Real Monasterio San Zoilo de Carrión de los Condes, Palencia.
Photo : T. Guinhut.
Hannah Arendt :
De la banalité du mal
à la banalité de la culture.
Hannah Arendt :Les Origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem,
divers traducteurs de l’anglais (Etats-Unis),
sous la direction de Pierre Bouretz, Quarto Gallimard, 1624 p, 35,50 €.
Hannah Arendt : L’Humaine condition ;Condition de l’homme moderne,
De la Révolution, La Crise de la culture, Du Mensonge à la violence,
sous la direction de Philippe Raynaud, Quarto Gallimard, 1056 p, 26 €.
Il y a des femmes étonnantes : Murasaki Shikibu, pour le roman psychologique, Mary Shelley, pour le roman fantastique et de science-fiction, Emily Dickinson pour sa bouleversante poésie, elliptique et colorée… Mais pour la philosophie, l’entreprise du choix paraîtrait difficile si l’on comptait le trop peu de femmes philosophes dans l’histoire. Pourtant s’impose d’emblée le nom d’Hannah Arendt, que nous ne rangerons pas sous la qualité de son amour pour Heidegger, néanmoins éthiquement déchirant, mais sous celle, plus que suffisante, de ces travaux. Il suffit de noter combien, en sous-titre et aux derniers mots d’Eichmann à Jérusalem, son concept effrayant de la « banalité du mal » fait date. Quand la « masse », maniée comme pâte à pain de prison par les régimes fascistes et communistes, est une parmi Les Origines du totalitarisme, faut-il avoir le mauvais esprit de se demander si la « culture de masse » n’est pas à l’origine de La Crise de la culture ?
Le concept de la « banalité du mal », allégorisé par un Eichmann médiocre et commun, qui n’a plus rien de l’animal politique, mais tout de l’inhumain qui nous est intérieur, est bien en-deçà du « mal radical inné dans la nature humaine » de Kant[1], selon lequel les ressources de la raison sont au service des passions perverses et monstrueuses : « Eichmann n’était ni un Iago ni un Macbeth ; et rien n’était plus éloigné de son esprit qu’une décision, comme chez Richard III, de faire le mal par principe. » (p 1295). Au cours de son reportage, dont la pertinence ne se dément jamais, Hannah Arendt nous apprend que l’accusé avait lu Kant, en conscience « qu’il avait cessé de vivre selon les principes de Kant » (p 1150), ayant remis l’impératif catégorique entre les mains de l’état hitlérien. Le fonctionnaire nazi responsable de la logistique au service de « la solution finale » est l’homme le plus banal, dont la médiocrité intellectuelle et morale se suffit de l’occasion pour exceller au service de l’Etat, sans prendre conscience de l’infamie. Quoique d’autres intellectuels, tels Claude Lanzmann, insistent au contraire sur le jusqu’auboutisme du personnage, son fanatisme irréductible. La condition humaine peut-elle être ainsi débarrassée de ce qui fait en elle l’humanité, à savoir la capacité de distinguer et de préférer le bien au mal ?
Est-ce à dire que chacun d’entre nous peut-être un Eichmann, comme lorsque le narrateur des Bienveillantes de Jonathan Littell[2]se défend de son activisme nazi en arguant des circonstances historiques et de son identité à chacun de nous… C’est bien ce qui choqua lors de la parution de ce qui est à la fois récit d’un procès à Jérusalem et essai philosophique à l’irréprochable clarté : « Le fait que l’on ne trouve pas la moindre trace de sens supérieur derrière des crimes de la plus grande dimension : voilà un scandale herméneutique auquel beaucoup de contemporains et de survivants n’étaient pas capable de faire face », note Peter Sloterdijk[3]. Sans compter que choquèrent également les mentions de la passivité, de la « collaboration » des conseils juifs qui gérèrent la livraison des leurs aux Nazis, espérant se concilier leurs bonnes grâces, hélas évidemment impossibles. La philosophe attendait-elle trop d’une révolte juive condamnée par avance ? Le débat fait toujours rage, au point qu’il fallut attendre l’an 2000 pour qu’Eichmann à Jérusalem soit traduit en Israël et qu’aujourd’hui elle y soit encore lue avec méfiance…
De plus récentes études, en particulier la volumineuse biographie de Bettina Stangneth, Eichmann vor Jerusalem : Das Unbehelligte Leben eines Massenmörders[4], ont relativisé la pertinence de la thèse d’Hannah Arendt. Loin d’être un agneau contraint et obéissant, Eichmann, troisième tête pensante des Affaires juives au sein du Troisième Reich, fut un activiste déterminé, participant tout autant de près que du haut de sa sphère de commandement à la liquidation systématique d’une humanité. Est-ce à dire que « la banalité du mal » est un concept fallacieux ? Si Hannah Arendt a mal choisi son exemple, mais au gré des informations dont elle disposait et de la persuasive ligne de défense de l’accusé, la théorie reste une analyse redoutable du comportement humain, de sa soumission active à une autorité idéologique, qui d’ailleurs peut tout autant s’appliquer à toutes les couleurs du spectre totalitaire, qu’il soit fasciste, communiste ou théocratique.
Cependant, avec une redoutable perspicacité, Hannah Arendt souligne le rôle du langage et plus particulièrement de l’euphémisme et du « cliché euphorisant » pour faire entrer l’absolu du mal dans la « banalité du mal ». Eichmann met en place « la solution finale », non un massacre, parait proposer un procédé prophylactique, un but idéal, dans le cadre d’une bureaucratie aux parfaits rouages. Ainsi l’abomination peut-être commise en toute innocence par le fonctionnaire… « Les clichés, les phrases toutes faites, l’adhésion à des codes d’expression et de conduite conventionnels et standardisés ont socialement la fonction de nous protéger de la réalité, de cette exigence de pensée que les événements et les faits éveillent en vertu de leur existence. »[5]Ce qui reste pour nous actuel, devant l’abondance des « incivilités », des « quartiers sensibles », de la pensée magique louant le « modèle social » ou le « service public »… Il est évident que pour elle, dénonçant la fonction délétère de l’euphémisme, le langage ne remplit pas la même fonction : il est une quête de vérité, y compris déplaisante, y compris risquée.
L'on pourrait s’étonner que dans son impressionnante analyse du totalitarisme, de ses deux versants rouge et brun en miroir, assise sur les concepts de dynamique plébiscitaire, de populace et de masse, sans compter ce que l’on peut appeler la si répandue libido dominandi, et plus tard complétée par les définitions de Raymond Aron[6], elle ne fasse aucune allusion à Friedrich A. Hayek, homme qu’elle a pourtant croisé lors d’un colloque, et dont la dissection des identités antilibérales du nazisme et du communisme dans La Route de la servitude[7]lui est on ne peut plus complémentaire. Force est de remarquer que l’approche du libéralisme politique d’Hannah Arendt est aussi rare que frappée de cécité, malgré une œuvre éblouissante dont il faut se faire le critique avec toute la modestie requise, et malgré son admiration pour la révolution américaine : « la philosophie politique des libéraux, selon laquelle la somme des intérêts individuels aboutit au miracle du bien commun, ne semblait être qu’une rationalisation de l’insouciance avec laquelle on poussait les intérêts privés sans considération du bien commun » (p 650). Pointant la limite de l’éclatement de la société en individus isolés, elle évacue pourtant la limite dangereuse du « bien commun », ce piège de la volonté générale rousseauiste ou de la soumission à une raison d’Etat, à une justice sociale forcément despotiques.
Pourtant, elle conclue De la Révolution, par cet éloge de « la polis, l’espace des exploits libres de l’homme et de ses paroles vivantes qui donne sa splendeur à la vie » (p 584), phrase qui ne serait indigne d’aucun philosophe libéral classique, de Locke à Bastiat, en passant par Aron, sans oublier la romancière Ayn Rand… Comptons néanmoins avec une certaine perplexité son éloge des conseils révolutionnaires et de Rosa Luxembourg. Certes, elle était justement fascinée par la liberté spontanée de cette démocratie naissante, mais l’on sait combien ces conseils (d’où naitront les soviets) dégénèrent en dynamique de groupe, de masse, peu propices à l’individualisme, bien qu’elle les voie comme « le meilleur instrument pour briser la société moderne de masse et sa dangereuse tendance à la formation de mouvements de masse pseudo-politiques » (p 582), critiquant ainsi le système des partis. C’est pourquoi elle penche pour une « élite », « ces rares individus de tous les horizons qui ont un goût pour la liberté publique et ne peuvent être heureux sans elle », non sans poser le problème d’une telle « forme aristocratique de gouvernement [qui] signifierait la fin du suffrage universel » (p 583)…
Après le volume réunissant Les Origines du totalitarisme et Eichmann à Jérusalem, la collusion de quelques-uns des plus grands essais d’Hannah Arendt (dont La Crise de la culture) dans L’Humaine condition vient à point pour tenter de comprendre combien l’action de l’humanité peut être non seulement création, cette œuvre au-delà du travail, mais également résistance aux bouffées et systèmes totalitaires, de par la liberté dans la cité.
C’est alors que parler de « culture de masse » (p 763), cet oxymore, nous parait étrangement proche de cette masse malléable par le totalitarisme. Y a-t-il un risque que celle-ci conduise à celui-là ? Est-elle une dégradation de l’élite, ou une élévation démocratique aussi noble que nécessaire ? Quand la société de masse accède à celle du loisir, est-ce forcément de culture qu’il s’agit ou des « immondices du philistinisme cultivé » (p 769), ou encore de divertissements populaciers élevés au seul rang de la domination majoritaire ? La banalité de la culture serait alors voisine de la banalité du mal, si l’on en croit Leo Strauss, lorsqu’il mentionne « la culture des bandes de jeunes, qu’elles soient composées ou non de délinquants », comparant « l’usage actuel du mot « culture » à sa signification originelle, il revient à dire que la culture d’un jardin peut consister à le laisser encombré de boites de conserves et de bouteilles de whisky vides[8]». Il est évident qu’au-delà d’une culture de masse, qu’elle soit la dégradation en kitsch de la culture d’élite ou le bruyant et volatile tout venant du prêt à penser, prêt à bruire et à danser, ces « marchandises sociales » (p 768) que nous infligent les mass-médias aveulies par la demande d’un public consumériste et vulgaire, la culture que réclament conjointement Hannah Arendt et Leo Strauss, soit celle de la fréquentation des grandes œuvres de l’art et de la pensée.
Parmi « Huit exercices de pensée politique », le fil conducteur est patent entre la « crise de l’éducation » (p 743) et celle de la culture. Le couple apparemment antinomique de l’autorité et de la liberté révèlent combien la première (l’autorité des maîtres et des œuvres fondatrices) est la condition sine qua non de la seconde. Au-delà de l’opposition de Kierkegaard, de Marx et de Nietzsche à la tradition, ces « guides d’un passé qui a perdu son autorité » (p 614), quoiqu’ils lui empruntent leurs concepts, au-delà de leur travail de sape sous la valeur que reste la vérité, le discours sur l’Histoire et sa connaissance reste le garant de l’action humaine et de ce que la philosophe appelle, à rebours de l’au-delà métaphysique, « l’immortalité terrestre » (p 665), dans le cadre d’une action de la liberté politique.
Son analyse de « La crise de l’éducation » (p 743) reste viscéralement valable pour notre temps. Valoriser la pédagogie et la méthode plutôt que le contenu du savoir, l’autonomie des enfants « qu’on doit dans la mesure du possible se laisser gouverner eux-mêmes » et susceptibles de choir dans « la tyrannie de la majorité » (p 749) parmi le groupe, les « savoir-faire » (p 751) au détriment du savoir, tout cela, plutôt que les grands maîtres historiques et divers de la pensée, devient les recettes de la faillite. Songeons qu’elle écrit en 1958 ! On comprend alors que la culture n’ait plus de trace d’elle-même que le mot vidé de son sens. Le règne de la subjectivité, de l’égalitarisme des valeurs dévalorisées, de la consommation majoritaire parait alors évacuer la vérité de Platon et d’Aristote, de Plutarque et de Tocqueville, de Bach et de Titien, de Sloterdijk et d’Hayek, et d’Arendt donc, entre lesquels il va falloir choisir ses vrais compagnons, louvoyer pour fonder la raison de notre monde. Il est évident que c’est un autre défi d’être cultivé grâce à l’autorité des maîtres et de la tradition « des œuvres d’art qui nous parlent par-delà les siècles » (p 665), plutôt que de butiner dans les loisirs ou de croire choisir entre un rap et un jingle à la mode. Y compris même si la familiarité des adolescents avec les nouvelles technologies leur permet parfois d’être les maîtres de leurs maîtres, en une belle éthique d’échange. Ce comment s’orienter dans la pensée[9]et dans la responsabilité du monde devient alors une capacité à la décision personnelle et politique, à ce kantien « pouvoir de juger », inscrit dans le cadre de l’impératif catégorique qu’elle reprend à son compte : « agis toujours de telle sorte que le principe de ton action puisse être érigé en loi générale » (p 782). Ce principe peut-être la liberté. A condition d’avoir été construite et de ne pas être enchanté par les sirènes de la démagogie…
Il y a bien accointance entre la banalité du mal et celle de la culture. Ne pas savoir choisir entre le bien et le mal moraux, c’est aussi ne pas savoir choisir le bien et le mal esthétiques et de la pensée, même si l’esthétique peut s’arroger le devoir de dire le mal, comme chez Baudelaire. Ce n’est pas la culture qui est le mal, bien au contraire, mais son ravalement au rang de la banalité. Sortir du banal, de par la capacité de discrimination et d’admiration envers les grandes œuvres et les grandes et justes actions politiques (celles des fondateurs de la constitution américaine au lieu de celles des fondateurs du totalitarisme) est le devoir exaltant de la culture. Culture qui est bien celle d’Hannah Arendt, intellectuelle impressionnante, d’une clarté percutante, pas un instant jargonnante, mais aussi doué d’un « goût », terme assumé (p 781), sûr et pertinent pour la littérature, convoquant tour à tour Char et Dostoïevski, Shakespeare et Kafka. Il est alors légitime de se demander pourquoi ces grandes œuvres de la pensée que sont celles d’Hannah Arendt n’ont-elles pu aller jusqu’à être publié en ce musée vivant, quoique incomplet, de la culture universelle qu’est la bibliothèque de Pléiade ?
Plusieurs critiques du travail de Hannah Arendt dans ce livre<br />
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http://www.tnr.com/book/review/the-guilty<br />
The Guilty - Peter E. Gordon September 29, 2011<br />
The Eichmann Trial by Deborah Lipstadt - Schocken (Nextbook), 272 pp,
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.