Pietro Citati : Leopardi, traduit de l’Italien par Brigitte Pérol,
L’Arpenteur Gallimard, 2014, 542 p, 28 €.
Giacomo Leopardi : Zibaldone, traduit de l’italien,
présenté et annoté par Bertrand Schefer, Allia, 2003, 2398 p, 50 €.
René de Ceccatty : Noir souci, Flammarion, 272 p, 19 €.
D’où vient-il que certaines biographies soient plus goûteuses, plus enclines à faire se dresser dans la perception du lecteur la stature, l’œuvre et les émotions d’un écrivain ? Brian Boyd avec Nabokov, Richard Ellmann avec Joyce, ou Peter Ayckroyd avec Shakespeare et Poe sont sans conteste de très talentueux biographes ; mais aucun n’atteint à l’étoffe dont sont pétries les vies et l’univers intellectuel par Pietro Citati. Nous avions déjà eu le bonheur de lire son Goethe[1], voire son Kafka, le voici abordant un autre romantique, cette fois italien : Giacomo Leopardi. Comment les doigts de Citati vont-ils ressusciter le solitaire et reclus de Recanati, le poète de « L’Infini », et l’immense diariste-essayiste du Zibaldone ? Sera-ce sans compter avec le « noir souci » de l’amour, comme l’analyse René de Ceccatty…
« Un tuberculeux affligé de deux bosses, persécuté par toutes les maladies de la terre », telle fut dès sa jeunesse Giacomo Leopardi (1798-1837). Pourtant, dès dix-huit ans, sans qu’il eût encore rien publié de valeur, et à la seule lecture de ses lettres, son ami Pietro Giordani lui « trouvait cette noblesse, cette fureur, cette densité, cette variété de style » qui est celle du génie. L’amour du jeune disciple pour le maître, quoique sans éros, et qui « était une forme de sa passion pour la littérature », se trouva grandi par leur rencontre. Plus tard, il éprouvera un semblable sentiment pour Antonio Ranieri. C’est ainsi que Pietro Citati nous communique l’ardeur de son modèle, en même temps que sa profonde empathie pour lui…
Reclus dans la bibliothèque paternelle aux dix mille volumes, le jeune Leopardi devient un philologue ardent, qui sut cinq ou six langues, dont le grec et le latin, un graphomane brillant. Mais son désir de gloire était vain : « Aucun éditeur ne publiait ce qu’il écrivait ». De guerre lasse, il remplit les quatre mille pages manuscrites de son fameux Zibaldone (qui compte deux mille pages bien abondantes en l’édition française) ; ce que l’on peut traduire par sabayon, ou pot-pourri, pour signifier des « Mélanges ». Accès mélancoliques et éclairs d’écriture autobiographiques, bribes d’essais et chimères s’y accumulent : « Enfermé dans la prison de sa bibliothèque, il explorait, examinait, reconstruisait l’univers -littérature, politique, histoire, linguistique, économie, philosophie, psychologie, rêveries et fantaisies- avec une furieuse énergie qui nous parait aujourd’hui presque inimaginable. » Sans oublier la musique, la religion… La précision et la force de la « fureur philosophique[2] » s’y déploie avec faste autant qu’elle illumine des aphorismes, tel : « on ne connait jamais parfaitement aucune vérité, si l’on ignore l’ensemble des relations qui unissent les vérités entre elles[3] ». Picorer le Zibaldone au hasard assure de recueillir des pensées aussi éclairantes qu’inattendues, dont plusieurs laisseraient penaud un Cioran : « Pour jouir de la vie, il faut nécessairement être désespéré.[4] »
Quoique les accès de « quasi-cécité », d’ennui et de sensation de néant, accablant celui qui avait un merveilleux talent pour le désespoir, paraissent lui empêcher toute activité intellectuelle, il poursuit de manière erratique son travail de « grand architecte-orfèvre », qui n’aura jamais d’harmonieuse architecture, mais auquel il ajoutera un précieux index. Est-ce la faute de l’irréductible séparation entre la nature et la raison ? Il se sert « de la philosophie moderne, de la raison analytique, acérée, négative, pour retrouver l’œil originel de l’homme ». Est-ce position nostalgique, régressive et antiscientifique ? Ce que confirme la lecture du Zibaldone, au 11 mai 1821 : « Une fois que la raison fut introduite en ce monde, tout devint peu à peu et en fonction de ses progrès, laid, petit, mort, monotone[5] ».
Aussi, à vingt et un ans, pense-t-il à fuir Recanati. En une lettre au père jamais envoyée, qui rappelle celle ultérieure de Kafka, il conspue la tyrannie et la dissimilation paternelles. La tentative de fuite se solde d’abord par un échec. Le voilà encore coincé entre une mère bigote et glacée et un père autoritaire de comedia dell’arte. Enfin, en 1823 (il avait vingt-quatre ans) il file à Rome, couvrant de chagrin son frère Carlo, qui est son « amour de rêve », et qui épousera une Paolina. Le poète, qui, hélas, « détestait le progrès », va mener une existence studieuse, au service d’un éditeur milanais, pour lequel il traduit Epictète, quoique égayée par Rossini, errante entre Pise et la cité pontificale, entre Florence et surtout Bologne, où il trouve une nouvelle vie, affective et sociale et intellectuelle. Avant de finir ses jours au pied du Vésuve…
Si laid (du moins le pensait-il), presque nain, horrifié par son corps difforme, il ne se lavait guère, sentait le renard, et ne pouvait qu’être amoureux sans l’ombre d’une réciprocité. Mieux valait que ces égéries ne connaissent pas ses sentiments, partagés entre sensualité refrénée et idéalisation. L’amour, ou plutôt « un désir angoissé », une « autoexaltation amoureuse [qui] devint désespérance », le saisit à la vue de Gertrude Cassi, avant de se tourner vers « la femme qu’on ne trouve point ». Le poème « À sa dame », est un hymne à l’impossible beauté platonicienne qui ne console point dans « la nuit du siècle[6] ». Plus tard, il aima Fanny, qui devint l’Aspasie de ses Chants. Mort plus vierge qu’une hostie, il connut cependant les joies de l’amitié, surtout épistolaires, cependant fort exaltées. Ranieri, en effet, de quatre ans son cadet, admirait son génie, au point de veiller son agonie et de se charger de faire connaître, de manière posthume, son œuvre à l’Italie. Car, de son vivant, il n’avait publié que ses poèmes, Canzone et Canti, A Silvia, Il pensiero dominante (les deux derniers étant respectivement un hommage à une jeune fille morte de tuberculose et une exaltation de l’amour) ainsi que deux textes autobiographiques. Les essais virent peu à peu le jour, comme le Discours d’un italien sur la poésie romantique, et surtout les Petites œuvres morales, qui compte quelques dialogues philosophiques, perles de fantaisie et d’humour irrévérencieux envers la mythologie, dont avec un Christophe Colomb renaissant de ses cendres, avec des gnomes, démons et autres morts, puis un curieux « Eloge des oiseaux ». Qu’il termine avec cet émouvant souhait : « j’aimerais un moment être changé en oiseau pour connaître la jouissance et la joie de leur vie[7] ». Ajoutons qu’il fait dire au « démon » du Tasse ce qui le résume absolument : « Ainsi, entre le rêve et les fantasmes, tu passeras ta vie ; et sans autre profit que la consumer[8] ».
S’il est un écrivain analytique avec le Journal du premier amour, il est aussi un théoricien du romantisme avec le Discours d’un Italien sur la poésie romantique dans lequel il fait l’éloge de la nature, de l’imagination et de la substance de la beauté, pour cependant préférer radicalement celle des anciens et céder à la nostalgie de l’âge d’or des nymphes et du temps de Brutus dans ses Chants. Il fustige les modernes qui cherchent « le renom immortel que ceux-ci n’obtiendront jamais, qui échut aux artistes italiens, latins et grecs, mais n’appartiendra jamais aux romantiques, aux sentimentaux, aux orientaux, ni à aucun tenant de l’engeance moderne[9] ». Certes, l’on peut arguer de sa méconnaissance de nombreux poètes romantiques allemands et anglais… En septembre 1821, Leopardi notait : « Mon passage de l’érudition au beau, ne fut pas instantané, mais progressif ». De « la belle littérature » à « la philosophie[10] », il s’agit d’une transmutation de la connaissance en beauté philosophique, en une démarche résolument classique. Pourtant, le voici soudain romantique, lorsqu’il écrit son plus célèbre poème, « L’infini » : « Ainsi par cette / Immensité ma pensée s’engloutit : / Et dans ces eaux il m’est doux de sombrer.[11] » Alors, nous confie Citati, il est le « poète moderne, c’est-à-dire sentimental et mélancolique », confronté à « la dramatique contradiction entre la raison et la poésie ». Mais aussi au Massacre des illusions, pour reprendre un de ses titres.
Ni flou, ni niaiserie dans l’analyse de Citati. C’est à propos de la Correspondance, en particulier avec Pietro Giordani, qu’il note : « il inventa une nouvelle langue du cœur. La fureur, le désespoir, l’amour, la tendresse, la noblesse et la grandeur du ton, la profondeur des passions, la concentration, le don pour l’aphorisme, la fluidité familière, les figures rhétoriques, les soudaines et suaves détentes, l’expression physique des sentiments, créent un texte qui n’a pas de précédent dans la littérature italienne, ou peut-être seulement dans les lettres du Tasse. » Celui qui « avait l’âme ouverte, mobile, chaude, vive », est sans conteste l’objet de l’amour-amitié de son biographe, attentif à son romantisme terriblement mélancolique autant qu’à son universalité.
Tour à tour, Pietro Citati se fait critique biographique, lorsqu’il commente les passages autobiographiques du Zibaldone, transparents malgré « le « jeune homme sans nom » ; critique comparatiste lorsqu’il associe « Les Souvenances » à Proust ; critique thématique et poétique (même si parfois ses commentaires des poèmes, comme « Le passereau solitaire », confinent à la paraphrase) lorsqu’il s’intéresse aux éléments, par exemple au motif de cette lune qui, dans les vers du poète « comprend peut-être cette vie terrestre ». Cette vie trop tôt fauchée, à trente-neuf ans : « C’est là le sort du peuple des mortels ? / À peine parut le vrai / Que tu tombas, fragile[12] »…
Prince des biographes, Pietro Citati ne se contente au grand jamais d’une sèche narration factuelle -où l’on se doute d’ailleurs que la traductrice a mis tout son soin. Plutôt qu’un homme dans son siècle, il nous ouvre « un système solaire de personnalités ». N’omettant pas de dire « je » en son essai, il fait de son lecteur un complice dans ce qui ressemble à une enquête sentimentale autant qu’intellectuelle, comme si Pietro Citati était un Sherlock Holmes de la biographie, mâtiné d’un poète de la sensibilité morale, sans oublier le commentateur érudit de l’oeuvre. Lit-on Leopardi en France ? Tellement peu… Il est pourtant, avec Dante et Pétrarque, considéré par les Italiens comme l’un parmi leur triumvirat de poètes incontournables. Il faut espérer que le volume, à la fois encyclopédique et si doué d’humanité, de Pietro Citati, puisse ouvrir la précieuse porte qui mène à la connaissance d’un immense lyrique, malgré la brièveté de ses vers, et d’un diariste, épistolier et essayiste aux monstrueux talents, déchiré entre une vie brève et maladive, entre un romantisme fiévreux et un classicisme intemporel.
Une « passion chaste » ; c’est ainsi qu'en son Noir souci René de Ceccatty peut qualifier ce lien entre le poète italien du XIX° Giacomo Leopardi et son ami Antonio Ranieri qui lui survécut assez longtemps pour permettre la publication de ses œuvres complètes. Resté vierge et laid, l’intellectuel romantique du Zibaldone, ce monstrueux journal d’essayiste aux aphorismes puissants, était-il capable d’amour homosexuel ? Non, répond avec autant de perspicacité que de pudeur René de Ceccatty, évoquant son mépris pour les passions charnelles masculines de l’antiquité. Leopardi, nain bossu et maladif, dont la vie fut fort brève formait un couple détonnant avec son jeune ami blond, aussi beau que séducteur avec les femmes. « L’attrait pour l’intelligence » l’incite alors à renoncer à ces dernières et à se consacrer au « noir souci » du poète philosophe autant que tyrannique ami. Ranieri, fidèle soutien et intellectuel cultivé, eut, lui aussi, à souffrir de la censure, pour son roman Ginevra. Le romancier n’aura pas la gloire météorique de Léopardi, mais le respect fasciné de notre écrivain narrateur qui, à sa manière, se fait l’ami posthume de ces deux figures incroyables de la littérature italienne. Son livre en forme de double hommage est aussi une réflexion sur ses proches recherches, une sorte de journal de travail personnel en même temps qu’un discret autoportrait. Il n’en reste pas moins que René de Ceccatty sait s’effacer devant son prestigieux et mystérieux modèle, qu’il compare parfois à Barthes pour ses « biographèmes ». Cette investigation attentive où le « je » de l’auteur s’interpose et prend sa responsabilité complice et affective, convoquant ses rêves, ses amours, ses livres, est à la lisière du récit, de l’essai, voire du vaste poème en prose. Sinon de l’autofiction, où d’aucuns verraient un désordre élégant au service du génie inquiet et éphémère que fut l’auteur des Chants. Ainsi René de Ceccatty nous invite à goûter l’intelligent poison de la mélancolie que distille un Zibaldone fascinant.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.