succomber et vendre son âme au jeu quand la belle Arsène est une si envoutante danseuse ? La sensuelle chimère n’est plus au matin qu’un cadavre guillotiné ! L’art du fantastique irrigue cette anthologie, nous caressant la gorge de ses « colliers de velours », avec une troublante et obsessionnelle constance, entre deux grands tentateurs : Eros et Thanatos. Comme aux contrées fantasmatiques des vampires, la gorge sanglante ou vidée de son fluide est le point nodal du désir et du mystère fatal…
Certes, nous savions déjà que Bram Stoker avait eu des précédents. Entre « La vampire », d’Hoffmann, parmi ses Contes des frères Sérapion, en 1820, et « La famille du Vourdalak » d’Alexis Tolstoï en 1847, ce sont les nouvellistes qui mettent en scène ceux et celles qui sucent le sang des vivants. L’écriture somptueuse de La morte amoureuse, par Théophile Gautier en 1836, voit le narrateur, prêtre de son état, se livrer à la blonde Clarimonde : « Je me serais ouvert le bras moi-même et je lui aurais dit : Bois ! et que mon amour s’infiltre dans ton corps avec mon sang ![3] » Il faut alors accorder une place toute singulière à l’Irlandais Sheridan le Fanu qui, dans Carmilla, publié en 1872, insinue entre cette dernière et quelques frêles jeunes filles un vampirisme lesbien. Dans les rêves de Laura, « une voix féminine » s’approche, « des lèvres couvraient mon visage de baisers qui se faisaient plus appuyés et plus amoureux à mesure qu’ils atteignaient ma gorge où se fixait leur caresse[4]». Carmilla n’a pas manqué de lui dire : « je t’aime si fort que tu accepterais de mourir pour moi[5] »…
Le méconnu Karl von Wachsmann vient avec la redécouverte (et première traduction française) de sa longue nouvelle, ou court roman de 1844, rallumer une pièce du puzzle. Péripéties, suspenses, aventures, angoisse, rien ne manque en cet Etranger des Carpathes, récit parfaitement mené. Une terrible tempête secoue la forêt infestée de loups que traversent de nobles voyageurs. Un combat nocturne, l’intervention providentielle d’un inconnu permettent à la famille épuisée d’intégrer le château dont elle vient d’hériter. Parmi le karst, la ruine de Klatka héberge un homme à l’apparence glaciale, néanmoins fascinant pour Franziska. Malgré la méfiance de Franz, son admirateur plus sage, elle s’enthousiasme : « Ce n’est que dans la nouveauté, l’inhabituel, l’insolite, que la fleur de l’esprit s’épanouit et répand son parfum. Même la douleur peut se changer en plaisir, si elle nous sauve du fade quotidien ordinaire, qui me répugne ». Hélas, loin de s’épanouir, elle se flétrit mystérieusement, jusqu’à la maigreur, nantie d’une étrange blessure au cou. Seul le fiancé de la sœur de Franziska, guerrier affublé d’une « main d’or », saura pénétrer le secret vampirique d’Azzo de Klatka, et dira comment le vaincre, si la jeune victime veut bien en avoir le morbide courage…
Chauve-souris, La Couarde-sur-mer, Île de Ré.
Photo : T. Guinhut.
Les ressources du roman gothique venu du Moine de Lewis et du Frankenstein de Mary Shelley[6], sont ici exploitées avec tout le talent de l’écrivain : château ténébreux, blafard personnage aux chasses secrètes, « pâleur mortelle » de la jeune fille victime du prédateur insidieux…
Certes, l’amateur vampirique n’éprouve pas l’explosion littéraire de sa vie ; mais en se demandant dans quelle mesure Bram Stoker a lu ce récit et jusqu’où il y a puisé, sans oublier l’histoire du prince de Valachie, Vlad III, dit l'Empaleur, la généologie du mythe trouve un nouveau rameau où se poser. Ce qui n’enlève rien à l’importance de Dracula, grand classique aux splendides frissons rouges, qui fit du château du comte en cape noire le lieu fantasmatique que l’on sait et sut ajouter un voyage maritime du cercueil dangereusement habité, afin de coloniser Londres, ce dont le cinéaste Murnau fit un chef d’œuvre de l’expressionnisme. La pauvre Lucy, contaminée par un mal étrange, subit une dangereuse métamorphose : « Exactement au-dessus de la jugulaire externe on voyait comme deux petites marques qu’auraient laissées des ponctions, pas du tout saines d’aspect » ; puis : « Sa bouche s’entrouvrit, et les gencives blanches, retirées, rendaient les dents plus longues et plus pointues que jamais[7]»… Le combat sans pitié entre le réalisme et le surnaturel dépasse alors les modestes proportions de la nouvelle pour atteindre celles d’un touffu roman épistolaire, augmenté des pages du journal du Dr Seward. Malgré de nombreuses scènes ébouriffantes, ne nous cachons pas que l'opus manque par instants de concision.
L'on retrouve tous ces héros, accessoires et concepts dans la réjouissante Petite Encyclopédie des vampires. Elle serait proche de frôler l’exhaustivité, depuis la mythologie grecque et romaine, ses stryges et harpies, en passant par le strigoï du folklore roumain, les goules et les lycanthropes, jusqu’aux acteurs de cinéma, aux jeux vidéo, et aux séries comme True Blood. L’historique comtesse Erzsébet Bathory, friande de jeunes filles dont elle buvait le sang, au point d’en remplir sa baignoire, y tient une place évidemment privilégiée. On y croise Baudelaire et ses « métamorphoses du vampire », on saura tout sur la dentition, y compris celle de François Mitterrand ; sans oublier Batman et ses logos successifs, notre cher avatar de la chauve-souris vampirique, mais pacifique et justicier… Pourtant, quelques notices ont vu leur veine trop tôt s’épuiser, au vu par exemple de l’indigence de celle sur le « mouvement gothique », qui méritait une présentation de ce mouvement romanesque anglais du XVIIIème et du XIXème. Lui qui alimenta le romantisme noir et dont ressortissent la plupart des productions vampiriques, jusqu’à l’américaine Poppy Z. Brite et ses anthologies intitulées Eros Vampire.
Malgré les deux index utiles et la bibliographie, un index par auteurs n’eût pas été inutile. Car comment retrouver Dom Calmet, sinon perdu au bas de la page 207, alors que premier et remarquable auteur et compilateur de faits vampiriques au XVIIIème, il disserta sur « les apparitions des esprits, et sur les vampires ou les revenants de Hongrie, de Moravie, etc.[8] »
Mise en page et illustré grâce au talent raffiné de Dominique Bordes, par ailleurs éditeur du fameux Monsieur Toussaint Louverture, cette Encyclopédie, si elle se veut savante, ne manque pas d’humour, rappelant que Voltaire ironisait sur les vampires, dans son Dictionnaire philosophique, se moquant des « gens d’affaire qui suçaient le sang du peuple en plein jour ». Sans compter un sourire (de canines) involontaire, lorsque l’ordre alphabétique fait se succéder le savant naturaliste Buffon, qui décrit une chauve-souris vampire, et la série télévisée Buffy contre les vampires, décrite comme « l’épopée d’un groupe d’adolescent face aux démons de la vie ».
Que signifie cette vampiromanie qui s’enfle depuis plus de deux siècles, envahissant nos bibliothèques et nos écrans ? Nos sociétés protégées jouent avec le plaisir de la peur. Cherchent-elles à retrouver la part d’animalité prédatrice qui est en nous ? Suivre le fil de l’atavique besoin de viande sanglante, y compris parmi des lecteurs végétariens, du fantasme archaïque selon lequel absorber le rouge liquide vital serait un gage de vitalité, voire d’immortalité, en un souvenir enfoui des rituels de cannibalisme ? La frontière fragile entre l’animalité et l’humanité, entre lycanthropie et victimologie, s’amuse alors de la proximité fascinante de l’amour et de la mort, de la lèvre qui embrasse et de la dent qui mord, de l’érection de l’éros et de la blessure auprès de la gorge, des seins et de la vie, s’affole enfin de l’expansion liquide de la virginité conquise et de la jouissance répandue en ce que l’on appelle la petite mort, lent sadomasochisme et fantasme plus ou moins inassumé de possession et de soumission vampirique…
C’est ainsi que, le sang aux joues, le battement du cœur à la gorge, l’on lit, relit et visionne les multiples avatars du mythe de Dracula : entre fascination et terreur, entre distanciation critique devant cette lutte archétypale du bien et du mal, et bien sûr ludique plaisir. Cher lecteur, tu ne reprocheras pas au modeste critique d’aiguiser les dents d’une curiosité gourmande. N’aie crainte de sucer le sang de ces petites généalogies encyclopédiques, qui ne craignent ni l’ail ni l’eau bénite, et par-dessus tout de glisser voluptueusement les doigts parmi les pages du Pléiade réunissant Dracula et autres écrits vampiriques, qui couronne somptueusement l'édifice des anthologies et études consacrant le maître des veines outragées.
Alain Morvan, qui nous offrit le bonheur du Pléiade Frankenstein et autres romans gothiques[9], récidive en véritable Hercule, traduisant une belle poignée de poèmes, romans et autres nouvelles, de surcroit les préfaçant et les annotant en judicieux érudit. Parmi lesquels trône en toute justice Dracula, tel qu’en son vainqueur archétype ; d’ailleurs ici suivi d’un bel et court supplément, L’Invité de Dracula, où le loup du maître veille et réchauffe un jeune homme qui par imprudence a bravé la nuit de Walpurgis dans un village abandonné et brusquement enneigé. Bram Stoker réunit en son roman-phare tous les invariants du mythe et des rituels vampiriques : un château transylvanien, la nuit et la lune, l’hématophagie d’un être à la hideur aristocratique, la lutte contre un démoniaque érotisme, le combat du médical contre surnaturel, autrement dit du bien et du mal, le cercueil diurne, le pieu et le crucifix, la décapitation dernière du monstre. De plus, Dracula entrant en Angleterre accompagné de rats, il est, selon l’analyse judicieuse d’Alain Morvan, la métaphore d’une menace : celle de la dégénérescence de la race et de l’invasion ethnique délétère. Il faut noter que le traducteur, sachant avoir affaire avec un roman épistolaire à plusieurs voix, tient à faire ressentir la vigueur et la couleur des langues parfois pittoresques des locuteurs. Ainsi jaillissent avec une vigueur renouvelée, les topoï esthétiques, horrifiques et allégoriques du vampire autant que le dramatisme tragique, animé par un suspense à même de faire sursauter le pouls du lecteur. Car les points culminants sont soigneusement préparés, pour aboutir à des scènes de gourmandises sanguines propres à un nouveau sadisme, par exemple lors de cette transmission vampirique : « Là-dessus, il défit sa chemise d’un geste brusque et, de ses ongles longs et pointus, il s’ouvrit une veine sur le torse. Lorsque le sang se mit à jaillir, d’une main il prit les deux miennes, les serra fortement et, de l’autre, me saisit le cou et m’appuya la bouche sur cette blessure, tant et si bien qu’il me fallait ou suffoquer ou avaler une dose de… » Malheur à la lectrice qui s’identifierait à la vampiresse en cours de métamorphose !
Si ce Pléiade thématique fascinant pourrait être enrichi avec « La morte amoureuse » de Théophile Gautier, il a préféré avec justesse se cantonner aux îles Britanniques ; quant à Olalla[10] de Stevenson, qui transporte le vampirisme dans un château espagnol, il aurait pu légitimement y figurer puisqu’il n’est publié dans aucun des trois volumes de cette collection à lui consacré. Reste que sont plus que suffisants les parcours en neuf stations qui ne négligent ni la poésie, ni la nouvelle. Le poème de Coleridge, Christabel, en 1800, met en scène ce personnage éponyme lors de sa rencontre avec l’étrange, fascinante et maladive Géraldine, qui se couche avec elle pour absorber son énergie. La suggestion saphique est plus prégnante encore dans la prose de Carmilla, sous la plume de Joseph Sheridan Le Fanu. Pour demeurer un instant parmi la poésie, l’on pourrait penser ajouter Lamia de John Keats, qui, en 1819, use d’une serpentine sensualité qui faillit être fatale à son amant Lycius.
Il faut repenser à cette joute littéraire qui en un sombre été 1816 accoucha du Frankenstein de Mary Shelley : si Byron n’écrivit qu’un fragment vampirique, Polidori alla jusqu’au bout de son assez bref - et cependant séminal - Vampire, dans lequel le malheureux héros, Aubrey, se fait accompagner dans son voyage en Grèce par un Lord Ruthven fascinant, morbide et émacié, jusqu’à ce qu’il côtoie la mort d’une jeune fille, voit la sienne arriver avant l’irréparable : « Les tuteurs se précipitèrent afin de protéger Miss Aubrey, mais, à leur arrivée, il était trop tard. Lord Ruthven avait disparu et la sœur d’Aubrey avait épanché la soif d’un VAMPIRE ! »
Mais le plus surprenant est bien l’apparition, en première traduction française, d’un roman de Florence Marryat, paru en 1897, la même année donc que celui de Bram Stoker : Le Sang du vampire. Pas de flot d’hémoglobine ici, pas de veine éclatée sous la canine prédatrice, mais l’invisible succion de la vitalité. Le vampirisme psychologique affecte le roman de mœurs, d’abord apparemment innocent, en confrontant une grosse baronne insolente et vorace à une très jeune fille également goulue. La « Gobelli » et la séductrice Harriet jouent avec la magie noire jamaïcaine, alors que l’on apprend que la grand-mère de la seconde, qui était une esclave noire, avait été mordue par une chauve-souris vampire…
Bientôt l’on put concevoir, comme Roger Caillois, que le thème fantastique des vampires est un de ceux « qui entraînent le plus régulièrement une rançon de monotonie[11] ». En dépit des nombreuses adaptations cinématographiques, des bandes dessinées (Vampirella, par exemple), des mangas, et, bien entendu, des parodies, parmi lesquelles Le Bal des vampires de Polanski reste incontournable.
Il fallut attendre, en 2005, Twillight, de Stephanie Meyer, improprement traduit par Fascination[12], pour que la réécriture offre l’occasion d’un renouvellement salutaire. On pointera justement les défauts de cette saga, prolixité bavarde et souvent creuse, poursuites et scènes d’actions dignes des pires films à clichés du genre. Cependant l’illumination corporelle du byronien Edward devant Bella est un moment rare. De plus, la romance noire pour adolescente frissonnante comporte une dimension morale non négligeable. La famille d’Edward pratique un vampirisme nouveau : on ne tue plus que des animaux pour se nourrir de leur sang, et, au contraire de Dracula, on se consacre, en étant par exemple chirurgien, au service de l’humanité. Il faut décrypter également l’union sexuelle, sanglante et désirée, longtemps retardée de tome en tome, d’Edward et Bella, sous peine qu’à son tour cette dernière devienne une vampire : où l’on peut lire en filigrane le culte voué à la chasteté par les Mormons, Stephanie Meyer en faisant partie.
Parmi l’interminable flopée de réécritures vampiresques, il peut être utile de jeter plus qu’un œil au roman de Victor Dixen : Vampyria. La Cour des ténèbres. Car il parvient à échapper aux clichés inhérents à la vampiromanie, ce en usant d’une curieuse uchronie. Louis XIV, roi soleil, est devenu, plutôt que de mourir, roi des ténèbres et souverain de « la Magna Vampyria ». Vampire suprême, il règne sur une aristocratie assoiffée du sang que l’on prélève régulièrement dans les veines du peuple, comme un tyrannique impôt. Outre les « citernes », l’on a sur soi son « flacon hématique » et l’on chasse des condamnés dans les jardins royaux pour s’en abreuver. Jeanne, la narratrice, est une héroïne à la limite du vraisemblable. Echappant d'une manière extraordinaire au massacre de sa famille de roturiers par les inquisiteurs, elle subtilise l’identité de Diane de Gastefriche, ce qui lui permet d’être recueillie par Alexandre de Mortange, jeune vampire bouillonnant et meurtrier sanglant de sa mère. Ce dernier la confie à l’institut d’éducation royal, ou « Ecole de la Grande Ecurie », où l’on concourt pour devenir membre de la « garde mortelle du Roy », voire accéder à la transmutation vers la vie nocturne éternelle. Une galerie de personnages, en particulier féminins, haute en couleurs et en caractères, un festival de haines, d'amitiés secrètes et de trahisons, une cascade d'actions trépidante, tout enrichit le tableau de ce monde de l'effroi perpétuel. Notre attachante et intrépide héroïne parviendra-t-elle à réaliser son projet de vengeance ? Le coup de pieu final laissera plus d'un lecteur pantois, curieux d'une affriolante suite qui ne saurait tarder.
C’est un roman échevelé, baroque à souhait, bourré de péripéties et de rebondissements jusqu’à la gueule, mieux qu’un opus de cape et d’épée, gore jusqu’à plus soif, roman de midinette et d’historien du genre vampirique à la fois, qui se lit avec un incrédule appétit, une passion sanguine !
Parmi la richesse de l’analyse et des références dont nous comble en sa préface Alain Morvan, de la Lilith biblique à Twilight, il est bon de rappeler que Karl Marx n’échappa guère à la popularisation du mythe en 1867 : « Le capital est du travail mort, qui ne s’anime qu’en suçant tel un vampire du travail vivant et qui est d’autant plus vivant qu’il en suce d’avantage[13] ». Le Monde des livres[14], présentant ce Pléiade, ne manqua pas d’en faire l’amorce tonitruante de son article, en digne voix de son maître. Si le capitalisme fut un vampire, Marx[15] et son âme damnée, le communisme[16], furent un abattoir. Rassurons-nous cependant, une pléiade de vampires sur papier Bible, voilà de quoi protéger nos pleine lunes de tels cauchemars vampiriques : avec ce précieux papier l’innocuité est certaine, pas même besoin de se munir d’un crucifix et d’humecter ses larmes de plaisir à l’eau bénite…
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jeanne Toulouse et Nicolas Vidalenc,
Monsieur Toussaint Louverture, 480 p, 11,50 €.
Jonas T. Bengtsson : Submarino,
traduit du danois par Alex Fouillet, Denoël, 540 p, 27 €.
Le crible et le crime ont la même étymologie, d’où pour ce dernier ce qui sert à trier, à prendre une décision judiciaire ; c’est donc par métonymie que le crime s’est appliqué au grief. Le criminel commet alors ce qu’une société animée par des valeurs pratiques et morales réprouve : le meurtre puis le viol. Quant au verbe médiéval délinquer, il a disparu pour ne conserver que le délinquant, celui qui laisse ses devoirs pour commettre des fautes telles que le vol. Le monde du crime et de la délinquance effraie, ou fascine, ce pourquoi, par voyeurisme ou catharsis, il agite romanciers et lecteurs, au point d’être devenu, à partir d’Allan Edgar Poe[1], l’objet d’un genre à part entière : le roman policier. S’il a le plus souvent pour objet de rassurer et d’assurer le retour de la vérité, de la loi, de la justice et de la peine, il est permis de se pencher sur des romanciers qui se préfèrent en chroniqueur et psychologues. Obscur travailleur du monde souterrain des criminels, Jack Black sait pourtant qu’à ce jeu Personne ne gagne ; quand avec Jonas T. Bengtsonn, drogues, délinquances et criminalités flamboient dans l’envers du paradis social danois pour descendre dans un Submarino de cendres ses protagonistes. Eclairons ces derniers par une petite poignée de lectures philosophiques, de Kant à Nietzsche…
L’autobiographie peut avoir la puissance du roman : Jack Black, narrateur doué, nous emporte dans un rythme enlevé qui dévoile sans fard les pléthoriques excès de sa carrière. Orphelin de mère à dix ans, fils spirituel de Jesse James (ce fameux hors la loi américain du XIX° siècle), travailleur d’abord, voleur bientôt, fin connaisseur enfin de la « confrérie des yeggs », de ce « monde des criminels », Jack, comme le suggère son patronyme, est un « travailleur de la nuit », puis un expert en matière de système carcéral de l’ouest des Etats-Unis.
Roman picaresque et d’aventure fracassant et trépidant, Personne ne gagne se lit goulûment, comme Jack Black lui-même le fit avec les romans à dix cents de son enfance, ceux d’Alexandre Dumas et de Charles Dickens. Il découvre les enfers des prisonniers, des prostituées, non sans qu’une réelle compassion l’émeuve, envers ces « condamnées à perpétuité par la société ». Le langage des clochards, hobos et autres routards n’a plus de secret pour lui, ni l’alcool, l’opium, et par conséquent les tréfonds de la Justice. Il revendique une liberté asociale, une solidarité sans faille avec ses pairs, face à la chasse policière aux vagabonds, mais aussi une irréfragable passion pour le cambriolage de haut-vol, au point de subir de terribles années de pénitencier, au contact des pires délinquants et criminels. La morale finale est lapidaire : quinze ans de « taule », rien de gagné ; sauf un beau livre à la Jack London.
Jack Black (1872-1932) se refit une conduite suite à la rencontre d’un journaliste. La publication de Personne ne gagne, en 1926, lui permit de devenir conférencier et militant anti-peine de mort. Guère de misérabilisme, peu d’excuses complices pour le crime, ainsi Jack Black laisse-t-il un roman d’éducation à la délinquance et au crime, plein de feu et de détresse, une épopée individuelle paradoxale, une plongée dans les bas-fonds de l’Amérique du début du XX° siècle qui vaut son pesant de sociologie et qui fit le bonheur de William Burroughs (qui en est le préfacier) et de la Beat generation.
Seuls la confiance des juges, le travail permettent la réhabilitation du délinquant et du criminel, plaide l’auteur, même si, peut-on lui objecter, quelques-uns sont irrécupérables. En une sorte de postface, Jack Black, avec « Qu’est-ce qui cloche chez les honnêtes gens ? » pose son credo : « Je soutiens que multiplier les lois et durcir les peines ne peut conduire qu’à davantage de crimes et de violence… Il faut privilégier la prévention à la répression… Ce n’est qu’en découvrant les causes du crime que l’on pourra en venir à bout ». L’on se doute qu’il juge défavorablement la peine de mort. Aussi, avec un rien d’angélisme pénal foucaldien[2] avant l’heure, privilégie-t-il l’éducation, et - c’est implicite - la lecture des bons livres, dont le sien.
Une descente aux enfers… A moins que Nick et son frère aient commencé leur vie au fond de l’enfer et n’en aient pas bougé. Croyez-le ou pas, mais ce roman de Jonas T. Bengtsonn situe ses souffre-douleurs consentants dans une démocratie prospère et réputée pour son modèle social : le Danemark.
À partir d’une paire de types dévastés par la vie et de leurs mésaventures entre bagarres et condamnations, entre pensionnat et salle de sport, entre amours glauques et regrets insalubres, un tableau de société pour le moins sordide s’étale. L’un, Nick, collectionne les bières et les petites amies peu regardantes, à moins que, comme Sofie, elles soient douées d’un sens de la compassion remarquable qui ne leur vaut guère de reconnaissance. L’autre, son frère, élève seul et tant bien que mal son fils Martin, quoiqu’il lui préfère le « sachet blanc », au point qu’il investisse l’héritage venu de sa mère en ce commerce hautement illégal qui ne présage rien de bon, même si cela lui permet de gâter son petit môme passablement perturbé, ce jusqu’à ce que la catastrophe lui tombe sur les épaules. Les femmes sont des mamans indignes à qui l’on a enlevé leur enfant, ou des prostituées shootées jusqu’à l’os; les hommes, des brutes jouisseuses et égoïstes. La ville qui abrite ces joyeusetés côtoie un « fantasme d’architecte qui s’est transformé en plus grosse communauté de chômeurs immigrés et alcooliques »…
Puis, alors que Nick est à la recherche de son frère, un flash-back morcelé se met en route. Leur mère dépassée, déglinguée, alcoolique et accro aux cachets tente de reprendre en main sa famille. Elle récupère ses deux enfants au sortir d’un foyer, avant d’être assaillie par une nouvelle grossesse. Le bébé, alors qu’elle court les bars et les aventures sordides de la prostitution, laissé aux soins éclairés des deux grands frères, crie comme un monstre. Ces derniers n’en ont cure, sniffent de la peinture et picolent devant la télé à fond. Jusqu’à ce que la petite créature meure. L’image du sac, « une grosse poupée », dissimulé dans les ordures, les poursuit. De défonce en pas de chance, de prison en mitard, de paresse chronique en coups foireux (destruction de BMW, achats démentiels de pornographie, vol d’économies de vieilles dames, agressions, deal…), Nick et son frérot finissent, qui alcoolique fan de culturisme aux stéroïdes, qui héroïnomane compulsif et dealer en chef. Sans compter le crime infâme et psychotique d’Ivan, voleur et collectionneur grotesque de boutons de chasse d’eau…
Une écriture par à-coups, phrases brèves et dialogues, contribue à une immersion sociologique et psychologique assez réussie, par instants impressionnante. Néanmoins, Bengtsson ne cherche à dénoncer ni personne ni rien, même si c’est peut-être là sa limite. Les faits bruts seuls comptent, suffisamment parlants, sur la pente d’une fatalité inexorable, pavée de blessures et de cellules, de cercueils précoces. Toujours les marins de Submarino, parmi la haute mer des laissés pour compte de notre contemporain, ont la tête sous l’eau. Est-ce à dire que nous sommes en présence d’un apologue à vocation morale ? Qui sait…
Evidemment, on ne peut que penser à Irvine Welsh[3], à son Trainspotting, odyssée sur-célèbre d’un groupe de camés déjantés et dégueulasses. Est-ce à dire que Submarino n’en est qu’un doublon, quoique un peu plus pathétique, désespérément tragique ? Malgré l’acidité de la personnalité romanesque de ce traité de dissection des paumés et délinquants en fin de course, on peut cependant se demander si ce misérabilisme des cas sociaux et de l’immigration ne glisse pas un peu dans le voyeurisme, dans la facilité. Qui, en effet, est responsable de la misère des délinquants et criminels de Jonas T. Bengtsson : une société égoïste, leurs parents aussi incompétents que détruits, leur hérédité, leur manque d’éducation, ou bien eux-mêmes, trop facilement résignés à leur impéritie, à leur quête de plaisirs grossiers ?
Le crime est une transgression grave du droit positif qui porte atteinte à l’individu en sa dignité, voire en sa vie, donc aux intérêts sociaux essentiels. À cet égard Kant, dans la Métaphysique des mœurs, distingue « délit à caractère abject et délit violent[4] ». Est-ce à dire qu’il oppose délinquance et criminalité ? Bien que représentatif des lumières, Kant reste fidèle à la loi biblique du talion, en commandant la peine de mort aux meurtriers. Ce à l’encontre de son contemporain, Cesare Beccaria, l’auteur du Des Délits et des peines[5], dont il moque « la sensiblerie sympathisante[6] ».
Outre son opposition à la peine de mort, Jack Black ne semble pas loin de Michel Foucault : dans Surveiller et punir, ce dernier dénie toute pédagogie et toute réussite à l’incarcération, qui, selon lui, « provoque la récidive[7] ». Lui aussi préconise le travail rédempteur. Mais comment comprendre celui qui ne préfère que s’abîmer dans les drogues, la délinquance et le crime, comme les personnages de Jonas T. Bengstsonn ?
Nietzsche, dans Le Crépuscule des idoles, semble tout au moins comprendre le délinquant Jack Black et ses comparses plus violents : « Le type du criminel, c’est le type de l’homme fort, placé dans des conditions défavorables, c’est un homme fort que l’on a rendu malade. Ce qui lui manque, c’est la jungle, une nature et un mode de vie plus libres et plus dangereux, qui légitime tout ce qui, dans l’instinct de l’homme fort, est arme d’attaque et de défense. […] C’est la société, notre société policée, médiocre, castrée, qui, fatalement, fait dégénérer en criminel un homme proche de la nature[8] ». Rétorquons à Nietzsche qu’il n’en reste pas moins qu’au-delà de cette nature la culture d’une société policée doit se protéger et protéger ses valeurs…
Faut-il, pour en partie solutionner le problème de la délinquance, voire d’une criminalité subséquente, libérer la vente des drogues - et pour le cannabis c’est indubitable, malgré sa dangerosité et comme le montrent les Etats qui l’ont libéralisé - de toutes les drogues, comme le préconisait en 1992 l’Américain Thomas Szasz dans Notre droit aux drogues[9] ? Si la dopamine, hormone du plaisir alors insuffisamment secrétée, peut être remplacée par ces drogues, ne faut-il pas s’orienter vers des solutions thérapeutiques ? En ce sens le vice gourmand des drogués aurait une cause pathologique et ne pourrait être considéré comme un crime, y compris contre soi-même. Ni même ne pourraient être considérés criminels les producteurs et revendeurs de drogues illégales (car il y en a de légales et pas meilleures au vu de la mortalité par les opioïdes thérapeutiques aux Etats-Unis) dont la responsabilité incitatrice ne tient pas toujours face à la responsabilité individuelle du consommateur (sauf contrainte et sur mineur). « Criminatia peccata » étaient les péchés mortels des Chrétiens. Aujourd’hui la justice ne considère plus les vices comme des crimes, suivant en cela Lysander Spooner[10]. Or à quoi attribuer cette humaine trop humaine propension à la délinquance et au crime ? À une biochimie déficiente, à la testostérone, puisque ce travers est beaucoup plus masculin que féminin, à une éducation et un contexte sociologiques perturbés et défaillants ? Si l’on désire maitriser le dragon délinquant et criminel, là encore l’idéologie ne doit pas voiler la face de la connaissance.
Thierry Guinhut
Les parties sur Bengtsson et Black ont paru dans Le Matricule des Anges, février 2011 et juin 2017
Estany de Baborte, Val Ferrera, Pallars Sobira, Lleida, Catalunya.
Photo : T. Guinhut.
Quand la peste apparait,
l’humanité disparait et la terre demeure.
Histoire des pandémies littéraires :
Mary Shelley, Jack London, George R. Stewart,
Stephen King, Cormack Mc Carthy.
Mary Shelley : Le Dernier homme, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Paul Couturiau,
Editions du Rocher, 432 p, 130 F.
Jack London : La Peste écarlate, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Paul Gruyer et Louis Postif,
Actes Sud Babel, 128 p, 6,60 €.
George R. Stewart : La Terre demeure,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jeanne Fournier-Pargoire, Fage, 368 p, 22 €.
Stephen King : Le Fléau, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Richard Matas et Jean-Pierre Quijano,
Jean Claude Lattès, 1981, J’ai lu, 3 tomes, 1183 p, 27,20 €.
Cormac McCarthy : La Route, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par François Hirsch, Points, 256 p, 6,80 €.
Le fantasme d’une pandémie qui laminerait la population terrienne nourrit non seulement les soins inquiets des scientifiques, mais aussi la fébrile imagination des écrivains, qui en firent un mythe littéraire d’importance cruciale. Dès 1826, la légendaire auteure de Frankenstein ou le Prométhée moderne, Mary Shelley, inaugurait ce qui deviendra un topos littéraire avec Le Dernier homme. Après la frappante nouvelle de Jack London, La Peste écarlate, en 1912, et bien avant l’hiver nucléaire de Cormac McCarthy, dans La Route, en 2006, Georges R. Stewart avait en 1949 publié La Terre demeure, en inspirant à Stephen King son Fléau. Le constat d’une apocalypse sécularisée n’est pas toujours dépassé par une nouvelle aube sociétale et civilisationnelle, ou par les prémisses de la philosophie politique.
Si le mal était entre les mains scientifiques de Frankenstein, façonnant sa créature en agrégeant des fragments de cadavres, il est aussi dans la nature. De la main de Mary Shelley, c’est une fois de plus un vaste roman d’anticipation, obéré par la pulsion de mort. La créature vengeresse de Frankenstein[1]usait de son innéité cadavérique pour semer le crime, alors que la peste est en quelque sorte le monstrueux personnage principal du Dernier homme. Ce dernier s’appelle Lionel Verney. Sa vie nous est connue grâce au prologue où l’on prétend qu’un manuscrit fut découvert au XXII° siècle dans la grotte de la Sybille de Cumes.
Nous sommes en l’an 2073, quoiqu’il ressemble absolument au début du XIX° siècle, sans l’ombre d’une technologie qui relèverait de la science-fiction. Le jeune narrateur Lionel Verney, flanqué de sa sœur cadette Perdita, aurait stagné dans la pauvreté si sa rencontre avec le fils du roi ne lui avait permis de retrouver l’ancien statut de son père. Les épisodes narrant le conflit pour la libération de la Grèce opprimée par l’Empire européen font irrésistiblement penser à l’aventure de Lord Byron (que Mary Shelley côtoya) qui alla mourir à Missolonghi. Maintes palpitantes péripéties animent le récit, sans que notre attente soit de longtemps comblée, car le roman psychologique et de société doit attendre la deuxième partie, alors que la flotte grecque assiège Constantinople, pour que la peste se déclare. Rapidement, le monde est gagné par l’épidémie meurtrière : « La pestilence régnait partout » ; jusqu’à sa dernière victime ensevelie : « C’était aussi les funérailles de la Peste que nous célébrions ». Avec une poignée d’amis, Lionel rejoint l’Italie qui est un havre de paix, avant qu’une tempête et un naufrage balaient ses deux derniers compagnons. Bientôt ce « dernier homme » erre, seul, à Rome, où il peut lire et méditer parmi les ruines, avant de reprendre la voile sur les flots méditerranéens. Là encore il faut rapprocher ce personnage fantomatique d’un autre familier de la romancière, son époux, le poète Percy Bysshe Shelley[2], mort noyé sur une « frêle embarcation » dans ces eaux mêmes, auquel elle rend ainsi un vibrant et singulier hommage.
La peste est une réalité encore au XIX° siècle, du moins dans l’est de la Méditerranée ; et aujourd’hui elle est encore résiduelle. Quant au cholera morbus, il est la cause de décès français par milliers en 1832 et 1854, il touche Londres en 1832. La littérature anglaise n’est pas exempte de récits sans fards et de documents qui en rendent compte, parmi lesquels le Journal de l’année de la peste à Londres de Daniel Defoe[3], en 1664 et 1665. Cependant c’est avec Mary Shelley la première fois qu’elle est élevée au rang du mythe, au sens où elle éradique l’humanité entière. Si le récit reste dans le cadre du réalisme, la dimension apocalyptique, quoique sans intervention divine ni eschatologique, projette la fiction dans la dimension improbable du romantisme noir, pour laisser la nature, seul vainqueur, occuper le terrain désabusé de l’humanité. À la différence de ses successeurs, et à la provisoire exception du héros, il n’y a pas l’ombre d’un survivant.
Le topos de l'homme resté seul sur la Terre prenait alors son envol : en 1901 Matthew Phipps Shiel écrivait Le Nuage pourpre[4], dans lequel un mystérieux cataclysme nettoyait la population mondiale, hors un individu, puis une femme, avec force cadavre et incendies, mais aussi un talent discutable. Richard Matheson Je suis une légende[5], paru en 1954, fait choir le mythe dans la lutte d’un homme seul contre des vampires et autres mort-vivants qui l’assiègent et s’entretuent.
En 2073, sous la plume de Jack London qui écrit en 1912, il reste sur la terre un peu plus qu’un dernier homme. Au-delà de la désespérance définitive de la disparition totale de l’humanité peinte par Mary Shelley, il demeure une poignée d’humains qui seront - ou non – aptes à offrir un nouveau départ à la civilisation. Au pur constat d’une apocalypse sécularisée se substituent, dans le cadre du récit d’aventure, une nouvelle aube sociale et les minces prémisses de la philosophie politique. Ainsi l’anticipation ne relate plus la propagation de la peste, mais ses conséquences. Les quelques représentants d’une espèce jadis savante n’ont plus guère de passé, à peine l’ombre de culture, plus proches de la brute que de l’être rationnel et cultivé. Seul un vieillard, qui fut avant la catastrophe professeur d’université, est l’allégorie de la connaissance et de l’Histoire. Que ces petits-enfants traitent au mieux avec négligence et ironie : « Tu es formidable, grand-père ! Toujours tu veux me faire croire que ces petits signes, qui sont là-dessus, veulent dire quelque chose. »
Mais, qui sait si l’avenir a encore une chance ? Dans une grotte, James Howard Smith a soigneusement entreposé des livres, ces vestiges d’une civilisation brillante, « avec un alphabet, avec clé explicative », à la discrétion de l’esprit curieux qui y puisera les ressources pour relever l’humanité de ses cendres : « Un jour viendra où les hommes, moins occupés des besoins de leur vie matérielle, réapprendront à lire ». Cependant les instincts tyranniques et meurtriers pullulent chez ses petits-enfants : « quand ils auront retrouvé la poudre, c’est par milliers, puis par millions, qu’ils s’entretueront ». Il n’est par ailleurs pas impossible que cette « peste écarlate » soit un écho de la nouvelle d’Edgar Allan Poe Le Masque de la mort rouge.
Voici réédité avec une photographie de couverture esthétique et signifiante de voitures rouillées mangées par la végétation le roman-phare de Georges R. Stewart : La Terre demeure, publié en 1949. Certes le motif d’un homme isolé dans les bois d’une montagne, échappant ainsi à une épidémie inconnue, grâce peut-être à la morsure d’un serpent à sonnette, ne parait pas absolument original. Que l’on découvre sa quête autour de chez lui, puis au travers des Etats-Unis vidés de toute population, comme un road trip, n’est pas non plus extraordinaire, quoiqu’elle soit menée au moyen d’une réelle sûreté de la narration, fort détaillée aux débuts de l’aventure. Plus tard, le récit alterne les vastes perspectives événementielles et les notes laconiques, après que les années nouvelles, à qui l’on attribue des noms liées à leurs événements marquants, permettent l’établissement du calendrier d’une nouvelle ère.
Mais, alors qu’Ish (diminutif d’Isherwood) s’unit avec Em, une rare survivante (« l’amour avait surgi des ruines »), fondant un clan avec quelques individus venus de lieux épars, la réflexion prend de plus en plus de hauteur.
D’une part, le texte est intercalé de passages à la tonalité poétique et biblique, répondant ainsi au titre venu de L’Ecclésiaste et tirant la leçon morale de cet apologue fustigeant l’hubris humain : « Peu de lamentions salueront le convoi funèbres de l’Homo Sapiens ». « Vanité des vanités », disait l’Ecclésiaste. Cependant, seul lecteur, Ish entre dans les bibliothèques, pour trouver que « les préoccupations religieuses de Crusoé étaient ennuyeuses et stupides ».
D’autre part, loin de vivre avec insouciance de récupérations avec son petit clan, le héros s’interroge sur le déclin et le devenir de la « civilisation ». Parmi les rares rescapés, l’on rencontre des ivrognes, de lubriques délinquants, des peureux qui thésaurisent la nourriture et l’alcool, jusqu’à ce que leur capacité de survie soit obérée. Car piller les villes abandonnées parait facile, mais reconstruire bien plus difficile, voire impossible quand les nouveaux enfants peinent à apprendre à lire, sauf Joey, qui « représentait l’avenir », et pourtant ne vivra pas assez longtemps. Pire, la sagesse de celui qui connut l’ère précédente fait sourire. Car « Chaque génération en grande partie crée ou résout les problèmes des générations futures ».
Grâce à George, « les métiers manuels avaient survécu », mais ce n’est qu’un « lourdaud et il n’avait probablement jamais ouvert un livre de sa vie ». Quant à Ezra, il « avait du génie, mais c’était le génie de vivre en bon terme avec ses semblables et non la force créatrice qui donne naissance aux nouvelles civilisations ». En effet la « tribu » de Ish « était lourde, terne, dépourvue de génie créateur, mais elle avait conservé le respect des convenances. Rien ne garantissait que les autres en avaient fait autant ». Le constat est amer. Il est clair qu’il faudra attendre longtemps pour qu’une cité, comme la petite Florence au XV° siècle, soit le berceau de la Renaissance.
Au travers de son personnage principal, dont la disparition signe la fin du roman, voire d’une certaine idée de la civilisation, George R. Stewart se fait tour à tour psychologue, sociologue, historien et philosophe : « Ish avait poussé assez loin ses études d’anthropologie pour savoir que tout peuple sain déverse dans la création artistique le trop plein de son énergie ». Les enfants en effet se mettent à la sculpture de bout de bois devenus figuratifs. N’est-ce qu’une velléité, ou le prélude d’un mouvement artistique à venir ?
L’homme à peu de choses près disparu, cet « animal créateur de bruit » voit le retour des animaux, prédateurs dangereux, rats ou fourmis, menaçant vigoureusement son règne. Quelle perspective pourra le sauver ? C’est alors qu’Ish réalise « qu’il pouvait être le fondateur d’une religion ». Si l’on ne comble pas le besoin de religiosité de l’humain, « ses descendants peut-être procèderaient à des incantations, obéiraient servilement à des sorciers, pratiqueraient les rites de l’anthropophagie ». Or le crime surgissant en la communauté, il doit être frappé de mort, dans le cadre d’un vote, première occurrence du droit pénal. D’ailleurs l’autorité d’Ish est symbolisée par l’ancien marteau qu’il tient à la main. À qui reviendra-t-il après sa disparition ? Et si, en de telles circonstances, où « la bibliothèque universitaire était taboue et considérée comme un temple sacrée », subsistent « plus d’un million de livres, presque tout le savoir du livre, encore à l’abri », qui saura les lire et tirer un juste et réel profit scientifique, économique, juridique, philosophique ? D’autant que la modeste école mise en œuvre tombe en désuétude à la joie des gamins. Sans compter que l’on ne sait plus rien fabriquer ou réparer. Le « dernier Américain » sait, de manière ludique, apprendre aux enfants à tailler des arcs et des flèches. Cela suffira-t-il ?
Aussi La Terre demeure fait-il partie de ces beaux romans et vade-mecum de l’humanité qu’il faut toujours avoir en tête, qui sait…
Un telle bio-fiction apocalyptique et robinsonnade réaliste, d’une rare intelligence, a sans nul doute donné des ailes à Stephen King, lorsqu’il écrivit, Le Fléau, paru en 1978, puis dans sa version intégrale en 1980, un plus vaste pavé parfois indigeste, bourré de personnages et de rebondissements épiques. Là encore une pandémie balaie l’humanité : il s’agit d’une grippe incroyablement virale crée en laboratoire militaire. On imagine le déferlement de péripéties tragiques, le parcours de protagonistes vulgaires parmi les purulences de la mort, les affres du thriller pour quelques héros qui en réchappent on ne sait grâce à quelle immunité. Hors le rythme plus ou moins trépidant du suspense, l’intérêt réside dans la façon dont ces Américains retrouveront les valeurs de la bannière étoilée, remettront sur le métier la fondation d’une société, de ses entreprises et de ses institutions. Tout ce qui permet de constater que Stephen King frôle la noblesse d’une philosophie politique en acte, certes avec lui un peu simpliste. Car le manichéisme rôde lorsque s’affrontent sur le continent américain deux camps incarnant nettement le bien et le mal. Sans compter le personnage de Mère Abigaël, une sorte de gourou traversée de prophétiques visions, qu’il faut attribuer au retour de la superstition ou à la propension du romancier à choyer les ressorts de l’horror-show et du fantastique. Avec moins de finesse que ses devanciers, mais avec une boulimie qui se veut voisine de Guerre et paix de Tolstoï, l’on est en droit de se demander s’il s’agit, comme l’affirment ses admirateurs, d’un classique de la littérature américaine et d’un sommet du mythe post-apocalyptique…
On ne sait quelle peste, quel fléau d’origine volcanique ou nucléaire a couvert de cendres le globe, précédemment affligé de « sectes sanguinaires ». Au plus gris de la dévastation, des incendies, une route, un homme, un enfant, trio tragique d’un roman intitulé sobrement La Route par son auteur, Cormack McCarthy en 2006. Le duo s’avance laborieusement vers la mer lointaine et désirée, vers son espoir de liberté et de pureté, qui se révélera définitivement illusoire, tant la pollution est universelle. Leur voyage à pied n’est qu’une quête perpétuelle de nourriture et d’abri, parfois récompensée, parfois dangereusement menacée par des hordes barbares, qui grognent plus qu’elles ne parlent (d’ailleurs l’homme et l’enfant n’échangent que peu de mots) et dont il faut tuer le plus vindicatif, par la découverte d’un bétail humain dans une cave, réserve probable de calories pour on ne sait quelle anthropophagie. Froid, faim, rêves, fièvre, blessure, et mort de l’homme. Curieusement, en contradiction avec l’hostilité généralisée, une famille prend en charge le garçon. Est-ce à dire qu’un embryon de société se manifeste, pour un avenir moins inclément ? Voilà qui est peu probable, tant les perspectives esquissées chez Jack London et développée par George R. Stewart manquent ici.
Une écriture passablement neutre, étique diront ses détracteurs, des péripéties ahanantes et monotones. Elle est parfois sauvée, sinon transcendée, par l’image des restes d’une bibliothèque, aux « livres noircis », par la déréliction du langage, et par quelques métaphores, lorsque la ville est « comme une esquisse au charbon de bois ». Car, justement, la transcendance est interdite de séjour en un tel univers, qui est « une bête de granit », même si des traces de l’ « antique bénédiction » viennent un instant frôler la tête de l’enfant. De même les tentatives avortées d’éducation et de transmission par le père butent sur l’ireprésentabilité du monde d’avant et sur le quasi-autisme de l’enfant.
L’œuvre vaut surtout par son atmosphère grisâtre, où la couleur a disparu, étouffante, par la désespérance tangible, le sentiment du tragique qui pèse sur les épaules de deux rescapés auxquels l’on peut s’identifier aisément, voire le vide volontaire de la cause de la catastrophe où d’aucuns, affamés par le goût de la peur écologique, ont voulu lire une dénonciation des menaces nucléaires accumulées sur la terre qui nous abrite provisoirement. Il n’en reste pas moins que pour Mc Carthy le mal absolu a lavé au noir toute civilisation.
L’Apocalypse de Saint-Jean avait le règne de Dieu pour échappatoire et récompense. Rien de tel dans cette poignée de romans, du XIX° siècle à notre contemporain. De Mary Shelley à Cormack McCarthy, en passant par Georges R. Stewart, qu’il faut sans doute élever au-dessus du panier, l’humanité devient quantité négligeable et balayable. Que les hommes meurent, soit ; mais que meurent les civilisations, les sciences, les livres et les arts est d’une importance bien plus considérable. De telles pestes sont-elles possibles ? Le mythe peut-il toucher le sol de la réalité ? Aux Etats-Unis, le mouvement des survivalistes prend une petite ampleur, entraîné par la vogue des livres de Kurt Saxon et de John Pugsley : The Survivor[6]et La Stratégie Alpha[7]. Ils œuvrent à la préparation d’une alternative aux catastrophes locales ou planétaires, de façon à restaurer une société, voire une civilisation. Souhaitons que parmi leur kit de survie, ils n’oublient pas de penser aux bibliothèques.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.