Notes d’une cabane de moine et de l’éveil poétique.
Suivi d'En longeant la mer de Kyôto à Kamakura.
Kamo no Chômei : Notes de ma cabane de moine,
traduit du japonais par le Révérend Père Sauveur Candau, 2010, 80 p, 11 € ;
Notes sans titre, traduit par le Groupe Koten, 2010, 224 p, 15 € ;
Récits de l’éveil du cœur, traduit par Jacqueline Pigeot, 2014, 464 p, 19 €,
Les trois volumes sous coffret illustré,Le Bruit du temps, 42 €.
Anonyme : En longeant la mer de Kyôto à Kamakura,
traduit du japonais par le Groupe Koten, Le Bruit du temps, 168 p, 15 €.
Le hôjô-ki, ou « Livre d’une hutte de dix pieds de côté », n’a même pas un pied de côté, à peine quarante pages, parmi la modestie du « Bruit du temps ». Pourtant, ce recueil d’impressions, ici titré Notes de ma cabane de moine, laisse une bien longue impression. Observateur autant que philosophe, Kamo no Chômei (1155-1216) fut à Kyoto secrétaire du « Bureau de la poésie », avant de se sentir le dégoût du monde et d’abandonner la vie publique pour la vie intérieure du bonze : il se contenta dès lors d’un ermitage dans les montagnes de Hino. L’idée était trop tentante pour Antoine Jaccottet, talentueux éditeur du Bruit du temps : il vient de réunir en un charmant coffret trois proses de Kamo no Chômei, adjoignant au premier des Notes sans titre et les Récits de l’éveil du cœur. Pour former le triptyque de la solitude montagneuse, de la poésie et de la spiritualité bouddhique, non sans humour. Qui sait si l'auteur anonyme d'En longeant la mer de Kyôto à Kamakura fut son contemporain ?
Prose et chronique autobiographique dans une période politique troublée du Japon (des guerres de succession impériale), les Notes de ma cabane de moine sont d’abord une image de la vanité du monde et des gloires humaines, symbolisée par l’image de l’eau qui s’écoule. Ces « essais écrits au fil du pinceau », selon une expression consacrée, évoquent d’abord des « calamités extraordinaires », ouragan, famine, épidémie, tremblement de terre, incendie « en forme d’éventail déployé », contemporaines du changement de capitale : « N’ayant pas d’ailes, on ne pouvait s’enfuir vers le ciel ; n’étant pas dragon, on ne pouvait monter sur les nuages ». Devant les servitudes sociales, Kamo no Chômei cherche où goûter « le contentement du cœur ».
C’est à cinquante-quatre ans que le poète se construisit un ermitage parmi les montagnes pour se consacrer à son salut personnel, renonçant au monde, sauf à la poésie et à la musique :
« Ce monde, à quoi le comparer ? Dans le petit jour,
blanc sillage d’une barque qui à la rame s’éloigne. »
Nanti de quelques livres, un « koto » et un « biwa », un modeste jardin, un petit foyer, il jouit d’un « beau panorama qui rend facile la contemplation ». Près des coucous, il fait « un pacte avec eux pour qu’ils [lui] servent de guide au suprême passage de la montagne de la mort ». Les voix animales l’émeuvent, la nature toute entière est sa confidente. En digne épicurien, il « estime que le bonheur consiste en l’absence des soucis ».
Au-delà de l’exotisme temporel et géographique, les pages de celui qui « assimile [sa] vie à un nuage inconsistant » nous parlent, comme nous enchante la peinture zen (quoique postérieure). Une esthétique est cohérente avec l’éthique, sereinement individualiste et reliée au cosmos. Célèbres au Japon, ces Notes de ma cabane de moine ne sont pas tout à fait inconnues en France, puisqu’une anthologie crut bon de les publier in extenso, en 1910[1]. De même, la belle anthologie Mille ans de littérature japonaise[2]n’omit pas l’œuvre de Chômei. Il faut compter aujourd’hui les Notes sans titre et les Récits de l’éveil du cœur, comme l’indispensable complément, formant les trois volets de la spiritualité traditionnelle la plus raffinée au Japon, si l’on omet la peinture et la musique.
Chômei fut un grand compositeur de poèmes, au point qu’il compila son propre recueil dès l’âge de vingt-six ans : ce sont 105 « waka », soit des quintains de 31 syllabes. Il peut alors se permettre ce parfait manuel du compositeur de poésie, ainsi que l’on pourrait moins modestement intituler les Notes sans titre, quoique le sous-titre soit « « Propos sur les poètes et la poésie ». Le genre très codifié du waka doit s’assortir de retenue et d’élégance, de « formulation limpide ; il est majestueux, éblouissant », selon son maître Shun.e. L’amour et les saisons se partagent le plus souvent les thématiques proposées lors des manifestations poétiques de la cour impériale. D’où se dégage une intemporalité absolue.
Si l’on suit Chômei, le poème doit être chargé « d’un sentiment intense ». Qui ne le voudrait d’ailleurs suivre en cette matière ? Pour se faire, il s’agit de se préoccuper du « sens du sujet », du « bon et du mauvais enchaînement des mots ». Il cite alors de nombreux waka d’autres poètes, d’où l’on aimera détacher deux vers : « La brume printanière / Où donc s’élève-t-elle ? » Peut-être vient-elle :
« De la Semi-no-Ogawa
-La rivière caillouteuse-
Limpide sont les eaux
Et la lune vient loger
Dans le courant son clair reflet »
Mais surtout, après cette lecture, ne croyez pas un instant pouvoir imiter en toute facilité le waka : il vaut mieux « ne pas se considérer comme un génie de la poésie », et n’en pas faire un métier. Il est également conseillé de veiller aux « retouches qui peuvent gâcher un poème ».
C’était le temps « du raffinement des réunions poétiques », le temps ou une femme « vous adresse un poème dans un lieu public » et laisse « un chef d’œuvre » :
« Sur cette couche
Qu’il devait selon ses dires
Ne déserter qu’une nuit
La poussière inexorable
Est venue se déposer »
C’est ainsi que « les poèmes se composent spontanément quand l’émotion déborde ». Et que ceux « d’une beauté supérieure font penser à un tissu broché : en émane une image ». Gageons que celui de Shunzei est d’une beauté supérieure :
« Prenant pour guide
L’image des fleurs
Comme une vision
J’en ai franchi tant et tant
Blanches nuées des sommets ! »
Kamo no Chömei a-t-il atteint une dimension supérieure en se faisant moine ? Dans le cadre d’une expansion historique du bouddhisme voué à la recherche de la « Terre Pure », promise par Amida (incarnation de Bouddha), la réflexion morale et spirituelle l’emporte dans les Récits de l’éveil du cœur, mais sans le moindre didactisme pesant. Loin de tout guide de développement personnel passablement niais, il ne s’agit pas d’aller où le cœur nous mène : « ne prends jamais ton cœur pour maître ! »
Ce sont des petites anecdotes, presque des nouvelles, alternant les scènes comiques, les historiettes amoureuses, la satire et la louange des moines… Car, parmi ces derniers l’un est « dévoré d’ambition », ou « cache ses vertus », ou encore voit sa tête irradier d’une lumière. D’autres parviennent à « l’éveil », à la porte du Nirvana, et accomplissent leur « Renaissance ». Pas mieux, pas pire, en somme, que les moines occidentaux… Parfois le fantastique pointe son museau, lorsqu’une « mère qui jalousait sa fille vit ses doigts se transformer en serpents » ; lorsqu’une morte revient voir son mari inconsolable et laisse un « cordon à cheveux » pour preuve de son éphémère retour. À moins de s’intéresser à l’ironie du sort d’une « vieille nonne qui se transforma, après sa mort, en vers attaquant un mandarinier » ; n’avait-elle pas souhaité rendre le mal pour le mal ? Ainsi l’apologue offre une morale bienvenue. Sans compter que l’on apprend souvent à bien mourir, en une philosophique préoccupation. Plus loin, les curieux un tantinet coquins sauront « comment une courtisane de l’escale de Muro noua un lien de salut avec un saint homme en chantant une chanson ». Non content de nous amuser, jusqu’au rire, comme lorsqu’un « Vénérable » fait « voler son bol » qu’il voit revenir vide, ce recueil unit les qualités poétiques et celles de l’édification bouddhique.
« On pourra dire que j’ai saisi des nuages, que j’ai capturé du vent : à qui cet ouvrage sera-t-il utile ? » confie, non sans autodérision, Kamo no Chômei en son préambule des Récits de l’éveil du cœur. La modestie de cette profession de foi conviendrait à ses trois ouvrages ici réunis. Mais c’est bien à nous, lecteurs intemporels, que ces lectures seront utiles : peut-être nous permettent-elles, outre de saisir un passé lointain, de chercher un essentiel contemplatif, de frôler l’essence de la poésie, de savoir rire et s’émouvoir de personnages dont les travers et les vertus ne sont pas loin d’être, presque un millénaire plus tard, nos reflets. Un éveil des sens devant la nature, de la vivacité de l’esprit devant le monde… Plus tard, au XVIIIème siècle, un autre ermite, Bashô[3], offrit au Japon et au monde entier ses poèmes plus brefs encore que le waka : ses haïkus, parmi lesquels, avec humour, nous aimons citer :
« Dans la rosée matinale
un melon boueux –
Quelle fraîcheur ! »
Montagnes et rivages sont les bornes du voyage, bornes exaltantes, surtout si le voyage se fait à pied et à cheval En longeant la mer de Kyôto à Kamakura. Comme celui d’un Japonais anonyme qui parcourut les sites du Tokaido dans les débuts du XIII° siècle. Tous ses efforts et tous ses moments contemplatifs visent à dépasser la cinquantaine qui vient et accéder à l’« Eveil » bouddhique : « des sandales de paille pour tout véhicule, j’emprunte la voie de l’érémitisme ».
Le récit, ponctué de descriptions évocatrices, comme ces « rochers qui semblent des tigres », de légendes étranges, d’anecdotes curieuses, est également enrichi de courts poèmes, ou waka, de trente et une syllabes, qui touchent à la perfection : « Je ne m’attache pas / à cette existence, mais / pour avoir vécu jusqu’à ce jour / j’ai contemplé le Mont-Blanc / du pays de Kai / une raison de vivre ! » Cependant, il n’est pas sans nostalgie à l’égard de sa mère âgée. La traduction, élégante, se lit comme un bel et vaste poème en prose, aux accents lyriques et discrètement pathétiques, également métaphysiques. Ainsi l’on partage les émotions mélancoliques et esthétiques de celui qui chemine, dort sous un pin, médite ses « divagations ».
Quel plaisir que de découvrir, soigneusement édité, avec notes et postface éclairantes, ce classique du genre kikô ou « notes de voyage », qui oppose la paix des paysages et le souvenir des guerres civiles qui ont amené au pouvoir le gouvernement militaire des shôgun. Se ressourcer, pratiquer une ascèse, affiner sa vision et son expression, tels sont les buts de celui dont nous aimerions connaître le nom. Qu’importe ; il a vécu et marché pour atteindre le sommet de son art.
Au XVIII° siècle, un peintre, Hiroshige, fit lui aussi le voyage du Petit Tokaido (Hazan, 2010) au moyen de ses estampes colorées, entre pluies et grand soleil, le peintre et le poète se répondant.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.