Loggia del capitano, Piazza dei Signori, Vicenza, Veneto.
Photo : T. Guinhut.
Notre virale tyrannie morale.
Petit essai sur Roman Polanski
& sur les réprobations de la doxocratie.
L’être humain aime la tyrannie, aussi surprenant que cela puisse paraître, d’abord pour l’infliger, ensuite pour la recevoir. Or nous avons pu être convaincus qu’une morale trop stricte, religieuse et victorienne, puisse tyranniser étroitement l’individu. Si bonne se voulait-elle, n’allait-elle pas jusqu’à faire le mal ? Quoique le recul d’un christianisme rigoriste, son apaisement via les Lumières et l’évolution des mœurs nous aient libérés des excès de ses affidés trop zélés, la migration d’une autre religion bien plus liberticide, en un mot totalitaire, nous apprend que la pulsion tyrannique descendue de la main des porteurs de Dieu est capable de fureurs extrêmes. Cependant, en un monde laïc, les positions morales, sûres de leurs bons droits, ne sont pas indemnes de volontés purificatrices. Le droit des victimes, qu’il s’agisse du racisme ou du sexisme, droit a priori plus que respectable, se mue en un devoir de conspuer et d’interdire, en une idéologie de la rancœur et de la colère. Une ochlocratie[1], qui est aussi une doxocratie[2], se jette sur tout ce qui ne cadre pas avec leur exigeante moralité, au mépris de la justice et de l’intelligence. Le règne de l’opinion et du ressentiment fait dégainer ex abrupto les accusateurs et censeurs, sans réflexion ni équitable procès, de façon à condamner et punir dans l’urgence le contrevenant à une morale de bas étage, démagogique et comminatoire. Ce que la remise d’un César au cinéaste Roman Polanski, autant qu’une rage sociétale traversant médias et universités, viennent mettre en lumière d’une manière pour le moins boueuse.
Règles de conduite tenues pour inconditionnellement valables ou théorie raisonnée du bien et du mal, la morale devrait s’assouplir en faveur d’une justice plus grande dans les relations sociales et d’un respect élargi des libertés individuelles. Hélas, au nom des sacro-saints antiracisme et antisexisme, qui pourtant partent d’un excellent postulat moral, voici la morale dévoyée, le vivre-ensemble adoubé comme Bien suprême accouchant d’un monstre tyrannique aux multiples bras et aux yeux d’Argus. En ce sens, et comme le veut l’histoire de la philosophie depuis Aristote et Cicéron, une telle morale ne s’embarrasse pas d’éthique, la première prenant sa source de l’habitude des mœurs et la seconde de l’excellence du caractère. Plus tard, après que Kant ait séparé les mœurs de la moralité, Alain Etchegoyen est d’une clarté limpide : « La morale est un impératif catégorique ; l’éthique est un impératif hypothétique. Cette distinction est décisive. Ou l’action est déterminée par un impératif inconditionné qui s’impose de façon catégorique : la conscience agit alors par devoir. Il s’agit de morale. Ou l’action est déterminée par une hypothèse qui lui impose un comportement, ce qu’on pourrait appeler un impératif de prudence. Il s’agit maintenant d’éthique[3] ». C’est donc, plutôt qu’une morale, trop souvent quadrillée et ainsi oppressive, l’éthique fondée sur le droit naturel aux libertés individuelles qu’il faut préférer, ce au bénéfice de l’humanité entière.
Si Tocqueville constatait avec raison « que le plus grand danger des républiques […] vient de l’omnipotence de la majorité[4] », encore faut-il craindre la tyrannie des minorités bruyantes et revanchardes, qui se baptisent activistes et sont autant propagandistes que prescriptives de tables de la loi morale qui ne sont passées ni par le verdict des urnes - certes plus que faillible - ni par celui du droit naturel. Quelques individus, habiles rhétoriciens et démagogues, ou braillards entraînant une foule, suffisent à constituer un parti, une association, un « collectif », auquel les partis officiels peuvent rendre allégeance par électoralisme : ainsi « L’esprit de parti abaisse les plus grands hommes jusqu’aux petitesses du peuple », disait La Bruyère[5]. La tyrannie des législateurs n’est pas loin, ce dont témoigne la récente et imbécile loi sur la haine[6] votée en meute.
En conséquence, la tyrannie de la victimisation s’attaque paradoxalement à faire de nouvelles victimes. Victimes, prétendent-ils, du racisme, de la colonisation et du sexisme, sans compter le capitalisme, alors que les pays occidentaux ne cessent d’approcher l’égalité des sexes et des couleurs de peau, ils vomissent l’Occident, lui infligeant leur brassées de réquisitoires et de censures, alors que ce dernier est comptable des progrès de la science, du niveau de vie et d’éducation, et des cultures dont ils bénéficient pourtant.
Être un artiste talentueux, usant de sa liberté créatrice, protège-t-il de la vindicte populacière, quoique cette dernière se veuille intellectuellement et moralement informé ? Il est à craindre que non. Le cas du cinéaste Roman Polanski est à cet égard troublant. L’auteur de films fantastiques comme Rosemary’s Baby, parodiques comme Le Bal des vampires, éthiques comme le récent J’accuse, d’après l’affaire Dreyfus, se voit, malgré la palme des César (que l’on reste libre d’approuver ou non) vilipendé, son film étant boycotté - ce qui est loisible - voire empêché d’être vu - ce qui l’est beaucoup moins – au motif qu’il fut un violeur. Cependant Roman Polanski, par ailleurs jeune rescapé de la Shoah, a eu des relations sexuelles illégales avec une mineure (sans user d'un viol), une adolescente de treize ans, Samantha Geimer, à Los Angeles, en mars 1977. Il a bien été jugé pour ce crime et condamné à une peine de prison de quatre-vingt-dix jours, dont il n'a effectué que la moitié pour bonne conduite. Alors que le juge qui avait accepté un « plea bargain » (par lequel un mis en cause s'abstient de contester les charges, mais ne se reconnaît pas formellement coupable) était revenu sur sa décision, le cinéaste a choisir de fuir les Etats-Unis. De plus, le tribunal fédéral suisse a jugé que ce dernier avait purgé sa peine. Ces dames actrices et humoristes, altesses vengeresses des César, endossent publiquement et indûment la toge des juges. Comme si elles avaient la moindre légitimité pour dire le droit au regard de la juridiction suprême de la confédération helvétique… Chacun est libre de juger en conscience la question, mais pas de fomenter un retour de l'affaire Dreyfus en condamnant un demi-siècle après les faits, sans imaginer la présence d’un avocat.
Certes, différentes femmes raniment leurs souvenirs des années 1970, prétendant avoir été les victimes d’outrages sexuels de la part du cinéaste, ce qu’il conteste. L’on sait que l’absence de preuves ne signifie pas en ce domaine innocence, mais plainte et accusation ne signifient pas non plus culpabilité. L’imbroglio est peut-être aux dépens des femmes, soit. Mais entre fantasme, confusion entre soi et toute la gent féminine outragée par le machisme et la culture du viol, désir de notoriété en se scotchant à un accusé qui réunit toutes les auras du succès, l’occasion est qui sait trop belle : « Distinguer Polanski, c’est cracher au visage de toutes les victimes », déclara l’actrice Adèle Haenel au New York Times, « Ça veut dire : "ce n’est pas si grave de violer des femmes." ».
Cependant, si Roman Polanski ne la mérite peut-être pas, son œuvre mérite notre amitié, car disait Marcel Proust, « un livre est un produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices[7] ». Condamner l’œuvre de l’artiste au motif des crimes de l’homme, d’autant que la première ne reflète pas les seconds, est une aberration, qui conduirait à expurger l’histoire de l’art, de la musique, de la philosophie, des sciences, de milliers d’auteurs. C’est confondre la morale et la justice, le vice éventuel et le crime réel, confondre les mots, les œuvres, avec les actes délictueux, qu’ils s’agissent d’insultes ad hominem, de harcèlement moral ou de violences physiques.
Ne s’agit-il pas de la victime sacrificielle d’une morale indignée, vengeresse, qui ne connait plus la présomption d’innocence, ni la nécessité d’une argumentation contradictoire judiciaire sereine qui s’appuie sur la recherche des faits, sur le réquisitoire et la plaidoirie ? Car le tribunal populaire, ou plus exactement de quelque minorité bruyante, éructante, de la rue la moins apaisée, est un terreau de violence, l’ochlocratie se dressant contre la démocratie libérale. C’est la colère virale contre le droit, qu’il soit naturel ou positif, c’est le ressentiment de la médiocrité cachée sous les oripeaux infâmes de la haine du mâle blanc, racisme non moins, sinon plus, virulent que celui contre le noir, car il se vêt des sales habits de la vertu morale.
Plutôt que de soulever la question du pardon, de la réhabilitation, car Samantha Geimer affiche depuis longtemps son pardon, au bénéfice de Roman Polansky et d’elle-même, une aberration du féminisme prétend user de ce dernier comme de la plus vertueuse épée de la revanche et de la vengeance. Ce qui se voulait émancipation, égalité, liberté, devient tyrannie. Il est remarquable que Samantha Geimer prenne la défense du réalisateur franco-polonais. Non seulement elle approuve le César du film offert à J'accuse, mais elle s'insurge contre le bruyant procès médiatique à l’encontre de celui qui l'a violée en 1977. « Une victime a le droit de laisser le passé derrière elle, et un agresseur a aussi le droit de se réhabiliter et de se racheter, surtout quand il a admis ses torts et s'est excusé », argumente Samantha Geimer, dans un entretien publié dans Slate[8]. « Je ne sais pas pourquoi le grand public est si hostile à la vérité, mais je constate que cela n'a fait qu'empirer ces dernières années », continue-t-elle, alors qu’elle dénie à qui ce soit le droit d’user de son histoire personnelle pour nuire au cinéaste. « Les vrais militants ne font pas commerce de la douleur des victimes », argue-t-elle. « C'est tout le côté obscur du militantisme, qui ne se soucie guère d'aider les victimes à aller mieux [...] mais qui ne fait qu'exploiter la douleur et la peur des femmes pour alimenter la colère et l'indignation en roue libre ». L’on pourrait ajouter qu’il faut pointer l’abus de la rhétorique victimaire au service des harpies d’un féminisme dévoyé, comme pour dire : Vous avez été victime, vous l’êtes encore, vous le serez toujours, usez de votre sainteté outragée de victime pour châtier la race des coupables, avérés, présumés, supposés, imaginés…
Le pire est peut-être dans le deux poids deux mesures : lors de ces mêmes César, Les Misérables, le film de Ladj Ly a été primé. Subtilisant le sens de la justice de Victor Hugo en s’appropriant son titre, il met en scène de jeunes racailles musulmanes dans des banlieues où les pacificateurs sont des imams. Le prosélytisme islamique serait donc à l’honneur ? De surcroit ce Ladj Ly est un individu d’origine malienne impliqué dans un « crime d'honneur », « complicité d’enlèvement et de séquestration », ce qui lui valut une condamnation à deux ans de prison. Mais bénéficiant de sa peau noire et de sa qualité de Musulman, tous damnés de l’Occident, comme il se doit, le voilà intronisé dans le camp du Bien, au bénéfice de l’Islam invasif. Une morale a choisi son bastion, au mépris de l’éthique et de la dignité de l’humanité, sans compter celle des femmes…
L’éthique inhérente au féminisme[9] semblait s’adresser à toutes les femmes. Toutefois, quand les victimes, réelles ou supposées, du machisme occidental sont chouchoutées, exploitées par l’informel tribunal moral, celles de l’Islam, des gangs de Pakistanais violeurs et souteneurs en Angleterre, celles des crimes d’honneurs parmi cinquante-sept pays musulmans et autres banlieues islamisées n’ont pas droit de cité !
Une nouvelle génération, peut-être incapable de faire les longs efforts du travail nécessaire à la création de chefs-d’œuvre, préfère aller au plus vite, condamner, détruire, censurer, pour paraître au-dessus des créateurs et des penseurs, drapée dans une haute posture morale munie du glaive noir d’une justice viciée. Interdire est leur joie, leur bave, leur fiel, après que l’on eût bêtement voulu interdire d’interdire aux alentours de mai 68. Philippe Muray dénonçait en 1997 « L'envie du pénal[10] », parodiant ainsi « l’envie du pénis freudienne », comme s’il y avait une jouissance sexuelle maligne au sein de cette obstruction à la liberté intellectuelle : « Les jeux du cirque justicier sont notre érotisme de remplacement. La police nouvelle patrouille sous les acclamations, légitimant ses ingérences en les couvrant des mots " solidarité ", "justice", "redistribution". Toutes les propagandes vertueuses concourent à recréer un type de citoyen bien dévot, bien abruti de l'ordre établi, bien hébété d'admiration pour la société telle qu'elle s'impose, bien décidé à ne plus jamais poursuivre d'autres jouissances que celles qu'on lui indique. Le voilà, le héros positif du totalitarisme d'aujourd'hui, le mannequin idéal de la nouvelle tyrannie, le monstre de Frankenstein des savants fous de la Bienfaisance, le bonhomme en kit qui ne baise qu'avec sa capote, qui respecte toutes les minorités, qui réprouve le travail au noir, la double vie, l'évasion fiscale, les disjonctages salutaires, qui trouve la pornographie moins excitante que la tendresse, qui ne peut plus juger un livre ou un film que pour ce qu'il n'est pas, par définition, c'est-à-dire un manifeste, qui considère Céline comme un salaud mais ne tolérera plus qu'on remette en cause, si peu que ce soit, Sartre et Beauvoir, les célèbres Thénardier des Lettres, qui s'épouvante enfin comme un vampire devant un crucifix quand il aperçoit un rond de fumée de cigarette derrière l'horizon[11] ».
En effet, le moins que l’on puisse dire est que l’on a l’indignation sélective. Simone De Beauvoir, fameuse icone du féminisme avec Le Deuxième sexe n’hésitait pas à abuser de ses élèves mineures et à les faire passer sous les cuisses de Jean-Paul Sartre. Mais ils étaient de gauche et féministes de surcroit, ce qui leur offre une armure de progressisme inattaquable.
Pour reprendre les mots de Philippe Murray, dans L’Empire du bien, les tartuffes ne brûlent que du désir de couvrir de « plumes et de goudron » les contrevenants prétendus. Le lynchage, moral, médiatique et public, avant d’être physique, est un plaisir goûteux autant qu’une hydre aux capacités totalitaires : « Le Bien, en 1991, était dans les langes, mais ce petit Néron de la dictature de l’Altruisme avait déjà de sérieux atouts de son côté. Il commençait à étendre sa prison radieuse sur l’humanité avec l’assentiment de l’humanité […] par l’intermédiaire de la police, de la justice, et bien sûr de la prêtraille médiatique, […] les enragés des procès rétroactifs[12] ».
Notre époque, notre moi, en un orgueil sans vergogne, se prétendent moralement supérieurs à celles et ceux qui les ont précédés, elle s'érige bien haut sur le fauteuil du juge du passé coupable de l'Occident forcément homophobe et xénophobe, colonisateur et esclavagiste, alors que d’autres société ont fait et font bien pires[13] en la demeure. La faute des pères retombe donc sur les fils pendant sept générations, comme dans l’Ancien Testament, qui cependant corrigea cet excès par la loi selon laquelle seul le coupable devait être puni.
Il est à craindre que les moralisateurs du bien, s’ils se risquent à la création, produisent de la mauvaise littérature, aveugles et sourds qu’ils sont à la réalité qui pourtant les entoure. Que leur ressentiment soit une forme de jalousie rentrée à l’égard du talent et du génie, n’est pas douteux. Qu’ils se mettent au travail plutôt que de censurer le travail d’autrui, ce qui est bien plus facile et plus orgueilleux.
L’on se fatiguerait à énumérer et citer les abjections des censeurs d’une morale devenue folle. « L’homophobie et le sexisme n’ont pas leurs places dans notre école », c’est par ces mots éminemment vertueux que commence la proclamation du « syndicat étudiant solidaire de Sciences Po Lille », dans un communiqué contre la venue du député européen et philosophe François-Xavier Bellamy. Une aventure semblable échut à la philosophe Sylvianne Agacinsky, cette fois à l’université de Bordeaux, qui a le front de s’opposer à la gestation pour autrui, c’est-à-dire les mères porteuses, et qui essuya de violentes menaces de la part d’associations LGBT[14]. Outre que ces tribuns ne sont solidaires que d’eux-mêmes, les voici incapables de lire la pensée de ces philosophes, qui ont certes une conception assez traditionnelle de la famille (qu’il est permis de ne pas partager), mais ne peuvent être qualifié de sexisme et d’homophobie. Les voici incapables d’accepter l’échange d’arguments, fussent-ils contraires, cette salutaire dispute philosophique qui doit être au service de la démocratie libérale. Ces affichistes du bien moral ne sont en fait que de factieux censeurs, dangereux tyrans de surcroît, dont la loi devrait nous protéger.
Les universités, en particulier américaines, sont en proie à cette lèpre morale qui oriente la pensée et interdit toute expression d’une dissidence. À Yale, l’on supprime le cours d’introduction à l’Histoire de l’art, car « occidentalo-centré », après que les exigences d’étudiants aient obtenu de ne plus étudier Shakespeare, mais des auteurs venues de « catégories victimaires ». Que l’on étende l’Histoire de l’art et de la littérature à bien des civilisations et des productions serait un gain, s’il ne s’agissait d’éradiquer les plus grands génies de l’humanité qui savent que le monde qu’ils décrivent en leurs tragédies et tableaux n’est pas politiquement correct. La censure scolaire et estudiantine sévit avec succès au point de déserter les cours pour participer à des grèves des femmes contre Trump (l’on passera sur le prosélytisme politique) ou ailleurs à des marches pour le climat. Les problématiques sacrées de genre, de race, de classe et de réchauffement climatique ont remplacé la culture générale au sens noble[15] et l’éducation libérale[16]. Sans cause militante dans le vent, point de salut ! L’on peut se demander d’ailleurs si ces pratiques ne contreviennent pas au premier amendement de la Constitution américaine sur la liberté d’expression et d’association. C’est ce que pointe en son dernier livre[17], L'Âge des droits. L'Amérique depuis les années soixante, l’essayiste américain Christopher Caldwell[18], en dénonçant une mainmise de la justice fédérale, en particulier avec le concours de la législation sur les droits civiques de 1964 (qui déclare illégale une différence de traitement reposant sur l’origine ethnique, le sexe ou la nationalité). Pour lui, les associations contraignent la démocratie à plier devant leurs diktats sur des sujets aussi divers que l’immigration, l’avortement, le mariage gay, l’éducation, au motif d’un privilège blanc, bien fantasmé depuis la disparition de la ségrégation. Il va jusqu’à qualifier l’élite culturelle et démocrate responsable de tels errements par l’adjectif « jdanovienne » (du nom du responsable de la politique culturelle soviétique)...
Aux dernières nouvelles, sous l’embrasement des réprobations morales, l’éditeur Hachette et son personnel courroucé renoncent à publier aux Etats-Unis les Mémoires d’un autre cinéaste : Woody Allen, au prétexte qu’il aurait abusé de sa fille adoptive. Pourtant l’on devrait laisser la justice investiguer en cette affaire et doner la possibilité à des voix diverses d’arguer de leur version des faits, s’il y eût faits. D’autant que les accusations de Dylan Farrow ne sont pas nouvelles, quoique relancées dans le sillage du mouvement #MeToo, qui défend l’idée que toutes les réelles violences sexuelles ne peuvent être retenues par la Justice faute de preuves. Accusation que Woody Allen a constamment réfutées, sachant qu’après deux enquêtes de plusieurs mois dans les années quatre-vingt-dix, le procureur du Connecticut chargé du dossier n’avait pas jugé l’inculpation nécessaire. La censure, non plus d’Etat, royale ou religieuse, frappe aveuglément, aux dépens de l’intelligence du lecteur. Heureusement le livre controversé doit paraître en France chez Stock, sous le modeste titre de Soit dit en passant. L’on ne nous interdira pas le soupçon selon lequel la judaïté de Roman Polanski et de Woody Allen ne serait pas étrangère à l’affaire, cachant ainsi un double fond antisémite[19], surtout en lisant le tweet abject d’activistes féministes, se nommant « Terriennes » : « Celui qui devrait être gazé, c’est Polanski ! ». Il y a là plus qu’un relent d’autodafé[20]…
Le délire d’interdiction va parfois jusqu’à l’absurde. Gabrielle Bouchard, présidente de la Fédération des femmes du Québec (FFQ), a réclamé, fin janvier, l’interdiction des relations hétérosexuelles au motif qu’elles seraient basées sur la religion et la violence : « Les relations de couple hétérosexuelles sont vraiment violentes. En plus, la grande majorité sont des relations basées sur la religion. Il est peut-être temps d’avoir une conversation sur leur interdiction et abolition. »
Sommes-nous plus moraux qu’il y a un siècle, ou un demi-siècle ? Il n’est guère douteux que Guillaume Apollinaire recevant la Légion d’honneur au sortir de la Première Guerre mondiale au cours de laquelle il avait été blessé, se verrait aujourd’hui poursuivi par l’indignation qui brocarderait sa publication des Onze mille verges, sous le manteau en 1907, un roman crument pornographique. Vladimir Nabokov ne pourrait très probablement pas publier son Lolita, narré par un pédophile fictif, que l’on n’imputera pourtant pas à l’auteur qui put le publier, non sans mal, en 1955, quoique l’œuvre, géniale, permette une réflexion morale d’une plus haute tenue que celle des censeurs aux oreilles crispées. Sur ces points, sans compter la réactivation du blasphème[21] par la stratégie conquérante de l’Islam, le recul des libertés est confondant !
« À vaincre sans péril on triomphe sans gloire[22] », arguait Rodrigue dans Le Cid de Corneille. Attaquer la pédophilie au sein de l’église catholique, ou un cinéaste blanc, devient un jeu d’enfant, mais s’il fallait que le féminisme activiste œuvre dans le vif en égratignant une autre religion pour son sexisme outrageux ou plus simplement une cinéaste noire et lesbienne qui aurait sexuellement abusé d’un enfant, ce serait une autre paire de manches. Pourtant les réelles libertés féminines et humaines, les réelles libertés critiques sont à la charnière de telles problématiques. Révélant, s’il avait fallu le révéler au naïf, que le totalitarisme n’est pas seulement le fait d’un Etat, armé du fascisme, du communisme ou de l’Islam, mais des venins du populaire, ou de pseudo élites intellectuelles et médiatiques entraînant un populisme d’égoutier, une ochlocratie se double d’une doxocratie, prêts à jeter le contrevenant dans les flammes de leur enfer. Samantha Geimer n’est pas philosophe, pourtant, l’une de ses phrases lui vaudrait presque ce titre : « Je ne sais pas pourquoi le grand public est si hostile à la vérité, mais je constate que cela n'a fait qu'empirer ces dernières années ». Au-delà de la vérité des faits, il y a bien une vérité morale, au lieu d’un venin moralisateur jeté aux yeux de l’intellect, qui relève de l’éthique, en souhaitant que n’elle se perde pas tout à fait.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Gouvernement par le bas-peuple.
[2] Gouvernement par la doxa, l’opinion communément admise et les préjugés.
[3] Alain Etchegoyen : La Valse des éthiques, François Bourin, 1991, p 78.
[4] Alexis de Tocqueville : Tyrannie de la majorité, L’Herne, 2018, p 93.
[5] La Bruyère : Les Caractères ou les mœurs de ce siècle, Le Club Français du Livre, 1964, p 303.
[7] Marcel Proust : Contre Sainte-Beuve, La Pléiade, Gallimard, 2000, p 221.
[8] http://www.slate.fr/story/187944/interview-samantha-geimer-affaire-roman-polanski-victime-viol-violences-sexuelles
[9] Voir : La révolution du féminin
[10] Philippe Muray : L’Empire du Bien, Les Belles Lettres, 2010, p 11.
[11] Philippe Murray : Exorcismes spirituels, Les Belles Lettres, 1997.
[12] Philippe Murray : L’Empire du bien, ibidem, p 9 et 10.
[14] LGBT et LGBTQI+ sont des sigles utilisés pour qualifier les personnes lesbienne, gay, bisexuelle, trans, queer, intersexe et assimilées qui sont utilisés pour désigner des personnes non hétérosexuelles et/ou non cisgenres et/ou non dyadiques.
[16] Voir : Pour une éducation libérale
[17] Christopher Caldwell : The Age of Entitlement. America since the Sixties, Simon & Schuster, 2020.
[22] Pierre Corneille : Le Cid, Acte II, scène 2.
Sesto / Sexten, Trentino Alto-Adige / Südtirol.
Photo : T. Guinhut.