Mozart était une femme. Histoire de la musique classique au féminin,
Stock, 2022, 288 p, 20,50 €.
Il est un univers à lui-seul. De Mozart à Messiaen, il règne aujourd’hui sur deux siècles de prééminence, sans compter que l’on peut, sur les touches noires et blanches du Pleyel ou de l’immense vaisseau noir du Steinway, jouer également leurs prédécesseurs : Bach, Couperin, Frescobaldi… Il est à lui seul le symbole de la musique classique. Mais aussi le champ de bataille du maestro, plus encore si devant un orchestre il est le dieu du concerto aux mouvements grandioses et brillants. Il mérite bien qu’Olivier Bellamy lui consacre un Dictionnaire amoureux du piano, où Wolfgang Amadeus occupe une place centrale. Alors que d’aucunes aimeraient y voir la patte de Maria Anna Mozart, la sœurette, qui fut loin d’avoir la notoriété de son frère, mariage et enfants obligent. Sans vouloir entrer dans un concours de féminisme forcené, il est cependant bien heureux que nous puissions entendre des compositrices, telles que celles ressuscitées par l’air du temps et par Aliette de Laleu, dans son Histoire de la musique au féminin. Qu’importe le sexe ou le genre des doigts, à condition que l’unique critère de délectation soit la sûreté du goût et de l’invention pianistique, orchestrale, voire opératique. Ce que ne manque pas d’illustrer Kaija Saariaho dont L’amour de loin mérite une oreille attentive, complice, ravie.
Un pianiste tient sous ses dix doigts, sans compter les pédales, un orchestre en réduction. Ne réduit-on pas d’ailleurs nombres d’œuvres aux dimensions continentales pour piano, tel Le Sacre du printemps, ou tel que le fit pour maints opéras Franz Liszt ? De la pièce la plus intime à la plus symphonique, entre un nocturne de Chopin et la Dante sonate de Liszt, le clavier se joue des espaces et des émotions sonores les plus divers, descriptives, lyriques, tragiques. Ainsi Olivier Bellamy avoue sa passion réellement amoureuse avec un rien d’hyperbole : « Le clavier en tant que représentation du monde, histoire du monde, salut du monde, m’emporte et m’exalte ».
Etant entendu qu’un dictionnaire ne se lit guère d’a à z et de bout en bout, quoique le passionné puisse ainsi se procurer un voyage zigzaguant source de bien des proximités surprenantes (passant de « Mozart » au clavier « Muet » par exemple), bien nous en prendra de commencer par le « pianoforte ». Il fut en fait l’ancêtre de notre piano, capable, au contraire du clavecin, de sonner piano ou forte, selon la délicatesse ou la puissance du toucher pour actionner les marteaux sur des cordes frappées et non plus pincées, ce que ne dit pas Olivier Bellamy. Il avoue avoir nourri « un a priori » contre cet instrument, « grêle et tintinnabulant, grotesque, antédiluvien », jusqu’à ce qu’il rencontre Paul Badura-Skoda jouant Mozart sur un pianoforte Schantz. Il en aime depuis, avec nous, les couleurs, « la mélancolie légère ». Il n’est dès lors pas interdit d’envisager que jouer l’auteur des subtiles variations sur « Ah vous dirais-je maman », Mozart en personne, au moyen d’un grand piano de concert moderne ait quelque chose d’une hérésie…
Si l’on consent à oublier l’ultime « Zut » de l’oubli d’un ré ou d’un sol, l’on va d’« Accord » à « Zimerman Krystian », pianiste qui aime à se déplacer avec son propre instrument, bien qu’il ne soit pas aussi portable qu’une flute. Le lecteur joue en quelque sorte à la marelle en cette mosaïque sonore, de la technique aux interprètes, en passant par les compositeurs, parmi lesquels Franz Liszt se taille la part du lion. Car de nombreuses biographies, sans omettre les œuvres bien entendu, émaillent ce dictionnaire, dont le tropisme romantique est affirmé.
Ce n’est pas sans humour que notre auteur aborde le « pianiste de bar », soliste de « musique d’ameublement » comme le disait Eric Satie. L’écrivain controversé Louis-Ferdinand Céline fait une brève apparition pour voir son style rapide et saccadé comparé à l’Appassionata de Beethoven, quoique l’on doute que ce dernier eût été ravi d’un tel voisinage.
L’éloge de l’instrument et de son répertoire est entraînant. Au point que nous aimerions le prolonger avec les œuvres de nos contemporains : d’Olivier Messiaen scandaleusement absent, malgré ses Vingt regards sur l’enfant Jésus et ses Esquisses d’oiseaux, voire avec l’inventif minimaliste américain Philip Glass.
Si nous devons à notre tour bien des éloges à Olivier Bellamy, qui nous offrit un autre dictionnaire amoureux consacré à Frédéric Chopin[1], il faut peut-être pointer une tendance un brin dangereuse. Certes nous n’oublierons jamais qu’une sonate ou un impromptu ne prennent vie que grâce à la vigueur, la ductilité et la sensibilité d’une interprétation, que seul Maurizio Pollini (pourtant ici absent) sait faire résonner comme il se doit la première Ballade de Chopin, mais l’on en vient à se demander si le nombre des interprètes n’outrepasse pas celui des compositeurs. Vingt-deux pages pour Glenn Gould en regard de seulement neuf pour les trente-deux sonates de Beethoven, c’est pour le moins disproportionné. Certes encore il y a des pianistes prodigieusement inspirés, tels Martha Argerich ou Gregory Sokolov, sans exclusive aucune ; mais comme sur les pochettes de disques, Bach ou Rachmaninov voient leurs noms rendus minuscules, bien en-deça de la tête d’affiche, certainement vendeuse, de l’interprète diligent, voire à la mode, de la bête de concours, ou de la séductrice aux cheveux d’or balayant la laque noire de son Steinway largement ouvert.
Aussi, pour plus de recherches, faut-il rebondir, encore une fois de manière alphabétique, mais en se concentrant sur 272 compositeurs et 4000 œuvres, avec le vaste livre de Guy Sacré[2]. Ne reste plus qu’à imaginer un Dictionnaire amoureux du clavecin où les Bach, les Couperin, les Scarlatti, leurs interprètes comme le regretté Scott Ross, mais aussi les compositeurs d’aujourd’hui qui le redécouvrent, seraient choyés comme ils le méritent.
Il eût mieux valu qu’Aliette de Laleu se contente d’un titre noble : Histoire de la musique au féminin. Hélas ce n’est que son sous-titre. L’on veut bien qu’une certaine provocation puisse amuser et piquer le lecteur potentiel. Mais à un tel degré de n’importequoitisme - si l’on nous permet le néologisme - ne peuvent être excitées qu’une coterie de virago revanchardes prétendant que la musique classique est un indécrottable bastion du mâle blanc occidental. Il serait cependant injuste de s’arrêter à l’attentat contre l’intelligence de ce titre racoleur, tant l’essai, même s’il surfe sur une mode féminisante, est intéressant.
Certes, prévient notre auteure, « non, Mozart n’était pas une femme ». Mais sa sœur Maria Anna fut, dit-on également prodige, avant que le mariage l’engloutisse. L’on devine que bien des talents féminins ne purent se développer, en particulier au début du XIX° siècle, lorsque Fanny Mendelssohn se vit écarter par son père de la carrière musicale, au bénéfice de son frère Félix, que Clara Schuman dut se contenter de sa carrière de virtuose en abandonnant à peu de choses près la composition pour nourrir ses enfants. Or Aliette de Laleu prétend que l’on ne puisse « citer ne serait-ce qu’une compositrice », ce qui est bien excessif.
Il est vrai que le grand public est victime d’une mésinformation, ce pourquoi son essai vient à point. Pour découvrir parmi les premières de l’Histoire, la Grecque Sappho, dont il ne nous reste hélas que quelques dizaines de poèmes amoureux enfiévrés ; mais aussi Cassienne de Constantinople, abbesse orthodoxe qui nourrit la liturgie byzantine ; et que l’auteur de ces modestes lignes avoue avoir ignorée.
Cependant plus connue est la compositrice médiévale Hildegarde de Bingen[3]. Au XII° siècle, outre des visions mystiques et des traités de botanique médicinale, elle compose plus de soixante-dix compositions sacrées vocales et virtuoses destinées aux offices, rassemblées dans la Symphonie de l’harmonie des révélations célestes, sans oublier son Ordo virtutum, « hymnes exigeantes, transcendantes », que l’ensemble Sequentia sait magnifier aujourd’hui. De même les trouvères surent être féminins, comme Beatritz de Dia, experte en élégies amoureuses.
Entre temps, la papauté se mêla d’interdire aux cantatrices les scènes d’opéra ; ce qui contraignit le XVII° siècle italien à recourir aux castrats pour chanter les rôles de reines et autres Cléopâtre dans de baroques opéras, d’Haendel par exemple. La religion catholique se priva longtemps des voix féminines dans ses églises, sauf à Venise où de jeunes vierges cloitrées offrient leurs voix, sinon leurs compositions, au prêtre roux : Vivaldi. Pourtant l’Italie avait vu prospérer la merveilleuse vénitienne Barbara Strozzi, ses madrigaux, ses cantates religieuses et profanes, sans compter les moins divulguées Francesca Caccini et Isabella Leonarda.
Côté français, Élisabeth Claude Jacquet de La Guerre, pourtant claveciniste émérite, protégée de Louis XIV, ne court pas les affiches. Son opéra Céphale et Procris n’eut guère de succès, probablement torpillé par ces Messieurs farouchement habitués au maître de la tragédie lyrique : Monsieur de Lully. Fort heureusement, de nos jours, ses Pièces de clavecin deviennent indispensables aux interprètes de notre nouveau siècle.
Malgré un discours pseudo-scientifique prétendant séparer les capacités musicales masculines et féminines, la fin du siècle des Lumières voit le genre en plein essor de l’opéra-comique investi par des dames nombreuses. À l’époque de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne[4] rédigée au risque de sa tête par Olympe de Gouges, Constance de Salm signe en 1797 une Epitre aux femmes, pour que ces dernières osent contribuer aux arts. Bientôt une heureuse nouvelle s’annonce : « Fin des castrats, début des divas ».
Quant à Hélène de Montgeroult, qui échappa de justesse à la guillotine révolutionnaire grâce à sa virtuosité, la voici rédigeant l’une des plus importantes méthodes d’enseignement du piano de l’Histoire. L’ombre du génie masculin n’a pas seulement caché Clara Schumann ou Fanny Mendelssohn, mais aussi Alma Mahler. Qui sait même si Anna Magdalena Bach n’a pas composé elle-même quelques Suites pour violoncelle seul de son illustre époux. Mais c’est peut-être trop exiger du mythe de la femme géniale…
En tout état de cause le siècle de Franz Liszt ne fut guère ouvert aux compositrices. À moins d’exercer ses talents dans les salons, comme Pauline Viardot, dont les mélodies accompagnées de piano ont un charme fou. À moins de réhabiliter ces « guerrières romantiques », Louise Farrenc et ses symphonies ; quand « les femmes meurent à l’opéra », comme Carmen chez Bizet, Desdémone ou Aïda chez Verdi.
Jusqu’au milieu du XX° siècle, les femmes furent des exceptions dans l’orchestre, sans compter l’inconvenance de porter un instrument à sa bouche et entre ses jambes. Voici cependant le temps des « femmes confiantes », Lili Boulanger par exemple. En outre, le XX° siècle et notre contemporain ne sont pas chiches de noms déjà illustres, comme la britannique Ethel Smyth, non seulement compositrice d’opéras mais aussi suffragette au service du vote des femmes.
Autre injustice à réparer. Car « un long chemin pour les chanteuses noires » ne parvient à s’ouvrir qu’avec peine ; le jazz, avec Billie Holiday, puis la cantatrice Jessye Norman défrichent le terrain. Hélas les années cinquante et soixante ne sont guère ouvertes aux personnalités féminines, que ce soit dans les orchestres ou au sein des chapelles de compositions sérielles et bouleziennes, malgré une Betsy Jolas. Sans parler du rock et du rap, particulièrement machos, au rebours de rares exceptions comme Patti Smith. « Comment réparer l’oubli ? » Une fois de plus par la connaissance, telle qu’elle est entretenu par un tel essai.
« Et si on réécrivait l’histoire ? », demande Aliette de Laleu, militante et péremptoire. N’allons pas jusque-là, tant idéologues et autres tyrans n’ont eu de cesse de réécrire l’Histoire, de bousculer les statues[5]. Mieux vaut aller aux concerts, féminins ou autres, lorsqu’en notre bel aujourd’hui les interprètes y soient plus également distribués. Ne nous y trompons pas ; en art, en musique, l’égalité des sexes est une absurdité, le seul critère doit être le talent, voire le génie. Et si quelques dames revanchardes arborent en la matière un orgueil féministe mal placé, qu’elles se mettent plutôt à soutenir les dames talentueuses, si elles ne peuvent composer de belles sonates ou de brillants opéras. Il suffit cependant de quelques addenda féminins pour que le palmarès soit à peu près complet, afin de voir advenir, alors qu’un peu plus de 10% des compositeurs sont aujourd’hui des femmes, une « égalité en acte[6] ».
Enumération enthousiaste, l’essai d’Aliette de Laleu convie également des suggestions discographiques bienvenues. Et malgré son titre un brin ridicule, la lecture en est roborative, tant il est documenté sans pédanterie.
Si c’est avec une passion et un engagement communicatifs qu’Aliette de Laleu, chroniqueuse sur France Musiques s’en va au secours de « siècles d’invisibilisation » pour réhabiliter ces dames parmi l’Histoire de la musique, il ne faudrait pas qu’un autre pouvoir tente d’invisibliser, voire de contrarier par une autre injuste discrimination de talentueux messieurs. C’est en quelque sorte à l’aveugle que l’on ouï le mieux les beautés d’une musique savante que l’on aimerait voir, grâce à l’éducation musicale et l’éducation au goût et à la beauté, devenir populaire.
Si Aliette de Laleu ne mentionne qu’en passant quelques noms d’aujourd’hui déjà illustres, prenons la peine délicieuse de faire l’éloge d’une grande dame née en 1952, venue de Finlande et installée à Paris : Kaija Saariaho. Une abondante discographie permet de découvrir son univers. Parmi les plages du disque intitulé Private Gardens[7], résonnent des pièces pour soprano, ou violoncelle, ou flute, ou encore percussion, mais accompagnées à chaque fois par des dispositifs électroniques bellement fantômatiques. Ce sont Six Japanese Gardens où prend intensément vie une perception renouvelée des éléments rythmiques. Dans Lonh (« De loin » en occitan), le texte en vieux provençal du trouvère Jaufré Rudel acquiert une dimension lyrique nouvelle. L’on retrouve ce tropisme dans son œuvre maîtresse, l’opéra L’Amour de loin[8], créé en l’an 2000 à Salzbourg. En effet, sur un livret d’Amin Maalouf, l’orchestre et les voix conjuguent leurs couleurs pour chanter le fin amor, entre Jaufré Rudel qui, en son château d’Aquitaine, aime une dame inaccessible, la comtesse Clémence, si loin dans la Citadelle de Tripoli. Au gré d’une ascèse intérieure et d’un éprouvant voyage, le prince de Blaye rejoindra son aimée pour mourir entre ses bras. Clémence, qui « aurait tant voulu être poétesse pour vous répondre avec des mots aussi beaux que les vôtres », chante, au treizième tableau du cinquième acte, un air bouleversant : « J’espère encore, mon Dieu, j’espère encore. Les anciennes divinités pouvaient être cruelles, mais pas toi, mon Dieu ». Entre Occident et Orient médiévaux, le philtre musical enivre l’intemporel auditeur.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.