En début d'après-midi, Léo apparaît parmi eux. Il a troqué son chapeau jaune contre une pochette pinson sur un trois pièces ample, bleu roi, et chemise blanche fermée, sans cravate.
- Le sophisme est la philosophie de l'autre, cher ami…
- Je n'entrerai pas dans cette discussion. D'ailleurs, c'est à moi de parler.
Et d’une démarche insoupçonnée, dansante, Léo monte à la tribune:
- Mesdames, Messieurs. Pour ouvrir cette demie journée consacrée à l'art, qu'il soit ancien ou contemporain, car son essence est une au travers de ses changeants effets et reflets, je vous parlerai des nuages de Titien. Nuages clairs, joufflus et colorés dans l'azur qui, vous me permettrez de le croire, auront aujourd'hui un moment d'existence au-dessus de notre Bironpolis. En eux, en effet, dans leur volatile et cependant présente forme blanche et or, sont résumés et contenus à la fois le cosmos, l'éros et le logos. Dans La présentation de la Vierge, dans Bacchus et Ariane, dans L'amour sacré et l'amour profane, ils sont. Dans la chrétienté, dans l'antiquité classique et dans leur fusion en éros et en mystique. Au-dessus du désordre des actions humaines, au-dessus, et comme en dedans, des agissements et des présences des dieux, s'épandent et s'élèvent les nuages de Titien. L'ordre de leur beauté dépasse et transcende l'humain comme ils réalisent la transmutation de l'eau en gaz et en lumière. Rarement comme Titien on a su trouver la vérité des nuages et leur forme parfaite qui est autant physique qu'idée.
Il y a la puissance sphérique et splendide du cumulus, sombre à sa face tournée vers la terre qu'il peut noyer d'un orage et illuminer d'un éclair soudain, tandis que sa face supérieure réfléchit la lumière d'en haut. Ce cumulus où, comme Goethe, je vois s’équilibrer les forces opposées de l’univers, cet « être-nuage » nietzschéen en attente de l’éclair de l’instant. Il y a l'altitude rêveuse du cirrus, le calme, les flèches blanches sur l'azur. De plus, comme l'on sait, aux nuages tout est possible: formes de chiens et de géants, formes de femmes et de montagnes. Ils peuvent tout peindre; du sein au phallus, des fesses à la courbe du front. Ils se meuvent, ils se transforment incessamment. Mais ils ont su trouver en Titien leur unité, leur instant parfait, leur diapason d'or dans l'éternité conceptuelle et sensible, immobile et cependant non figée, du tableau. Ces nuages, dont la clarté rêve dans l'altitude, disent la sublimation totale et nécessaire, l'unicité originaire de l'être dégagé de la terre. Leur souffle, celui de la beauté, s'évade de l'homme et rachète la vie. Comme celles des anges, si je pense, les hiérarchies des nuages m'entendent. Car les nuages de Titien sont un concept, le concept originel de l’être, idéal et définitif, la trace spirituelle du sacré céleste dans le réel, la formulation inatteignable du pur logos, la cristallisation apparente de l'essence. En ce sens, ils sont la philosophie de Socrate à Heidegger, l’au-delà de la lumière qui n'est pas là et pourtant là par la vertu de cette pensée rendue sensible: l'art. Plutôt que des rêves irresponsables, les nuages de Titien sont la forme où parvenir de la pensée, la substance difficilement transmissible par le pauvre et pourtant rationnel et subtil verbe humain. Ils sont le bouillon originel et le précipité cristallin de signes qui une fois pertinemment lus diraient la structure et le sens résolutif du monde. Et seule la pensée de l'artiste et du philosophe peut rendre l'accès à la logique et à la beauté de ce Qui est l’essence avec un grand E, cette essence perdue, ce que nous savions et que nous ne savons plus. C'est dans les nuages de Titien que l'art révèle le mieux qu'il est idée de nature. Ainsi la fonction de l'artiste et du philosophe est de chercher et de trouver cette idée source. La sculpter, la peindre et la définir par un de ces traités exacts qui auraient le son du poème. Titien, lui, trouve et figure le principe transcendant et éternel, le nombre d'or fractal, qui règle la construction apparemment aléatoire et chaotiquement belle de ces nuages. Comme les anges réservés au domaine de la foi spéculative, ils appartiennent à l'imaginaire de la vérité, nécessaires et soudain visibles en un signe iconique vague, faute de notre perception, et cependant parfait.
N'allons pas croire que les nuages servent à soutenir ou sortir les dieux! Ils sont en fait le dessin et la couleur visibles de leur présence en nous idéelle. Ils sont l'être stable de la ratio socratique. En qui sait la reconnaître, s'élabore la personnalité induite des nuages de Titien pour former avec autrui une société et une civilisation selon leur modèle, un moi collectif et bienheureux sans frontières entre le moi privé, les autres et le monde, une communauté philosophique, un communisme démocratique et poétique.
Ce pourquoi j'irai jusqu'à formuler le concept de ville-nuage dont la globalité résoudrait tous les aspects problématiques de l'urbanité, problèmes économiques, sociaux, culturels, éducatifs, affectifs et sexuels de tous les citadins, dépassant ainsi l’opposition entre la Jérusalem céleste et la Babylone terrestre.
L’aménagement conceptuel du bâti devrait permettre à chacun, selon l'expression convenue, de marcher sur un nuage. Ce serait une vision organiciste de la ville-corps dont les cellules et les artères s'harmoniseraient selon une pédagogie collective. Grâce à l'évidence et à la lumière en nid d'abeilles des micro-ensembles individuels dans le réseau architectural, la ville-nuage entraînerait la désuétude et la déshérence des disfonctionnements urbains, tels que solitude et exclusion, crimes et délits. De fait, l'accès immédiat au multiculturalisme engendrera tolérance et harmonie. Pour l'instant, hélas, faute de notre désir, faute des corruptions de la société marchande et de consommation, la ville-nuage, volatile, nous échappe. De par sa masse chargée d'électricité, cette électricité que la communauté de la fête pourrait canaliser, elle peut encore orager…
La ville et la société sont malades de se penser mal. Seule la solide légèreté d'une pensée-nuage pourrait prendre en charge l'individu pour l'optimiser au sein d'une urba-nuage. En ce sens, le nuage, face lumineuse, face noire, tour à tour bienfaisemment clair, pluvieux et violemment orageux, est la métaphore de l'urba classique et moderne, de la philosophie politique tout entière, de la réconciliation en un concept unique, quoique apparemment contradictoire, comme l'oxymore qu'il est, de la philosophie et de la politique. Ce en quoi j'appelle à transcender Marx par Platon, à infiltrer au libéralisme la conscience, le ça et le surmoi communistes, en un socialisme démocratique, en une Urba-nuage qui aura la couleur rose des aubes nouvelles. Ainsi la libido politique de chaque corps séparé se tournera vers le corps complet de la ville-nuage pour se trouver et se rejoindre dans la communauté de l’œuvre d'art.
De même qu'il y a en philosophie politique des caractéristiques transhistoriques du bien et du bon, il y a pour l'art des caractères permanents du beau visible et sensible selon la formule du logos constructif et de l'éros olympien paisible des nuages de Titien. Ainsi, plus durables sont les nuages de Titien, ces sujets et objets de l'art, que ceux par exemple de la science et de la politique qui n'en sont que les servants. Ce qui me permet de dire qu'en art contemporain il suffit d'un souffle sur la plume ôtée d'une aile antérieure, d'un souffle sur la seule nudité inductive d'un pinceau pour retrouver et rematérialiser un peu de l'idée des nuages de Titien. Parfois, dans le vacillé des dessins de Twombly le romain, je soupçonne comme un de leurs brouillons, une de leurs gestations. Ils sont dans la forme d'haleine en terre cuite de Giuseppe Penone et dans ses pommes de terre en or. Ils sont dans les vitres apposées sur les murs et les grilles ainsi éclairés d'une sacralisation artistique de Pascal Convert. Et plus généralement dans nombre d’œuvres de l'art conceptuel, dans la disposition des pièces anté-sculpturales de Carl André, dans la représentologie de Joseph Kossuth, dans les signes absolus de la géométrie et de la mathématique de Sol Le Witt, dans ces tableaux de la même couleur que leurs murs, signes trouvés d’une ascèse uniquement spirituelle et détachée de tout désir. Mais dans ces derniers, trop humains encore, ils restent statiques, squelettes sans vie, en deçà même des esclaves de Michel-Ange. Nulle part ailleurs que chez Titien, sinon peut-être dans La piscine de New York de Matisse, il n'ont cette tension belle, sereine et légèrement déchirante d'un au-delà présent et inaccessible qui réunit à la fois la beauté et l'idée, l'essence et la finalité en un mot parfait, total et suffisant, encore incréé.
Aujourd'hui, où les fumées des hommes rongent les statues de l'Acropole, où les seuls nuages dont on parle sont ceux radioactifs de Tchernobyl, ira-t-on jusqu'à ne plus pouvoir percevoir et contempler les nuages de Titien? Ou préfigurerons-nous en notre Bironpolis l'Urba-nuage ?
Après un silence convenable, des applaudissements, parfois enthousiastes et bruyants, souvent mesurés et formels, retentissent et s'éteignent. On entend décroître quelques mots: « Brillant... Prétentieux… Impressionnant… Confus… Tarabiscoté… Grandiloquent… Poétique… Pompeux… Inopérant… Génial… Vieillot… Prémonitoire… »
- Peuh! lâche Robert. Qui achèterait ce joli philosophe? Il parle de ce qui n'existe pas. Seuls ceux qui ont à se consoler de la vie peuvent en vouloir.
- C'est beau, dit Louis. Mais il rêve. Sa fiction n'est qu'une belle possibilité abstraite. Il rêve en idéaliste de la philosophie comme la plupart de ses confrères qui font des châteaux d'air de leurs systèmes. Il fait fi de la nécessité, des contingences et du divers. Il fuit les réalités. Il ne veut pas voir les noirceurs et les couleurs des réalités. Il croit que le monde de ses idées va descendre en perfection coercitive sur la terre. Il ne veut voir que ce qui le flatte…
- Eh oui, répond Robert. Il est socialiste. Il professe la résolution de l'économie par ce bien commun que pense l'état. Il veut selon son cher Platon que toutes les richesses appartiennent à tous en la personne de l'Etat. Non! Il se trompe. La socialisation de l'économie ne peut que déboucher sur la suppression des libertés. Y compris politiques et culturelles. Le socialisme est structurellement incompatible avec la démocratie libérale. Sais-tu qu'il a publié L'Etincelle contrariée. Essai sur l'éducation pénitentiaire? Il y défend l'idée originelle du bien dans chaque individu dévoyé par la société et condamné à l'irrémission par la prison. Si cette vision honore l'homme et mérite attention, elle me parait bien peu réaliste. Le bien est un concours de circonstances, puis un calcul qui s'érige en vertu. D'autres vivent autrement. En prédateurs violents de la société. Qui faut-il d'abord comprendre et défendre ? Le prédateur ou la société ? Le criminel ou sa victime ? Chut. Le voici!
- Alors, notre artiste, aimes-tu Le Titien ?
- Oui. J'aime les nuages de Titien, répond Louis. Mais j'aime plus encore ses portraits, ses montagnes et ses femmes nues.
- Tu es trop sensuel, mon garçon, le reprend Léo. Mais comme mon contradicteur a su voir et dire, dans une de ses photographies un de ces nuages de couleur rose au-dessus de l'ombre d'un cimetière de campagne...
- Oui. Mais entre autres choses. Il y a aussi du chaos, du désordre, du contingent, du parcellaire, du particulier. Et du vivant de feuilles, d'herbes et de terre. Des constructions, des traces humaines dans le paysage. Du réel aimé et pas du tout transcendé, sinon par sa simple présence.
- Parce que tu n'as fait qu'entrevoir au-delà de la caverne de terre ces nuages auxquels tu n'es pas parvenu. Si le monde est imparfait. il devra correspondre à l'idée idéale que nous en avons et qui existe en deçà, en dedans et au-delà de lui.
- Le monde n'est ni parfait ni imparfait. Nos idées ne sont que les créations de nos regards et de nos désirs pour nous adapter le monde. Il y a les perceptions du réel, si fugitives soient-elles. Et aucune essence pour les dépasser et les évacuer. Seulement l'arbitraire de qui sent, construit sa vision et communique ou non avec autrui.
- Sophismes ridicules. Pauvres matérialismes! Nietzschéisme de pacotille! C'est une incapacité. Et une méconnaissance. Comme celle de ce grotesque Letellier.
- Non. Le vide de sa vie, c'est avec toi l'envers du même coup de tabac: la déception du réel, l'orgueil.
- Sophismes encore. À qui sait les lire, cher jeune homme, mes nuages sont une métaphore politique. Seules la force brute et la perversion de l'économie ont détrôné la raison d'une cité qui sera fondée sur l'universalité native de chaque homme et qui s'appuiera sur la légalité social-démocrate. Une Bironpolis à l'échelle européenne dans un premier temps. Une Urba aussi socia1e que le nuage pour chacune de ses molécules. Je prône la république communautaire sans propriété ni richesse privée contre la sottise de la division en classes, contre la séparation économique, contre les injustices !
- Heureusement qu'il y a des richesses privées. Ne seraient-ce que les bibliothèques personnelles, gages des libertés contre les intégrismes de la religion et de la raison politique. Heureusement pour la société qu'il y a des compétences et des intérêts différents. Chaque homme est génétiquement et culturellement divers. Et je doute que tous soient délicieux au point de faire de ton Urba un ennuyeux paradis
- Horreur ! Si jeune et conservateur ! Réactionnaire ! Les hommes deviendront délicieux. Faute de quoi, ils resteront des barbares. Comment, sinon par égoïsme, peut-on ne pas rêver d'une fluide communauté des hommes au monde ?
- Pardon, je t'ai bien lu, mais j'en à charge mon moi solitaire et différent dans et devant le monde. Il me semble qu'il peut aussi être utile comme ça.
- Il n'y a que dans et à la raison commune qu'on est utile.
- En fait, je n'ai pas choisi contre ta philosophie. C'est un beau possible à veiller comme une constante de l'esprit humain parmi d'autres, dont la religion. Mais ton idéal est un ressentiment contre la vie. Tu es un utopiste.
- Il n'y a que l'utopie pour nous légitimer. Et rien pour te légitimer. Bonsoir Messieurs.
- Et dangereux avec ça, pouffe Robert. Aurait-il en main le décret de recevabilité que tu serais viré de son Bironpolis... Goulaguisé comme un malpropre par la censure effarouchée du politiquement parfait.
Pendant ce temps, on avait laissé passer dans la salle de conférence une prestation consacrée à quelques fresques romanes retrouvées par une ronde érudite en pull mohair vert pomme…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.