Villa romana La Tejada, Quintanilla de la Cueza, Palencia.
Photo : T. Guinhut.
Histoire Auguste des empereurs tardifs
& autres historiens païens :
sous l’égide de Clio.
Histoire Auguste et autres historiens païens,
Edition, traductions du latin et notes de Stéphane Ratti,
Gallimard, La Pléiade, 2022, 1328 p, 65 €.
Clio et ses disciples. Ecrire l’Histoire en Grèce et à Rome,
Signets, Les Belles Lettres, 2014, 330 p, 15 €.
Dignes des triomphes littéraires comme d’autres l’ont été des triomphes militaires, de Polybe à Salluste, Tite Live et Tacite, en passant par Salluste, les historiens romains ont de longtemps été des modèles. Et si l’on excepte Jules César qui fut surtout l’historien de lui-même, ils s’attachèrent à la période héroïque de la République, des guerres de conquêtes et des guerres puniques. Suétone ensuite (70-140) se fit le chroniqueur des Douze Césars, tous empereurs, de César à Domitien, en passant par Auguste et Néron. Il pouvait sembler qu’après ces prestigieux empereurs et ce sagace auteur, plus grand-chose ne méritait la palme. Et pourtant. Avec l’Histoire Auguste, texte plus rare, un pan immense de l’ère romaine se déploie sous nos yeux. Son auteur prend rang avec quelques collègues de calame - non de plume - parmi les « historiens païens », alors que cet adjectif semble bien trop dépréciatif ; car dérivé de la « paidera », il signifie la pratique des arts libéraux, les humanités, dont la connaissance rend libre. Ils écrivent en effet à l’époque où, avec Constantin, le christianisme devient une religion libérée de toute contrainte, soit en 313, avant que les cultes anciens soient définitivement interdits et persécutés par Théodose en 391-392, malgré la tentative de restauration par l’empereur Julien, dont la tolérante carrière fut hélas trop brève. Outre l’évident intérêt d’un regard rétrospectif, une telle Histoire, auguste par la divinisation de ses empereurs, qui d’ailleurs cesse avec Constantin, ne montre pas toujours d’augustes personnages, offrant ainsi de curieuses et mémorables leçons. Quoique depuis la Muse Clio leur conception de l’Histoire ait subi à l’époque moderne et contemporaine de nouveaux avatars.
Avec ses 550 pages, l’Histoire Auguste domine largement ce volume. Il ne faut cependant pas négliger ses coreligionnaires. D’abord, en son Histoire abrégée depuis Octave Auguste, Aurélius Victor ménage l’éloge et les coups de griffe : Auguste est plein de « respect pour ses concitoyens », ami des savants, de l’éloquence, de la piété, mais « son goût pour le luxe le dévorait, de même que sa passion pour les jeux ». Les « appétits raffinés portant sur des objets de tous âges et de tous sexes », la cruauté contre des innocents affectent Tibère. Caligula avait « dissimulé son caractère monstrueux sous des airs de pudeur », s’abreuvant de sang. « Simple d’esprit », Claude ne dut ses succès qu’à ses conseillers. Le fait est avéré : Néron commit « l’inceste avec sa mère » et autres turpitudes publiques ; son successeur Galba aimait à souiller, ravager. La galerie des horreurs est interrompue par Vespasien, « en tout irréprochable », à l’instar de Titus. L’on alterne entre le pire, Domitien, et le meilleur, Trajan. L’on porte au pinacle le guerrier Septime Sévère. Enfin, usant d’une prudence idoine, l’on attribue « toutes les vertus, jusqu’aux astres » à Constantin, ne consentant à ne le chicaner que sur « sa munificence et son ambition », un péché d’orgueil que le chrétien peut blâmer en tout bien tout hommeur. Les caractères de Victor Aurélius sont en peu de mots vivement croqués, en fin psychologue, voire en ancêtre de La Bruyère.
Depuis la fondation de Rome par Romulus, L’Abrégé d’histoire romaine, par Eutrope, court en un récit synthétique. Ensuite, il énumère les empereurs, dont ses deux favoris, Auguste et Trajan, aux qualités morales et politiques incomparables. Comme si cela ne suffisait pas, Caligula « déshonora ses sœurs et même, de l’une d’elles, eut une fille qu’il séduisit à son tour » ! Néron « mit à mort une grande partie du Sénat » et « incendia Rome, afin de jouir d’un spectacle comparable à celui qu’avait jadis offert, après sa chute, Troie en flammes », même s’il s’agit probablement d’une imputation fallacieuse. La gloire n’est pas toujours clémente ; voilà ce qu’il en reste, non sans humour : « Aemilianus était d’origine très obscure et son règne fut plus obscur encore ; il mourut au cours du troisième mois ». Eutrope est plus sévère à l’encontre de Constantin, « arrogant », qui « persécuta ses proches », et « un homme que l’on peut comparer aux meilleurs empereurs dans la première partie de son règne, mais aux médiocres dans la dernière ». Ses lois promulguées « étaient justifiées par le bien et la justice, mais la plupart étaient inutiles et quelques-unes sévères », une phrase que devraient méditer nos législateurs d’aujourd’hui.
Quant à Julien, qui tenta de réhabiliter le paganisme, il est pudiquement incriminé : « Il s’en prit exagérément à la religion chrétienne, mais s’abstint cependant de verser le sang ».
L’auteur des Vies et mœurs des empereurs depuis César et Auguste jusqu’à Théodose verse un flot d’éloge sur Auguste, mais en dénonçant son « ambition d’exercer le pouvoir absolu qui allait au-delà de ce que l’on pouvait penser ». Quant à Néron il avait « voulu transformer en femme en émasculant » l’eunuque Sporus. Préférons Vespasien, qui « redonna vigueur en peu de temps à un univers depuis longtemps exsangue et épuisé ». D’après cet historien, Héliogabale poussa la perversion jusqu’à se faire émasculer. Théodose enfin défit les Huns et les Goths, son « âme clémente, pleine de miséricorde », est fort chrétienne, n’est-ce pas… Cependant, si l’on sait là qu’il interdît « par une loi d’admettre dans les festins les services de prostituées ou de musiciennes », il n’est pas le moins du monde question de son interdiction des cultes païens, et même le mot « chrétien » n’est pas prononcé !
À tout seigneur tout honneur : Hadrien ! Puisqu’il est non seulement le premier empereur de cette Histoire Auguste, mais, selon ses vers la « Petite âme voyageuse, caressante », qui inspira Marguerite Yourcenar[1]. Au « philhellène Hadrien » est consacrée cette fois une longue notice élogieuse : « Bien qu’il préférât la paix à la guerre, il exerça la troupe comme si une guerre menaçait, en lui donnant des preuves de sa propre endurance ». L’on sait ici qu’il fit édifier le fameux mur en Bretagne, bien au-delà de la Gaule. Tous ses voyages parmi l’empire ne l’empêchèrent pas d’être « féru de poésie et de littérature », de perdre « son cher Antinoüs, qu’il pleura à la façon d’une femme », ou encore de se livrer à quelques tardives persécutions. L’on connait même le plat préféré de cet homme aux cent vertus : « le pâté aux quatre viandes, composé de faisan, de tétine de truie, de jambon, le tout en croûte » ; mmm !
Autres renseignements précieux, sur Marc Antonin le philosophe, qui tout jeune étudia tant les péripatéticiens et les stoïciens que le droit. En conséquence, ce fut un grand législateur, qui vendit aux enchères son trésor pour renflouer l’Etat. Mais face à lui, les chiens faisant parfois des chats, son fils Commode, « était un débauché, un scélérat […] né pour les tâches les plus honteuses […] il volait de tavernes en lupanars », goûtait « les langues de paon et de rossignol ». Ses répressions furent criminelles, ses pratiques sexuelles cruelles, « il profana le culte de Mithra par un sacrifice humain véritable […] il incisa d’un coup le ventre d’un obèse afin de voir se répandre d’un coup ses intestins ». Plus tard, Héliogabale conjuguait les turpitudes sodomites, la vente d’honneurs, de postes, promouvant « des candidats que recommandait la taille de leur membre », et la lecture des entrailles d’enfants sacrifiés, allant jusqu’à prétendre éteindre tous les cultes de l’univers « dans l’idée fixe d’établir un culte universel, celui du dieu Héliogabale ». Il fut tué par les soldats de l’empire dans « les latrines » et son corps jeté aux égouts.
Heureusement, son successeur, Alexandre, qui régna treize années, fut l’excellence même, et plus tard, Dioclétien fut le « père du siècle d’or » ; Aurélien, qui tenait son journal dans « des livres de lin », est qualifié de « divin » ; quoique sa cruauté conduisît à assassiner ce « prince utile plutôt que bon ». L’on prend connaissance avec profusion de sa discipline rigoureuse et parcimonieuse : « Tous ces détails peuvent sans doute paraître à certains futiles et excessivement frivoles, mais le scrupule de l’historien ne néglige rien ». Y compris une réflexion d’un empereur fort peu connu, Saturninus : « Vous ne savez pas, mes amis, quelle misère c’est de régner. Ce sont des épées attachées à un fil qui vous menacent la nuque ». Ne négligeons pas la rare et chaste impératrice Zénobie, « esprit de déesse » qui marchait avec les fantassins et lisait l’histoire romaine en grec, dont la valeur lui permit de régner « plus longtemps que l’on ne le tolère du sexe féminin ».
Ce ne sont là que quelques perles, parmi une foule de tableaux curieux, édifiants, admirables, immondes, sanglants, à l’égard desquels le christianisme eut beau jeu de vouloir mettre un coup d’arrêt moral.
Même abondante, profuse, y compris sur les jeux du cirque aux milliers de lions exécutés, sur les « mille deux cents gladiateurs parés pour la procession avec des vêtements de femmes », sous Gallien, cette Histoire Auguste reste lacunaire : entre les Gordiens et Valérien, un vide béant ; Philippe l’Arabe et Dèce ont disparu dans les injures du temps faites aux manuscrits. À moins que l’auteur ait résolu de passer le premier sous silence pour son christianisme supposé, et surtout le second, tant il pouvait susciter des polémiques religieuses en tant que persécuteur des chrétiens ; ce que l’on appellerait aujourd’hui de l’autocensure.
Alors qu’un monde jupitérien s’efface au profit du monde chrétien en expansion -que taisent pudiquement nos historiens - toute une civilisation fondée sur la culture et les mœurs d’une Rome que l’on pensait éternelle, sur les qualités du prince et son accord avec le Sénat, garants de l’expansion romaine, tout ce que l’on appelait la « paideia », est menacé. Eutrope et Aurélius Victor, ces historiens dits païens tentent, sinon de restaurer, mais d’en conserver les valeurs. Leurs tablettes et leurs papyrus se couvrent de chroniques et d’annales entre 360 et 408, alors que règne un pouvoir chrétien ; ils occupent des postes puissants, et se voient contraints d’écrire avec prudence, même si ce pouvoir ne peut les écarter, tant ces lettrés, émules des plus grands, de Cicéron à Tite Live, rayonnent de savoirs et compétences, rhétoriques, politiques, indispensables. Il leur faut louvoyer pour que leur éloge d’un temps révolu ne paraisse pas attentatoire au présent d’une religion omniprésente, à laquelle ils ne font que de rares allusions ; un tel silence en disant beaucoup. Il est cependant fait mention, à propos d’Alexandre Sévère, de sa velléité d’élever un temple au Christ, ce à quoi il renonça de peur que le peuple se fit entièrement chrétien, alors qu’il priait aussi bien ce dernier qu’Orphée, Apollonios de Tyane, Abraham, etc. Ce qui, en filigrane, et malgré l’imagerie peut-être fictionnelle, est un appel en faveur de la tolérance.
Se targuant de faire « le compte juste des tyrans […] afin que ceux qui ambitionnent de régner sachent que le pouvoir ne se prend pas mais qu’il se mérite », Nicomaque Flavien senior, un aristocrate néoplatonicien et préfet du prétoire d’Italie, est très probablement l’auteur de cette Histoire Auguste, tout en se dissimulant sous six pseudonymes. Hélas, lors de la bataille de la Rivière froide, en 394, les armées de Théodose écrasent l’usurpateur Eugène et le général Arbogast, soutenus par le parti païen. Nicomaque Flavien senior, qui est l’un d’entre eux, se donne la mort. Ainsi périt un talent remarquable d’une civilisation déjà entamée par les restrictions du christianisme et dont les derniers feux mettront à peine un siècle à s’éteindre, puisqu’en 476, l’ultime empereur romain d’Occident dépose ses armes aux pieds d’un chef barbare : Odoacre. Le siècle suivant sera celui de la continuation de la désolation barbare, du refroidissement climatique et de la peste[2]. Rome qui comptait un million d’habitants n’en comptera plus que vingt mille.
Malgré l’indiscutable qualité historiographique et l’écriture raffinée, il n’en reste pas moins que l’Histoire Auguste ne dédaigne pas l’ironie, la raillerie et le trivial, jusqu’à frôler le blasphème au moyen de parodies des Évangiles ou des Pères de l’Église, et s’autoriser des allusions plus ou moins limpides, sans cependant attaquer frontalement les chrétiens. Ainsi, lors de la naissance de Diadumène, un prodige fait naître des brebis de couleur, alors que Tertullien se refuse à voir ce que Dieu n’a pas créé lui-même. Ainsi, à l’occasion d’Aurélien, l’auteur fait-il un éloge du philosophe Apollonios de Tyane : « un homme que l’on pouvait lui-même invoquer comme une divinité […] Y eut-il en effet, jamais homme plus saint que lui, plus véritable, plus éminent et plus divin ? ». Faut-il lire à Propos de Claude une ironie peu chrétienne : « Il aima ses parents, quoi d’étonnant ? Il aima aussi ses frères, ce qui peut déjà passer pour un miracle. Il aima ses proches, ce qui, à notre époque, ressemble aussi à un miracle » ? Plus osé encore : l’anecdote selon laquelle Maximin recueillait sa sueur dans un calice pour l’offrir, comme en une moquerie christique…
N’avoue-t-il pas, à propos d’Héliogabale : « passant sous silence une multitude faits scandaleux […] Ce que j’ai dit, je l’ai dissimulé sous le voile des mots autant que je l’ai pu ». L’on a vu pourtant qu’il ne fait pas dans l’euphémisme. Parmi ces trente vies impériales, il faut aller en quête d’indices révélateurs, lorsque, « semet ridente », l’écrivain va souriant dans son for intérieur. À l’instar du Suétone des Douze Césars, il goûte les indiscrétions d’alcôve, les historiettes morales, et comme tout Romain crédule et superstitieux, les prodiges et les oracles, comme lorsque Marc Antonin « fit tomber le foudre du ciel, grâce à ses prières, sur une machine de guerre ennemie, et obtint que la pluie tombât sur ses soldats qui mouraient de soif ». Voire les rumeurs croustillantes : l’on soupçonna Marc Antonin d’avoir enduit de poison la moitié d’une « vulve de truie » qu’il aurait servi à Vérus pour l’empoisonner ! Qu’importe, voire au contraire, si cet historien n’est pas très scrupuleux, usant des libertés de l’imagination, des mystifications historiques et de lettres apocryphes, passant à la trappe la capture peu glorieuse de Valérien par les Perses, le plaisir du lecteur en est autant stimulé. Ce pourquoi outre ce goût de la fiction, outre ce jeu de piste parfois humoristique, parfois savant, voire crypté, une telle œuvre est d’un prix incomparable, d’autant que l’on y trouve des renseignements ailleurs restés dans les limbes de l’intention ou inaccessibles lorsque des manuscrits ont été perdus, détruits[3]. L’Histoire Auguste est bien, selon la conviction de Stéphane Ratti, une œuvre d’art, à l’instar du jugement de Nietzsche, selon lequel l’art, et non la morale, est « l’activité proprement métaphysique de l’homme[4] »…
Les Césars de l'Empereur Julien, Denys Mariette, 1696.
Photo : T. Guinhut.
La fin du volume est de manière surprenante occupée par trois « poèmes contre les païens ». Ils éclairent le point de vue chrétien dans sa détestation du monde ancien, dénonçant « des dieux sans pudeur », forgeant un sévère réquisitoire contre un « sénateur qui a abandonné la religion chrétienne pour se soumettre à l’esclavage des idoles ». Incriminant probablement Nicomaque Flavien senior, le curieux triptyque n’est cependant pas immortel.
Nonobstant l’exercice obligé de l’énumération, cet ouvrage est loin d’être un sec pensum aux antiques poussières : sans cesse il est passionnant, vivant, ressuscitant pour nous ces historiens païens, en dépit du jugement peu amène des chrétiens à leur égard. Ressuscitant également, outre la litanie de crimes et de cruautés, la gloire de l’empire, la splendeur des statues, le raffinement de la civilisation, la beauté des bibliothèques…
Nous saurons gré à l’auteur d’un travail de Romain, au sens des aqueducs, des cirques et autre Colisée, qui, non content d’être le traducteur, s’est chargé de l’établissement de la préface et des notes, Stéphane Ratti, érudit latiniste ; ses notices sont un régal. Si l’on connait par ailleurs ses travaux sur Saint Augustin[5] et sa réflexion sur l’écriture de l’Histoire à Rome[6], il propose ainsi l’indispensable pendant des volumes de la Pléiade consacrés à de plus anciens Historiens romains, non exhaustifs, néanmoins considérables, l’un pour Salluste et Tite Live, l’autre pour Jules César, entre guerres civiles, d’Hannibal, des Gaules et d’Alexandrie.
Sans compter que d’autres historiens considérables du IV siècle sont ici écartés, comme Ammien Marcellin (dont nous n’avons conservé que les pages concernant les grandes invasions de 353 à 378) et Procope de Césarée (qui écrit en grec au VI°), peut-être faut-il regretter qu’en un tel volume ne figure aucun texte de l’empereur Julien, qui ne régna que 361 à 363. Il fut vilipendé par le christianisme pour avoir voulu restaurer le paganisme. Certes, ce n’est pas un historien, mais puisque notre Pléiade inclut en prime « Trois poèmes contre les païens » anonymes, l’on eût pu y proposer la Satire des Césars, dans laquelle Julien fait comparaitre devant les dieux de l’Olympe tous les empereurs qui l’ont précédé : ils y subissent la censure du joyeux Silène. Cela va de Jules César « qui paraissait d’humeur à disputer l’empire à Jupiter même » à Constantin qui « se fixa volontiers auprès de la Débauche[7] ». Seul Marc-Aurèle a droit à la faveur des dieux… À moins de penser à sa « Défense du paganisme », qui, non sans ironie n’a été conservée dans les œuvres de Saint-Cyrille que pour la réfuter. Pour lui, « la secte des Galiléens n’est qu’une fourberie, purement humaine, et malicieusement inventée, qui, n’ayant rien de divin, est pourtant venue à bout de séduire les esprits faibles, et d’abuser du goût que les hommes ont pour les fables, en donnant une couleur de vérité et de persuasion à des fictions prodigieuses[8] ». Leur reprochant « la haine implacable contre les différentes religions des nations » et la paresse , le reste à l’avenant, sans négliger aucunement une solide argumentation, Platon et Moïse étant comparés, au bénéfice du premier. Voilà qui, malgré les vertus affichées d’amour, de paix et de pardon du christianisme, est bien rafraichissant !
Rappelons-nous que les neuf Muses, ces indispensables inspiratrices, sont les filles de Mnémosyne, déesse de la Mémoire. Et conséquence elles ne peuvent, au travers de leurs disciples humains, exercer leur art sans le travail d’une mémorisation ordonnée. Clio, Muse de l’Histoire, fait l’objet d’un volume fort instructif de la fameuse collection Signets[9] des Belles Lettres, au fronton vermillon, sous la direction avisée de Marie Ledentu et Gérard Salamon. À rapprocher d’un volume du même esprit, Imperator, cette anthologie des plus belles pages de l’Histoire antique brosse menus anecdotes et immenses faits d’armes et de paix, grâce à Hérodote ou Xénophon pour les Grecs, Tacite et Tite-Live pour les Romains, sans compter bien d’autres, plus secrets. L’art du récit ne manque pas de susciter des tableaux mémorables, non sans fournir les leçons morales et politiques du passé, au service d’un présent sans cesse en mutation. Les hommes illustres, selon la formule de Plutarque, chefs de guerre, législateurs de cités, rois et empereurs, font l’objet d’une galerie de portraits haute en couleurs. Au cœur bruyant et sanglant des batailles et au secret des intrigues de palais, où sont fomentés les complots immortalisés, la postérité veille, le lecteur apprend, s’effraie, se divertit, devient un brin philosophe, embrassant le monde antique dans l’orbe de sa pensée.
Historiens jupitériens, les Romains et les Grecs concevaient l’Histoire comme l’établissement du déroulé des faits, dans une vocation mémorielle et héroïque bien entendu, mais également édificatrice, afin d’en tirer des leçons de tactique, de bon gouvernement, autant de soi que de la Cité et des empires, comme le fit également un Arabe berbère, au XIV° siècle, Ibn Khaldoun. Certes ils pouvaient, comme les historiens romains, voir se tracer l’expansion républicaine puis impériale comme une voie pavée de grandeurs croissantes ; quoique le Bas Empire les dut voir déchanter en déplorant la décadence, les divisions et les invasions barbares. À l’instar de Clio, certes déesse, ils n’imaginaient pas une Histoire téléologique, divinement orientée, comme le fit, à la suite de la théodicée de Leibniz, le maître de la raison dans l’Histoire, Hegel, qui croyait à un progrès infini de l’humanité, même semé d’embûche. Son fils spirituel, Karl Marx, allait assigner à une déesse disparue, Clio, le travestissement du matérialisme historique promis à un rayonnement considérable, que les faits démentirent. Quoiqu’attaché au marxisme, Walter Benjamin[10] ne croyait plus guère à la destinée téléologique de l’Histoire. En un rameau hégélien, Francis Fukuyama[11] espérait en l’expansion de la démocratie libérale, sens de l’Histoire confirmé par les faits, dans la mesure où la fin du XX° siècle voyait de plus en plus de pays y accéder, mais hélas infirmée par la pérennité du communisme chinois, de l’impérialisme russe agressif et du Jihad versus Mc World, pour reprendre le titre de Benjamin Barber[12]. Il est à craindre que de longtemps nous aurons besoin de recourir encore, même si les armes ont changé, aux leçons tactiques tirées de Jules César, comme le fit Napoléon Ier, où de Polybe, narrant la bataille de Cannes contre Hannibal, comme le fit en ses commentaires, un Folard au XVIII° siècle[13]. Et si nous ne voulons guère de gouvernants jupitériens, souhaitons que nous ayons encore des historiens jupitériens.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Marguerite Yourcenar : Les Mémoires d’Hadrien, Le Club Français du Livre, 1963.
[3] Voir : Présences des oeuvres perdues
[4] Friedrich Nietzsche : La Naissance de la tragédie, Œuvres, t I, La Pléiade, Gallimard, 2000, p 8.
[5] Stéphane Ratti : Le Premier Saint Augustin, 2016, Les Belles Lettres, 2009.
[6] Stéphane Ratti : Ecrire l’Histoire à Rome, Les Belles Lettres, 2009.
[7] L’Empereur Julien : Œuvres complètes, Moreau, 1821, T II, p 320, 356.
[8] L’Empereur Julien : ibidem, T III, p 4, 5.
[11] Francis Fukuyama : La Fin de l’Histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992.
[12] Benjamin Barber : Jihad versus Mc World, Desclée de Brouwer, 1996.
[13] Abrégé des commentaires de Folard sur l’Histoire de Polybe, Chez la veuve Gandouin, 1754.
Château du Boisrenault, Buzançais, Indre.
Photo : T. Guinhut.