dix volumes en deux coffrets, Zulma, 2011, 30 € chacun.
Hubert Haddad : Comme un étrange repli dans l’étoffe des choses,
La Bibliothèque, 2017, 160 p, 16 €.
Bellement et follement inactuel, Hubert Haddad (né en 1947) ne daigne pas jeter un regard vers le roman écoféministe, la chronique judiciaire et moralisatrice ou, sans compter la biographie fictive d’une personnalité célèbre, la reproduction platement réaliste, toutes usines à clichés et à conventions. Entre fresque historique et destinée poétique, le roman fantastique d’Hubert Haddad prend en écharpe des problématiques scientifiques et transhumanistes science-fictionnelles avec Corps désirable, tout en rêvant d’improbable immortalité, à l’occasion de son Invention du diable. C'est ainsi qu'ilpratique avec indépendance la réécriture des mythes de Frankenstein et de Faust. Sa plume alerte, abondante, est également prodigue en nouvelles, venues du jour et de la nuit, mais aussi en textes critiques montrant combien est vitale l’ardeur du style, en ces temps de détresse littéraire réaliste, sociologique, voire militante.
À mi-chemin des mythes de Frankenstein[1] et de la tête de Saint Jean-Baptiste brandie par Salomé, Hubert Haddad interroge les ressorts de la science-fiction et les questions d’éthique. Nous sommes sur les pas d’une médecine devenue folle ou qui a la sagesse de l’espoir. Peut-on impunément greffer une tête, changer de corps ? Parmi les pages de son Corps désirable, le romancier et nouvelliste Hubert Haddad met fastueusement en scène un voyage aventureux entre une médecine sophistiquée et des amours dangereuses.
Cédric Erg, alias Cédric Allyn-Weberson, a raccourci son nom prestigieux pour gagner un paisible anonymat. Fils d’un magnat de l’industrie pharmaceutique, il exerce ses talents dans le journalisme engagé de façon à dénoncer les manipulations de cette même industrie, responsable selon lui « de l’aliénation pathologique d’à peu près toute la population du globe avec la complicité plus ou moins crapuleuse des Etats et des services de santé publique » - ce qui n’est peut-être pas loin d’une covidienne actualité. Quand un malheureux accident - est-ce d’ailleurs un accident ? - le fracasse sur un bateau en mer Egée. Aussitôt, sur injonction paternelle, on décide de greffer sa tête intacte en un nouveau corps. Un demi-vivant et un demi-mort feront peut-être un seul homme, dans toute son intégrité génétique, intellectuelle et morale.
Au-delà des précautions scientifiques complexes lors de cette « première mondiale » menée par un audacieux neurochirgien, au-delà du « tohu-bohu médiatique », où la satire pointe le bout son nez, le plus intense suspense s’anime dans l’esprit de Cédric, sans compter, bien évidemment, celui du lecteur. S’il n’a accepté que pour mieux mourir, espérant l’échec de l’opération, alors qu’il était « inhumé dans le tombeau d’un corps », il se demande désormais dans quelle mesure ce nouvel organisme va modifier son individualité, si le « syndrome des personnalités multiples » sévit en lui, quelle relation entamer avec son sexe, quel regard lui porte autrui : « Que restait-il de son libre arbitre ? ». D’autres, excités par cette première scientifique aux immenses perspectives, imaginent de rajeunir ainsi, de changer de sexe…
Bientôt le récit prend, au-delà de la dimension psychologique intense, une bouillonnante coloration de roman d’aventure, entre Paris et la Grèce, entre hôpital de Turin et forteresse médicalisée de Suisse, enfin jusqu’à la fuite haletante en Sicile, où la mafia offrira une ultime décapitation. De surcroit le levier romanesque de l’amour, avec Lorna, amoureuse de son esprit, et survoltée par son nouveau corps, puis avec Anantha, la veuve « carnassière » qui aime le corps qu’elle a retrouvé, en dépit d’un visage inconnu, jette de plus troublants reflets sur l’intrigue et sur la problématique de l’identité recomposée : « N’étant plus qu’une tête sur un étroit balcon d’os, comment s’identifier à l’autre, à son corps désirable ? » Ce qui a tendance à jette une lueur clinique sur le sentiment amoureux, qui est plus un appétit corporel qu’une empathie sentimentale, morale et intellectuelle. Ainsi, le roman philosophique de l’homme « hybride » se lit avec passion.
L’on saura gré à Hubert Haddad de ne pas sombrer dans le discours éthique moralisateur qui, dans la droite ligne de Mary Shelley, condamnerait uniment le professeur Cadavera si bien nommé - un des « Prométhée modernes » - et vouerait aux gémonies une pratique scientifique anti-naturelle irrespectueuse de l’identité humaine. Même si la menace d’une « traite des greffons » et la fin malheureuse peuvent passer pour délivrer une morale condamnant une telle hubris médicale, la porte est entrouverte pour considérer que la greffe de corps puisse contribuer à l’allongement de la vie, voire au bonheur.
En une écriture fluide, Hubert Haddad ne cesse de nous emporter vers un dénouement que nous devinons peut-être trop aisément : tragique est le destin de ce jeune « cobaye de luxe ». La richesse et la beauté du vocabulaire, aux images expressives et colorées (dans un escalier, « chaque marche à la dimension et l’aspect d’une vertèbre de cétacé »), nous permettent de partager avec précision les inquiétudes, les tribulations de son personnage. On ne s’étonnera pas de découvrir que notre auteur a consacré un essai à Julien Gracq[2]. Il partage avec ce dernier un goût pour une langue plastique et néoclassique, voire post-romantique, quoiqu’en explorant des thématiques bien plus variées. Ici la science-fiction médicale aux perspectives inquiétantes et humanistes, ailleurs le Japon du Peintre d’éventail[3] et de Mã, ailleurs encore les contrées et d’Opium Poppy, de Palestine[4].
Car Hubert Haddad, d’origine juive arabe, ne peut se départir du souvenir de son frère qui vécut là-bas avant de suicider. Cham est un jeune soldat de Tsahal, en Cisjordanie, qui se voit enlevé par un commando palestinien. Son type arabe lui vaut indulgence en son amnésie et à l’occasion de ses papiers perdus, avant que l’on découvre qu’il est juif. On le rebaptise Nessim, espérant le gagner à la cause terroriste. Le roman oscille entre humanité et radicalisme palestinien, entre Hamas et Fatah, entre reportage guerrier, politique, et initiation poétique, entre identité religieuse forcenée et laïcité.
Que faire d’un corps si l’on ne peut accéder à l’immortalité ? Cette fois, en toute cohérence, Hubert Haddad (né en 1947) se coule dans l’immortelle peau d’un poète baroque, volontiers érotique et satirique : Marc Papillon de Lasphrise[5] (1555-1599). Après avoir guerroyé, et s'être retiré en son château dévalué près d’Amboise, Papillon, dont la « couenne de preux […] était comme un portulan des mers du sang », recueille une fillette, prétendument sa fille, qui meurt trop tôt. Il ne lui reste plus que ses livres et ses « bouts rimés […] en grand maréchal des muses », dont il ne cesse de peaufiner l’édition définitive.
Est-ce l’effet de quelques vers : « Une plume à ma veine trempée / Scelle un contrat d’immortalité » ? Sous les traits d’un indigent surgi de la neige, grâce à « l’invocation d’une puissance diabolique », le pacte est-il scellé ? En tous cas la mort est endiguée, du moins tant que la postérité n’accordera pas sa reconnaissance à l’œuvre de notre poète.
Maintes aventures picaresques émaillent le parcours plus que séculaire du héros de L’Invention du diable. Le dernier à le reconnaître est un vieil oiseleur. De taverne en taverne, il devise avec le poète Voiture, est reçu parmi les Précieuses, où son style poétique parait fort désuet. Un séjour aux galères, un enrôlement dans les guerres de Louis XIV : il réchappe dix fois à une mort impossible. Errant sur les chemins, ses amours vont et viennent, dont la bohémienne Elfida, qui vieillit avec effarement face à l’immuable Papillon, dont Pulchella qui « l’aimait dans l’écart des siècles ». Ce qui ne l’empêche pas de rêver encore à sa « Nouvelle Inconnue », toujours différente. Emprisonné à la Bastille en hôte choyé, il côtoie un sculpteur aussi talentueux que criminel et un marquis où l’on devine Sade. Intégrant un « petit théâtre forain », il parcourt la France au temps de la guillotine révolutionnaire. La Commune de Paris et l’Occupation, où l’on brûle les livres, sont pour lui un insupportable théâtre, dont il se cache parmi soupentes et recoins.
Traquant sans cesse dans librairies et bibliothèques telle mention de son œuvre, son recueil oublié toujours en main, il constate, amer : « la langue s’était simplifiée et décantée de ses tours et saveurs d’autrefois ». Son livre « était d’un autre langage, vrai baragouin, magma d’idiomes », ce qui est également à lire comme une métaphore du roman d’Hubert Haddad. Aussi l’évolution de la poésie est-elle un autre thème de cet ouvrage, lorsque Papillon voit passer ceux qu’il approche ou feuillette : Malherbe, Boileau, Chénier, Hugo, Baudelaire…
Si la première partie, soit la vie réaliste du personnage « à la face sabrée et couturée », hésite à trouver son rythme, l’élan narratif et le suspense attisent la curiosité du lecteur dès le premier dépassement temporel, car le bonhomme conservant son apparence et son langage devient de plus en plus une sorte d’intrus temporel, d’étranger métaphysique, sans oublier un regard aiguisé et désabusé sur les convulsions de l’Histoire.
La biofiction commence comme un roman historique haut en couleurs, nourri de tableaux vivants impressionnants. Bien vite, il se mue en roman fantastique se jouant des époques, qu’une écriture charnue, et sensuelle rend magnétique. Non sans que le pastiche du style et du vocabulaire baroque du seizième siècle n’enjolive la prose poétique, même si parfois un peu trop chargée. La réécriture du mythe de Faust est brillante, originale, sans que l’on sente trop pesamment l’écho de Marlowe ou de Goethe.
N’est-ce pas là un apologue ? Se moquant de la quête d’immortalité des hommes, une leçon morale surgit, car une telle condition n’aurait rien d’enviable : « Que valent jours, mois et années pour l’insensé qui, ajournant son Salut au profit d’une hypothétique gloire, se sera lui-même condamné à la survivance ? » Demeurant en un « archaïque isolement », Papillon de Lasphrise réhabilite paradoxalement la fugacité de la vie.
Il serait imprudent d’affronter, sur le terrain de la nouvelle, des pointures aussi mythiques que Vladimir Nabokov, J. G. Ballard[6] ou Philip K. Dick[7], dont ont paru de fascinants opus complets… Ainsi, voir surgir aux étals des libraires un auteur français, dont on réunit plus de soixante récits en l’espèce inédite de deux charmants coffrets, présente un pari pour le moins risqué. Mais entre « jour » et « nuit », pour séparer le temps des lecteurs scotchés par l’addiction, l'on parcourt avec frénésie cette généreuse compilation, d’abord dispersée chez divers éditeurs, puis ici accompagnée d’inédits. Hubert Haddad, maître du jour et de la nuit, voyage avec nous parmi les archipels réalistes et oniriques de ses nouvelles…
En ces deux élégants boitiers de nouvelles, le fantastique, récurrent, fascinant, désirable, nous emporte sans trêve vers de nouveaux avatars de la psyché, des opéras en miniature, même si parfois, le réalisme et une contemporanéité plus incisive se font sentir au détour de récits politiques qui évoquent de façon directe ou allusive l’occupation allemande, les dictatures meurtrières, réelles ou fantasmées : un pauvre paranoïaque se cache avant de tirer sur un camion de sacs de charbon, croyant y voir les troupes d’une tyrannie venues l’arrêter ; une géante écroule l’Empire State Building…
Ce sont des personnages pour le moins rêveurs, sinon complètement allumés : l’un croit « déceler des Titiens » dans les nébuleuses stellaires, l’autre rencontre « la matérialité incidente des mythes » en l’espèce d’une sirène pythonisse. L’on explore des paysages créés de toutes pièces où « Le Souffle de l’Agone » pousse un poète à publier une œuvre bientôt oubliée, et ressuscitée à la veille de ses cent ans, à condition que lui soient montré ses seins, peut-être devenus vénéneux au point de pousser l’enquêtrice à un suicide trop poétique. Plus loin, les mystères d’Eros culminent avec « La femme invisible », prose d’une beauté raffinée, torride et plastique. Un érotisme parfois pervers, parfois idéalisant, parcourt ces femmes fatales, ces alter ego fantasmés de nos vies où « Des seins se démoulaient des ténèbres ». Non sans rappeler le mythe homérique et médiéval des femmes oiseaux ou poissons, auxquel il consacra un récit coruscant : La Sirène d'Isé[8].
Nombre de protagonistes d'abord réalistes ont le goût des cirques, des théâtres, des fêtes foraines, où l’on se travestit, où l’on rit rose et jaune, où les voyantes sont pitoyables ou impressionnantes. Sont-ils des voyants au sens rimbaldien ? Comme notre auteur qui se glisse parmi des dizaines de narrateurs, voire de narratrices, ou parmi « le combat des siamois ennemis », explorant les abîmes des personnalités. Il apparait soudain qu’Hubert Haddad est un initiateur au seuil des univers parallèles : qu’il s’agisse de ses deux Nouveau magasin d’écriture[9] ou de ces coffrets, le lire, c’est ressusciter en uchronie dans son île du « Miracle à Elcarim »…
Mais il est aussi, à l’instar de quelques-uns de ses héros et anti-héros, (parmi lesquels un égyptologue homonyme et embaumeur fou) une sorte de dandy qui affecte le « goût vulgaire de vivre ». En ce sens il a quelque chose d’inactuel, avec une affinité pour les auteurs romantiques, de Nodier à Hoffmann en passant par Gautier ou Barbey d’Aurevilly, mais aussi d’intemporel… L’écriture de ce styliste aussi séduisant que poignant, virtuose, n’est jamais lourde ; la voici enlevée, précise, évocatrice, digne d’un raconteur d’histoires sans failles, sinon celles étonnantes du mystère. Pari tenu donc, ces nouvelles aux saveurs secrètes, aux fantasmes postromantiques et aux clartés baroques trouveront leur place chez les happy few et parmi un club d'ardents aficionados…
« De la scène à la rue sans même en soupçonner la frontière », C’est ainsi qu’Hubert Haddad fait circuler son art, fleuve d’histoires aux multiples bras, étranges, surnaturels, dangereux et sensuels… Comme un de ses personnages qui est chargé par une fantasmatique officine de la « gestion imaginaire des vecteurs de réalités », il affectionne cette irréalité qui ajoute une nouvelle dimension à notre monde. C’est à cet égard que le critique Jean-Luc Moreau inclut en 1992 notre auteur dans ce mouvement littéraire appelé « La nouvelle fiction française », où il côtoie Marc Petit ou Georges-Olivier Châteaureynaud. Car, pour notre écrivain, « la vie n’est qu’une pâte à songes »…
N’a-t-il pas rendu hommage, par amitié et surtout affinité, à ce même Georges-Olivier Châteaureynaud ? Hubert Haddad use de l’art de la critique dans un petit recueil intitulé Comme un étrange repli dans l’étoffe des choses. Il aime y faire l’éloge de l'aborigène Paul Wenz, anglomane francophone et chamanique, du « syndrome d’Elpénor », soit le réveil désorienté de « l’homme des gares ». Chez Julien Gracq ce sont ces « blasons de l’imaginaire […] les routes, les lisières, […] les frontières minées » qui l’enchantent. Quant à Marcel Proust c’est parce qu’il est aussi musicien que la musique, de Vinteuil, par exemple. Plus surprenant ici, Hugo, l’immense prodigue ; mais évident se dévoile Georges-Olivier Châteaureynaud, complice trépidant, créateur de « moirures existentielles », dont les titres, de L’Ange et les démons[10] à La Faculté des songes[11], disent assez la dimension onirique. Alors que Patrick Modiano, à propos duquel nous resterons dubitatifs, profite d’une lecture politique des ombres de l’après-guerre français qui n’est pas inféconde.
Il faut alors être attentif à la préface, sans nul doute une sorte de manifeste littéraire en faveur de cet « étrange repli » qu’est le style. Hubert Haddad révoque l’écriture blanche, la reproduction sociologique du réel dans de pseudo-romans, le « terrorisme de l’insignifiance assumé par les sciences du langage », le style pensé comme « vernis transparent ». Il y préfère à juste titre « la compagnie avec la poésie qui en révèle l’état de surprise dans la langue », mais aussi « l’écran neigeux de la page [qui] flambe d’images concertées ». Car sont inséparables « métaphore et imaginaire ».
« Dis-moi qui tu lis, je te dirais qui tu es », pourrions-nous demander à Hubert Haddad. En cet autoportrait à la manière du bibliothécaire fait de livres entassés dans la peinture d'Arcimboldo, il répond en huit facettes diverses et colorées, comme un octaèdre choisi qu’irrigue puissamment la nécessité de l’écriture créatrice, de « toutes les tortures du style pour atteindre au secret, par-delà les mots et les choses ». Cette conclusion permet, si l’on n’avait compris, d’affirmer une esthétique romanesque essentielle.
Finalement notre romancier et nouvelliste aime les monstres, humains, trop humains, comme ceux d’un autre écrivain du XVI° siècle, donc contemporain de Marc Papillon de Lasphrise : Boaistuau, l’auteur des Histoires prodigieuses[12], telles celles des « enfantements monstrueux » ou d’un « Monstre, du ventre duquel il sortoit un autre homme tout entier, réservé la teste ». Un magnifique bric-à-brac de songes et d’inventions, cependant au service de la pensée, de l’éthique, telle peut être l’image louangeuse que nous gardons d’Hubert Haddad. Son Magasin d’écriture, qui se double d’un deuxième et « nouveau magasin », offre à qui veut l’entendre une réserve thématique incommensurable, et qui ne cesse d’enfanter et de surenfanter une œuvre discrète et cependant considérable. Où fantastique et science-fiction ont peut-être plus d’urgente et profonde actualité que nombre de trop vulgaires tables des rentrées littéraires post-estivales.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.