" Jardin levé des eaux ", le Marais poitevin a suscité d'innombrables ouvrages célébrant cette Babylone de nature simple. Thierry Guinhut a repris le rameau d'or du marcheur et taille dans ce bel album la route d'une redécouverte de la Venise verte, de Niort à l'océan. Pas à pas, au gré des jours et des saisons, l'auteur a su capter la vie secrète et subtilement changeante de la coulée qui, lentement, s'avance vers la mer. Mais aussi les ports, villages, passerelles, rigoles, barrages, écluses, routes communales, marais, étangs et salines qui la bordent. Dans cet abécédaire photographique, nulle présence humaine, simplement les traces de ceux qui ont créé et qui font vivre cet inextricable réseau aquatique. Dans le récit, nous emboîtons les pas de l'auteur pour une vaste randonnée à la recherche d'un paradis aujourd'hui trop compromis. Lucide et juste, Thierry Guinhut pointe aussi les enjeux économiques et écologiques de sa sauvegarde.
Duculot, 1991,
Réedition La Renaissance du Livre, 1998,
112 p, 120 photographies.
Estuaire du Lay, L'Aiguillon-sur-mer, Vendée. Photo : T. Guinhut.
Pics d'Astazou et Marboré, Gavarnie, Hautes-Pyrénées. Photo : T. Guinhut.
Au cœur des Pyrénées,
Entre Anie et Aneto :
Béarn, Bigorre, Luchonnais, Haut-Aragon.
Pas moins de seize semaines de marche, à toutes saisons, ont été nécessaires à Thierry Guinhut pour réaliser cet ouvrage, entre les pics d'Anie et d'Aneto. Sentiers de Grande Randonnée, Haute Route Pyrénéenne, mais aussi hors-itinéraires capricieux et inédits, en font en une invitation à la découverte entre Lourdes et Huesca, une encyclopédie des formes et des couleurs parmi les deux versants, français et espagnols. Géologie, histoire, enjeux économiques et écologiques animent le récit d'une découverte patiente et passionnée. Ce sont des traversées souvent solitaires, des cabanes et des refuges, des rencontres chaleureuses, mais aussi une réflexion sur la photographie de paysage. Béarn, Bigorre et Luchonnais, verts et nuageux, contrastent violemment avec l'Aragon des plus hauts sommets et des sierras extérieures, sèches et lumineuses. Influences atlantiques et méditerranéennes, vestiges romains et églises romanes, empreintes du paysan et du berger sur les terroirs ont modelé des paysages d'une étonnante diversité. De cols en canyons, de prairies en glaciers, de villages en piémonts, de crêtes en falaises - granit, calcaires et poudingues - le photographe sculpte les beautés autant que la fragilité des espaces montagnards, la fugacité des phénomènes atmosphériques et des lumières.
La Renaissance du Livre, 1999,
124 p, 140 photographies.
Pic d'Anie, Lescun, Vallée d'Aspe. Photo : T. Guinhut.
Cuyalar du Boué et Pic de Sesques, Vallée d'Aspe. Photo : T. Guinhut.
Mallos de Riglos, Huesca, Alto Aragon. Photo : T. Guinhut.
Rio Vero, Sierra de Guara. Photo : T. Guinhut.
Cirque de Troumouse, Gèdre, Haute-Pyrénées. Photo : T. Guinhut.
Pic du Midi d'Ossau et lac d'Ayous. Photo : T. Guinhut.
Thierry Guinhut : Haut-Languedoc. Photo : T. Guinhut.
Haut-Languedoc :
Sidobre, Montagne noire, Lacaune, Somail,
Caroux-Espinouse, Jaur et Orb, Minervois, Faugérois.
Textes et 150 photographies par Thierry Guinhut,
La Renaissance du Livre, 124 p, 2000.
A mi-chemin de Toulouse et de Montpellier, dans le Tarn et l'Hérault, une fabuleuse mosaïque de terroirs chevauche les versants atlantiques et méditerranéens. Ce sont les hauteurs du Parc naturel régional du Haut-Languedoc, balcon méridional du Massif Central. Aux portes de Castres, chaos granitiques et carrières parsèment le Sidobre. Echancrés de vallées et de lacs, les monts boisés de Lacaune cachent d'étonnants statue-menhirs. Comme la Montagne noire où jaillissent les ruines de l'époque cathare et les cheminées de brique des industries du délainage, la crête du Somail et le sauvage massif de l'Espinouse séparent des versants climatiques contrastés. Aux portes de Béziers, au-dessus de la vallée d'Orb ponctuée de clairs villages perchés, le Caroux "montagne de lumière", élève de surprenantes aiguilles entaillées par les gorges d'Héric et jouit d'une solide réputation auprès des marcheurs passionnés de roches secrètes, de vastes panoramas. Marqués par le thermalisme, les monts de l'Orb couverts de chênes verts et de châtaigniers se souviennent de l'exploitation de leurs houillères, aujourd'hui abandonnées. Les vignes du Saint-Chinianais et du Faugérois s'adossent aux Avant-Monts, tandis que les causses du Minervois s'ornent de la cité légendaire du catharisme.
Dix semaines de marche, trois semaines de pérégrinations parmi les 93 communes fédérées, le contact avec les habitants et les acteurs du Parc ont permis à l'écrivain photographe Thierry Guinhut, après le Marais poitevin, l'île de Ré et les Pyrénées, de dresser ce portrait si divers du Haut-Languedoc. Ouvrage documentaire, inventoriant le patrimoine paysager, l'architecture religieuse et vernaculaire, en cent quatre-vingts photographies, c'est aussi le récit d'une traversée, la quête plasticienne des formes et des couleurs, la mémoire et le souci d'une beauté à construire parmi des terroirs aux identités marquées et cependant fragiles.
Roc de Ruscayrolles, Saint-Salvy-de-la-Balme, Tarn.
Photo : T. Guinhut.
Statue-menhir mégalithique, Murat-sur-Vèbre, Monts de Lacaune, Tarn.
Museo de las Bellas Artes, Sevilla, Andalucia. Photo : T. Guinhut.
Lady Gaga versus
La Reine de la nuit
de Mozart.
Tous les goûts sont dans la nature ; chacun a le droit d’aimer ou de ne pas aimer ; toutes les musiques se valent… Que de scies relativistes n’entend-on pas ! Devant cette avalanche purulente de clichés aussi paresseux que vulgaires, l’honnête homme ne peut que constater la dégénérescence du bon goût, l’agonie de la culture, la mort par K. O. du jugement esthétique et moral. Ce n’est pas le numéro Un du box office, la tête de gondole de chez Universal qui nous dira le contraire, en bon rouleau compresseur des violoncelles massacrés : Lady Gaga en personne, la star mondiale, celle auprès de qui Lady Macbeth n’est qu’une larve pâle effarée (« qui c’est la meuf ? »)… A moins qu’un pur contre-fa descendu du piédestal nocturne de la Reine de la nuit la fasse vaciller… Lady Gaga contre la Reine de la nuit ! Tremblez, humains, le duel va être terrible ! Qui de la gaga et de Mozart finira étripé aux crocs sanglants de l’arène des gladiateurs, jetée aux oubliettes du temps?
Soyons indulgents envers notre Lady pas si gaga que ça. Son succès cosmoplanétaire a tout d’une machinerie aussi efficace que bien huilée. Savoir exploiter à ce point les mécanismes commerciaux et les ressorts des masses consommatrices n’est pas donné à tout le monde (encore moins à votre serviteur) ; en ce sens le talent marketing de la poulette semi-blonde (et de son équipe, surtout de son équipe, peut-être) fait courir tout le poulailler des amateurs de pop, autrement dit de musique populaire. Nous ne jouons en effet pas dans la même cour : musique populaire contre musique savante ; le combat est fort inégal en terme de public potentiel et de moyens hollywoodiens mis au service du rentable et peu risqué business.
Autre indulgence requise : Bad romance, ce clip musical ultra fun, doué d’un rythme qui parvient à scotcher l’oreille -y compris d’un amateur passionné des Variations Goldberg de Bach- s’impose d’abord par son look scénique. Ces dames plastifiées de blancs sortent de cercueils incubateurs profilés blancs pendant que la Lady anorexique s’exhibe dans une baignoire, puis noire dans son miroir. D’un air comminatoire, elle nous pulpe ses grands yeux vides et surmascarisés. Saisie à bras le corps, elle est violentées par ses partenaires, avant de paraître la semi-déesse sacrificielle au milieu de ses blafardes compagnes de chorégraphie, pendant qu’un groupe d’hommes assis la contemple froidement s’agiter. En bikini résille et faux diamants, elle fait un quatre pattes félin, offre son pubis plat aux regards aussi glacés que leurs vodkas à des mercenaires aux semi-masques d’or, d’argent et de cuir, aux tatouages de tribus urbaines, tandis qu’une sorte de chien-chat ivoirin aux canines déroutantes baille à s’en décrocher la fureur. L’on croit connaître le fin mot lorsqu’un de ces fiers messieurs appuie sur un bouton qui enclenche le décompte d’enchères astronomiques. Avec une lascivité saccadée, notre belle au blond de perruque de fin de série, notre belle aux bouchons de carafe, parfois sous une douche d’air que l’on devine très chaud, agite son piètre sex-appeal avant d’arborer une costume de verte batracienne au squelette monstrueusement reptilien en surbrillance, et de laisser derrière elle une traîne à gueule d’ours blanc en se dirigeant vers la chemise noire ouverte du vainqueur… C’est là que bodys rouges roulés sur le sol, lèvres rouges interviennent, en ce que l’on peut qualifier de métaphore sexuelle, au point que le mâle paraisse s’embraser dans un feu jaune. La flambeuse du culte solaire a finalement eu le dernier mot du sacrifice sur la fatuité du macho.
A ce dandysme kitsch et cette esthétique postmoderne, à cette tradition relookée de l'initiation au satanisme solaire, s’ajoute un soupçon de sadomasochisme dans la lignée d'Edgar Poe. Pensons d’ailleurs à son autre succès « Paparazzi », dans lequel, poussée d’une terrasse par un lover effrayé par les photographes, elle s’écrase sur les dalles pour réapparaître dans un fauteuil roulant en Frieda Kahlo luxueusement mécanisée, puis revivre intensément, telle un phénix… Il serait cruel de compter les emprunts de notre gaga aux artistes contemporains. Musicalement hélas, malgré une rythmique vocale efficace, la soupe aux clichés pops, le rythme tribal à la limite de la parade militaire pour exciter les jeunes troupes des tortilleurs de hanches discos, cela ne dépasse qu’un quart de huitième d’instant la plus totale indigence.
Sauf que la chose est également calculée selon les termes du retour sur investissement : la subreptice présence de la vodka Nemiroff[1], d'ailleurs associée à la virilité sexuelle de nos buveurs faussement placides, est de toute évidence une stratégie publicitaire répondant aux desiderata des annonceurs et financeurs du clip.
Résumons : esthétisation d’un érotisme morbide, exhibition vente de la femme à des mafiosi muets et bouffis d’orgueil : les féministes vont être ravis. S’il s’agit du comportement sexuel correct de nos adolescents en formation, de leurs fantasmes mis à nu, faut-il s’inquiéter ? Probablement pas tant que ça : la distanciation de la fiction, la catharsis sont pour beaucoup dans l’intérêt ironique que l’on peut y porter. Et n’oublions pas que la Lady a le dernier mot sur le désir des hommes auxquels elle ne cède rien. L'allumeuse reine solaire a carbonisé les machos. Bien fait.
Quant à la Reine de la nuit, dont ce deuxième air célébrissime -tiré de La Flute enchantée de Mozart, faut-il le rappeler ?- montre l’ébouriffante cruauté d’intention, puisqu’elle tend un poignard à Pamina pour qu’elle exécute Sarastro, l’imagination de mille metteurs en scène et costumiers ne s’est pas privé de la parer d’atours nocturnes et étoilés, fascinants ou grotesques tour à tour…
Du point de vue moral nos deux nanas ne sont guère dissemblables. L’une vend sa danse de Salomé de bordel de luxe au plus offrant, puis les snobe de la plus définitive et frigide manière ; l’autre engage sa fille au meurtre. Les chiennes de luxe ! Mais après tout la première n’oblige personne à faire comme elle. La seconde n’offre en fait qu’une épreuve initiatique qu’il faudra dépasser. La Reine de la nuit n’est que l’image de la tentation criminelle qu’il faut repousser sur la voie de la sagesse finalement atteinte. En ce sens le livret de l’opéra de Mozart est bien supérieur au synopsis du gaga clip. Musicalement, il n’y pas photo, pour employer une image familière. La technique vocale requise pour régner sur la nuit est évidemment hors de portée de celle qui en reste gaga. La qualité expressive à cent mille kilomètres stratosphériques. L’originalité mozartienne de celui qui créa le premier grand opéra allemand (sans compter le massif prodigieusement varié, élégant, émouvant, tragique, et j’en passe, du reste de ses opus) n’est pas à démontrer. On n’a plus qu’à suggérer à Lady Gaga, de se faire metteur en scène pour Mozart : le résultat serait sûrement excitant pour l’œil autant que pour l’intellect…
C’est sur Facebook que votre serviteur avait eu l’idée de lancer ce duel en proposant deux vidéos venues de You tube. Lady Gaga remporta trois fois plus de suffrages. Rien d’étonnant. Quoique nombre de mes amis soient mes élèves de lycée -au demeurant aussi sympathiques que méritants-. Mais l’art est-il démocratique ? Heureusement non. Bien sûr, vous avez le droit de préférer la laide Lady à la Reine de nos fantasmes nocturnes et meurtriers. Mais personne n’empêchera le bon goût, le goût élevé, résultat d’une sensibilité raffinée et d’une éducation à l’art et la culture, de placer au sommet l’art mozartien, et presque au plus bas la pop vocalo-instrumentale gaga… Ajoutons, cela va sans dire, qu’il ne s’agit pas d’une position passéiste. Dans cent ans Mozart chantera encore, quand Lady sera définitivement gâteuse. Et aujourd’hui des compositrices font des prodiges : essayez, de Kaija Saariaho, L’Amour de loin…
Umberto Eco : De Bibliotheca, traduit de l’italien par Eliane Descamps-Pria
L’Echoppe, 1985, 31 p, 7,70 €.
Robert Darnton : Apologie du livre, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-François Sené,
Gallimard, 2011, 240 p, 19 €.
Umberto Eco et Jean-Claude Carrière : N’espérez pas vous débarrasser des livres,
Grasset, 2009, 312 p, 18,50 €.
Nolens volens, l’avenir du livre est en question, voire jusqu’à la condamnation sans appel de ce média papivore et topophage, tant il encombre par ses accumulations avalancheuses nos lieux de vies, nos bibliothèques privées et publiques. Devant la catastrophe inévitable, allez hop, on numérise tout le fatras, on regarde défiler toute la culture du monde sur nos IBooks et autres IPads ; nous voilà tranquilles pour l’éternité… Est-ce si prudent ? Chacun à leur manière, Robert Darnton, directeur de la Bibliothèque de Harvard, et Umberto Eco, le sémiologue et l’écrivain duLe Nom de la rose, répondent à nos interrogations, sans anti-modernisme ni nostalgie excessive, mais en se faisant les ardents défenseurs de ce livre qui, résolument, a encore un large avenir devant lui.
La perte irréparable de la médiévale bibliothèque incendiée du Nom de la rose amène son auteur à veiller sur nos bibliothèques contemporaines. Un instant, Umberto Eco délaisse les essais érudits aux perspectives fascinantes, comme L’œuvre ouverte, et les sommes romanesques visionnaires, pour s’interroger sur les destinées fatales de nos livres et de leurs écrins. Ce pour commettre, le temps d’une allocution, une plaquette aussi mince qu’encyclopédique. Que l’on retrouvera peut-être dans La Memoria vegetale et altri scritti di bibliofilia[1], lorsque ce recueil sera enfin traduit.
En ce De Bibliotheca, au charmant titre latin, Eco s’appuie sur deux bibliothèques mythiques : celle d’Alexandrie et celle borgésienne de Babel. Mais aussi sur deux lieux exemplaires : la bibliothèque de l’Université de Toronto et la Sterling Library de Yale. Car ces deux entrepôts, aussi réels que magiques, disponibles et abondants sont « ouverts ». On ne se rend pas en ces temples laïques en vue d’un seul livre, mais dans l’état d’esprit de qui vient fouiller les rayons des bouquinistes et tend à élargir son univers par le biais des surprises, des découvertes impromptues ; quand ce qui était non-savoir se fait soudain savoir…
Les pires ennemis des livres et des bibliothèques privées et publiques ne sont pas seulement les insectes, le soleil, l’humidité… Ce sont leurs consommateurs et producteurs mêmes : lecteurs et éditeurs. Les lois économiques contraignent aux mauvais papiers, aux brochages collés et non cousus, et à des prix prohibitifs quand les livres sont noblement conçus et destinés à un rare public. On ne prendra comme exemple à cet égard que les beaux volumes des Belles Lettres, consacrés aux classiques bilingues, grecs et latins, allemands et italiens[2]. Hélas, trop souvent, le livre est fait pour être consommé, maltraité et jeté, ou vous ne lèguerez que des liasses de miettes à vos petits-enfants… Trop cher, il sera photocopié, dans le cadre de ce qu’Eco appelle la « xérocivilisation », ou pis encore mis sur microfilm, et (ce qu’Eco ne peut signaler, car il écrit en 1993) sur des sites internet pour être balayé dans le défilement stupide et sans écho de l’information pléthorique, éphémère. À moins qu’il y trouve une nouvelle vie pour un nouveau lecteur, grâce à l’impression à la demande, grâce à un nouvel éditeur exhumant un trésor autrement perdu…
Tout beau texte vaut pourtant par son support. La machine, l’écran, le smartphone stockent la quantité sous un moindre volume. Quoique la page web puisse être fort esthétique, permet-elle de lire avec la même intensité de méditation, comme avec le simple écrin du livre entre les mains ? A notre sens, rien ne vaut la bibliothèque que l’on se constitue pour soi -non sans le concours des sites (comme Gallica.fr) et des blogs[3]- pour quelques happy few, que l’on « déballe » (pour employer le mot de Walter Benjamin[4]) pour développer sa curiosité, multiplier ses connaissances, son empathie -voire ses antipathies- envers le monde et ses personnages.
Qu’on se rassure, ce De Bibliotheca est publié sur papier vergé, sous une couverture qui a la pure sobriété de la beauté minimale. Texte et objet-livre s’unissent pour flatter le bibliophile que nous sommes, et pas seulement le « bibliomane » moqué par Charles Nodier[5]. Lire Eugène Sue dans une édition du XIXème illustrée par Gavarni, Aristote bientôt dans La Pléiade, Umberto Eco compilant l’Histoire de la beauté et l’Histoire de la laideur, sous les dehors parfait du livre d’art chez Flammarion, voilà qui décuple le plaisir du sens. Car le surhomme des bibliothèques, en sauvant les livres, sauve le monde…
Passant par les contraintes (dont le coût du papier) des éditeurs du XVIII°, mais aussi les lectures « segmentaires » des recueils de citations, Darnton s’inscrit dans une « histoire de la lecture ». Les auteurs médiévaux et des Lumières s’empruntaient les uns aux autres, en ancêtres du copié-collé, sans compter les éditions pirates : « autant d’éléments que l’on a tendance à croire aujourd’hui constitutifs du seul problème numérique. » En ce sens, l’avenir « passe par la connaissance des circuits du livre dans le passé ». De plus, invention de l’écriture, rouleau, codex, imprimerie, Ibook, rien n’assure la véracité des faits et du texte : notre essayiste s’appuie sur le Folio, ou 1ère édition complète, de Shakespeare, aussi sujet à caution que Wikipedia et autres buzz : « la stabilité textuelle n’a jamais existé avant internet ». Dès la première loi sur le copyright en 1710 en Angleterre jusqu’au pillage textuel contemporain, les bibliothèques restent pour lui l’assurance de la conservation des livres : une nouvelle technologie, un bug géant, peuvent rendre Google Book obsolète, l’effacer. La « mégabibliothèque numérique » doit alors être une chance, mais pas au prix de la disparition des imprimés, démembrés et microfilmés en vain. La démocratisation des savoirs ne se fera pas, souhaite-t-il, au prix d’une privatisation entrepreneuriale, mais d’une juste rétribution entre les parties : auteurs, bibliothèques et numériseurs. Quant à l’omniscience du cyberespace, elle est illusion : le livre numérique, ou hyper-livre, « viendra compléter la grande machine Gutenberg, non s’y substituer ». Certes, il s’agit d’un ouvrage érudit (une compilation de six articles) mais il est, de bout en bout, clair et stimulant. « Adepte enthousiaste de Google », Darnton reste inquiet de ses « tendances monopolistiques » : monstre vorace, inquisiteur, censeur, ou outil de liberté ? Qui restera incomplet, virtuel, sans les délices de l’objet, les parfums de son papier, la texture de sa reliure, cette parfaite prise en main du volume, du lutrin à la poche, cette magie sensuelle du feuilletage. Quoique l’on puisse également défendre la sensualité cristalline de la lecture et de l’image sur nos IPhone et nos ordis portables carrossés luxe par Apple ou Ferrari, il faut claironner haut et fort avec Umberto Eco : « N’espérez pas vous débarrasser des livres ».
C’est avec un autre passionné, bibliophile et collectionneur également, que l’auteur de ceNom de la rose, où l’on cachait une œuvre perdue d’Aristote, vient ici converser : Jean-Claude Carrière, scénariste nombreux (pourLe Tambour, d’après Gunther Grass, par exemple) et polygraphe heureux, ne serait-ce que dans sonDictionnaire amoureux du Mexique. Certes, ils plaident la cause de leurs reliques chéries : incunables, comme ce merveilleuxSonge de Poliphile[6]de 1499, ou les « incontournables » d’Eco : les éditions originales de ce Jésuite encyclopédiste et parfois délirant du XVII° : Athanasius Kircher… Tous volumes plus durables que les formats éphémères de nos outils numériques. Sans compter que lorsque le lecteur sur écran peut croire posséder aussitôt l’objet de son désir, il n’a, hors la connaissance qui est bien le premier but recherché, que des pixels fluides et prompts à s’évanouir. Autant collectionneur que navigateur de la connaissance, le bibliophile est « davantage intéressé par la quête que par la possession ». Souhaitons que les banquiers ne supplantent les vrais lecteurs et afficionados du livre ancien dans les ventes aux enchères… Reste que l’on peut collectionner des volumes bien plus modestes, mais délicieux au plaisir de l’intellect autant que du sens esthétique.
Mort du livre ? « Le propre des prophètes, vrais comme faux, est toujours de se tromper. » De la lecture à haute voix, en passant par le papyrus antique, par la rustique « bibliothèque bleue » des colporteurs, par la précieuse reliure armoriée en veau mort-né, jusqu’à l’hyper-circulation des textes entre blogosphère, Facebook et autres bases de données, reste le problème du choix par l’historien du livre. Mais la « labilité » de l’information et des techniques contemporains est plus dangereuse encore : saura-t-on conserver ce qui mérite d’être conservé, alors que ne le protège plus cette reliure inventée par les Iraniens de l’époque médiévale ?
Ajoutons aux passionnants, clairs, vifs, ponctués d’anecdotes et cultivés échanges d’Umberto et de son compère que le livre n’a pas besoin de batteries, de prise électrique. On le lira partout et toujours, malgré la puce cervicale qui nous connectera au réseau mondial, parce qu’aucune technologie n’est nécessaire entre lui et son lecteur, parce qu’on le cachera dans des bibliothèques que de faux murs escamotent, dans des caves, des grottes et des sables, si un Big Brother local ou mondial parvient à éteindre une branche ou l’arborescence entière d’internet…
Non, Google Books ne remplacera pas le livre. La photographie n’a pas tué la peinture, non moins le cinéma la radio ; les noirs vinyles menacés reviennent dans l’affection des auditeurs les plus déjantés et fétichistes. Un in quarto dix-huitième orné des textes de Voltaire et des gravures de Gravelot restera irremplaçable, les Clubs du Livre des années cinquante et les cartonnages NRF sont des objets parfaits. Aujourd’hui, quelques éditeurs courageux, outre la collection de la Pléiade, plutôt que des paquets de papier tranché et collé, nous proposent l’indispensable union du beau texte et du beau livre : Zulma avec ses deux coffrets jumeaux deNouvelles du jour et de la nuit[7]aux délices fantastiques mêlés d’effrois et de merveilles, par Hubert Haddad, ou encore Toussaint Louverture dont leLivre du Chevalier Zifarou leZuleika Dobsonde Max Beerbohm savent réconcilier la beauté plastique, à l’ancienne ou rouge fantasque, avec des curiosités littéraires savoureuses.
Thierry Guinhut
A partir d’articles publiés dans Art Press, mars 1985
La poésie est un acte d’amour, dit-on ; dans l’offrande des vers à son aimée, dans l’offrande des mots à l’objet décrit… Nul doute cependant que lorsque Baudelaire offrit en 1857 Les Fleurs du mal à ses lecteurs, un grand nombre parmi eux se sente insulté, ne serait-ce qu’en lisant « Une charogne ». Ce poème, s’il ne fit pas partie des « Pièces condamnées », fut incriminé lors du fameux procès qui vit condamner son auteur, alors que la même année, Flaubert, romancier de Madame Bovary, lui aussi attaqué pour obscénité, fut relaxé. En quoi ce texte au titre déjà choquant unit-il les faveurs de la laideur et de la beauté jusqu’à devenir un art poétique ? Nous étudierons en premier lieu une description répugnante, ensuite la promenade de l’amour et de la mort, pour nous interroger enfin sur la place que Baudelaire, romantique contrarié, assigne à l’art.
La description répugnante de cette carcasse d'un animal mort est cependant encadrée par un espace idyllique. La nature, thème poétique riant et traditionnel est décrite avec le concours du lyrisme. Cette topographie apaisée prépare très vite un contraste, des antithèses… Mais le champ lexical est souvent ironique, lorsque l'on devine une « fleur s’épanouir ».
Les cinq sens sont alors offusqués : odorat (« exhalaisons », « puanteur »), goût (« cuire », mangera »), ouïe (« pétillant », « bourdonnaient ») vue (« le soleil rayonnait sur », « noirs »), toucher (« épais liquide », « reprendre »). Au travers d’un sujet bas, d’un portrait repoussant, une vision tragique choque la sensibilité.
C'est une « fleur du mal » qui apparaît parmi le cycle de la nature, entre vie et mort : une charogne gît sur « un lit », « les jambes en l’air », associant à la pourriture corporelle la pourriture morale de l'obscénité, de la luxure et de la prostitution. La mort et le mal nourrissent la vie et le bien de ceux qui en jouissent : chienne, mouches et poète aussi bien qui en fait son miel. L'éloge de la « Nature » allégorisée est assisté par un registre épique (« bataillons »). Le blâme devient un éloge paradoxal.
La promenade du poète et de la femme permet d'associer l’amour et la mort. Le lyrisme de l'escapade sentimentale reste une entreprise de séduction à l'adresse de la personne aimée, augmentée d'hyperboles romantiques.
Une dimension morale et métaphysique s'ouvre cependant à travers cette vanité : la conscience de la mortalité permet à la beauté féminine et à chacun de nous de se préparer à la fatalité de la mort, en un traditionnel memento mori. La charogne est un tableau moral digne des vanités baroques montrant un crâne auprès d’une rose.
Au romantisme sentimental s'ajoute le romantisme noir : dans la tradition du roman gothique anglais et des contes morbides de Poe que Baudelaire traduisit, le cadavre contribue à l’épouvante tragique, voire au goût très dandy de la provocation.
L'art poétique baudelairien use d'une forme classique pour un sujet cruel et choquant. La beauté classique des vers, des alexandrins et des octosyllabes, s'oppose volontairement au vocabulaire parfois infâme, sinon grossier : il est en effet question de « pourriture ». Le lyrisme est bousculé par le réalisme. Le cynisme et la modernité esthétique de l’écriture contribuent à la « sorcellerie évocatoire » de la poésie, comme l'écrit Baudelaire dans sesNotes sur Edgar Poe.
De la « musique » à la peinture (« ébauche », « toile », « artiste »), l'on découvre une dimension synesthésique. Mais à la Beauté pure et fière d'un autre poème des Fleurs du mal ( « Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre »), s'oppose ici la beauté du laid. Ce qui n'empêche en rien celle de l’œuvre réussie : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or », dit en effet Baudelaire dans un projet de préface aux Fleurs du mal.
« La charogne » enseigne la mission de l’art : au-delà du vide métaphysique, car il n'a pas le moindre espoir religieux et eschatologique, seuls l’œuvre d’art et le poème peuvent conserver « l’essence divine» des amours du poète. « Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses » dit Baudelaire dans « Le balcon ».
Décrivant un animal en putréfaction, Baudelaire n’hésite pas à offrir à sa bien aimée un bijou mangé de vers : l’image de son corps en devenir. L’érotisme macabre prend une dimension morale, mais devient également matière à une œuvre d’art plastique et poétique dont la pérennité est assurée par la « sorcellerie évocatoire » du poème. Hugo permettait au poète, dans sa préface des Orientales, un « jardin de poésie, où il n’y a pas de fruit défendu ». Au-delà d’un Rembrandt peignant un « Bœuf écorché », imaginait-il que Baudelaire y introduirait le satanique et cadavérique serpent des Fleurs du mal ?
Lac de Génos-Loudenvielle, vallée du Louron, Hautes-Pyrénées.
Photo : T. Guinhut.
Lamartine : « Le lac » élégie romantique.
Commentaire littéraire.
On dit qu’il n’y a de bonheurs que disparus. En effet, nous ne prenons trop souvent conscience de nos joies qu’après leur extinction, d’où la nostalgie, les clichés: « c’était le bon temps », « tout se perd », « aujourd’hui rien ne va plus »… C’est avec plus de noblesse de pensée et de beauté lyrique que Lamartine, grand poète du XIX° siècle, mais aussi homme politique et historien, auteur d’un Voyage en Orient, met en scène sa nostalgie en un cadre grandiose, dans « Le lac », poème tiré du recueil Les Méditations poétiques, publié en 1820. Comment expliquer que ces vers comblés de louanges fussent soudain ressentis comme la plus pure expression du romantisme français ? Nous étudierons d’abord le cadre naturel, puis la fuite du temps, pour terminer avec la poétique romantique.
C’est dans un cadre alpestre que Lamartine situe sa « méditation ». Il s’agit du Lac du Bourget, dans les Alpes françaises, en Savoie. La topographie montagnarde, quoique effectivement visitée par le poète en 1816 et 1817, n’est pas sans rappeler le goût pour les étendues lacustres des poètes lakistes anglais, Wordsworth et Coleridge. La simplicité de la nature (« sur l’onde et sous les cieux ») sa paix (« flots harmonieux ») gagnent le cœur du poète. Cependant, « rochers muets ! grottes ! forêts obscures » ou encore « noirs sapins » et « rocs sauvages » paraissent moins accueillants. Il n’empêche, ce tableau sauvage est pour le poète, beaucoup plus qu’un agréable jardin, une « belle nature ». L’adjectif mélioratif, élogieux, témoignant du registre épidictique, montre qu’au-delà d’un paysage montagnard jadis considéré avec indifférence ou effroi, Lamartine ressent la « délicieuse horreur » caractéristique des idées sur le sublime (mot employé par le poète) développées par Edmund Burke, à partir de 1759, dans sa Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du Sublime et du Beau.
L’immensité paysagère frappe l’esprit du poète autant que ses sens. « Silence » et « bruit» flattent son oreille en contribuant à la musicalité du texte par les assonances et les allitérations : « le bruit des rameurs qui frappaient en cadence », « zéphyr qui frémit » et « vent qui gémit »… L’odorat est « touché par les parfums légers de ton air embaumé ». La nature charme les passagers par « tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire ». Sans compter la vue, omniprésente : « noirs sapins », « astre au front d’argent », périphrase pour la lune, élément de décor indispensable à l’imagerie de la promenade en barque entre amoureux, ce qui deviendra un cliché, un chromo vénitien… De plus, la nature est personnifiée : « riants coteaux », « le roseau qui soupire ». Elle est capable d’émotions en accord avec les sentiments du poète et de son aimée, donc, comme eux, de lyrisme. Mais aussi de cruelle indifférence : ce sont des « rochers muets », une « forêt obscure ». Non seulement la montagne ne parle ni ne répond, mais elle est faite d’obscurité, au sens du mystère incompréhensible à l’être humain plongé dans le désarroi.
Désarroi d’autant plus vaste que le temps accordé aux amants est déjà enfui. C’est au bord du lac du Bourget que Lamartine rencontre en 1816 Julie Charles, en convalescence pour tuberculose. Une idylle se noue avec la jeune femme pourtant mariée, dont le double poétique s’appelle pour Lamartine Elvire, lorsque trop souffrante l’année suivante elle ne peut rejoindre le poète qui sera bientôt affligé par sa mort. C’est alors que ce poème est écrit. Ecrire, c’est ne pas encore vivre ou ne plus vivre (mais aussi revivre). Le poète rappelle un moment disparu : « Un soir t’en souvient-il ? ». L’imparfait « nous voguions » marque un moment qui n’appartient plus qu’à la mémoire. Un dialogue se noue alors entre celui qui a la plume à la main et celle dont il ne tient plus la main, entre le poète et une absente. Ce dernier lui rappelle leur promenade lacustre, leur communion amoureuse et la fait de nouveau parler. La magie de la répétition des paroles de la jeune femme parait la rendre à ces lieux et à ses bras où elle n’est plus. En un délicat hommage, il confie à sa « voix » ses plus beau vers, et cet hémistiche porté par le O vocatif : « O temps, suspends ton vol ! ». Elle parle grâce à « des accents inconnus à la terre », ce qui témoigne de sa musicalité angélique et de cette idéalisation de la femme que le poète a en commun avec Goethe dans son Faust : « L’éternel féminin nous emporte vers le haut ».
Le discours d’Elvire, sur quatre strophes, s’adresse au « temps » allégorisé. Non seulement elle lui parle comme à une idée devenue une personne, mais il a des ailes, puisqu’il doit suspendre son « vol » et des alliées, les « heures ». La métaphore filée de l’eau, « coulez », « il coule » s’achève par « le temps m’échappe et fuit ». La furtivité des prédateurs (« prenez avec leurs jours », « vous engloutissez ») est animée, on le devine, quoique Lamartine ne convoque pas la mythologie antique, par le dieu Chronos, son sablier et sa faux. La pathétique prière d’Elvire, demandant d’épargner leur amour, parait devoir d’abord être écoutée, étant donné la force de ses arguments : les « délices des plus beaux de nos jours » méritent l’indulgence ; les « malheureux » souhaitent d’être emportées par le temps, implicitement la mort. Mais ce ne sont que des arguments rhétoriques ; car « l’aurore va dissiper la nuit ». Vaine supplique qui doit conduire à l’acceptation et au « carpe diem » d’Horace : « jouissons ! ».
Moins stoïque, le poète qui écrit bien après le temps présent de ce « jouissons ! » et qui ne peut plus jouir de la présence de sa bien aimée, emprunte le langage de l’élégie : la plainte au sujet des choses et êtres disparus, des amours passés et irattrapables. L’abondance des points d’interrogation marque les questions rhétoriques adressées à un « temps jaloux » des humains autant que réponses, quand ceux d’exclamation marquent le désarroi et l’exigence du poète. Il a beau employer le discours injonctif (« parlez : », « Qu’il soit » et « Que ») de plus à l’anaphore comme pour renforcer sa persuasion, le temps écroulé par l’accumulation de ses effrayants synonymes, « Eternité, néant, passé, sombres abîmes », reste muet. « Muets » sont également les membres de l’énumération appelés à la barre de la défense : « O lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure ! ». Ils sont en fait alliés au temps qui les « épargne », contre le poète auquel ils opposent une fin de non recevoir. Il a beau tenter de jouer de persuasion en flattant les « riants coteaux » ou « l’astre au front d’argent », il n’exprime qu’un vœu : que la nature l’entende et conserve le souvenir de leur amour, que la nature puisse parler et dire : « Ils ont aimé ». Il y a là une croyance, probablement sans illusion, en la capacité de la nature de prononcer « de confuses paroles » pour reprendre les mots des « Correspondances » de Baudelaire, en le charme (au sens magique) du langage poétique qui sert de lien entre l’homme et une nature indifférente. Séparé d’Elvire, séparé de la nature, le poète choit dans la mélancolie.
L’inquiétude métaphysique paraît pouvoir se consoler grâce à la nature angélique d’Elvire, donc à l’existence d’un au-delà post mortem. La dimension philosophique de cette « méditation » fait partager au lecteur la vanité de la condition humaine devant l’immensité du temps qui dévore ses enfants et devant les mystères insondables de la nature.
Cette éthopée du poète est celle du romantique. Amour angélique et fusionnel, menacé, disparu, impossible et marqué par la passion qui aime jusque dans l’au-delà, et donc mélancolie, l’osmose (ou sa tentative) avec la nature sauvage dans un dialogue lyrique sont des topoï du romantisme. La nostalgie de l’en-deça et celle de l’au-delà sont caractéristiques du romantique, malheureux sur terre et dans le présent.
Lyrique, l’écriture romantique joue avec musicalité de l’abondance des personnifications et des images, de la perfection des alexandrins et des hexasyllabes, pour, dans ses « flots harmonieux » signer l’espace d’élection du poète, l’espace consolateur où le temps passé est rendu présent par les mots, où le langage porte pour l’éternité les émotions d’un être fugitif. Si la « sorcellerie évocatoire » (pour reprendre les mots de Baudelaire) est bien présente dans la poésie, elle reste contenue dans une métrique classique. Le romantisme révolutionne la sensibilité, non la forme de la poésie. Il faudra attendre le poème en prose baudelairien ou les audaces de Rimbaud.
Il n’empêche que Lamartine dans « Le lac » réalise avec succès en 1820 ce que l’on attendait depuis longtemps dans la poésie française. Certes Rousseau dans La Nouvelle Héloïse ou Chateaubriand dans René avaient su couler dans le moule de la prose poétique la sensibilité nouvelle au paysage montagnard et à l’amour passion, mais on n’avait pu égaler Les ballades lyriques de Wordsworth parues dès 1798 où « Mont Blanc » de Shelley en 1817. Avec Lamartine, la poésie a enfin suspendu son vol pour se poser, caressante et âpre, dans l’oreille des lecteurs pour qui un hémistiche que chacun avait rêvé de prononcer restera toujours si poignant : « O temps, suspends ton vol » ! Le recueil des Méditations poétiques apparaît donc en 1820 comme un manifeste de la nouvelle sensibilité, de sa consécration, à partir duquel s’engouffreront les grands romantiques français, d’Hugo à Nerval, en passant par Musset.
Mêlant de manière inédite dans « Le lac », dialogue adressé à la nature sauvage et élégie constatant la fuite du temps et des amours perdues, Lamartine apparaît enfin avec une stature équivalente à celle des grands lyriques anglais, plus précoces cependant. Ce n’est pas encore le romantisme larmoyant de Musset, mais, avec des moyens classiques, l’équilibre du verbe et d'une sensibilité passionnée. Peut-être Lamartine n’est-il si évocateur et si émouvant que parce comme Baudelaire dans « Le Balcon », dernier feu du romantisme de ses Fleurs du mal en 1857, il pourrait dire « Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses ». Mais aussi l’art de les regretter…
Le masque de la Tragédie et de la Comédie à la main, nous sommes tous en attente d’une joie, d’un avenir meilleur, d’un miracle. Souvent rien n’arrive. Samuel Beckett offre une image noire de cette situation récurrente dans sa pièce en deux actes et en prose En attendant Godot, publiée en 1953 et qui ne manqua pas de faire scandale. Né en 1906 en Irlande, il se fixe à Paris, publie quelques romans comme L’Innommable, mais c’est surtout son théâtre, avec Fin de partie ou Oh les beaux jours, qui lui valut la notoriété et le Prix Nobel de littérature en 1969, avant de décéder en 1989. Deux duos de vagabonds animent les planches : Pozzo et Lucky, le premier tyrannisant le second, tenu en laisse, ainsi que Vladimir et Estragon qui prétendent attendre un improbable Godot. Nous penchant sur le dénouement d’En attendant Godot, nous nous demanderons comment, à travers la pantomime absurde de deux clochards, Beckett parvient à nous faire partager sa vision tragique de la condition humaine. Deux clowns burlesques attendent en effet un mystérieux Godot sur le théâtre de l’absurde.
Dans cette pantomime, les didascalies sont nombreuses pour des gestes burlesques : chutes, pantalonnades de Vladimir et d’Estragon. Ce sont deux Laurel et Hardy d’un cinéma presque muet, des clowns aux noms ridicules, de burlesques bouffons. Ecoutons l’onomastique : l’estragon est une plante aromatique, qui vaut moins qu’un dragon, Vladimir à la consonance slave et au nom de cirque jouit d’un surnom infantilisant : « Didi ». Les anti-héros pratiquent le comique de situation, de gestes, de mots, de répétition. Les gags relèvent de la basse et piètre comédie, (pantalon tombé, corde qui casse) pour des clochards qui peinent à amuser, à moins qu’ils parviennent à émouvoir émeuvent par un pathétique dénué d’emphase.
De plus, leur incapacité à faire aboutir une délibération velléitaire vers des actes effectifs contribue à ce pathétique. Le langage est courant, voire familier, pauvre, bref, coupé de « silences », sans rhétorique. Ces épaves humaines sans horizon affectif, familial, professionnel ou artistique, dépourvu de culture, glissent vers le tragique devant le néant qui les caractérise. Dans leur pantomime tragicomique, le seul miracle serait la corde qui casse en les sauvant d’un suicide, d’une mort qui n’a pas plus de valeur que leur vie, mais en les privant de la liberté de choisir sa fin.
Autre miracle peut-être, Godot, ce personnage attendu, plus retardé que Tartuffe de Molière ou Athalie de Racine, puisqu’il ne vient jamais, écartant toute possibilité d’évolution dramatique. N’est-il qu’un homme, un « Monsieur » quelconque, un autre « clodo » pour approcher la sonorité de son nom ? En ce cas l’attente est grotesque, car le trio serait tout aussi pitoyable que le duo. Il est un attrape gogo (« Gogo » étant le surnom d’Estragon) un souvenir des godasses de ses trois traîne-godillots… Reste l’improbable possibilité que dans Godot il faille entendre « God », Beckett parlant d’abord anglais, donc Dieu. Il a effet une « barbe blanche » (attribut de la sagesse et de la pureté du père vénérable), il « punirait » en Dieu vengeur et jaloux de l'Ancien Testament et permettrait que nos deux compères soient « sauvés ». Vladimir demande « Miséricorde » et le garçon qui donne des nouvelles bien floues de Godot, prophète dégradé, Messie parodique, dit « je crois », mais bien plus au sens de l’incertitude que de la foi.
Est-ce enfin une allégorie de la mort, du néant ? Beckett affirmait en vieux renard qu’il n’avait pas la moindre idée de qui était Godot, nom qui revient cinquante fois dans la pièce. Cependant, comme pour Dieu, il n’y a pas de preuve matérielle de son existence. Il n’a de sens que dans son absence, que si les protagonistes croient en lui, restant le bâton de vieillesse d’une détresse pitoyable. Seul Godot les fait exister sur terre et sur une scène où le dénouement théâtral ne tient plus aucune promesse : Godot n'est pas venu, aucune résolution n'a établi un ordre, une justice, une métaphysique qui n'existent pas. Le « rideau », sans aucune nécessité dramatique, tombe sur la scène désertée.
Sur la scène vide, le décor n’a qu’un « arbre » absurde. Si « Seul l’arbre vit », est-il une trace de l’arbre de vie de « La Genèse » dans La Bible, ou signale-t-il que la vie végétative est supérieure à celles des personnages ? Sa présence est aussi absurde que les démêlés de Vladimir et d’Estragon, pauvre succédané de campagne, alibi de décorateur de théâtre ou parodie d’un sens divin. Effeuillé, arbre de mort, il ne permet que de se pendre, à moins qu’il reste une allusion à un théâtre mort (du moins pour Beckett) celui de Shakespeare, puisque c’est là un « saule », comme celui du suicide d’Ophélie dans Hamlet. D’ailleurs les délibérations des candidats au suicide font écho au monologue, célèbre icône théâtrale, « Être ou ne pas être » d’Hamlet, ce qui n’est pas sans laisser entendre une certaine intertextualité.
En un lieu improbable, un temps flou (« Le soleil se couche, la lune se lève. » ou « demain ») un seul fait inaccompli, voilà qui serait un pied de nez à la règle des trois unités chère à Boileau et au théâtre classique. Il s’agit bien, après le mélange des genres, comédie et tragédie, qui permit aux Romantiques de bafouer le classicisme avec le drame romantique, de fonder un « anti-théâtre », un « théâtre de l’absurde ». Il y a effet plus de « silence » que de paroles, une absence caractérisée d’action, ou alors elle n’aboutit pas, une attente à jamais irrésolue, un nœud lâche qui ne trouve pas son dénouement, où la scène d’exposition est aussi lacunaire qu’interchangeable avec la fin, des péripéties dérisoires… Cette déconstruction des genres théâtraux s’accompagne d’une érosion de la fonction de communication du langage, comme chez Ionesco dans La Cantatrice chauve, où les grands discours sont rendus impossibles, où une triviale stichomythie peine contre le silence. Dans les années cinquante, après le constat d’échec de l’humanisme et des Lumières devant la seconde guerre mondiale, la Shoah et le communisme totalitaire, des auteurs (sans compter Sartre et son philosophique L’Être et le néant) Adamov, Ionesco, Beckett, dressent le tableau d’une humanité abandonnée de Dieu (la « misère de l’homme sans Dieu », disait au XVII° Pascal), dénoncent le vide métaphysique et le tragique de la condition humaine livré à la finitude, à l’impossibilité du bonheur. Leur pessimisme est noir, on s’amuse avec les dés absurdes des mots. « Rien n’est plus grotesque que le malheur » disait Beckett.
Plus lacunaires que L'Etranger d'Albert Camus, sans identité ni utilité sociale, les fidèles de Godot ne lui adressent qu'un rituel vide, sans la moindre métaphysique. Ils sont pires, plus pitoyables en fait, que le héros absurde de l'auteur de La Peste. Le mouvement littéraire de l’absurde s’illustre avec l’essai d’Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, anti-héros d’une humanité acharnée à pousser la pierre de la vie sans jamais pouvoir la faire retomber de l’autre côté de la montagne. Parmi cet essai de 1942, l'écrivain notait en sa page conclusive : « Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers [...] La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux ». Vladimir, Estragon et Godot n'enseignent rien ni ne sont heureux, quoique le bonheur n'ait plus de sens.
Vladimir et Estragon sont donc les miroirs d’une humanité désespérée qui ne sait plus que se divertir (au sens pascalien) d’une façon grotesque et pitoyable. Reste que ce théâtre, aux jointures de la tragédie et de la comédie, et aux personnages sans sens, n’est pas vide de sens : il parvient, y compris dans la tradition d’Horace, à « plaire et instruire », plaire avec une scénographie, un échange de répliques très novateur, un anti-théâtre ravageant les codes théâtraux. Certes, si toute passion a disparu, le tragique demeure, cependant bien loin de la tradition racinienne où l’on mourait du fait de ses passions et péchés, du fait de la fatalité et des dieux. Ce sens de l’absurde beckettien, où l’on ne meurt même plus, parvient également à instruire au regard d'une condition humaine où, autant que Dieu, la catharsis nous est refusée, lors d'un dénouement irrésolu. « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? », s’interrogeait le peintre Paul Gauguin dans un tableau pourtant situé dans les îles polynésiennes, ces lieux réputés paradisiaques…
Quelle autre porte de sortie peut-il y avoir à la douleur que la fin de la douleur, l’apaisement, le bonheur enfin… Dire son mal, surtout s’il est moral, est pourtant tout autant nécessaire, ce dont témoigne la cure par la parole devant le psychanalyste. Mieux encore, peut-être, le travail de l’écriture poétique permet-il de donner à sa peine une dimension expressive et esthétique. Dans le sonnet XII des Regrets, Du Bellay « pleure » ses « ennuis » : « Si bien qu’en les chantant, souvent je les enchante ». En chantant son mal, le poète parvient-il à l’enchanter ? Nous présenterons d’abord la pérennité du mal malgré le chant, ensuite la dimension d’enchantement qui permet de le dépasser, pour terminer sur la mission de la poésie.
Hélas, le tourment du poète ne cesse pas au moyen de l’écriture de ses vers. Du Bellay lui-même, grand sonnettiste de la Pléiade au XVI°, intitule son recueil entier Les Regrets. Ces derniers n’ont pas cessé, la plainte pathétique et élégiaque serre le cœur de l’auteur qui se sent à Rome exilé, au point que le sonnet XII se termine par l’image du « prisonnier maudissant sa prison ». Quelque soit le soin de Musset ou d’Apollinaire écrivant « Les mie prigioni » ou « A la santé », ils n’en restent pas moins enfermés, purgeant leur peine jusqu’au bout. Leur souffle poétique ne leur permet pas de s’envoler à travers les barreaux. « Cachot », « triste », « ennui », « sinistre », le champ lexical du « désespoir » hante sans cesse le texte. Au point de se demander si, pour Apollinaire, le ressassement par les anaphores et les comparaisons avec un « ours » dans sa « fosse » ou l’allusion évangélique à « Lazare entrant dans sa tombe », ne creusent pas encore plus le champ du désespoir. Au lieu de la fuir, l’écriture redouble la peine.
Baudelaire aura beau cultiver Les Fleurs du mal, il y aura au bout du recueil plus de mal que de fleurs, plus de « spleen » que d’ « idéal ». Jusqu’à la dernière partie, « La mort », cette autobiographie poétique ensemence le terrain aride de la douleur avec une application qui parait peu thérapeutique, sinon masochiste, ancrant le destin du poète dans un mal qui est à la fois défaite personnelle et mal-être durable, cultivé jusqu’à la lie, sans issue. Sartre dira que Baudelaire avait mérité et recherché son malheur. Peut-être parce que, dans la tradition romantique, il n’y a pas de grande poésie sans mélancolie. « Les chants désespérés sont les chants les plus beaux » ajoute Musset.
En effet le mal et le malheur n’éteignent pas le chant. Ils le nourrissent ; au point qu’une secrète jouissance, une délectation assumée s’emparent du poète lorsqu’il compose. Le plaisir de Musset est tel qu’il affirme la supériorité esthétique de la douleur. Chanter est pour Du Bellay plus qu’un moyen d’expression, mais un bonheur sensible dans le rythme tournoyant des anaphores, des assonances et des allitérations, au point qu’il s’exalte et s’étourdisse comme un danseur ravi. Musset, dans « Le mie prigioni », n’est que brièvement incarcéré, mais il en profite pour apprécier maints détails : « les rayons de l’automne », « un réseau d’or », jusqu’aux « caricatures » des murs de son cachot qui « semblent des vers », tandis qu’Albertine Sarrazin veut s’ « évader dans les pavots », sommeil magique que seul le poème peut figurer.
Le mal est une réalité prosaïque, le chanter c’est lui donner la dimension de la poésie, c'est-à-dire, pour revenir au sens étymologique, d’une création, d’une œuvre d’art, qui doit perdurer au-delà de la douleur et au-delà de son auteur, par sa beauté, sa richesse expressive et intellectuelle. Ainsi, sachant cette fonction inévitable de la poésie, le poète fait plus que chanter son mal : il l’enchante.
C’est par l’enchantement, cette opération magique qui transmue la douleur en ravissement poétique transmissible que la poésie trouve son sens : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. » disait Baudelaire. En nouvel Orphée, le poète qui offre une forme langagière, plastique et musicale à son mal, apaise ceux qui viennent l’écouter : animaux les plus féroces, dieux des Enfers qui lui permettront de retrouver son Eurydice à la condition que l’on sait. C’est avec « la harpe thracienne » (en fait la lyre d’Orphée) que Du Bellay, dans Les Antiquités de Rome, entreprend « De rebastir au compas de la plume / ce que les mains ne peuvent maçonner ». C’est donc par enchantement que les mots du poète reconstruisent le réel perdu et dressent à son mal un monument de guérison : « je calme, je console, je guéris, / je ressuscite la morte » annonce Michaux dans « Pourquoi faut-il que je compose ». Alors le lyrisme, ce chant sublime, a pour fonction de chanter, autant que d’enchanter, les sentiments personnels, mais ainsi universels.
Catedral de Tudela, Navarra. Photo : T. Guinhut.
Cependant, au-delà de ces lieux communs de la poésie que sont la plainte, la mélancolie et le chant des larmes, peut-être peut-on imaginer d’autres enchantements. La poésie parnassienne par exemple, qui, s’opposant au romantisme, veut évacuer sentimentalisme et émotion larmoyante, avec ses vers sculptés dans le marbre de la langue, son culte de « l’art pour l’art » : « L’art robuste / Seul a l’éternité » affirme Théophile Gautier, dans son recueil Emaux et camées. Théodore de Banville lui répond dans ses Odelettes : « Le poète oiseleur / Manie / L’outil du ciseleur » sur « Un métal au cœur dur ». La poésie est sculpture, elle n’enchante que l’art, au-dessus des vaines agitations du mal, humain, trop humain, « belle comme un rêve de pierre », pour reprendre le poème « La beauté », de Baudelaire…
Ou encore la poésie engagée, de Victor Hugo conspuant le coup d’état de Napoléon III dans Les Châtiments, à Aragon affichant la cruauté de l’invasion nazie, en passant par Eluard et son « Liberté chérie ». Les vers ne chantent plus le mal, mais le dénoncent, choisissant le camp de la paix, de la compassion et de la beauté, contre celui de la violence et de l’oppression. Même si ces deux derniers poètes ont hélas également exalté le communisme stalinien… Leur répond en 1979 le caribéen Dereck Walcott, dédiant « Forêt d’Europe » (Le Royaume du fruit-étoile, Circé, 1992, p 177) à son ami joseph Brodsky qui lui connut les travaux forcés du goulag :
« De main en bouche, à travers les siècles,
pain qui dure quand ont pourri les systèmes,
que dans sa forêt de branches de barbelés
un prisonnier tourne en rond, mâchant la seule phrase
dont la musique durera plus longtemps que les feuilles ».
Ainsi la poésie est un « pain » qui donne une longévité, sinon une immortalité, aux émotions, à l’art, aux combats de l’être libre contre les totalitarismes. Que la poésie soit lyrique et élégiaque pour chanter son mal, qu’elle se veuille magie langagière pour l’enchanter, que polémique elle veuille dénoncer le mal commis par les tyrannies et les tyrans, toujours elle doit nous enchanter. Un poème ne refermera pas une plaie, ni ne ressuscitera les morts. Mais le lecteur en reçoit un surcroit de vie. Compensation imaginaire, certes, mais d’autant plus nécessaire qu’on n’ennoblit pas l’humanité avec des crimes… Avec les modestes fleurs des vers et des rimes, avec des monuments poétiques, Sonnets de Shakespeare ou Sonnets à Orphée de Rainer Maria Rilke, oui.
Charles Natoire, 1700-1777 : Erato jouant de la lyre, Musée du Petit Palais, Paris.
Photo : T. Guinhut.
Poésie en vers et poésie en prose,
de Wordsworth à Baudelaire.
Le « Bourgeois gentilhomme » fut fort surpris d’apprendre qu’il faisait de la prose. Probablement Molière le serait-il encore plus en apprenant que l’on écrit de la poésie en prose. Ce n’est qu’au dix-neuvième siècle qu’Aloysius Bertrand puis Baudelaire inventèrent le poème en prose, ajoutant une corde à la lyre de la Muse Erato. Cependant, dès 1800, dans sa Préface aux Ballades lyriques, Wordsworth rapproche ces deux opposés : « Non seulement une grande partie du langage de tout bon poème, même du caractère le plus élevé, doit nécessairement, exception faite du mètre, être conforme en tous points conforme à celui de la meilleure prose, mais également certains des passages les plus intéressants des meilleurs poèmes sont écrits strictement dans le langage de la prose, pour autant qu’elle soit de qualité. » S’il ne voulait parler que d’une écriture prosaïque dans le cadre de la métrique du vers, peut-on considérer qu’il ouvre la voie à la possibilité que la poésie puisse être écrite en prose ? Certes la poésie traditionnelle brille de tous ses pouvoirs grâce à la régularité du vers, mais la prose poétique puis la poésie en prose trouveront les faveurs des poètes qui veulent se libérer des contraintes. Cependant, au-delà de cette confrontation peut-être est-ce la nature de la poésie qu’il faut interroger.
Depuis Homère et Orphée, toujours le poète chante en vers épiques ou lyriques sur sa lyre. Inspiré par les muses nées de Zeus et de Mémnosyme, déesse de la mémoire, il diffuse son récit ou ses émotions grâce à la régularité du mètre et le rappel de la rime. Wordsworth ne déroge pas à cette règle : les Ballades lyriques sont en vers, même s’il permet à des formules prosaïques d’y résider avant les grands élans nostalgiques de « Tintern Abbey », adressés aux montagnes et à un fleuve, dont même en traduction française, on ressent le rythme et la musicalité grâce à des rimes et des assonances (présentes, quoique différentes en anglais) :
« Que de fois, en esprit, me tournai-je vers toi,
Ô Wye sylvestre, ô toi errante à travers bois,
Que de fois mon esprit s’est orienté vers toi ! »
Ainsi, de Shelley à Lamartine, les grands romantiques respectent le vers, chantant dans « Mont Blanc », « La tranquille caverne de cette enchanteresse, / La poésie »… et, dans un hémistiche inoubliable, « Ô temps ! suspends ton vol » de l’élégie fondatrice « Le lac » de ce romantisme français qui attendait son versificateur inspiré.
D’Hugo à Rimbaud, on se gardera bien d’oublier le vers rimé. Dès La Fontaine, nos écoliers identifient avec lui la poésie dont les plus grands moments lyriques culminent avec Baudelaire qui peut affirmer sans présomption dans un impeccable alexandrin : « Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses ». Sa musicalité rejoint par métaphore son célèbre « La musique souvent me prend comme une mer ! » Verlaine l’affirme encore : « De la musique avant toute chose ». Même s’il ajoute « Et pour cela préfère l’impair »… Car Verlaine écrit là avec des vers de neuf syllabes, cassant les mètres obligés. Un vent de liberté souffle sur le poème, préparant le vers libre qu’aimeront les surréalistes au XX° et Breton en tête. Le respect du mètre n’est plus alors la condition sine qua non de la poésie.
Déjà les préromantiques, Rousseau dans son roman épistolaire La Nouvelle Héloïse, usaient d’une prose aux accents musicaux et lyriques pour révéler dans la montagne « un séjour plus serein, d’où l’on voit dans la saison le tonnerre et l’orage se former au-dessous de soi ». Cette prose poétique, amplifiée par Chateaubriand dans René, n’était pas le poème en prose, mais elle le préparait.
C’est ainsi que Baudelaire, précédé par Aloysius Bertrand, auquel il rend hommage dans sa lettre-préface, imagine « le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme ». Ce sont les « Petits poèmes en prose », sous-titre du Spleen de Paris, paru à partir de 1862. Au-delà de la « singerie rimée » dénoncée par Baudelaire dans « Genèse d’un poème », la « sorcellerie évocatoire » de la poésie investit la prose grâce à sa musicalité et l’abondance de ses images. Ainsi, il va jusqu’à réécrire « La chevelure », originellement en alexandrins, pour en faire « Un hémisphère dans une chevelure » dont la prose chante indubitablement : « Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs ».
Suivant cette voie prometteuse, Rimbaud écrit dans « un dérèglement de tous les sens » les poèmes en prose des Illuminations ; nul doute qu’il veut s’affranchir de la règle des vers rimés dans laquelle il a pourtant excellé avec « Ma bohème » ou « Le bateau ivre ». Le XX°, de Segalen à Michaux, dans les explorations chinoises d’Equipée ou dans « Façons d’endormi, façons d’éveillé », trouvent « l’extase » en prose et « Une montagne dans ma chambre » qui n’a pas besoin du vers pour soulever le rêve par le langage poétique. Comparant le « bleu » de cette montagne avec « une faïence égyptienne, un petit hippopotame pharaonique », Michaux déploie l’image jusqu’à en faire le bijou culminant d’une œuvre d’art langagière.
Vain est probablement le débat entre vers et prose. La poésie comme « la vraie vie » de Rimbaud, est « ailleurs ». Non pas dans quelque choix technique, mais dans la capacité, au-delà du dire, à « évoquer », comme le montre Roger Caillois dans son essai Approches de la poésie. Musicalité et capacité de l’image inédite à nous entraîner vers l’autre monde de l’analogie, vers Les Portes de la perception, pour reprendre le titre d’Huxley (d’où les « Doors » menés par cet autre poète, Jim Morrison ont choisi leur nom), sont les conditions sine qua non du pouvoir de la poésie. En grec, poésie veut dire création. C’est une création magique, séductrice et propice à l’émotion et à la pensée, miroir des sentiments et d’un monde à lire autrement. Comme dans « l’Hymne à la beauté intellectuelle » de Shelley, elle est « l’esprit de la beauté ». Y compris lorsque Baudelaire, dans Le Spleen de Paris, s’attache « à la description de la vie moderne », à « la fréquentation des villes énormes ».
Probablement le vers restera-t-il longtemps le plus populaire. La chanson aime la rime, le rap et le slam la cultivent. Les quatorze vers du sonnet, forme parfaite de Pétrarque à Ronsard en passant par la « Dame noire » et le « jeune homme blond » des Sonnets de Shakespeare, forme oubliée, reprirent de la vigueur avec Baudelaire, Nerval et Rimbaud. Qui sait si, avec la perfection de son vers noble aux rimes précieuses, avec l’impeccabilité et l’élégance de sa démonstration, il ne fera pas demain de nouveau fureur ? Le vers n’a pas cédé à la consomption du lyrisme, il n’a rien perdu de son pouvoir de séduction. Malherbe comparait la prose « au marcher ordinaire et la poésie à la danse ». Nul doute que le poème en prose puisse également offrir une danse du cœur et de l’intellect. Le « marcher ordinaire » de Ponge, dans Le Parti-pris des choses, permet de faire danser la prose grâce aux images de « L’huitre » : « une formule perle à son gosier de nacre d’où l’on trouve aussitôt à s’orner ». Ainsi, le poème en prose ne signe pas la fin du vers, mais une possibilité supplémentaire, un univers parallèle de la poésie, comme Internet ne fait pas la mort du livre, il n’est qu’un livre un peu plus arborescent et en cela poétique, dans la bibliothèque privée autant qu’universelle.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.