Cathédrale Saint-Gatien, Tours, Indre-et-Loire.
Photo : T. Guinhut.
Beau religieux et désacralisation de l'art
versus théocratie.
En passant par Kamel Daoud
& Michel Guérin :
Le Peintre dévorant la femme,
Le Temps de l’art
& Bibliodyssée.
Kamel Daoud : Le Peintre dévorant la femme, Stock, 2018, 220 p, 17 €.
Michel Guérin : Le Temps de l’art. Anthropologie de la création des Modernes,
Actes Sud, 2018, 448 p, 25 €.
Kamel Daoud & Raphaël Jerusalmy :
Bibliodyssée. 50 histoires de livres sauvés, Imrimerie Nationale, 2019, 219 p, 29 €.
C’est diversement que les religions ont usé du beau, au service de Dieu, de la création et de l’homme, mais aussi en l’ignorant, en interdisant la plupart de ses potentialités. En ce sens, le beau et son corollaire obligé, l’art, ont une indubitable dimension civilisationnelle, pérenne selon toute apparence. Pourtant deux menaces semblent dangereusement planer au-dessus de la civilisation de l’art, l’une théocratique, si l’on suit Kamel Daoud, l’autre tenant à sa désacralisation, selon Michel Guérin. Voulons-nous que l’œuvre d’art et la beauté soient dissous, ou qu’ils se dissolvent d’eux-mêmes ?
Le christianisme et la chrétienté ne sont en rien iconoclastes. Comme ils n’opposent aucun interdit alimentaire, la coïncidence n’étant en rien fortuite. En ce sens l’on peut s’autoriser à parler de libéralisme. L’on mettra à part le judaïsme, qui prohibe la représentation, mais se rattrape en favorisant l’interprétation des textes sans cesse remise sur le métier, en une émulation intellectuelle profitable. Et si Byzance eut sa longue querelle entre iconophiles et iconoclaste, la victoire des premiers assura la pérennité du beau parmi les icônes.
En revanche l’islam prohibant la représentation de la figure humaine, jusqu’à celle animale, se prive d’une immense possibilité du beau. Même si l’appétence pour la beauté, consubstantielle à la plupart de l’humanité, conduit l’artisan et l’artiste à façonner des mosquées aux céramiques bleutées, des calligraphies savantes ; quoique trop majoritairement à l’usage du texte coranique, hors l’espace persan dont l’atavisme a longtemps permis à leurs manuscrits de s’honorer de savantes beautés humaines, animalières, végétales et ornementales. La théocratie est en cela jalouse du beau qui est un concept brillant par son absence, si l’on excepte l’architecture et la décoration.
Enluminures et reliquaires, chapelles et cathédrales, manuscrits calligraphiés et chapiteaux sculptés, enluminés, retables et triptyques, mosaïques d’or, coupoles peintes, toute la chrétienté aspire à Dieu, loue le seigneur de la Création, depuis le cosmos jusqu’au corps d’Adam et Eve, dont la nudité est la beauté native. La lumière solaire traversant les vitraux historiés de scènes bibliques aux couleurs de l’arc en ciel n’est-elle pas la métaphore du « Fiat Lux » inaugural de la Genèse ?
Pourtant la pudibonderie ecclésiastique n’a pas manqué de fustiger le nu. Si Tertullien Père de l’Eglise du III° siècle, plaide en faveur des femmes qui « simples encore et dépourvues de tout ornement, dans leur beauté inculte et native […] avaient bien pu séduire les anges », il fustige les diaboliques apprêts, les bijoux, « cette poussière noire destinée à peindre le contour des yeux », car « les ornements destinés à relever la beauté ne vont pas sans la prostitution du corps », et « parce que le désir de plaire par la séduction de la beauté vient d’un cœur corrompu». N’y-a-t-il là un anathème contre la beauté, qu’elle soit naturelle ou cosmétique, voire artistique ? Sans oublier l’injonction à voiler la chair et la féminité : « En vain, vous courez après une fastueuse magnificence ; en vain vous appelez pour bâtir l’édifice de vos cheveux les mains les plus habiles, Dieu commande que vous soyez voilées[1] ». Fort heureusement la chrétienté n’emboita guère le pas à un tel rabat-joie. Alors que l’islam s’appuyant sur deux versets de son livre est infiniment plus rigoureux, d’autant que notre contemporain observe l’influente instrumentation politique de ce voile infamant et sexiste, véritable attentat à l’encontre du visage, siège de l’identité individuelle et signe ainsi giflé de la beauté, sinon physique, morale, du moins espérons-le…
Le linge de Véronique, essuyant le visage maculé de sang et de sueur du Christ lors de sa passion, n’est-il pas une nécessité, un témoignage de la dimension humaine et corporelle de ce dieu qui a su se faire homme - ce qui est inconcevable en islam - et, de manière logique, l’affirmation de la représentation, à fin d’adoration certes, mais aussi de connaissance du visage ? Il est la figure du visible, pour reprendre l’argumentation de l’essai de Jean Clair[2], dont ce même linge orne la couverture, assurant du même mouvement la possibilité de la beauté divine au travers de la laideur des traits mortifiés, donc la direction de la transcendance et de la résurrection.
En conséquence le beau religieux, essentiellement chrétien, est antinomique non seulement de l’islam, mais de la théocratie. Car tant qu’elle est inséparablement religieuse et politique, elle ne peut que restreindre non seulement les libertés, mais également la culture de la beauté. L’on sait combien les talibans et autres islamistes détruisent les Bouddhas de Banyan, les antiquités sumériennes, brûlent les bibliothèques, interdisent la musique, alors que l’Occident chrétien a cultivé le chant grégorien et la polyphonie, les orgues et les cantates, à la fois instrumentales et vocales, soit le beau musical. Cependant en une dommageable et récurrente misogynie, la papauté interdit un temps les femmes sur la scène de l’opéra, culpabilisant la beauté de leurs gorges, et conduisant à la cruauté infligée aux castrats, quoique leurs voix d’or puissent se consacrer autant à l’opéra profane qu’aux oratorios sacrés.
Reste un attentat contre la beauté, soit les feuilles de vigne apposées sur les sexes, jusque parmi les fresques de la Chapelle Sixtine exécutées par Michel-Ange. S’il est permis de discuter de l’esthétique des appareils génitaux, celui féminin, dont le pubis s’orne d’un duvet charmant, paraît plus flatteur à l’œil, ne serait-ce que par sa discrétion, le ridicule ne peut qu’éloigner du sentiment de la beauté, plastique, érotique, sculpturale et picturale.
Museu de l'Abadia de Montserrat, Catalunya.
Photo : T. Guinhut.
Si le temps de chacun de nous est compté, jusqu’à sa funéraire disparition, celui de l’œuvre d’art a la capacité de nous dépasser, voire, selon les Anciens, de se fixer dans une éternité. Pour la rejoindre, Kamel Daoud n’a qu’une nuit. Une nuit éclairée parmi le temps civilisationnel de l’art. Une « nuit au musée », pour déambuler, s’il ne cède à l’attrait du sommeil, parmi les toiles et les sculptures, où il découvre, avec effroi et fascination, Le Peintre dévorant la femme[3]. De cette méditation nocturne, est né un livre qu’il aura fallu plus du temps d’une nuit pour l’écrire, en sa fenêtre bruissante d’éros, et cependant confronté à des civilisations radicalement opposées.
L’on sait que Kamel Daoud est un romancier, journaliste et polémiste algérien : « Je suis un Arabe », reconnait-il. Ce qui ne fait pas de lui un tenant « de l’espèce gémissante qui en veut à l’Occident » ; voilà une graine d’honnêteté intellectuelle qui vaut son pesant d’or. Il se présente bien plutôt en « copiste du Moyen-Âge, en voleurs d’angles et de possibilités », non sans une modestie qui l’honore, alors qu’il ne manque ni de perspicacité, ni d’art.
Dans le cadre d’une collection « Ma nuit au musée », Kamel Daoud est à son tour convié au musée Picasso de Paris, pour vivre une expérience visuelle onirique, et, bien sûr la confier à ses lecteurs.
Pas le moins du monde effrayé par une sortie des figures et personnages qui pourraient tenter l’aventure nocturne et débouler à son chevet, l’écrivain ne s’inquiète guère non plus de ses conditions de gîte : doit-il et pourra-t-il dormir, dîner et petit-déjeuner sans que les miettes de son croissants importunent les précieux tableaux ? Un « lit de camp » et un « panier-repas » seront son ordinaire. Mais le torrent de sa méditation l’emporte et l’importe bien plus. Dans ce « temple de la chair », où la nudité ne cesse d’être représentée, voire molestée, il n’ose dormir. Même si l’on devine qu’il a surtout écrit après cette expérience, on le voit à l’affut, ne perdant pas une seconde d’observation, pas une occasion d’associations d’idées et de rapprochements culturels pertinents ; et inquiétants.
Satyres, baigneuses et femmes bousculent l’image chez Picasso, qui peint Marie-Thérèse avec dévoration ; elle a dix-huit ans, lui cinquante. Son érotisme est prédateur, venu de l’atavisme du chasseur, néanmoins tempéré par le désir amoureux : « le corps se fait pieuvre, inconsistance, possibilité d’abîme », écrit le voyeur, en une langue intensément poétique, là où « le baiser est la preuve que tout amour est cannibalisme ». Dans le regard de l’observateur, se mêlent la femme française et le fantasme arabe de la houri, qui attend et contente, toujours vierge, parmi soixante et onze semblables, l’élu d’Allah au paradis, toujours en érection, selon l’hyperbole coutumière des hadiths. Ce qui d’ailleurs suscita l’idéalisation des harems par les peintres orientalistes du XIX° siècle et les illustrateurs des Mille et une nuits, en dépit de la condition carcérale de leurs esclaves sexuelles…
Rencontrant un peintre délicieusement ou violemment érotique selon, il s’agit alors autant d’une ekphrasis (c’est-à-dire une description d’une œuvre d’art) que d’un autoportrait intellectuel et moral de l’écrivain. Interrogeant l’art du nu dévoilé de l’Occident, où « Le paradis fait partie de la vie, pas de la mort », Kamel Daoud met à la question ce qui, dans la culture de l’Islam dont il est originaire, est « l’art du djihadiste », celui d’une frustration sexuelle congénitale, d’un « assassin du corps […] qui brûle les impies, les captives, les livres ». Face à l’intense liberté érotique de Picasso, il dresse le réquisitoire le plus vif contre l’obscurantisme musulman le plus fanatique et têtu, par-delà les siècles, car « Allah est le contraire de l’image ». Et, en toute logique, contre tous ceux qui font « triompher le cadavre comme préliminaire », c’est-à-dire « les fascismes, les radicalismes, les utopismes et les grandes dépressions religieuses ». Au point qu’il imagine d’écrire l’histoire d’un djihadiste venu se cacher au musée pour détruire les tableaux, « jusqu’à purifier la terre de Dieu de ce qui n’est pas Dieu ». Ou d’écrire « un essai sur l’esthétique du djihadiste » où triomphe le désert…
Ne reste que « l’érotisme de l’écriture », formule sarcastique, celui de la calligraphie arabe qui loue le nom de Dieu, en effaçant les corps. Après l’explosion charnelle de Picasso, ou la génitale Origine du monde tant censuré de Courbet, il n’est pas sûr que la conjonction des puritanismes, qu’ils soient féministes ou religieux, permettent encore longtemps une telle joie débridée devant la beauté sexuelle.
Or, comme Picasso ressuscitant Dionysos et Eros, le musée est un espace « où les dieux tués par un Dieu récent reviennent à la surface ». Lieu de rassemblement de l’art et de sa liberté sexuelle, il cristallise les représentations, les identités et les Histoires, heurtant forcément qui les refuse au nom d’une théocratie absolutiste : « le musée est traité comme un détail face à la mosquée », qui si elle devient muséale risque également la destruction, car « elle s’est dégradée en incarnation de l’homme et du temps au lieu d’être le lieu du Dieu et de l’éternité ». Notre écrivain nocturne ne peut ici que rappeler la destruction des icônes de l’art païen, de Palmyre et des statues de Mossoul par les djihadistes, cet autodafé universel, cette condamnation éternelle : « L’occident est une femme et il faut voiler cette femme ». Ce pourquoi le nouveau livre de l’auteur de Meursault contre-enquête[4], vaste poème en prose fouillé, inspiré, est au carrefour de l’esthétique et de la philosophie politique.
Ainsi Kamel Daoud, auteur moins d’un récit nocturne que d’un essai lumineux, est un écrivain au plus noble sens du terme, avec ferveur engagé ; sachant faire le lien entre le temps d’une brève nuit, celui de Picasso et celui de l’Histoire des civilisations, pour admettre enfin que « l’art est la seule éternité dont je peux être certain ». Reste que l’on ne peut s’empêcher de s’interroger : un Picasso, qui sut emprunter un esthétique dessin néoclassique pour animer ses figures, eût aussi à cœur de les casser, défigurer ; est-ce à dire que la beauté en fut blessée, ou qu’elle trouva une autre explosion visuelle ?
Si l’art ancien était fondamentalement relié au divin, l’art moderne s’en détache de plus en plus, jusqu’à, en son ère postmoderne, devenir absolument athée, détaché non seulement de Dieu, mais aussi de la Vérité, de la Beauté et de l’Histoire. C’est la thèse de Michel Guérin dans Le Temps de l’art. Anthropologie de la création des Modernes[5]. Michel Guérin ouvre de ses bras conceptuels le vaste Temps de l’art, depuis sa dimension anthropologique jusqu’à notre contemporain le plus urgent.
Passé le temps de la transcendance, disparait la vocation à l’éternité, pour ne laisser, dans « la condition épochale », place qu’à la singularité d’une œuvre. Renier cet héritage « ne reviendrait-il pas à une manière de suicide ? » se demande-t-il, alors que nous voici dans un « monde hyperprofane dominé quasi exclusivement par la technologie et l’argent » ; nous pourrions ajouter le divertissement. Pouvons-nous objecter au philosophe persuadé du « lien de l’art à la métaphysique » que se libérer d’une transcendance obligatoire, ne soit pas une mince amélioration de notre condition…
Le territoire de recherche de l’essayiste embrasse un vaste cercle. Il a cependant ses temps de prédilection : la Renaissance italienne, le XVIII° siècle de Diderot, le romantisme et la modernité baudelairienne ; où chaque époque est « le fait de sa différence ». Des ors de la peinture religieuse à l’orée de la photographie, la figuration du divin et le réalisme parlent deux langues radicalement opposées, cependant tout autant marquées par le manque, ce qui ne signifie pourtant pas que soit engagée la mort de l’art.
Or « la grandeur de l’art moderne, dégrisée de l’idéalisme », divorcée du sacré et des mythes, place l’artiste et le spectateur face à un défi : dompter son temps, fût-il laid. Michel Guérin est-il trop nostalgique - ou prophète d’un temps à venir - lorsqu’il avertit à juste raison que renoncer à la beauté « revient à faire son deuil de l’amour humain ».
Touffu, bouillonnant de références à l’Histoire de l’art, à la philosophie, à la littérature, l’ambitieux essai de Michel Guérin, par ailleurs auteur de La Philosophie du geste[6] et de Nihilisme et modernité[7], emporte son patient lecteur dans un maelström conceptuel qui nous montre combien la destinée de l’art au travers des siècles et des civilisations est le reflet de notre condition humaine. S’interroger sur l’art, c’est en fait s’interroger sur soi et sa place dans l’univers.
Si la perspective de Michel Guérin est excitante, la lecture le devient parfois un peu moins. Parmi d’éclairantes et belles pages, le profus embrouillamini et la sinuosité de la réflexion, ponctuée d’allusions un brin pédantes à une foultitude de philosophes, cependant souvent pertinents, de Platon à Kant, de Nietzsche à Walter Benjamin, qui surpeuplent la bibliographie et l’index, mais aussi d’italiques qui se veulent signifiantes (quoique les concepts philosophiques germaniques soient explicités), ne répond pas toujours à la clarté que l’on aurait pu attendre.
L’on conseillera de le lire par petites touches, voire fragments pris au hasard et offerts à la méditation. Comme lors de ce beau chapitre sur l’ironie qui s’empare du romantisme allemand et de « l’esprit de prose », et qui, succédant aux grands genres poétiques, sculpturaux et picturaux, s’affirme comme parodie, genre auquel il est possible de rattacher « la geste ultra-réductrice duchampienne » : « La méthode de l’ironie aura permis à l’art moderne d’affirmer par voie négative l’autonomie de l’art ». Faut-il alors se désoler des audaces et des dérives de l’art contemporain ? La quête de la nouveauté à tous crins risque de mener à la futilité sans cosmos, ni beauté : « Ou bien l’art est en souffrance, ou bien la maladie qui se met à le ronger dès qu’il a fini de grandir […] le livre à l’inquiétude, voire à l’angoisse : y aura-t-il encore demain l’art ? »
Quoiqu’un tant soit peu verbeuse, l’analyse de Michel Guérin reste néanmoins une fort pertinente traversée du « temps de l’art », ou plus exactement de ses temps, dont le dernier, le nôtre, a pour lui quelque chose de crépusculaire. L’on pourrait dire que l’essai de Kamel Daoud, illustre parfaitement ce propos, dans la mesure où un moderne, représentatif de l’avant-garde du XX° siècle, Picasso lui-même, n’a pas encore abandonné la tradition érotique de l’Antiquité ni celle religieuse au travers de ses crucifixions, et parce qu’il confronte l’ère muséale à une transcendance par le vide où par ailleurs ne respire plus que l’intrusion étouffante du dieu de l’Islam. L’art postmoderne, succédané de l’anti-art de Marcel Duchamp, s’il est libération de la créativité, pourra-t-il, au-delà de son allégeance au kitsch, à la parodie et au pastiche, assumer une dimension métaphysique et civilisationnelle, y compris par une résistance à l’encontre de ceux qui ne rêvent que d’anéantir son blasphème, cela aux yeux des futurs amateurs et historiens d’art, auprès desquels il a une vaste responsabilité ?
Retrouvons Kamel Daoud, car lorsque la guerre point, s’infiltre, explose, non seulement les hommes mais les livres sont menacés, trainés au sol, salis, bombardés, brulés. À moins d’être épargnés, mis à l’abri, comme en témoignent ces « 50 histoires de livres sauvés », réunies dans un curieux et déconcertant volume : BibliOdyssées[8], qui accompagna une exposition sise au Musée de l’Imprimerie de la Communication graphique de Lyon, au cours de l’an 2019.
Kamel Daoud propose une touchante et brûlante préface : « Textures ou Comment coucher avec un livre ». Il oppose en son enfance algérienne, où ses proches ne savaient pas lire, deux volumes, celui sacré, calligraphié, doré, et celui érotique, taché, caché. Le premier, « impossible à contester », fait « de menaces, de promesses, d’invariables leçons », s’oppose au « livre des femmes », qui est celui du corps au lieu de celui de « Dieu », le tout s’étirant entre prière et masturbation. Lecture et désir se télescopent : « À la relecture des derniers mots, l’orgasme onanique culminait et se confondait, dans un sursaut final, avec l’ultime blanc de la page ». S’impose alors la ferveur de l’interdit : ces livres « auront forgé [son] choix de lecteur et d’écrivain : préférer la texture à la prière ». En d’autres termes préférer la beauté de la chair à la terreur de la négation de sa liberté.
Quant à Raphaël Jerusalmy, essayiste complice de Kamel Daoud en la matière, il joue habilement à faire parler une page d’Esope, « L’âne et le rapace », page arrachée à son livre par des cambrioleurs. Lui répondent le personnage de Kien jailli du roman d’Elias Canetti, Auto-da-fé, où plane l’ombre du nazisme, une bataille des livres dans le genre de Swift, la réécriture de la fable par La Fontaine, Esope traduit en Portugais et arrivant au Japon avec le christianisme ; sans oublier un voyage dans les langues, dont l’hébreu, puis le grec originel, jusqu’à ce que les mots du fabuliste résonnent à Lyon au seuil de l’exposition. La chaîne est faite de maillons disjoints, cependant riches de leurs saveurs de transmission, d’animaux parlants et de morale, où se bousculent les aventures du livre, édifiantes, amusantes et tragiques.
Ces livres sauvés ont été écrits par ceux que n’a pas sauvés Auschwitz, comme Suite française d’Irène Némirowsky, publié un demi-siècle plus tard, ont été perdus dans une gare et réécrits, comme Les Sept piliers de la sagesse de D. H. Lawrence, nettoyés de leur boue après la crue de l’Arno à Florence, rédimés depuis les poubelles par un éboueur de Bogota, ou emportés dans la kafkaïenne valise de Max Brod. Envers des autodafés et autres incendies de bibliothèques, ce sont là des petits et grands miracles, qui émeuvent, bouleversent, au point que les livres, plus que des animaux de compagnie, autant que des amis chers, soient bruissant de vie intime et planétaire. Pied de nez à la censure, le « Parthénon des lires », de l’artiste Marta Minujin, exhibe des centaines d’ouvrages interdits. Ce qui n’est que symbolique répond au courage du Père Najeeb, un dominicain qui bourre des caisses avec les manuscrits anciens de Mossoul pour les soustraire au Califat islamique. Et non seulement les livres sont brûlés, mais aussi leurs imprimeurs, comme Etienne Dolet, condamné au bûcher à Paris par la justice royale, et non l’inquisition notons-le, en 1546. Quant à ridiculiser les têtes sacrées des religions monothéistes dans l’anonyme et réjouissant Traité des trois imposteurs, il n’y faut guère songer, y compris au XVIII°, y compris sous le manteau, alors qu’en ce même siècle des Lumières, c’est l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert qui est maintes fois tracassée. Quelques siècles plus tard, c’est en prude Irlande que le roman d’Edna O’Brien, The Country Girls, censuré pour immoralité, se voit menacé d’être brûlé en public. Le réquisitoire contre le colonialisme de Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, se voit interdit en France en 1961 ; en 1973, c’est le tour de Trois milliards de pervers, une « encyclopédie des homosexualités ». C’est à tour de bras que les régimes politiques biffent, pilonnent les ouvrages, voire incarcèrent leurs auteurs : ainsi Jean Grave, qui en 1893 commit La Société mourante et l’anarchie. Ou, ajoutons-le, qu’éditeurs et quidams courroucés refusent de publier les mémoires de Woody Allen, au prétexte d’une accusation discutable, par ailleurs pardonnée par la victime, de viol.
Composé à partir d’une très belle idée, l’ouvrage laisse cependant son lecteur un brin désappointé. La cohérence des chapitres laisse en effet à désirer, le premier, promettant « Foudre. Les livres frappés », semble annoncer l’action du feu, alors qu’ils sont là parfois noyés, comme à Florence par la crue de l’Arno, ou tout simplement perdus et retrouvés. C’est plus clair pour « Les livres défendus », qui ont donc subi la censure, ou ont été mis à l’index par les autorités ecclésiastiques, ainsi que pour ceux « dispersés », comme « la bibliothèque errante de Walter Benjamin », de Berlin à Paris, mais un peu moins à l’occasion de la trahison intellectuelle commise par l’antisémitisme puis le nazisme d’Elisabeth Forster-Nietzsche, la sœur du philosophe du Gai savoir. Restent ceux « qui sauvent », entre « la bibliothèque idéale de Jacques Doucet, Le Livre des livres perdus de Giorgio Van Straten[9]. Quant à Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley, l’on ne sait guère ce qu’il fait là. Pourtant la créature y vénère trois ouvrages qui font son éducation : Les Vies des hommes illustres de Plutarque, Le Paradis perdu de Milton, Les Souffrances du jeune Werther de Goethe, même si le duo d’auteurs des notices (Joseph Belletante et Bernadette Moglia) ne les mentionnent pas en l’occurrence. Toutes les œuvres ici listées et commentées semblent rangées au petit bonheur la chance, en cette occasion demi-ratée et demi-réussie de construire un livre aussi rigoureusement construit que poignant, puisque l’ordre chronologique n’est pas non plus retenu.
N’y-a-t-il pas cependant une beauté poignante à ces livres menacés, pillés, lacérés, brûlés ? Celle de l’héroïsme de la culture et de la civilisation, face aux théocraties et autres barbaries récurrentes et consubstantielles à l’inhumanité ?
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Tertullien : Œuvres III, Louis Vivès, 1852, p 307, 306, 329, 316, 323.
[2] Jean Clair : Eloge du visible, Gallimard, 1983.
[3] Kamel Daoud : Le Peintre dévorant la femme, Stock,
[4] Voir : Kamel Daoud, mémoire réécriture et réalisme magique : Meursault contre-enquête, Zabor ou les psaumes
[5] Michel Guérin : Le Temps de l’art. Anthropologie de la création des Modernes, Actes sud, 2018
[6] Michel Guérin : Philosophie du geste, Actes Sud, 2011.
[7] Michel Guérin : Nihilisme et modernité. Essai sur la sensibilité des époques modernes de Diderot à Duchamp, Jacqueline Chambon, 2003.
[8] Kamel Daoud & Raphaël Jerusalmy : BibliOdyssées. 50 histoires de livres sauvés, Imprimerie Nationale, 2019.
[9] Giorgio van Straten : Le Livre des livres perdus, Actes Sud, 2017.
Cathédrale Saint-Etienne, Bourges, Cher.
Photo : T. Guinhut.