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15 juillet 2024 1 15 /07 /juillet /2024 13:05

 

Prahecq, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Poésie des lointains,

du monde romain et hellénistique à l’Orient persan :

Denys le Périégète, Rûmi, Hâfez.

 

 

Denys le Périégète : La Description de la terre habitée,

traduit du grec par Christian Jacob et Bénigne Saumaise,

Les Belles Lettres, 2024, 270 p, 25 €.

 

L’Essentiel de Rûmî, traduit du persan par Coleman Barks,

et de l’anglais par Jacques Deregnaucourt,

Almora, 2023, 512 p, 26 €.

 

Hâfez : Le Livre d’or du Divân,

traduit du persan par Pierre Seghers, Seghers, 2024, 192 p, 15 €.

 

 

Nos lointains gisent dans les temps anciens, dans les espaces exotiques, dans les géographies et les spiritualités curieuses. De l’Egypte hellénistique à la Perse, ce sont des lointains poétiques, dont les traductions et les éditions plus ou moins récentes, belles infidèles ou scrupuleuses restitutions, nous offrent soudain la proximité. Géographe du II° siècle de notre ère, Denys le Périégète compose sa Description de la terre habitée, que l’on lira selon une traduction en prose d’aujourd’hui ou bien versifiée depuis le XVI° siècle. Un bond géographique et temporel nous conduit en Perse, au XIII° siècle de Rûmî, puis au XIV° siècle d’Hâfez. Leurs connaissances et leur lyrisme nous parlent encore, nous envoutent, visant à nous enivrer avec les pavots de la poésie.

Heureux temps où l’on rédigeait des traités scientifiques en vers ! Denys le Périégète  tire son nom, signifiant le voyageur, de son propre ouvrage, Description de la terre habitée, telle qu’elle apparait à la suite de la carte d’Eratosthène, montrant les trois parties du monde connues au II° siècle, soit l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Notre géographe et poète écrivait à Alexandrie, pendant le règne de l’empereur Hadrien. Si des sources antiques lui attribuent des ouvrages sur le culte de Dionysos, seul nous est conservé ce vaste poème. Guère voyageur (« je ne vais pas sur les sombres nefs », dit-il) sinon dans les bibliothèques, dont celles d’Alexandrie et de Pergame, ce versificateur unit l’art du compilateur à celui du poète. Car « l’intellect des Muses me porte », comme si à vol d’oiseau, tel l’aigle de Zeus, l’enthousiasme le faisait écrire.

Les lointains de Denys le Périégète ne vont pas au-delà des colonnes d’Hercule, tant il faut attendre quatorze siècles pour que les Amériques soient découvertes, à peine au-delà de l’Indus d’Alexandre jusqu’au Gange, aux abords de l’Ecosse, de la Germanie et de la Scythie. Quant à l’Afrique, elle ne dépasse pas l’Ethiopie. Le tout à la façon d’une cartographie qui fait du monde habité une sorte d’œuf creusé en son centre par la Méditerranée et partout entourée d’une mer inconnue. La volonté d’exactitude est cependant dépassée par un goût de l’imaginaire, par une nourriture intellectuelle qui va d’Homère aux Alexandrins, non sans disserter de l’humanité civilisée, de ses dieux et de ses pouvoirs politiques, des lois qui gouvernent le monde, y compris au moyen de l’influence des astres. Lesquels trouvent leur correspondance par la grâce d’Aratos, dont les Phénomènes[1] est lui un poème astronomique écrit au III° siècle. Reste que ce monde tourne autour de la puissance romaine et de l’influence culturelle grecque.

Il n’est pas un géographe au sens moderne du mot, tant il englobe histoire et mythologie, prodiges et traces des héros, ethnographie et sciences naturelles, frôlant la dimension de l’encyclopédie, à la lisière du bien plus abondant Pline l’Ancien[2], malgré sa brièveté, soit un seul rouleau de papyrus, donc une trentaine de nos pages, d’ouest en est, à l’occasion desquelles il tutoie son lecteur anonyme. Mais le poète excelle en ses surprenantes métaphores, lorsque, par exemple, la terre ibérique « est semblable à une peau de bœuf », ce qui confirme que le réalisme géographique est dépassé par l’esthétique poétique ainsi que par les allusions aux mythes, des Argonautes par exemple, et par toute une culture littéraire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cependant la qualité exceptionnelle de ce volume est assurée, non seulement par de solides introductions et notes, dus aux soins de Christian Jacob et Marcel Detienne, mais par la présence de deux traductions, même si le texte grec est absent – ce que l’on peut regretter. L’une est en prose, assez littérale, Christian Jacob[3] cherchant l’exactitude, l’autre est en alexandrins et vient du XVI° siècle. Si, pour des raisons de rigueur scientifique nous devons user de la première, la seconde nous ravit. Bénigne Saumaise publie en 1587 cette traduction ou plus exactement cette amplification, puisque les 1187 vers grecs deviennent 2740 alexandrins. Lisons la déclaration d’intention des premiers vers :

« Je veux chanter l’enclos de la terre habitée,

La mer au large sein, la carrière argentée

Des fleuves ondoyants, tant de villes et tant

De peuples infinis que j’irai racontant. »

Ce à quoi répondra sa conclusion :

« Dieux, guerdonnez ma peine, si j’ai bien chanté,

Bénins, ne me fraudez du laurier mérité. »

L’on a compris que Bénigne Saumaise réécrit dans un style relevant de la tradition de Ronsard et de la Pléiade[4].

Ainsi parle-t-il de « l’Europe plantureuse » :

« Je suis contraint de dire et faire jugement

Que pour certains sa forme approche entièrement

De celle de l’Afrique, hormis qu’elle est tournée

Vers le climat gelé de l’Ourse enfrissonée. »

Non sans que le mythe caresse la Gaule :

« Les filles du soleil sur ses bords peinturés

Soupiraient à soupirs longs et réitérés

Leur chéri Phaéton »

Le didactisme géographique charme également par sa musicalité. Aussi faut-il redonner à Bénigne Saumaise, injustement oublié, la dignité qu’il mérite.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Depuis sa Perse natale, Rûmi célèbre également « la splendeur de l’univers ». Considéré comme l’un des plus grands maîtres spirituels soufis et à l'origine de l'ordre des derviches tourneurs, Jalal al-Din Rûmî (1207-1273) est un poète et mystique dont la réputation bute souvent sur des traductions partielles. Bien que celle-ci soit encore une anthologie, mais abondante, soit traduite de l’anglais, depuis la traduction anglaise de Coleman Barks, elle-même une réécriture, l’on peut considérer que litre L’Essentiel de Rûmî, n’est pas usurpé, ce à l’occasion d’un voyage linguistique étonnant.

Choisis parmi ses Odes, ses Quatrains et ses Contes (eux plus précisément didactiques) les poèmes de Rûmî abordent ici des thèmes comme l'amour divin, la spiritualité, l'extase mystique, la recherche de la vérité, la nature de l'âme, le rôle du maître et la relation entre l'homme et Dieu : « les gens veulent savoir ce que tu es : / Spirituel ou sexuel ? / Ils s’interrogent sur Salomon et toutes ses épouses. / Dans le corps du monde, disent-ils, il y a une âme. / Et tu es cette âme ! »

La réputation de Rûmî ne tient pas seulement à sa dimension mystique, mais à son lyrisme, à son sens des métaphores et des images pour illuminer les concepts des plus spirituels. Ainsi l'amour universel prépare une union intime avec le Divin. Depuis l’enfance, une modeste pédagogie concourt à ce but : « Quand tu es avec des enfants, parle-leur de jouets. / À partir de ces babioles, petit à petit, ils accèdent / À une sagesse et une clarté plus profonde ».

Au-delà des maîtres, il s’agit de sentir et penser par soi-même : « Apprenez à connaître votre moi intérieur / Auprès de ceux qui connaissent ces questions, / Mais ne répétez pas mot pour mot ce qu’ils disent. »

En outre, la beauté, la musique, la danse et la joie sont des moyens infaillibles d'atteindre une plus grande conscience spirituelle : « Parmi tout ce qui est orchestre, qui est le plus heureux ? / Le roseau ! / Pour apprendre la musique, son embouchure touche tes lèvres. » Le vin même « est en réalité notre propre sang ». Il faut lire le breuvage comme une initiation : « C’est la nouvelle règle : / Brise la coupe de vin, et laisse-toi absorber / Dans l’aspiration du souffleur de verre ». Plus loin, l’amour n’est pas en reste : « Risque tout pour l’amour / Si tu es un homme véritable, / Sinon quitte cette assemblée. » Ou encore : « « L’amour a fait cette forme / Qui fait fondre la forme. / L’amour est la porte, / Et l’âme le vestibule ».

Certes, notre Persan est  musulman, mais son œcuménisme est revigorant : « Le printemps, c’est le Christ, / Qui fait sortir les plantes martyrisées de leur linceul. » De surcroit, il sait intituler un poème « Art chinois et art grec ». De cette façon, les traductions et recréations de Coleman Barks permettent à Rûmî de devenir universel, s’il e l’était déjà, au point qu’il soit l’un des poètes les plus lus aux Etats-Unis.

N’oublions pas de noter que Rûmî eut pour contemporain un autre poète et conteur persan, Saadi, dont Le Jardin des roses[5] sait associer lyrisme amoureux et morale politique, ce au travers d’un détachement que rendait nécessaire une époque confuse, marquée par les violences guerrières mongoles et les bouleversements dynastiques.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Restons en Perse, cette Perse qui n’était alors guère l’Iran des mollahs dictatoriaux et théocratique d’aujourd’hui, même s’il ne convient pas de l’idéaliser, avec Hâfez et son Livre d’or du Divân, dont cette édition, traduite par Pierre Seghers poète et éditeur bien connu, est enrichie de calligraphies joliment orangées.

Digne successeur de Rûmî, né vers 1325 à Chiraz, traditionnellement capitale du vin et des poètes, des musiciens et des tavernes, Hâfez vit sa réputation établie en France par Victor Hugo, qui le cita à  l’épigraphe de ses Odes, au début du XIXe siècle. Il est le poète persan populaire par excellence, dont la renommée s’étendit de son vivant du Gange au Danube, soit dans la plus grande part de l’aire musulmane.

Ses poèmes lyriques, sont,  en persan, des ghazals. Oralement transmis ou manuscrits, ils furent rassemblés de manière posthume par l'un de ses disciples. L’on devine que l’amour, le vin, l’éternel et le quotidien, la folie et la sagesse sont parmi les thèmes récurrents de sa grâce poétique.

« Quel est ce poète qui dit, et de telle manière, le vin, la jeunesse et l’amour aux portes de la mort ? Quel est cet inventeur d’images dont l’inspiration chante les amours profanes et les plaisirs des hommes jusqu’à les conduire hors des lisières du sacré ? Quel est enfin cet amoureux, homme de cour et de très peu d’argent, fou de poésie et d’ivresses qui, toute sa vie, se voudra libre et liera dans ses vers le réel le plus immédiat, les amours les plus charnelles aux appels intérieurs les plus ardents ? » C’est ainsi que Pierre Seghers introduit l’élu de son attention, dont le sens du plaisir luttait contre l’austérité virulente du parti dévot.

Des vers célèbres demeurent la quintessence de sa poésie :

« Sans la joue rose de l’aimée, qui peut

Dire la belle rose, et sans un gobelet de vin,

Qui peut dire le printemps doux ? »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il chante en effet dans ses versets non seulement l’amitié mais les ravissements et les risques de l’amour : « Dans la traîne de ta beauté, tu as attiré ceux qui t’aiment. De tes cheveux et de leurs boucles, mille maux sur eux ont fondu ». Jusqu’à la passion la plus exacerbée à l’égard d’un bel adolescent, peut-être un jeune prince qui subjugua sa maturité – car le sultan sut s’attacher au poète de modeste extraction – : « Je songe au sabre de la fin, je meurs de soif loin de la source, je suis ton captif et ton bien, tue-moi puisque tu me connais ».

Moins mystique que Rûmî, peut-être plus sensuel, Hâfez nous emporte dans « le jardin des roses », en un Orient digne du rêve le plus délicieux. « Boucle des idoles et de leur musc, je veux en chanter le parfum », écrit-il en annonçant Charles Baudelaire et sa « Chevelure ». « Tout un monde lointain », pour reprendre encore le poète romantique français, ainsi que le titre du concerto pour violoncelle de Dutilleux…

Si Bénigne Saumaise réécrivit la Description de la terre habitée de Denys le Périégète, l’Allemand Goethe, au début du XIX° siècle, entreprit, tant il fut fasciné par Hâfez, un vaste Divan d’Orient et d’Occident. Il rend hommage au poète persan, en particulier dans un poème intitulé « Vie universelle » :

« La poussière est un des éléments

Qu’avec adresse tu maîtrises,

Hafiz, quand pour celle que tu aimes,

Tu chantes un délicat poème.[6] »

L’on sait qu’au sein de ce dialogue interculturel, mais aussi de poèmes satiriques sur le rapport du poète au pouvoir, sur la tyrannie, la jeune Marianne von Willemer fut par l’auteur du Faust transposée en l’orientale aimée Suleika. Aux lointains temporels et exotiques, s’ajoute celui du rêve hypnotique et érotique, en une sorte d’orientalisation du lecteur, quoiqu’il faille se méfier d’un irénisme qui ne tiendrait pas compte des réalités religieuses, obscurantistes et géopolitiques.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 


[1] Avenius : Les Phénomènes d’Aratos, Les Belles Lettres, 1981.

[2] Pline l’Ancien : Histoire naturelle, La Pléiade, Gallimard, 2013.

[3] Denys le Périégète : La Description de la terre habitée de Denys d'Alexandrie ou la Leçon de géographie, traduit par Christian Jacob, Albin Michel, 1990.

[5] Saadi : Le Jardin des roses, Lidis, 1981.

[6] Goethe : Divan d’Orient et d’Occident, Les Belles Lettres, 2012, p 14.

 

Prahecq, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.

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3 mars 2024 7 03 /03 /mars /2024 10:47

 

Jules Jean Antoine Lecomte de Nouÿ : Eros - Cupido, 1873.
Musée des Beaux Arts de Nantes, Loire-Atlantique.
Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Du lit de la poésie érotique au Musée du Louvre,

deux anthologies

au service de l’art des sens et des mots.

Chiara Frugoni, Marcel Béalu & Adonis.

 

 

Chiara Frugoni : Au lit au Moyen âge. Comment et avec qui,

traduit de l’italien par Lucien d’Azay,

Les Belles Lettres, 2024, 160 p, 21 €.

 

Marcel Béalu : Anthologie de la poésie érotique, Seghers, 2023, 336 p, 32 €.

 

Poésie du Louvre. 100 poètes d’aujourd’hui, Seghers, 2024, 224 p, 17 €.

 

Adonis : Le Louvre, espace de l’alphabet à venir,

traduit de l’arabe (Syrie) par l’auteur et Donatien Grau,

Seghers, 2024, 144 p, 16 €.

 

 

Eros, fils d’Aphrodite, est un jeune dieu vigoureux chez les Grecs, alors que Cupidon, quoique cupide, soit chez les Romains, est un enfant, presque un bébé, qui donnera les amours et autres putti voletant parmi la peinture baroque. Ainsi, depuis l’Eros romain[1] et l’ère médiévale, la poésie érotique fait son lit. À l’occasion d’un séjour Au lit au Moyen Âge nous irons découvrir combien cette période, certes fondatrice de la poésie française, ne dédaigne pas de poursuivre la voie érotique de Tibulle et de Priape en ouvrant le bel ouvrage concocté par Marcel Béalu : son Anthologie de la poésie érotique, dont les vers courent du XV° siècle à nos jours. Et puisque les caprices des éditions Seghers nous conduisent vers une autre anthologie, cette fois contemporaine et consacrée à la Poésie du Louvre, également traité de belle manière par Adonis, découvrons combien et comment les mots des poètes partent à la conquête des plaisirs de la chair, du cœur et des yeux, dans une perspective à la fois historique et esthétique.

 

 

Le tiers de notre vie se passant à dormir, il faut bien un lit pour soulager notre fatigue, oublier nos soucis, rêver… Et se réchauffer, car, en notre Moyen-âge, le feu de cheminée n’était qu’une faible ressource, d’autant qu’il fallait l’éteindre pour la nuit, pour des raisons de sécurité. C’est un tel détail d’importance que l’on découvre grâce à l’essai de Chiara Frugoni : Au lit au Moyen Âge. « Comment et avec qui ? » s’interroge-t-elle en son sous-titre. L’on devine alors que désir, « propositions indécentes » et autres coquineries sont le lot du lit, jusqu’au « festival des sens », bien que l’Eglise aille se glisser entre les draps pour édicter des règles contre l’impudicité. Il n’en reste pas moins que cet ouvrage roboratif, mené de main attentive par Chiara Frugoni, est également un festival d’enluminures, où le lit pour les pauvres ne vaut pas celui d’apparat et de réception sociale des riches, souvent chaudement couvert de rouge. Et malgré l’assaut des diables brunâtres, l’oreiller dévoile les nudités et les baisers délicieux…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sans nul doute les traces de l’amour le plus tendre et de la fornication la plus franche ne sont pas seulement dans les romans et l’enluminure, mais dans la poésie. Ce que n’ignore pas la splendidement rose Anthologie de la poésie érotique de Marcel Béalu, qui commence au XV° siècle, pour se clore en notre contemporain, du moins, faut-il l’espérer, provisoirement, si les velléités de la censure et le manque d’appétit ne viennent pas faire le lit du désamour, autrement dit l’asexualité.

Les dames ne sont pas en reste au XV° siècle. Telle Clotilde de Surville

« Doucement s’esgarer layssoiz mes mains folastres

Sur le contour de tes aymables traicts,

Tandis que de mon seyn tes lèvres idolastres

En meyssonnoient les pudiques attraicts ».

Son époux Béranger avait bien de la chance !

Nombre de ces poèmes ont été publiés sous le manteau, de manière clandestine, voire sont restées dans le silence d’un manuscrit complice. Comme de Brantôme que nous oserons citer (tant pis pour les chastes de profession) :

« Et quant à l’autre, à voir sa douce mine,

Son embonpoint, son visage si bon,

Je crois qu’elle a belle motte et beau Con :

Elle aura donc mon vit pour contremine ».

Ode, sonnet, octosyllabes, alexandrins et rimes, tout ici fait usage, y compris l’épopée, certes parodique, comme La Pucelle d’Orléans de Voltaire, le néanmoins philosophe bien connu. L’on n’est pas surpris de trouver là Baudelaire et ses « promesses du visage », Théophile Gautier dont « le foutre jaillit comme par une pompe », « Verlaine, sa « luxure en songe » et sa célébration des « couilles de [son] amant, sœurs fières / À la riche peau de chagrin » et « le vit, [son] idole », où peut-être faut-il deviner les attributs de Rimbaud. Mais plutôt Mallarmé, « levant au nombril la baptiste ». Il s’agit de se faire plaisir, en un onanisme linguistique bien senti, mais aussi « d’offusquer le bourgeois », selon le mot de l’anthologiste.

 

L’on a beau être de la Pléiade, classique, romantique ou surréaliste, l’amour, ses douceurs et fureurs spermatiques et utérines sont toujours au rendez-vous, nonobstant les choix stylistiques.

Cinq siècles tard, à Clotilde de Surville répond Grisélidis Real qui, en 1965, commence avec ardeur :

«  Par le grand lys noir de ton sexe

Et par la douceur veloutée

De ses mandarines jumelles

Dans la tiédeur de tes broussailles »

Toutes les gammes de l’éros se conjoignent en ce florilège : tendresse, obscénité viriloïde, grivoiserie, amoureuse séduction. Mais aussi bonheur, comme à l’occasion de cette femme de Lettres du XVII° siècle, Marie Catherine Desjardins, dite Madame de Villedieu, dont le sonnet, et son dernier tercet, soit la chute, suffisent à nous rendre rétrospectivement amoureux d’elle :

« Une douce langueur m’ôte le sentiment ;

Je meurs entre les bras de mon fidèle amant

Et c’est dans cette mort que je trouve la vie ».

L’on sait que ce sonnet fut jugé en son temps scandaleusement libertin, alors qu’une liaison passionnée l’attacha longtemps à Antoine de Boësset, sieur de Villedieu.

Avec modestie, Marcel Béalu (1908-1993), lui-même poète, n’a pas cru devoir y faire figurer ses propres productions. Aujourd’hui, c’est avec justice que l’éditeur adjoint quelques-uns de ses vers : « Ses jambes sont la prairie sous-marine / Une palourde noire y dort / Qui ne s’entrouvre que pour moi ».

Cette splendide et abondante anthologie, précédée par l’amusante liste d’un « petit glossaire de la langue érotique », n’est évidemment pas la seule du genre. Parue initialement en 1971 dans son édition originale, à l’époque de la libération sexuelle, la voici enrichie de plumes féminines, de surcroit illustrée avec une douce fantaisie épicée par Louise Bourgoin. Suave souvent, raide et mouillée parfois, elle mérite de figurer aux côtés de celle libertine et débridée de Pierre Perret[2], chanteur facétieux. Car, à toute époque, Eros est en enfer, ou au paradis des bibliothèques. Et puisque six siècles de poésie galante et gaillarde nous ont précédés et sont libérés, reste à souhaiter que son élégance et sa verdeur puissent rester préservées, continuées, renouvelées par nos descendants que la pruderie et l’obscurantisme n’auront pas opprimés…

 

Museo de Zamora, Castilla y Léon.

Photo : T. Guinhut.

 

 

Sensuelle encore, mais moins coquine, plus académique, est cette initiative anthologique, conviant cent poètes d’aujourd’hui parmi les salles du parisien musée du Louvre. La poésie est historienne est visuelle, cultivant l’ekphrasis, cette figure rhétorique venue de l’Antiquité, qui consiste à décrire une œuvre d’art. L’on sait combien Baudelaire était un habitué des lieux, dont il a tiré en partie le poème « Les phares ». Aussi le défi est après lui redoutable.

Classés non plus par ordre chronologique, mais alphabétique, d’Abd al Malik à Cynthia Zarin, traduits du hongrois, de l’anglais ou du chinois, ou simplement français, ils sont observateurs et volontiers lyriques, tant l’admiration ne peut leur manquer. Versets, vers libres, plus rarement poésie en prose, mais encore ces alexandrins qui n’ont rien de désuet, la variété est assurée, autant que les étages et les salles nombreuses du Louvre, autant que la prolifération des marbres, des bronzes, des huiles sur toiles et des pastels. Aussi les uns, comme Jacques Darras, font « une courte visite en dix tableaux », entre la Cour carrée, la pyramide de Pei et Camille Corot, alors que d’autres choisissent une œuvre, une seule, qui les bouleverse, à l’instar de Stefan Hertmans, un Néerlandais, pour qui

« Carpaccio parle en beauté de violence,

Et nous montre fragiles autant que des pensées ».

Au moyen de quatre « tablettes », ou strophes, Ali al-Attar reconstitue « le voyage du dieu sumérien », annonçant involontairement « Le Voyage à Cythère » de Watteau, qui devient un « piège photographique » pour Istvan Kemény. André Velter lui aussi est fasciné par l’Antiquité, en l’espèce des scribes d’Egypte et de Boétie : « il m’arrive de les tutoyer en tant que frères de calame ». En l’espèce chaque auteur découvre et parcourt « le musée de [sa] mémoire », selon les mots du Slovène Ales Steger. Amadou Lamine Sall affirme avec joie « Quand Dieu prend ses vacances il prend ses quartiers au Louvre », là où « la peinture tient la main de la sculpture, regard contre regard ». Gratitude et jubilation ne cessent guère d’animer nos versificateurs et prosateurs. Délicieusement émue, Dorothea Lasky chante :

« L’art qui n’est que pétales tombées

Laisse le temps qui est le sien aller de l’avant »

De toute évidence, le risque, probablement assumé, réside parmi la diversité, avec ses qualités et défauts, soit des prises de paroles inégales, tant la poésie contemporaine a un faible pour le prosaïsme. Ce pourquoi nous aurons la courtoisie de passer sous silence tous ceux qui ne nous ont pas persuadés de leur talent poétique, abusant par exemple de l’énumération, en cette initiative anthologique pourtant fort originale.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’écrivain aime souvent à user d’un pseudonyme. Celui d’Ali Ahmad Said, né en 1930 en Syrie, dont il dut fuir les persécutions à cause de ses exigences politiques, ne doit rien au hasard. Adonis à tout de la mythologie grecque, de l’érotisme puisqu’il fut aimé par Vénus, de l’espace méditerranéen, sans compter son cosmopolitisme : n’a-t-il pas consacré une vaste ode à la ville de New-York[3], quoique par toujours indulgente envers ce nœud névralgique de la puissance américaine ? Mais son espace mental va plus loin encore, dans le temps et dans l’espace. En effet répondant à l’appel du Musée du Louvre, il s’engage parmi les œuvres venues du troisième millénaire avant notre ère et de Mésopotamie. Appelant au secours de sa langue inspirée les figures de Gilgamesh et d’Enkidu, il ne dédaigne ni l’Egyptienne Néfertiti, ni Alexandre le Grand, disciple d’Aristote et grand conquérant de la Grèce à l’Indus.

Le souffle des versets d’Adonis s’empare bellement du mythe de Gilgamesh - auquel Diane de Selliers a consacré une édition indépassable[4] - en une réécriture méditative et lyrique. La « robe sumérienne » d’une statue mésopotamienne entraîne le poète en une envolée métaphysique, car « la pierre est un alphabet ».

Construit en sept tableaux, ce recueil, bilingue arabe et français, fait parler le Louvre, « école cosmique » et « demeure à faire mourir la mort ». Car « la racine du sens est dans ses entrailles ». Anthropomorphisant le lieu qui abrite et unit « Ishtar, Isis et Vénus », le poète émeut son lecteur, interroge l’Histoire et le temps, la mortalité et la pérennité des civilisations, la pouvoir du mythe. N’est-ce pas la fonction essentielle de la poésie ?

 

 

Toute anthologie est un musée autant que tout musée est une anthologie, si l’on se reporte vers l’étymologie de ce dernier vocable, signifiant les plus belles fleurs. Bien que les musées d’art religieux ne soient guère propices à l’érotisme, à moins de considérer l’extase des saintes, les tentations de Saint-Antoine et autres Marie-Madeleine, les temples de l’art, comme ce Louvre célébré par les poètes, peuvent être prodigues de Vénus et autres trois Grâces. Les plus curieux cependant iront à la recherche des cabinets secrets, tel celui du Musée royal de Naples[5], où se cachent les « peintures, bronzes et statues érotiques » venues de l’Antiquité…

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Jean-Noël Robert : Eros romain, Les Belles Lettres, 1996.

[2] Pierre Perret : Anthologie de la poésie érotique, Nil, 1996.

[3] Adonis : Tombeau pour New-York, Sindbad-Actes Sud, 1999.

[5] Musée royal de Naples, Au Cercle du Livre Précieux, 1959.

 

Aristide Maillol : Les Trois Grâces, 1930.

Musée Sainte-Croix, Poitiers, Vienne.

Photo : T. Guinhut.

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2 décembre 2023 6 02 /12 /décembre /2023 17:49

La Couarde-sur-Mer, Île de Ré, Charente-Maritime.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Les carnets poétiques et photographiques

de Patti Smith :

Babel, La Mer de corail, Dévotion,

Un Livre de jours.

 

 

Patti Smith : Babel, Bourgois, 1981, 226 p, 95 F.

 

Patti Smith & Robert Mapplethorpe :

La Mer de corail, Tristram, 1996, 72 p, 130 F.

 

Patti Smith : Dévotion, Gallimard, 2018, 160 p, 14,50 €.

 

Patti Smith : Un Livre de jours, Gallimard, 2023, 400 p, 26,50 €.

 

Arthur Rimbaud, Patti Smith :

Une Saison en enfer, 2023, Gallimard, 176 p, 45 €.

 

 

 

Même un amateur inconditionnel de Jean-Sébastien Bach doit reconnaître que la musique de Patti Smith a de la gueule, pour parler familièrement. Parmi treize albums, Horses, Estear, Peace and Noise résonnent à nos oreilles secouées, émues. Celle dont le diminutif vient de Patricia Lee Smith, est née 1946 à Chicago, pour galérer dans sa jeunesse agitée, et devenir une chanteuse et guitariste rock, sans oublier l’étonnante écrivaine, artiste-peintre et photographe. Rythme beat et garage rock s’entrechoquent au point qu’elle soit une icône du mouvement punk. Sa voix est à la voix rauque et lyrique, enragée, prometteuse, voix dont l’engagement politique en faveur des libertés, pour les Pussy Riot, pour Edward Snowden, contre la guerre en Irak, puis le réchauffement climatique d’origine anthropique (du moins pense-t-on), en fait une figure étincelante, presque universelle. Et si l’on est réticent à l’égard d’une bruyante musicalité, d’une chanson aux accents populaires, et cependant personnels, reste le silence profondément  parlant, onirique, des recueils, des livres, où la photographie est une autre dimension du silence sur la page. Entre Babel et Un Livre des jours, bruit avec émotion un puzzle poétique et autobiographique.

Abandon de la tour et brisure des langues, le mythe de Babel nous parle autant de la juste colère du Dieu face à l’orgueil humain que de la perplexité devant l’incroyable diversité des parlers qui s’entrechoquent, incompréhensibles les uns aux autres. À ce vice humain, Patti Smith a renoncé, lorsqu’en 1970 elle avait soudainement abandonné le stade de Florence où se massaient 80 000 idolâtres, pour se marier, faire des enfants, écrire dans une campagne lointaine près de Detroit. C’est ainsi qu’est né, en 1974, le recueil intitulé Babel, un livre que l’histoire de la poésie ne peut ignorer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un arrière-plan rimbaldien et surréaliste, une influence de William Burroughs, tout conspire à faire de ce recueil une transe électrique, où l’écriture automatique se mêle à l’inspiration poétique pour nourrir un flux orphique, entre nécessité du cri et alchimie créatrice, dans le sillage de Rimbaud, dont la forme du poème en prose permet de se faire autre par la langue. Ce dont témoigne « Le rêve de Rimbaud », dont notre poétesse se prétend « une veuve », et auquel, en dépit du siècle qui les sépare, elle adresse un fantasme torride : « oh arthur arthur. nous sommes en aden abyssinie. faisons l’amour »…

Mais aussi à l’aide - ou en dépit - des drogues, comme l’indique l’incipit de l’ouvrage : « héroïne : l’artiste. la première maitresse se tord dans un jardin honoré de brins d’herbe hautement polie… délivrance (éthiopium) est la drogue… un cri de bête dit tout… des notes versées dans la caste liberté… la liberté d’être intense… de défier l’ordre social et de briser la lente monotonie assassine de la censure. ». Ainsi, dès cette déclaration d’intention inaugurale, la prose de Patti Smith est luxuriante, vibratoire et sensuelle, non sans inquiétudes devant les orages des années 1970 et le désarroi métaphysique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le titre trouve bien évidemment sa justification. L’on découvre « l’architecte suprême - celui qui avait mis le feu aux fondations de babel. celui qui avait fait passer le nom des noms par la langue et la matrice d’une femme. celle qui avait provoqué dieu à briyer et cracher des commandements de dents et de mangues. d’ève le vengeur. devise derviche ». L’on notera la ponctuation toute personnelle.

Et, pour clore son livre, elle revient au « pré babel », offrant à son lecteur une sorte de talisman vocal : « ton opium c’est l’air que tu respires / et les façons dont tu manipules tes particules de charme ».

Les expériences d'écriture automatique présentent de lumineux moments, des instants abscons, des pages mélancoliques. Comme les pièces dissemblables d’un puzzle dont il faudrait trouver la cohérence, peut-être impossible, sinon la diffraction du moi Patti Smith, qui est un peu le nôtre. Les portraits d’Edie Sedgwick et de Georgia O'Keeffe sont des moments phares, quand la dernière partie en prose « Babel » qui donne encore son nom au recueil, illumine de ses « Soleils » l’ampleur d’une poétesse « digne d’être adorée par un monastère. pourvue de tous les vices ». Bien que jailli il y a déjà un demi-siècle, ce livre « dédié au futur », reste vigoureusement séminal…

 

Librairie La Belle Aventure, Poitiers, Vienne.

Photo : T. Guinhut.

 

Si Babel est illustré de quelques malhabiles photographies de son auteure, La Mer de corail est cette fois un réel dialogue entre une quinzaine de poèmes en prose et les photographies de Robert Mapplethorpe. Elle vécut avec lui, non seulement à la ville et à la campagne, mais dans une communion créatrice. C’est lui le créateur des pochettes de ses disques, et sa photographie sensuelle, associant portraits, nus et fleurs, entre un néo-classicisme assumé et des représentations sadomasochistes, lui permit d’obtenir la consécration du Whitney Museum de New York en 1988, avant qu’hélas il meure du Sida à 42 ans.

Statues, herbe, fruit, icebergs en noir et blanc, muets et calmes, voisinent avec des textes intensément lyriques, élégiaques et tragiques. Car il s’agit d’un texte de deuil : « Quand il est parti, je n’ai pas pu pleurer, alors j’ai écrit ». Morphée, « dieu des rêves », préside à l’écriture, tandis que la mer du titre est « aussi dense qu’un Rothko ». Le voyage, onirique en diable, emprunte un bateau qui est à la fois celui des mers solaires et du Styx. L’on y croise un personnage, « M », pour Mapplethorpe - nous l’avons deviné – qui est évoqué avec tendresse : « Inclinant la tête il sentit quelque chose lui effleurer la joue. C'était un de ses cils, qu'il ôta avec une délicatesse de collectionneur ». Ce dernier voyage, testamentaire, tente d’aspirer à une transcendance : « Il avait ignoré la nature, et désormais se tournait vers elle pour son salut, entreprenait de faire la paix avec elle, s’inclinant devant ses mystères ».

Deux parties, « Voyage » et « Litanie », composent ce recueil, la seconde étant un triptyque presque religieux, en tous cas spirituel, conçu comme suit : « Crux », « Magua », « Imago ». Comme si le photographe-amant avait été changé en ange : « Car M avait échappé à l’emprise de la Mer de Corail et investi la destinée en fixant sur son sein ses grandes ailes, confiant ses mêmes ailes aux bras repliés de la diaconesse sur son âme ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Titre apparemment religieux, Dévotion s’adresse à l’écriture. Celles de Simone Weil, Arthur Rimbaud, Patrick Modiano, Albert Camus transparaissent en filigrane parmi ce qui est à la fois récit et journal intime, là où « la Muse cherche à être vivifiée ». Tous ces auteurs sont en quelque sorte les maîtres de Patti Smith, poursuivis à Paris puis en Provence, mais avec précaution et respect. Comme lorsque la fille de Camus, Catherine, lui permet de prendre entre ses mains le manuscrit du Dernier homme : « On ne pouvait s’empêcher de remercier les dieux d’avoir doté Camus d’un stylo intègre et judicieux ». Dévotion encore dont témoignent quelques photographies, entre Saint-Germain-des-Prés et Lourmarin, là où dorment les pierres tombales solitaires de ses écrivains d’élection.

Au cœur du recueil, la nouvelle-titre anime « une Simone Weil toute menue ». Un admirateur, intrigué, la suit pour la découvrir patiner avec art sur un étang gelé : « il était enflammé par le ravissement dans lequel elle était ». Et lorsqu’il laisse à l’intention de la patineuse un luxueux manteau, ce dernier « lui procurait la chaleur d’un miracle ». Elle s’appelle Eugenia et confie sa vie à son journal intime. Son destin se résume ainsi : « synthétiser la danse classique et le patinage ». Que sera pour elle ce marchand d’art qui lui offrit ce manteau, alors que « le patinage [est] son amant » ? Néanmoins, puisqu’il lui offre de réaliser à Vienne son rêve, elle devient l’aimée d’Alexander. Sur la glace, c’est à Maria d’être son entraîneuse exigeante en même temps que fascinée par son talent : « As-tu fait un pacte avec le diable, quelque marché inavouable ? s’enquit-elle en riant ». Il l’emmène voyager, sur les traces de… Rimbaud encore. Le crime, avec le fusil du poète, la libère d’Alexander, afin de revenir à sa maison forestière près de l’étang, pour une fin tragique suggérée…

En ce conte, une telle patineuse, que l’obsession pour son art conduit à l'irrémissible, ne peut que s’inscrire dans le cadre d’une réécriture du mythe de Faust, tel que Goethe le magnifia. N’est-ce pas l’image de l'engagement et de la passion, non sans risque, dont notre auteure fit et fait sans cesse preuve ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est à une sorte d’autoportrait mental, un bilan autobiographique, que notre chère Patti Smith se livre à l’occasion de son Livre de jours, confectionné pendant la pandémie covidienne et publié en 2022 aux Etats-Unis. L’exercice est celui d’une nostalgie créatrice. Les amis disparus, les tombes, tout témoigne d’une dimension élégiaque ; ainsi ce « drapeau de la Marine de mon frère, plié et noué par lui. En sa mémoire il restera toujours ainsi ». Le bel objet-livre ressortit également au « collage fragmenté de notre époque », entre fragment de la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis et compositions en révérence à des artistes comme Franz Zappa ou Jean Genet. Des autoportraits en noir et blanc, une tasse de thé sur les anges en couleur de Giotto, une icône de Saint-François dans la cuisine, des cafés à Paris et Zurich, tout un univers aux larges amplitudes culturelles et géographiques fait face au temps, ainsi conjuré. Parfois, d’étonnantes compositions confinent au mystère de l’abstraction, comme ce « Manteau noir avec sommet », étrange mausolée funéraire et mystique. « Objet-fétiches », disques, livres sont mis en scène, avec leurs couvertures rouge passé, leurs pages aimées : Marcel Proust, Jim Morrison, témoignant de l’éclectisme et de la curiosité de notre mémorialiste. Quant aux mains vieillies, elles reposent sur un manuscrit, ou se lèvent pour le public lors d’un concert. En ce sens, ce volume est paisiblement narcissique, autant qu’un don à autrui.

Ainsi la photographie fut longtemps la compagne de Patti Smith. Il n’est que de rappeler son récit allégorique illustré par celui qui fut l’un de ses chers amants : Robert Mapplethorpe. Mais notre poétesse n’a pas la prétention d’égaler la maîtrise plastique de ce dernier. Ce sont ici, pour chacun des 365 jours de l’année, des polaroïds, puis au smartphone, des photographies publiées sur Instagram, sur les conseils de sa fille Jesse. Même si l’on y croise des images d’autrui, des portraits iconiques, de Martin Luther King, ou de Greta Thunberg, en cela redevable de l’esprit du temps, peut-être plus discutable. Au-delà de l’indéniable intérêt de la démarche et de la réalisation, composant un portrait kaléidoscopique de notre héroïne, le lecteur ne peut-il pas s’en inspirer pour créer son propre livre de jours…

 

Sa passion pour Arthur Rimbaud est telle qu’elle acheta en 2017 la maison qui avait remplacé celle de la mère du poète à Roche, près de Charleville-Mézières, où il écrivit Une Saison en enfer. L’on ne s’étonnera pas qu’avec une scrupuleuse dévotion elle publie aujourd’hui une édition de ce recueil de 1873, qu’elle qualifie de « drogue de ses jeunes années », édition illustrée de maints documents, dessins et photographies dont l’émotion est palpable. C’est l’occasion rêvée de « mettre mes pas dans les siens », écrit-elle. Au point qu’à la faveur du frontispice elle se soit photographiée avec le pistolet dont Verlaine usa pour tirer sur le poète, silencieux dans sa main, comme une sorte de Calamity James de la poésie. Elle arbore pensivement « ce petit objet, témoin de tant d’amour et de souffrance », que l’on retrouve coloré par les voyelles du fameux sonnet aux synesthésies. Car aux côtés des poèmes prose, figurent ceux en vers, sans omettre de reproduire fort lisiblement les manuscrits. Les « Lettres à sa famille », concluent l’ouvrage, dont les photographies, sont tantôt documentaires, tantôt allusives, tantôt métaphoriques. Et combien est émouvante, en guise d’épilogue, cette silhouette mangée par ses longs cheveux gris, qui se dresse sur une plage ventée, comme une statue de mémoire…

L’hommage à l’adresse de cet adolescent « qui reconnaissait et repoussait tous les miroirs, combattait tous les démons, démasquait les archanges et prophétisait l’époque moderne », se présente avec modestie comme celui d’« une distillation basée sur mes lectures et mon intuition ». Il n’en reste pas moins que Patti Smith n’honore pas seulement notre discothèque mais notre bibliothèque, en veillant Rimbaud, et surtout au moyen de sa rimbaldienne et néanmoins personnelle « Babel », pour reprendre le titre d’un recueil étrange et non moins sonore pour notre émotion et notre imagination, dans lequel « le son est le ver curatif injecté dans le bas-ventre de la langue d’amour ».

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Un Livre de jours

fut publiée dans Le Matricule des anges, octobre 2023.

 

79Tours VinylShop, Niort, Deux-Sèvres.

Photo : T. Guinhut.

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19 novembre 2023 7 19 /11 /novembre /2023 16:55

 

Martello/Martelltal, Trentino Alto Adige, Südtirol.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Vies, poésies & peintures d’Emily Dickinson,

par Françoise Delphy, Diane de Selliers,

Dominique Fortier & Jerome Charyn.

 

 

Emily Dickinson : Poésies complètes,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Françoise Delphy,

Flammarion, 1472 p, 2009, 39 €.

 

Emily Dickinson : Poésies illustrées par la peinture moderniste américaine,

Diane de Selliers, 2023, 412 p, 230 €.

 

Dominique Fortier : Les Villes de papier. Une vie d’Emily Dickinson,

Grasset, 2020, 208 p, 18,50 €.

 

Jerome Charyn : La Vie secrète d’Emily Dickinson,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Chénetier,

Rivages, 2013, 432 p, 24,50 €.

 

 

 

Une vie si labile, des poèmes si elliptiques, ainsi l’on devine une femme si étrange, qui n’a d’autre nom qu’Emily Dickinson. Est-il une bibliothèque digne de ce nom sans le recueil complet de ses vers ? Ralph W. Franklin donna en 1998 une édition scrupuleuse et intégrale, bientôt suivie, en 2009, par la traduction de Françoise Delphy, patiente, impressionnante et précieuse prouesse. Sa vie brève, entre 1830 et 1886, dans une petite ville du Massachussetts, n’aura connu ni mariage, ni enfants, ni recueil publié, hors quelques vers orphelins de ci-de-là. Heureusement pour la postérité, ce fut sa sœur qui recueillit pieusement dans des boites l’ensemble de ses vers aux tirets nombreux, moins nombreux que la richesse des choses vues - malgré la réclusion -, la profusion des métaphores et la vigueur métaphysique. Si nous demandions « Devrais-je être amoureux d’Emily Dickinson ?[1] », la question rhétique laissait évidemment deviner une réponse plus que positive. Néanmoins il faut avouer qu’une telle admiration est partagée par bien des lecteurs, entre Lou Doillon et Diane de Selliers, dont le volume des Poésies illustrées par la peinture moderniste américaine est une ode somptueuse, entre la respectueuse Dominique Fortier et l’impertinent Jerome Charyn. Tous lecteurs à la sensibilité affutée.

 

 

Ne serait-ce pas une gageure ? Illustrer des poèmes souvent brefs, lacunaires, mystérieusement suggestifs… L’on aurait pu imaginer que seules des encres zen, des esquisses botaniques et ornithologiques eussent convenu. Comme avec le soin d’une certaine pudeur, d’une retenue devant les minuscules infinis de la poétesse, qu’il faudrait à peine effleurer, sinon déflorer.

Pourtant le microcosme de chaque poème se voit refléter dans le macrocosme de chacune de des peintures américaines choisies à leur service par Diane de Selliers. Si elles ne sont pas exactement contemporaines de notre poétesse, elles déboulent en avalanche depuis la première moitié du XX° siècle pour permettre une lecture en écho, un art de la fugue souverainement intemporel. L’écho se révèle parfois littéral, parfois subtilement métaphorique, car en toutes occurrences l’amplification n’obère pas les vers, qui savent garder leur insolite particularité, et en sortent renforcés.

Elle n’a qu’un jardin, une cuisine, une chambre, quelques voisins, un amour inabouti, de rares intimes. « La messe est dans le jardin », écrit Emily Dickinson. La mort et la transcendance bousculent ses vers en grondant, alors que, toute petite fée recluse comme une nonne, elle ne cède à aucune religiosité instituée. Et pourtant sa plume rayonne vers le monde, vers les phares et les fleurs, la mer et les couchers de soleil américains. Elle a lu Shakespeare, la Bible et Emily Brontë ; elle cisèle une œuvre inouïe, que comme Kafka elle imaginait devoir disparaître, sans la détruire cependant. Le bel acte manqué permit à sa sœur de la publier. Le rythme des vers non rimés, sans aucune contrainte métrique, des majuscules aléatoires, des tirets comme respiration et souffle, une ponctuation hasardeuse, voire disparue, tout concourt à de délicats effrois sacrés, à de minuscules extases, à la mesure cependant de l’univers, comme, face à un « Sunrise » rouge et jaune de Georgia O’Keeeffe, en 1858 :

« C’est comme si je demandai à l’Orient

S’il avait un matin pour moi –

Et qu’il lève ses Digues de pourpre,

Et me fracasse d’Aube ! »

Ses vers, plus éphémères que l’abeille et le papillon, qui sont parmi ses personnages favoris, acquièrent alors un pouvoir d’éternité. Or sur une étagère de bibliothèque, qui sait si sans ses pages vibrantes elle eût été complète ? Et, bien entendu, dans nos mains pieuses, sur nos oreilles lentement agiles, comme lors d’une Pentecôte poétique où le don de la langue poétique innerve en 1870, face au tableau puritain de Grant Wood, « American Gothic », la collusion de l’inquiétude et de la beauté :

« Nous nous présentons

Aux Planètes et aux Fleurs

Mais entre nous

Règnent des protocoles

Gênes

Et effrois »

D’où vient l’ébouriffante radicalité d’Emily Dickinson ? Elle n’est pas - en dépit de son temps - une romantique, pas encore une symboliste, mais un génie aphoristique et fulgurant, éminemment solitaire :

« Certains font leurs Dévotions en surplis –

Moi, je ne porte que mes ailes ».

Ainsi chante en 1861 cette damoiselle élue et panthéiste. Souhaitons qu’un modeste pèlerinage puisse déposer un exemplaire, vêtu de son précieux étui, de ce livre d’art entre tous, sur la tombe de celle que l’on surnommait « la dame en blanc », tant elle adopta cette pureté vestimentaire qui lui convenait si bien.

Autrice-compositrice-interprète, actrice, dessinatrice et mannequin franco-britannique, née en 1982, Lou Doillon répond à plus d’un siècle de distance à celle qu’elle a chantée à plusieurs reprises. Sa préface est pleine d’émotion : « tout ce qui se trouve au-delà de ma véranda, au-delà de ma portée, est lisible par elle ». La voici offrant un éloge à « la poétesse lépidoptériste, émerveillée pour sa propre éternité, nous laissant entr’apercevoir la nôtre ». Si Lou Doillon n’est pas une universitaire (au contraire de Françoise Delphy) pas une professionnelle de la critique, elle résume d’une façon judicieuse le tropisme d’Emily Dickinson : « Ses poèmes sont tour à tour incantations, sortilèges, comptines, jeux d’enfants, marelles jamais inquiétées par la mort qu’elle interpelle et tutoie, qu’elle regarde bien en face pour s’en détourner, émerveillée par un coucher de soleil, par le vol d’un roitelet. Elle semble appartenir tout autant au végétal, au minéral, à l’enfance, à la vieillesse, au masculin, au féminin, au divin ».

Quant à la traductrice, Florence Delphy, qui fournit une édition incontournable, en herméneute attentive et modeste, elle déclare : « C’est une poésie qui n’est pas bavarde, qui est allusive, elliptique, concentrée, ramassée, serrée. » Elle s’interroge : « quand un mot est isolé entre deux tirets, est-il relié au mot d’avant ou à celui d’après, aux deux, ou est-il indépendant ? » Nous ne le saurons jamais, en une délicieuse indécidabilité, comme les ondes et les corpuscules de la physique quantique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’on ne s’étonnera pas de la nécessité du bilinguisme, aussi bien dans les poésies complètes que dans ce volume aussi pictural que typographiquement musical. Aussi fallait-il réaliser une sélection. En cette anthologie, 162 poèmes trouvent leurs correspondances au moyen de 170 peintures, souvent paysagères, entre ciels et fleurs, parfois des portraits, de la part d’artistes soucieux de s’affranchir de l’influence et des codes de la peinture européenne, et surtout de trouver une voie proprement américaine, sans qu’il s’agisse de nationalisme étroit.

Cette peinture peut être tout à fait réaliste, à l’instar d’Edward Hopper, ou aventureusement abstraite, comme parmi les floraisons de Georgia O’Keeffe. Enigmatique toujours. En ce sens l’association d’une œuvre de mots et d’une autre de couleurs offre à l’amateur de cet ouvrage un défi sans cesse renouvelé : découvrir les rimes thématiques et métaphoriques qui les lient sans les enfermer.

Par exemple, cette harmonie de bruns, une femme méditant, une fleur rouge à la main, auprès d’une boule terrestre ouverte, par Helen Lundeberg, intitulée « Artits, Flowers and Hemispheres », en regard de ce poème de 1863 :

« Je paie Cash – en Satin –

Vous n’avez pas mentionné – votre prix –

Un Pétale, pour un Paragraphe

C’est à peu près ça non ? »

De poème en poème, parfois d’une brièveté lapidaire, parfois plus étendus, l’on  croise Charles Burchfield, Arthur Dove, Edward Hopper, Georgia O’Keeffe, Agnes Pelton, Charles Sheeler, Henrietta Shore, Marguerite Zorach, Marsden Hartley, Charles Demuth ou John Marin. Ils sont loin du formalisme conceptuel propre aux mouvements d’avant-garde européens du début du XXe siècle. C’est sous l’œil averti du photographe moderniste Alfred Stieglitz, que ce groupe de peintres, tous originaires des États-Unis, balaie les grands espaces américains, ses hommes et ces femmes, ouvriers, paysans, jeune fille lançant un signal dans un pré…

Le défi a été relevé avec talent par Diane de selliers et son équipe. Typographie, soin de la photogravure, tout répond à la délicate exigence d’une Emily choyée, sans compter le lecteur, bouleversé.

 

Photo : T. Guinhut.

 

Probablement notre poétesse aurait-elle avec reconnaissance apprécié l’évocation que dresse la romancière québécoise Dominique Fortier en ses Villes de papier. Une vie d’Emily Dickinson. Car pour la narratrice, qui intervient parfois en quelques confidences personnelles, Emily est une « ville de bois blanc » ; celle du papier de ses poèmes, car le plus souvent recluse, oublié du monde. On ne lui connait qu’un portrait photographique, hiératique, fragile, attendrissante. Elle n’est saisissable qu’à travers ses poèmes, et encore avec précaution.

Dominique Fortier, soigneusement documentée, se livre à une évocation de ce qui devient un personnage mi-réel, mi-fictionnel, en une sorte de paraphrase libre. « Père », « Mère », « Sophie », la « couturière », le jardin, la bibliothèque, entre Shakespeare et la Bible, sont autant de personnages ; la neige, les oiseaux, autant d’événements. « Quatre-cent vingt-quatre spécimens de plantes et de fleurs » dans son herbier sont presque autant de poèmes, qui, eux, sont 1789. Mais, pour celle qui n’a pas conçu d’enfants, « ses poèmes ne sont pas des enfants de papier. Ce sont, tout au plus, des flocons de neige ».

Quelques rares, trop rares, citations de poèmes innervent ça-et-là le récit, fait de paragraphes successivement séparés, comme des prises de notes, ou des poèmes en prose dépliant les instantanés chronologiques. La langue est assez simple, la syntaxe parfois répétitive, alignant les phrases au présent, comme des constats. S’agit-il d’émotion ou de maladroite froideur ? Laissons à la romancière de cette bio-fiction le bénéfice du doute.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Faut-il tenter de percer la carapace de mystère, comme celle d’un précieux coléoptère, qui vêt fragilement notre Emily ? Faut-il raconter sa vie presqu’invisible, au risque du fantasme ? Il fallait à l’Américain Jerome Charyn un certain toupet pour oser dire en quelque sorte : « Mademoiselle Dickinson, c’est moi », parmi les pages de sa Vie secrète. Voire une rare insolence pour faire de cette vierge sage une vierge folle… De plus, malgré l’abondance de la correspondance, sans compter les 1789 poèmes, la ténuité des éléments biographique risquerait d’inhiber le biographe s’il n’était doué d’autant de fantaisie galopante. Mais paradoxalement voilà qui ne fait que stimuler l’identification et l’imagination de l’écrivain qui use avec pétulance du mode romanesque, pour frôler sa trop secrète égérie.

D’où, au-delà de la réelle poétesse qui vécut come un éphémère entre 1830 et 1886, la nécessité de recourir à la sensibilité du lecteur de l’œuvre, mais aussi à l’imaginaire biographique de l’affabulateur. Jerome Charyn l’avoue en son préambule, il crée de toutes pièces des personnages fictifs : la directrice du Séminaire pour jeune filles, Tom le factotum au bras tatoué. Ainsi, outre « la tribu » familiale d’Amherst, le rédacteur en chef Bowles et le Juge, des protagonistes et événements supplémentaires et fantasmatiques permettent de figurer la personnalité puissante et cependant fuyante de la plus fabuleuse des poètes américains, « chasseresse dans un champ tumultueux de paroles ». Celui qui n’avait « pas envie d’écrire un roman sur une recluse et une sainte », la découvre alors « d’une terrifiante diversité ». En cette narration chronologique, à une jeune fille rousse, étrange et douée succède une femme à demi-aveugle, qui restera célibataire, très probablement chaste, et pourtant amoureuse en secret d’une demi-douzaine d’hommes mariés, qu’elle appelait « Maître », dont ce Juge qui imagina l’épouser… Tout en remplissant ses carnets de brefs poèmes aux vers libres, dont bien peu auront mieux que les honneurs de la publication posthume.

Le biographe intérieur met en scène les frasques de son héroïne du dix-neuvième siècle. Une sortie dans une « rhumerie » pour y rencontrer un Tuteur, ivrogne et tricheur, et fomenter une fuite avec lui. Ses deuils et délires, ses amours fictionnels pour des prédicateurs et des « vauriens ». Ses conflits et réconciliations avec frère et sœurs, avec le père par-dessus tout, avec la pauvre servante Zilpah, ancienne séminariste rejetée, qui conquiert son affection, double malheureuse et bientôt folle de notre recluse. Et « l’Assassin blond », Tom, pickpocket d’abord illettré, qui tournoie autour d’elle comme un fantôme, « troubadour troublé » par la « Sirène aux taches de rousseur ». C’est rarement fastidieux, souvent inspiré, palpitant, toujours fantasque, lyrique, voire érotique, scabreux ; et terriblement lumineux et pathétique pour qui se fait appeler « Daisy le kangourou ».

L’on connait l’écriture poétique d’Emily Dickinson, fulgurante, elliptique, associant brusquement des éléments concrets de la maison et du jardin avec des hypothèses métaphysiques renversantes. Pourtant, le romancier ne parait citer aucun poème. Il a eu le front de les subtilement intégrer en son récit, d’utiliser « ses modulations et ses tropes ». Et de faire entendre une voix, comme une Eurydice ramenée par Orphée, sensuelle, farouchement libre, non sans humour, d’une ironie dévastatrice envers bigoterie et préjugés : car « Satan chante » en « Poète ». Cette voix de « magicienne des Pétales et des Paragraphes » anime la présence miraculeusement retrouvée de l’héroïne narratrice. Ainsi celle qui se confie en disant « je » dresse le portrait de ses aspirations et folies, de ses deuils et désespoirs ; en ce qui devient un nouveau genre, consistant à littérairement s’emparer du point de vue, du corps et de l’esprit d’un écrivain disparu, dont « il était rare que le crayon bondît ».

La carrière du prolifique Jerome Charyn semble ici aborder un tournant. Après une cinquantaine de titres, policiers, livres pour enfants, ou portrait magique de New York[2], il déploie non sans brio une vie intérieure dramatique. Mais à vouloir déployer un art presque cinématographique, entre péripéties nombreuses, enlèvements amoureux, incendies de granges et guerre de Sécession, oublierait-on presque la création poétique, ce « bruit qui sans cesse retentit dans mon cerveau » ? Reste à savoir si Emily Dickinson eût consenti à une telle exhibition, à ce beau mensonge probablement trop romanesque : peut-être avec une gourmandise indignée…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Que de beauté fragile, en ses poèmes, face à une immense métaphysique ! Ainsi en 1868 :

« Les braises ardentes rougissent –

Ô cœur à l’intérieur du Charbon

As-tu survécu tant d’années ?

Les braises ardentes sourient –

Les nouvelles de la Lumière s’animent doucement

Les secondes impassibles luisent

Il est une condition requise pour un feu qui dure

Que Prométhée n’a jamais connue –[3] »

Petite Prométhée de papier et d’encre, Emily Dickinson a volé, l’on ne sait comment, le feu de la poésie aux Muses elles-mêmes. Ne doutons pas que les neuf déesses lui aient aisément pardonné.

Thierry Guinhut 

La partie sur Jerome Charyn a été publié dans Le Matricule des Anges, octobre 2013

Une vie d'écriture et de photographie

 

[2] Jerome Charyn : Métropolis. New York, comme mythe, marché, et pays magique, Métropolis, 2000.

[3] Emily Dickinson : Poésies complètes, p 973.

 

Emily Dickinson. Photo : T. Guinhut.

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4 mars 2023 6 04 /03 /mars /2023 14:15

 

Soria, Castilla y Léon. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Anthologies poétiques & autres poésies féminines :

L’Île rebelle, Haute tension,

Françoise Chandernagor,

Diglee, Vénus Khoury Ghata,

Karine Tuil & Joyce Carol Oates.

 

 

L’Île rebelle. Anthologie de poésie britannique au tournant du XXI° siècle,

traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Martine De Clercq & Jacques Darras,

Poésie Gallimard, 2022, 560 p, 15 €.

 

Haute-tension. Poésies françaises d’aujourd’hui,

Le Castor Astral, 2022, 418 p, 18 €.

 

Françoise Chandernagor : Une Anthologie de la poésie féminine,

Points, 2023, 320 p, 8,80 €.

 

Diglee : Je serai le feu, La ville brûle, 2022, 338 p, 30 €.

 

Vénus Khoury-Ghata : Gens de l’eau, Poésie Gallimard, 2023, 240 p, 8,10 €.

 

Karine Tuil : Kaddish pour un amour, Gallimard, 2023, 128 p, 14 €.

 

Joyce Carol Oates : Mélancolie américaine,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban,

Philippe Rey, 2023, 128 p, 17 €.

 

 

 

Si l’on excepte l’affreux anglicisme « Best of », le si beau vocable « anthologie » vient du grec ancien et désigne une collection de fleurs, et plus couramment pour nous un recueil de textes choisis. Introduit à la Renaissance, il a pour équivalent le « florilège », venu lui du latin. Aussi rien de plus poétique qu’une anthologie, ce dont nous favorise une profuse actualité éditoriale. Elles sont contemporaines, britannique au tournant du XXI° siècle, française sous « Haute tension ». Mais aussi, air du temps oblige, féminines, depuis l’ère médiévale pour la France, et plus internationale, depuis deux siècles, sous l’inventive direction d’une certaine Diglee, qui serait « le feu ». Enfin, puisque dames il y a, penchons-nous auprès de la langue vigoureuse de Vénus Khoury-Ghata, de l’oreille ourlée de Karine Tuil et son Kaddish pour un amour et de celle de la romancière Joyce Carol Oates, dont la Mélancolie américaine est moins lyrique et plus polémiste que ces consœurs, dont la propension amoureuse ne doit pas être perçue comme un tropisme, voire un cliché féminin. Dans quelle mesure existe-t-il une poésie féminine dans son essence ?

 

Est-ce à cause du Brexit, de la tradition d’indépendance farouche de l’Angleterre, mais aussi de l’Ecosse et du Pays de Galles, que cette anthologie est titrée L’Île rebelle ? Il n’en reste pas moins qu’elle n’est pas réfractaire à la poésie. Instaurée par la monarchie depuis 1617, la tradition du poète lauréat retient aujourd’hui Simon Armitage, qui fait avec tendresse l’éloge des « serveuses des salons de thés » : « Ne laissez pas la margarine de cuisine faire glisser vos alliances. / Ne laissez pas votre mariage se casser la figure dans le vide-ordures ».  Publication abondante aux bons soins de The Poetry Review, du Times Literary Supplement, éditeurs nombreux, tout concourt à faire la poésie un art fort prisé. En ce sens, cette anthologie, qui fait suite à celle de La Pléiade[1], est aussi intrigante que profuse, quoiqu’elle soit à sans cesse remettre sur le métier tant la vitalité versificatrice britannique est confondante.

À la suite des poètes du XX° siècle Thomas Stearns Eliot et Wystan Hugh Auden, le paysage urbain reste fécond, mais moins que celui rural, tel Tom Raworth qui s’attache à « paysager le futur ». Cependant, la dimension sociale rejoint celle historique, lorsque James Fenton dépeint les rues sanglantes à l’occasion de son « Assassin du Staffordshire ». Quant à Geoffrey Hill, il n’est pas épargné par le questionnement métaphysique, se demandant « ill si le spiritus mundi s’intéresse ou non / à la mauvaise foi ; à l’escroquerie à la source / à l’usure éhontée de l’espèce ». Il n’hésite pas à affirmer « que la réalité est à la fois plus brutale et plus belle », alors que la poésie est « un mode de vie morale »…

Si les Messieurs retenus par cette anthologie pratiquent le réalisme social, sont fort sérieux, voire austères, les dames font plus volontiers preuve d’humour et de joie. Ainsi Ursula Askham Fanthorpe dépeint une mère, « plus férue de chiens que d’enfants ». Ce qui ne l’empêche pas de faire preuve de compassion à l’égard des marginaux. Plus encore encline au rire, Wendy Cope se taille un beau succès, en comparant les « foutus hommes » aux « foutus bus » : « On essaye bien de lire leurs destinations / On n’a pas beaucoup de temps pour se décider ».  Quant à Selima Hill, elle joue d’un surréalisme animalier coruscant en offrant un « Portrait de mon amant en animal étrange », dont la « bouche était aussi serrée qu’une alliance ».

Pendant ce temps l’apport métissé venu de l’Inde ou des Antilles  fait mouche dans les vers de Pascale Petit, lorsque, perdant les eaux, elle regarde : « ma peau luisante de liquide amniotique, / filets de lumière stellaire ». Ou de Dereck Walcott[2] :

« Accepte tout cela en phrases mesurées

en constat imprimé dans chaque strophe,

apprends comme l’herbe qui brille n’offre aucune défense

contre les questions lancinantes de l’aigrette et la réponse de la nuit. »

 Alors que, plus rurale, une Alice Oswald se replie sur les rivières du Devon, comme ces prédécesseurs romantiques et lakistes avaient conquis les terres montagneuses et aquatiques. Un peu à la façon d’un Douglas Dunn qui se sent s’enfoncer « telle une lente racine / Dans la seigneurie herbacée de mon lieu ».

Grâce au choix de Martine Le Clercq, à ses traductions,  à celles de Jacques Darras, également préfacier, la Grande-Bretagne nous parait doté d’un exotisme poétique fort éclectique et stimulant, parmi « des arbres bibliothèques », pour reprendre le talentueux Douglas Dunn. Sans oublier une propension lyrique dont le romancier John Burnside[3] ne fait pas mystère : « au sein du permanent, l’ineffable lumineux »…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Etonnamment, si l’on aime outre-Manche la poésie discursive, narrative, les Français auraient tendance à mettre l’accent sur la langue. Ce qu’il est permis de confirmer et d’infirmer en ouvrant Haute tension. Poésies françaises d’aujourd’hui. Plus que Français, ils sont francophones, donc venus du Canada, de la Belgique, d’Afrique, voire du Chili, sous la gouverne de l’anthologiste Sylvestre Glancier qui assume un choix subjectif et glane parmi bien des inédits. Et c’est en effet, selon Lionel Ray, « l’écriture inquiète des araignées / c’est la dentelle obscure / des jours anciens / un château sans gloire / un miroir sans personne ».

Mais la lyre a de nombreuses cordes. L’une est engagée, polémique, car Seyhmus Dagtekin, originaire du Kurdistan turc, pour qui « la poésie, la création sont la revendication du potentiel d’édification de chacun », écrit des vers déchirants, dans la tradition des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, dans ses « crocodiles de S(add)am » : « Chair est en même temps pourriture qui donnera terre »… A contrario, celle de Franchois Cheng[4] est bien plus intime, secrète, élégiaque :

« Avoir dit tant de fois adieu,

tu te trouves de l’autre côté.

Toute une vie de déchirures

que renvoie un miroir brisé ».

Parfois l’on est étrangement, bellement classique, si Hubert Haddad[5] épie quelque signe venu d’une ancienne transcendance :

« un pas dansé traverse les ruines

le pas secret de la déesse

mal éclairé

sous le calme désastre du cosmos ».

Voilà qui contraste avec les quatrains et les alexandrins de William Cliff, une poésie narrative, passablement autobiographique et réaliste :

« à tel point qu’il m’est arrivé de me rouler

dans la forêt pour me saouler de sa beauté

jusqu’à sentir parfois ma semence jaillir

d’avoir frotté sur elle ma verge rougie ».

Cauchemardesque est cependant le rêve de viol (qui, précise-t-elle, n’a pas été vécu) d’Ananda Devi, romancière et poétesse venue de l’Île Maurice, qui, au-delà de l’effroi, distille une dimension engagée au service de la défense des femmes :

« Me suis réveillée corps brûlé

Dévêtue de ma peau

Main carnassière

Gouttes de nuit acides

Les chattes ne sortent pas ».

Forcément, la subjectivité de l’anthologiste et du lecteur, leur appétit de découverte, rassasié ou non, tout cela ne peut qu’entraîner un sentiment mitigé. La chose ne peut qu’être inégale, mais, plutôt que de fouiller maints recueils, la pertinence de l’anthologie n’est-elle pas de venir du regard d’un connaisseur et de jouer le rôle d’un généreux aiguillage pour des voyages aux vocables divers…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

S’il y a bien de nombreuses femmes en ces deux anthologies, les autres se veulent uniquement féminines. Juste retour des choses d’une poésie trop masculine ou prélude à de ridicules opus consacrés à la poésie mâle ? Celle orchestrée par Françoise Chandernagor est sous-titrée Quand les femmes parlent d’amour. Et même s’il s’agit de poétesses françaises, elle est placée sous le signe inaugural d’une figure tutélaire, la Grecque Sappho, qui aimait les jeunes filles au VI° siècle avant notre ère. Il faut cependant commencer à l’époque médiévale avec Marie de France puis Christine de Pisan[6], pour aboutir, de manière chronologique, à notre contemporaine, Vénus Khoury-Ghata.

Il est vrai qu’auparavant l’histoire littéraire laissait parfois dormir dans une ombre grise des personnalités pourtant enchanteresses. Au XII° siècle Béatriz de Die est d’une sensualité vigoureuse : « J’étais pourtant en grand’ folie / Au lit comme toute vêtue ! » Ardente sonnettiste se montre Anne de la Vigne au XVII° siècle. Renée Vivien, à la fin du XIX° siècle, se fait l’écho des ardeurs lesbiennes des « Pièces condamnées » de Baudelaire pour chanter « un couple féminin », quand « ton sein s’épanouit en de pâles luxures ». Choix oblige, l’on parle ici fort souvent d’amour. Cependant d’autres thèmes ne sont en rien interdits, comme en témoigne Vénus Khoury-Ghata, elle plusieurs fois consacrée par des prix. D’origine libanaise, sa voix fulmine à l’occasion de « La guerre civile » : « ils creusèrent leurs tranchées dans nos chambres / allongèrent leurs fusils entre nos draps » ; à moins qu’elle anime un « monologue du mort » :

« Le premier jour après sa mort

elle plia ses miroirs

mit une housse sur la toile d’araignée

puis ligota le lit qui battait des ailes prêt à s’évader ».

L’on est bouleversé avec cette dernière par la puissante de l’inspiration épique et onirique…

À l’orée de son ensemble de bon aloi, Françoise Chandernagor avoue d’emblée n’être « pas sûre qu’il existe une poésie féminine dans son essence, et dans ses formes ». Il est évident que son choix ne contredit pas ce propos. L’on constate au contraire qu’au féminin, l’on évolue à chaque époque parmi les mouvements littéraires qu’illustrent au masculin les poètes : Louise Labé ou Pernette du Guillet à la frange de La Pléiade de Ronsard, Marceline Desbordes-Valmore auprès du romantisme de Lamartine, ce qui n’enlève rien à leurs mérites, ni à leurs singularités personnelles.

Moins conventionnelle est l’anthologie concoctée par Diglee. Plus cosmopolite, depuis le XIX° siècle, elle expose un bouquet flamboyant de cinquante poétesses. Et si l’on imagine qu’il y aurait là mièvrerie féminine, il faut changer radicalement de perception, d’horizons. Car, avec un goût d’une sûreté judicieuse, Diglee met en avant une variété thématique et formelle flamboyante, entre vers libres, proses et versets, telle qu’il convient de lui pardonner l’absence de figures comme Vénus Khoury-Ghata, l’exhaustivité en ce domaine étant inimaginable. D’autant que Diglee revendique sa « subjectivité, tant dans le choix que dans les biographies associées à ses « petites Orphées ».

Car « férue de poésie » et « féministe engagée » elle s’aperçut d’un coup, à son grand désarroi, qu’elle n’avait jamais lu de poétesses ! A-t-on d’ailleurs besoin d’être féministe ou femme pour les trouver et les choyer ? De plus si certaines sont fort secrètes (Claude de Burine, Joumana Haddad, Claude Cahun, etc.) au point d’avoir été ignorées par votre modeste critique, le duo russe Anna Akhmatova[7] et Marina Tsvetaeva[8], la romantique Anna de Noailles[9] ou l’Autrichienne Ingeborg Bachmann[10], ou encore l’Argentine Alejandra Pizarnik[11] ne sont pas inaccessibles, à condition certes d’aimer poétiquement fureter. Il n’en reste pas moins que le fruit de la quête de Diglee est plus qu’honorable et mérite non seulement de figurer dans nos bibliothèques mais aussi d’essaimer en des acquisitions de recueils plus complets.

Son agencement n’est ni chronologique ni géographique, mais thématique. Elle goûte les poétesses tour à tour « filles de la lune », « prédatrices », « mélancoliques », « magiciennes », « excentriques », « insoumises », « alchimistes du verbe », « consumées » enfin.

À toute princesse du vers tout honneur, l’on commence par Emily Dickinson[12] :

« Je me cache – dans ma fleur,

Pour, me fanant dans ton Urne –

T’inspirer – à ton insu – un sentiment –

De quasi – solitude –  »

Elles sont des lyriques enfiévrées : « Je t’aime, cela devrait suffire à tout le Système solaire », dit Claude Cahun. Des surréalistes échevelées, comme Joyce Mansour :

« J’ai volé l’oiseau jaune

Qui vit dans le sexe du diable

Il m’apprendra comment séduire

Les hommes, les cerfs, les anges aux ailes doubles ».

Voire des donzelles engagées, à la façon considérable de l’Anglaise Christina Rossetti pour les causes des droits de femmes, contre l’esclavage, le militarisme, la vivisection animale. En 1862, elle souhaite qu’on lui tisse un rideau, « Qu’on y brode colombes et grenades / Et les cent yeux d’un paon oisif ». Ce qui ne les empêche pas d’avoir l’amour tempêtueux à la façon de Vita Sackville-West : « Mais c’est ton âme que j’ai empoignée ». Alors que Catherine Pozzi s’insurge : « Je ne sais pas de qui je suis la proie / Je ne sais pas de qui je suis l’amour ». Plus étrange, Valentine Penrose se voit en « Belle galène hélène des maisons de Saturne ». Plus maladive est Mina Loy : « Ma vocation de procréatrice / S’est tarie ». Cependant c’est à Audre Lorde qu’advient de nouveau une inspiration bifide : « Certains mots vivent dans ma gorge / Font éclore des vipères. D’autres connaissent le soleil ». À Lise Deharme (« J’ai le cœur plein de guêpes »), répond Louise de Vilmorin : « L’amour est une abeille / Qui me mange le cœur »… Le rendez-vous avec Je serai le feu n’a pas fini d’être plein d’étoiles.

Pour chacune d’entre elles, Maureen Wingrove, autrice de bande dessinée et romancière française, dite Diglee, également illustratrice, a dessiné un portrait ou une illustration originale, au charme un brin naïf. Elle s’est associée à Clémentine Beauvais qui a traduit les poèmes anglophones inédits en français. Le volume toilé rose, format in octavo, s’adjuge un graphisme noir et or, sans omettre les cahiers cousus et le signet, quoiqu’il omette malencontreusement sur la couverture la dimension anthologique et poétique de l’ouvrage. Un luxe délicieux rehausse un contenu pour le moins brûlant de passions parfois érotiques, voire névrotiques.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Revenons à Vénus Khoury-Ghata, dont un recueil couronnant sa carrière vient opportunément de paraitre : Gens de l’eau. Suivi de Eloignez-vous de ma fenêtre. Indubitablement, chez elle, les mots sont des loups, pour reprendre l’un de ses précédents titres[13]. Là, deux recueils tissent une alchimie entre le quotidien et le bruit de l’Histoire. Lyrisme tendre et terreur épique s’entrechoquent au carrefour des destinées féminines qui ont à charge d’assumer et d’inventer leur destin entre une tradition de soumission et un présent acharné à la libération. Mélancolique et élégiaque, la voix chante « la femme seule [qui] n’allume plus sa lampe pour recompter son âge et ses cuillères en bois ». Mais le plus intense de ce volume est probablement le vaste poème qui le conclue, titré « 4 août 2020 Beyrouth ». Ce tableau d’une catastrophe nationale, soit deux explosions sur le port qui firent des centaines de morts et des milliers de blessés, sans compter les décombres, use d’accents que n’aurait pas démenti un Agrippa d’Aubigné en ses Tragiques : « ils demandent aux murs écroulés de leur rendre / l’aïeul l’enfant le lit de la mariée ». En une telle apocalypse, « les livres ont vieilli / seuls survivants les portraits aux murs ». Dans la tradition du genre littéraire des tombeaux, Vénus Khoury-Ghata retourne avec souffle le genre épique en son corollaire : la déploration tragique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les hasards de l’actualité éditoriale sont prodigues en découvertes. Ainsi deux remarquables recueils aux plumes féminines accrochent notre oreille, par les bons soins de Karine Tuil et de Joyce Carol Oates.

Plusieurs fois par jour, les Juifs pratiquants récitent le kaddish, l’une des prières de deuil les plus expressives. Il a pour objet, non pas la seule déploration de la mort, mais le futur et la sanctification du nom divin. Quoiqu’il n’existe pas de kaddish pour l’amour, Karine Tuil a résolu de l’écrire pour l’homme dont elle est séparée. Ainsi, parmi les pages de Kaddish pour un amour, une tension va de celle qui aime vers l’aimé, attendu avec une impatiente aspiration, recherché dans son absolu, comme le dieu de l’Ancien testament, en un bel écho métaphorique, entre texte ancestral et réécriture contemporaine.

Entre « Géographie du chagrin » et « peuple sans terre » se tisse un lien troublant, subtil, le manque fusant entre amour individuel et destinée biblique, comme entre immanence amoureuse et transcendance. Ainsi « c’est un amour sans sépulture », quand « tu es ma terre promise ». Cependant « Dans un kibboutz du Néguev / je cultive la terre de Tes mains / Je bénis les eaux de Ta bouche »…

La langue de Karine Tuil (née en 1972), également romancière dont on remarqua Les Choses humaines[14], est l’objet de tous ses soins, entre lyrisme sentimental, sensualité prenante et souffle mystique, renouant avec une tradition poétique hébraïque trois fois millénaire, proposant un nouveau Cantique des cantiques à l’universalité décisive.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Plus résolument contemporaine, plus virulente, est la voix de l’Américaine Joyce Carol Oates (née en 1938). Nous connaissions, quoiqu’imparfaitement tant sa production est torrentielle, ses talents inégaux de romancière, qui culminent avec une hallucinatoire biofiction consacrée à Marylin Monroe[15], ou Le Mystérieux Monsieur Kidder[16], ou encore Mudwoman[17]. La voici dépliant un recueil poétique virulent, une satire sociale à l’acide : Mélancolie américaine. Car « l’âme américaine […] adore le cerf-volant ratant son envol […] celui qui monte follement à l’aube puis s’abat verticalement à vos pieds en tas ».

Les Etats-Unis sont conspués pour ses femmes que leur condition sociale mène à l’avortement, pour un malheureux hobo laissé à l’abandon, pour ses expériences sans pitié usant d’enfants ou de singes : « braillards et sans poils / enlevés à nos mères / enfermés sitôt que nés / dans l’enfer de Harlow ». L’enfer est sur la terre des libertés et de la prospérité, là où règne « un matin à l’éclat radioactif », là où « rentre mourir au pays » un certain « Old America tacheté de mélanomes ». Une chambre minable est « Sombre comme une région de l’âme ou la lumière ne pénètre pas ». Le désarroi de la condition humaine du quotidien rejoint alors le désarroi métaphysique.

Titrés « Apocalypso », « Fugue de haine » ou « Palliatif », ses poèmes claquent. Romancière et poétesse engagée, Joyce Carol Oates ne peut retenir la rage de son clavier face aux injustices sociales, aux exactions. L’on se demande si elle ne préfère pas les chats aux hommes en lisant son « Jubilate : Un hommage en vers chattesques »…

 

Quels que soient les anthologies et les recueils, entre beauté médiévale et contemporanéisme parfois agressif, il est à craindre que nous ayons un mal fou à discerner une spécificité poétique féminine : une gageure donc. L’époque romantique est révolue où les plumes de ces dames, pensait-on faussement (surtout si l’on pense à George Sand), se confinaient aux thèmes familiaux et amoureux. La polémique sociale et politique, à l’écoute de Joyce Carol Oates, voire le tableau de la guerre peuvent les animer, la vigueur féministe bien entendu, la ferveur religieuse... Il est prouvé, s’il en était besoin, qu’elles peuvent engendrer, telle Emily Dickinson, des écritures et des formes d’une originalité confondantes. Vénus Khoury-Ghata ne retrouve-t-elle pas, par-delà les siècles, des accents épiques qui ne pâlissent pas aux côtés des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné ? L’essence de la poésie n’est ni sexuée, ni genrée, elle ne dépend que des talents, des personnalités, voire du génie, qui s’ingénie à être inégalitaire...

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1 décembre 2022 4 01 /12 /décembre /2022 14:12

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Pour une histoire de la poésie

du romantisme à la Shoah,

en passant par l’expressionnisme,

l’esprit nouveau & le surréalisme :

 

Anna de Noailles, Georg Trakl, Blaise Cendrars,

Luis Buñuel, Louis Aragon, Edith Bruck.

 

 

Anna de Noailles : Le Cœur innombrable, Bartillat, 2022, 152 p, 20 €.

 

Georg Trakl : Hélian et autres poèmes,

traduit de l’allemand par Gustave Roud, Allia, 2022, 96 p, 8 €.

 

Blaise Cendrars : La Fin du monde, filmée par l’ange M.D.,

illustré par Fernand Léger, Denoël, 2022, 80 p, 34 €.

 

Luis Buñuel : Le Chien andalou et autres textes poétiques,

traduit de l’espagnol par Philippe Lançon,

Poésie Gallimard, 2022, 416 p, 10,60 €.

 

Louis Aragon : Hourra l’Oural, Denoël, 2022, 160 p, 16 €.

 

Edith Bruck : La Voix de la vie,

traduit de l’italien par René de Ceccatty,

Rivages poche, 2022, 208 p, 9,50 €.

 

 

Ange incertain du verbe, la poésie vient transcender la langue et nos représentations du monde. Plurivoque cependant, elle parcourt une histoire littéraire qui se cherche des bornes, des sommets et des chemins. Des noms propres côtoient des ismes, parfois artificiels et ultérieurs, promis à l’oubli ou à l’honneur de la mémoire, parfois inscrits par de hautains critiques ou jetés par leurs créateurs comme des manifestes, des coups de poing. Or les hasards des paniers 2022 de l’édition nous permettent de voyager parmi ces mouvements littéraires, du romantisme à notre contemporain, en passant par l’expressionnisme et l’esprit nouveau, le surréalisme, y compris par la Shoah. Anna de Noailles en 1901 ouvre avec cœur le bal, George Trakl creuse les noirceurs de la faute et de la guerre, Blaise Cendrars fait son cinéma cubiste alors que Luis Buñuel le préfère dalinien. Et Louis Aragon se fourvoie dans la gloire du stalinisme quand bientôt un autre totalitarisme lui répond au travers des spectres d’Auschwitz ranimés en vain par Edith Bruck. Où va la poésie ? Comment l’écrire ? Dans quelle sensibilité fleurie, quelle noire tragédie, quelle utopie délétère, quelle déploration mémorielle…

Elle ressemble à un personnage de Marcel Proust[1]. Du moins ce dernier en fera non seulement une amie, avec laquelle il échangera longtemps des lettres chaleureuses : « Bien souvent, les moindres vers des Eblouissements me firent penser à des cyprès géants, à ces sophoras roses que l’art du jardinier japonais fait tenir, hauts de quelques centimètres, dans un godet de porcelaine de Hizen ». Mais aussi le modèle de la Vicomtesse de Réveillon, dans Jean Santeuil, et celui d’une « jeune princesse d’Orient » épousée par un cousin de Saint-Loup parmi les pages du Côté de Guermantes. Sans compter quelques motifs proustiens qui n’ont peut-être pas toute leur origine, du moins une correspondance au sens baudelairien, dans les vers de sa belle amie fêtée en 1901 pour son premier recueil : Le Cœur innombrable. Comtesse et femme du monde d’origine roumaine et néanmoins poète par-dessus tout, première femme commandeur de la Légion d'Honneur, Anna de Noailles (1876-1933) fut l'égérie de toute une génération d’amateurs de vers romantiques.

Le titre lui serait venu du reproche d’un pauvre homme : au vu de la modestie de son aumône elle n’avait pas le « cœur innombrable ». Il l’ignorait, mais il fut l’auteur d’une offrande pérenne : le moteur lexical et thématique d’un recueil qui contient en germe les développements futurs d’une œuvre abondante, surtout poétique, mais aussi romanesque, parfois faite de récits et d’évocations que l’on apprécie comme des poèmes en prose : Les Innocentes ou la sagesse des femmes[2].

Dans une perspective panthéiste, ses thèmes permettent une fusion de l’être avec la nature et les choses, la beauté de la terre et des saisons : « Le charme désolé du paysage roux / Soupire un air connu des vieilles épinettes ». Une nostalgie sensuelle marque les vers de son empreinte : « Mon cœur est un palais plein de parfums flottants / Qui s’endorment parfois aux plis de ma mémoire ». Mais aussi une mélancolie prégnante : « Et c’est aussi l’extase et la pleine vigueur / Que de mourir un soir, vivace, inassouvie ». Elle goûte l’Antiquité au travers d’« Eros » et de « Pan » : « D’invisibles Erôs habitent les forêts / Et des poisons subtils montent du cœur des plantes ». En outre, l’acceptation de la condition mortelle annonce un recueil ultérieur : L’Honneur de souffrir[3]. La dimension méditative et lyrique ne se révèle jamais mieux que dans « La vie profonde », qui est peut-être l'une de ses plus belles réussites :

« Être dans la nature ainsi qu'un arbre humain,

Etendre ses désirs comme un profond feuillage,

Et sentir, par la nuit paisible et par l'orage,

La sève universelle affluer dans ses mains.


Vivre, avoir les rayons du soleil sur la face,

Boire le sel ardent des embruns et des pleurs,

Et goûter chaudement la joie et la douleur,

Qui font une buée humaine dans l'espace.


Sentir, dans son cœur vif, l'air, le feu et le sang

Tourbillonner ainsi que le vent sur la terre ;

S'élever au réel et pencher au mystère,

Être le jour qui monte et l'ombre qui descend.


Comme du pourpre soir aux couleurs de cerise,

Laisser du cœur vermeil couler la flamme et l'eau,

Et comme l'aube claire appuyée au coteau

Avoir l'âme qui rêve, au bord du monde assise... »

Le romantisme de Lamartine, de Victor Hugo et de Marceline Desbordes-Valmore est présent dans sa continuité, celui du plus sage Baudelaire, voire un relent verlainien et symboliste. Loin de l’innovation des poètes modernes, décadents et autres maudits, du virulent Baudelaire et du pur Mallarmé, sans parler des Apollinaire et Cendrars qui vont la remiser au grenier poétique, son style a quelque chose de délicieusement désuet, et cependant parfaitement singulier, comme une gageure entre passéisme et éternité. Elle reste fidèle longtemps aux quatrains, aux alexandrins, aux rimes. Sans cependant sacrifier à la forme du sonnet. Son art délicatement musical semble coller à un cliché de la poésie, mais dans le meilleurs sens du terme, tel qu’il est attendu par un public doué de sensibilité, son calme lyrisme est une sorte d’assurance contre la banalité, le prosaïsme et la vulgarité. Sa touchante inactualité lui permet d’atteindre l’universel.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Noir. Noir. Visage creusé, orbites cernées de noir. Le mot revient en sa noirceur obsessionnelle lorsque dans les années 1910, sans plus de précision, Georg Trakl (né en 1887) écrit Hélian. Ce prénom releve d’Helios, une étymologie solaire donc, alors qu’il meurt trop tôt, en 1914, miné par le contact avec les blessés et les cadavres de la Première guerre mondiale dont il fut le gardien exclusif pendant deux jours traumatiques, et par une ultime dose de cocaïne. Probablement un autobiographique alter ego, cet Hélian est une sorte de soleil mort :

« Saisissante est la déchéance d’une race !

C’est l’heure où les yeux du voyant s’emplissent

De l’or de ses étoiles.

 

Un carillon retombe dans le soir et ne tinte plus ;

Les murs noirs croulent sur la place.

Le soldat mort appelle à la prière.

 

Le fils, un ange blême,

Entre dans la maison déserte de ses pères ».

Les vers et ses proses de cet Autrichien sont chargées de visions ténébreuses, désespérées, empoisonnées par l’obsession de la culpabilité - une tradition chrétienne - et de la déchéance, par l’inéluctabilité de la mort : « Vers le soir le père devint un vieillard ; dans les chambres obscures se pétrifia le visage de la mère et sur l’enfant pesa la malédiction de sa race dégénérée. […] Vers le soir il aimait à s’en aller au cimetière en ruine, ou contemplait les morts dans la pénombre du caveau, sur leurs belles mains les taches vertes de la pourriture ». La violence des images est sépulcrale, les mots sont le cri d’un « loup rouge qu’un ange étrangle » ; le recueil s’achevant sur un poème en prose « Révélation et chute au néant », dans lequel « la terre vomit un cadavre d’enfant ».

Il n’a guère le temps d’écrire beaucoup, mais son expressionnisme, s’il assume sa dette envers Hölderlin et Rimbaud, projette une fulgurance qui se brise au contact de son époque catastrophique, au cours de laquelle tous les mythes héroïques et surtout guerriers s’écroulent : « Tous les chemins débouchent dans une noire pourriture ».

Grâce au poète et traducteur suisse Gustave Roud, Philippe Jaccottet fit paraître en 1978 un recueil des poèmes de Georg Trakl. La présente édition est complétée des traductions inédites, des extraits de lettres de Rainer Maria Rilke, fervent défenseur de Georg Trakl, quoique d’une esthétique bien différente. Pour Gustave Roud, il appartient à la famille secrète des « voyants ». Que le destin aveugla de terre. Seule n’en reste que la matière noire de l’encre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il ne se suffit pas de sa météorique Prose du Transsibérien, publiée de manière si précoce en 1913. D’autant remarquable par la dynamique de ses vers libres que par les « couleurs simultanées » de Sonia Delaunay qui accompagnèrent la première édition. Six ans plus tard, soit en 1919, il offre aux éditions de la Sirène La Fin du monde filmée par l’ange N.-D., cette fois avec le peintre Fernand Léger. C’est un fac simile magnifique au généreux format que nous proposent les éditions Denoël, rééditant à l’occasion l’œuvre poétique entière[4].

Le Suisse Frédéric Louis Sauser (1887-1961) est sous le pseudonyme de Blaise Cendrars un écrivain fugueur, voyageur et aventurier. Est-il allé à Moscou et en Chine comme le prétend sa Prose du Transsibérien ? Il a bien cependant baroudé dans la Légion Etrangère, qui lui valut de perdre un bras, et sans nul doute bourlingué de boulots divers rédactions de romans aventureux. La typographie souvent colorée de sa Fin du monde, filmée par l’ange M.D. semble mimer ce déplacement perpétuel. Il n’y eut pas de hasard dans cette publication réellement originale : Blaise Cendrars était alors un collaborateur des éditions de la Sirène ; ce qui lui permit d’en superviser la fabrication. Caractères amples, pochoirs et dessins au trait, tout est fait pour magnifier l’hybride poétique et scénaristique.

Aussi brillant que le Concerto pour la main gauche de Maurice Ravel, le texte du poète manchot jette sur la page 55 paragraphes où se défoule la virtuosité d’un Dieu le Père en homme d’affaires américain. L’espace s’élance depuis Paris jusqu’à Mars, dépassant la Terre. La « fugue lyrique », jaillie en une seule nuit d’écriture, est également satirique, l’on s’en doute. Car une fois par an, Dieu fait son bilan. Il convoque ses « chefs de rayon » : le Pape, le Grand Rabbin, la Grand Lama, Raspoutine, entre autres, et le bilan est bon, car « la Grande Guerre rapporte ». Après une vaste énumération ferroviaire et industrielle, « le Barnum des religions » a lieu sur Mars. L’on est subjugué par « Les sortilèges, la réclame criarde, la musique tintamarresque, toute la mise en scène chamarrée, l’or des costumes, la violence des parfums, le tragique, l’horreur de certains spectacles ». Dieu fomente de rameuter ses prophètes et d’ouvrir un cinéma des plus grandioses faits de guerre au dépend des pacifiques Martiens. À Paris, l’ange N. D. souffle la fin du monde dans son clairon. Si la nature semble reprendre ses droit, ce n’est que brièvement. Le poète, second Saint-Jean de l’Apocalypse, réécrit avec feu une Genèse rembobinée, dans un déluge de plan-séquences simultanéistes.

Entre esprit nouveau poétique à l’intrépide déroulement et cubisme pictural, un tel volume, qui n’avait jamais été réédité depuis un siècle, prend toute sa place de jalon poétique et artistique nécessaire dans la bibliothèque.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En vers libres ou en prose, les poèmes du Chien andalou datent peu ou prou de la même année, 1929, que le film du même nom réalisé avec Salvador Dali. Si nous le connaissons comme un étonnant cinéaste, de Viridiana au Fantôme de la liberté, Luis Buñuel (1900-1983) fut à Madrid puis à Paris, un poète insolent, de surcroit ami de Federico García Lorca[5] et Salvador Dalí. Ici augmenté de textes épars et sans le moindre chien, Le chien andalou brille comme un joyau de l’univers surréaliste, libre, facétieux, imaginatif en diable, non loin de l’univers du pape du mouvement : André Breton. Les métaphores aléatoires et cependant expressives en sont bien caractéristiques : « les ongles des morts / qui doivent ressusciter avec les doigts changés en fleurs / en fleurs d’agonie éteinte et de salut », image qui rappelle le catholicisme espagnol. Néanmoins ces textes des années 1920 témoignent d’une révolte libertaire contre les mœurs et la raison.

Force est cependant de constater que de telles pages tombent le plus souvent à plat, au mieux résonnent comme des blagues de potaches : « Que les cache-sexes reposent en paix !!! ». Quelques nouvelles curieuses (« Pourquoi je n’ai pas de montre »), quelques parodies théâtrales (« Hamlet. Tragédie comique ») rallument l’intérêt. Ce Chien andalou se veut selon son auteur un « passionné appel au meurtre ». De « La lame du rasoir traverse l’œil de la jeune fille en le sectionnant » à la « main, au centre de laquelle grouillent les fourmis qui sortent d’un trou noir », l’on reconnait de célèbres plans cinématographiques, dont l’iconicité peut laisser de marbre. À moins que l’on y reconnaisse un fantasme sadique…

La poésie ancienne étant évacuée comme tabula rasa, le surréalisme jubile. Il peut paraître gratuit, finalement vain, sinon grotesquement fantasmatique, il n’en est pas moins le lieu d’une réelle vivacité poétique, et comptera de plus des épigones qui sauront s’en détacher pour élire leur univers propre, certainement plus intelligent, tel, et non des moindres, le Mexicain Octavio Paz.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Promoteur du langage surréaliste, héritier du futurisme russe de Vladimir Maïakovski, des épopées de Blaise Cendrars, en voilà un qui fut capable du meilleur et du pire. Pourtant garant en quelques occasions d’une qualité poétique réelle, le nom d’Aragon ne résiste pas toujours à l’examen. Le Paysan de Paris fut en 1926 une belle déambulation urbaine et surréaliste ; les vers de « La Tapisserie de la grande peur[6] » (sur l’exode de mai 1940) sont parmi les plus intenses qu’il écrivit, au contraire de ceux démesurément gonflés des Yeux d’Elsa. Certainement son talent s’est couché pour sucer la poussière devant la puérile et militariste idéologie, l’esprit de parti (s’il reste là une bride d’esprit), l’aveuglement marxiste et communiste, la science infuse du matérialisme historique.

Peut-on parler de qualités littéraires à l’occasion de Hourra l’Oural, lorsque toute éthique politique s’est dissoute devant la foi marxiste ? Comment peut-on voyager en 1932 au travers des régions de l’Oural, alors en pleine industrialisation, sans quitter les lunettes rouges fournies par ses hôtes, par les édiles du parti, par les frais payés et rester un thuriféraire du communisme ? 

L’esthétique du réalisme socialiste (un oxymore !) fige cette suite de vingt-six poèmes dans le propagandisme le plus éhonté. C’est chaleureux comme un haut-fourneau et galvanisé comme une matraque : « Partisan Rouge prends les armes / nouvelles de l’habileté / Donne / Pour que vive à jamais Lénine / Que le Plan soit exécuté ». L’on croise l’éloge du « mélangeur de béton », en d’autres termes du stakhanovisme. « L’hymne » chante : « Gloire sur la terre et les terres / au soleil des jours bolcheviks / Et gloire aux Bolcheviks ». L’épopée pointe son nez immonde : « Le paysage est un géant enchaîné avec des clous d’usine ». Le dernier mot est grand comme de l’Antique : « Salut au Parti Bolchevik […] et à son chef le camarade Staline ».

Certes, nous direz-vous, en 1934, les crimes du stalinisme n’étaient pas tous connus en Occident. Mais les procès de Victor Serge entre 1928 et 1933, le clairvoyant Retour d’URSS d’André Gide, également invité, quoiqu’en 1936, sans oublier la méfiance nécessaire envers le collectivisme, la connaissance de la révolution bolchevique et des dix mesures totalitaires du Manifeste communiste de Karl Marx de 1848[7] auraient dû suffire à un esprit éclairé. Faut-il attribuer à la naïveté, à la servitude volontaire, au pleutre goût de la tyrannie commune et à la recherche de la collusion honorifique avec le pouvoir un tel enthousiasme ? Et si Louis Aragon s’est passablement engagé dans la résistance antinazie, ce n’est qu’après la fin du Pacte germano-soviétique, et jamais dans l’anticommunisme…

Nanti d’une couverture laide comme une affiche soviétique, ce recueil n’a qu’une qualité, et finalement pas des moindres, celle du documentaire historique et du repoussoir politique et éthique en quoi peut se mirer l’engagement malheureux du poète. Pendant ce temps d’admirables poètes russes, Ossip Mandelstam[8], Marina Tsvetaeva[9], Anna Akhmatova[10], moururent au Goulag, ou virent leurs proches y mourir, leurs poèmes interdits, traqués.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un totalitarisme nouveau dut nécessairement engendrer des poètes justement engagés, du moins s’ils avaient survécus. La parole restant aux témoins. Au-delà de Paul Celan[11] et des Brasiers d’énigmes de Nelly Sachs[12], de Yitskhok Katzenelson et son Chant du peuple juif assassiné[13], qui tous déplorèrent la Shoah, une Hongroise, détentrice de la nationalité italienne, doit attirer notre attention. Née en 1932 dans un village hongrois, elle fut en tant que Juive déportée à Auschwitz en 1944, dont elle réchappa. Fatalement, elle devait être une amie de Primo Levi - celui qui honora la littérature concentrationnaire de son Si c’est un homme[14]. Edith Bruck publia une poignée de recueils entre 1975 et 2021, dans la langue de Dante qu’elle choisit de faire sienne. Ils s’appellent Le Tatouage, Pour la défense du père ou Temps. Les voici réuni dans cette anthologie intitulée La Voix de la vie, après Pourquoi aurais-je survécu ?[15] Selon la préface de l’auteure même, la poésie « dit la vérité qui trouble les consciences ».

Entre prières, portraits et rêves, il y a place pour les aphorismes d’une sagesse empreinte de la douleur infligée à l’humanité par l’humanité :

« Elle n’a plus peur

que sa mère la découvre en ma compagnie

elle est nue chauve légère

je la traîne au sommet d’une pyramide

de squelettes pour l’installer près de Dieu

(auquel elle croyait tellement) recherché pour les crimes

Commis sous ses yeux ».

L’interrogation métaphysique sans réponse innerve la pensée, pour qui « le mal est indélébile ». Cependant elle se répand au travers de cette « mendiante d’affection », avec qui elle entretient un émouvant dialogue : « tu as eu de la chance / tu n’es pas un arbre / parmi six millions d’arbres ». La déploration est un art, même si elle n’a « pas de tombe / où pleurer / où apporter des fleurs ». Car sa mère « n’imaginait pas / qu’elle n’aurait pas plus  / que des millions d’innocents / ce mouchoir de terre ». Témoigner n’empêche en rien la beauté peut-être salvatrice de la langue.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce sont diverses manières d’envisager l’écriture de la poésie qui sont proposées ici. Le lyrisme du cœur nombreux pour Anna de Noailles, la défaite devant la tragédie humaine et guerrière pour Georg Trakl, et si l’on considère que le temps des grands récits historique a passé, l’épopée parodique de Blaise Cendrars. Mais devant le sens de l’Histoire à remettre en cause, s’affrontent les thuriféraires d’un engagement social, matérialiste, politique et finalement totalitaire assumé par la plupart des surréalistes tour à tour staliniens et trotskystes, et plus encore par l’une des hontes de la poésie : Louis Aragon. Que ceux qui peuvent encore lire en liberté apprécient tout le prix des quatre précédents auteurs ; et bien entendu de la « voix de la vie », dont put témoigner une Edith Bruck. Chaque poème, y compris traitant d’un brin d’herbe au vent plus précieux que les idéologies comminatoires, y compris de l’écologisme, ne doit-il pas interroger son éthique ?

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[2] Anna de Noailles : Les Innocentes ou la sagesse des femmes, Fayard, 1922.

[3] Anna de Noailles : L’Honneur de souffrir, Grasset, 1927.

[4] Blaise Cendrars : Poésies complètes, 2022.

[6] Louis Aragon : « La Tapisserie de la grande peur », Le Crève-cœur et les yeux d’Elsa, La France Libre, Londres, 1944, p 40.

[12] Nelly Sachs : Brasiers d’énigmes, Rombaldi, 1972.

[13] Yitskhok Katzenelson : Chant du peuple juif assassiné, Zulma, 2007.

[14] Primo Levi : Si c’est un homme, Robert Laffont, 1996.

[15] Edith Bruck : Pourquoi aurais-je survécu ? Rivages, 2022.

 

Anna de Noailles : Les Innocentes ou la sagesse des femmes, Fayard, 1922.

Anna de Noailles : L'Honneur de souffrir, Grasset, 1927.

Photo : T. Guinhut.

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1 octobre 2022 6 01 /10 /octobre /2022 10:38

 

Navia de Vega, Galicia. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Eros et Thanatos,

ou la poésie de Lambert Schlechter :

Le Murmure du monde.

 

Lambert Schlechter : Le Murmure du monde. 40 ans d’écriture,

Phi, 2022, 656 p, 39 €.

 

Lambert Schlechter : Wendelin et les autres,

L’Herbe qui tremble, 2022, 82 p, 16 €.

 

Lambert Schlechter : Je n’irai plus jamais à Feodossia,

Tinbad, 2019, 232 p, 22,50 €.

 

 

Si nous ne sommes que poussière, rien de tel qu’un monument, non de marbre, mais fort de papier pour nous survivre. Du moins c’est que choisissent écrivains et poètes, s’ils ont un éditeur qui ait consenti à l’incertain investissement. Pour ce faire chaque mot devrait être à soi seul la quintessence du poème, appelant une sorte, sinon de minimalisme, de concision pure et impeccablement évocatrice, quoique l’on puisse y préférer un déferlement baroque. Mais au long d’une vie, vers et « proseries » glanées peuvent aboutir à une somme immense, même si, comme chez Lambert Schlechter, son titre parait chez un éditeur au nom d’une brièveté toute augurale : Phi. Modeste et cependant cosmologique, son livre réunissant quelques décennies de création use de l’oxymore pour apparaître : Le Murmure du monde. Auparavant ou conjointement, il faut compter sur un discret lyrisme qui insuffle aux vies croisées de ses personnages, parmi Wendelin et les autres, de proliférants et vigoureux murmures. Plus acide est son volume Je n’irai plus jamais à Feodossa. Tant que la Faucheuse n’arrêtera pas sa main, des addenda  ne cessent d’ajouter les codicilles d’Eros à ce murmure, génésique et pollinisateur.

 

Patiemment tissé au cours de ses plus fougueuses et mûres années, collationné à la veille du grand âge (notre poète est né en 1941), ce Murmure du monde semble un de ces codex médiévaux fait pour la continuité des siècles. Lourd et sévère volume, stèle poétique, orné du portrait buriné en noir et blanc de l’auteur, il impose, il séduit, il caresse les doigts de son cartonnage, invite à poser en quelque page secrète l’un des deux signets. C’est grâce à l’attention de Francis van Maele des Éditions Phi que ce volume de 655 pages aux « 40 ans d’écriture », prétend à l’exhaustivité chronologique, parfois en allemand à l’aube du recueil, presque toujours en français, car, bilingue, Lambert Schlechter est luxembourgeois.

Compilant en ordre concerté une longue quête poétique, non sans une poignée d’inédits, l’écrivain, grand ressasseur babélien et « loquèleur », fait s’entrechoquer la joie et le désespoir en une sorte d’autobiographie monstre dont ne pouvions reconnaître la mesure parmi les recueils épars jusqu’alors. Comme en un contraste bien senti entre l’immensité de l’œuvre et la modestie de la vie, il faut se reporter à la fin du volume pour consulter une « auto-bio-graphie » réaliste.

La liberté d’écriture est parlante dès le second volet de l’ensemble : La Muse démuselée. Lambert Schlechter aime les jeux de mots, mais les jeux de mots signifiants. Eros et Thanatos voisinent, se combattent, s’enrichissent l’un l’autre, « jetant cette grappe de sperme / pour féconder la fée alphabétique ». En une allusion à la naissance d’Aphrodite, la création poétique est comparée à un orgasme priapique. Femme autant que Muse, elle est « la plus sœur de mes putains / la plus ange de mes amantes ».

Poèmes en vers libre, parfois des vers blancs et en octosyllabes, voisinent avec de plus nombreux poèmes en prose, voire des aphorismes. Ainsi les premières pages prosaïco-poétiques de 1988, où il s’agit de boucher des « failles », ne sont pas sans faire penser à Henri Michaux. De brefs paragraphes sont plus loin des « Pieds de mouche » ; par exemple : « Le texte sera toujours hybride et orphelin. Ce que je dis autour de la mort, c’est tout ce que je peux dire ». S’en suit en conséquence « Le silence inutile », car « L’Antigone de dix-sept ans est devenue ma femme deux ans plus tard, à trente-huit ans elle est partie […] Deux mois après sa mort j’ai subitement recommencé à écrire ». Parmi ce qui pourrait être les bribes essentielles d’un journal, le flux du temps fuse, l’écriture est à nu, tragique, élégiaque. Ne reste alors, en cohérence avec le titre suivant, qu’une Ruine de parole, soit un « roman schématique et sentimental », en une facétieuse confusion des genres, roman poétique répondant à celui que lecteur entretient confusément au fond de lui-même. Car la déploration déferle quand « le cœur n’est plus qu’une baudruche d’éboulis ».

Les explorations encyclopédiques vers le passé, chinois, ou frappés par les tragédies de l’Histoire, se multiplient vers la nature et le cosmos, la dentelle de l’écriture allant du microcosme du « Papillon de Solutré » au macrocosme du « Piéton sur la voie lactée », pour reprendre quelques titres de-ci-de-là. Et quoique modeste, humble, ce murmure est parfois bruyant, résonnant, revendicatif, voire blasphématoire, tel ce nouveau fragment 9087 du Journal intime de Dieu :

« Pour ce qui est de la Trinité, il y en a deux selon les théologiens : la Trinité du Ciel, c’est moi, le Fiston et le Paraclet ; - et la Trinité terrestre : Jésus-Marie-Joseph, c’est les trois noms brodés en arc et en fil rouge sur la chemise de nuit de l’épouse au-dessus du trou pratiqué spécialement à la hauteur du bas-ventre pour qu’y passe, en cas de mâle & maritale fringale, le membre de l’époux afin d’accomplir, sans trop pécher, sa tâche de procréation, dans l’obscurité, sous la couette, et sous mon impassible regard, d’un nouveau corps stigmatisé, dès la première nanoseconde par le péché originel, damnation pour l’éternité, dans les flammes ou sous les glauques voutes des Limbes, sauf baptême à l’eau courante, en cas de mort prématurée, ce qui est le cas pour un bébé sur deux, sous mon impassible regard[1] ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Célèbre pour son Classique du thé, premier ouvrage sur le sujet, Lu Yu est un écrivain chinois du VIII° siècle. Le voici devenu personnage récurrent et fictionnel de l’œuvre de Lambert Schlechter, sans doute une sorte d'alter ego. Parmi les nombreux « Billets pour Lu Yu sur presque la moitié des choses du monde », choisissons l’un des plus récents, inédit, que nous nous sommes permis de copier du mur Facebook du poète et que nous publions ici in extenso ; car se serait le mutiler que de se contenter de quelques bribes :

« C’est une permanente irrésolution, dis-je à Lu Yu, ce qui nous met dans une permanente évanescence, dis-je à Lu Yu, comme s’il pouvait, comme s’il voulait encore m’entendre, simulateur que je suis, nous sommes sur un fil assez tendu qui peut lâcher à tout moment, et j’en suis tout à fait conscient, dis-je à Lu Yu, dans l’intention de lui faire part à demi-mot de ma situation, mais Lu Yu a toujours préféré les entretiens sur le chanvre et les mûriers, plutôt que ces arpentages spéculatifs dans les marges de l’existence, où moi trop souvent je m’avance, couard et poltron, mimant une torve et interlope témérité quant au destin, je lui avais sans doute trop longuement parlé de mon souhait de retourner dans la bienveillance de Valérie que j’ai outragée dans un accès de démence érotique, je note la date du jour au bas d’un poème de Lu Yu où il y a déjà trois dates de lectures précédentes, « je n’abandonne jamais les poèmes », écrit-il, « mes yeux assombris lisent des livres qui me piquent comme des ronces », écrit-il, il est vieux, il écrit ce poème dans sa retraite de Shan yin au bord du lac du Miroir, à 79 ans, ce qui précède d’un an l’âge de 80, mon âge, l’âge définitif & avéré de toutes les dépravations et relâchements, l’âge où aucun rachat n’est plus envisageable, où toutes les tares camouflées remontent à la surface et se mettent au premier rang, faire front face au néant, où toutes les causes atténuantes s’épuisent, s’effilent, s’effilochent et s’effrangent, lamentablement, il écrit son poème, puis part à la forêt, sans sa canne, ramasser quelques branches mortes, il est encore vaillant pour porter du bois sec, et quand il rentre, il laisse courir le pinceau à sa guise, « comme des écailles de poisson les nuages tapissent le ciel du crépuscule… », il ne va pas réagir à mon aveu concernant l’outrage à Valérie, il n’a jamais thématisé ce domaine-là, j’ai agressé Valérie en me précipitant sur elle, pour soulever sa robe, agenouillé devant elle, par une sorte de dévotion aussi fervente que feinte, et l’envie irrépressible de poser un baiser sur le bas de sa culotte, et faire de tout ça une confession soumise à Lu Yu, qui ne doit pas se faire illusion sur qui je suis, un usurpateur, un obsédé, un simulateur quand j’évoque mes irrésolutions et l’évanescence dans laquelle j’évolue dans les marges de l’existence, escomptant que la bienveillance de Lu Yu déteindra sur Valérie et qu’elle veuille à nouveau m’accueillir dans sa bienveillance, d’où elle m’avait, à raison, chassé, quand elle arriva chez moi, elle m’avait dit, avec son magnifique sourire : « je suis la présence féminine », et avec la mauvaise foi de l’obsédé, j’avais pris ça au pied de la lettre, pensant qu’en quelque sorte elle s’offrait, et j’en avais profité pour l’assaillir, Lu Yu dit : « que veux-tu que je te dise », et ne dit rien, un peu désemparé, il rentre de sa randonnée avec une brassée de bois sec, et va puiser une casserole d’eau au puits, derrière le rang des mûriers, « ce soir, dit-il, on va se faire un petit thé, et on devisera des choses de la vie, je serai à ton écoute, dit-il, tu mettras ta chemise blanche et tu me réciteras tes louches romances, mais ne compte pas trop sur ma bienveillance, je ne pense pas que tu la mérites »

Entre confession et vérité autobiographique, le texte, obsessionnel et lancinant, fait feu de tout bois, érotisme encore, culpabilité, rédemption par l’écriture, finitude, heurt à la porte du destin et du monde… Car nombre de tragédies et de drames marquèrent l’existence de notre poète. En effet, outre les deuils, le 18 avril 2015, la maison dans laquelle il avait vécu depuis 2006 à Eschweiler dans les Ardennes fut détruite par un incendie, et des milliers de livres de sa vaste de bibliothèque, ainsi que 95 % de tous ses manuscrits furent anéantis. L’on imagine aisément le traumatisme, heureusement partiellement rédimé par la publication de l’immense opus.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le ruissellement poétique témoigne d’une curiosité et d’une culture ogresques. Ainsi, dans Comment Mirka dans une clairière de la forêt Wolski permet à Copernic de déboutonner son corsage, titre coquin et cosmologique digne de froisser les pudibonds et les vétilleux, les allusions, entre Spinoza, Bach, Sloterdijk et Barthes, jamais gratuites, pullulent. Une liste en anaphores emporte tout sur son passage : « Comment, pour mettre la femme à nu, Schiele n’est jamais passé par une Eve ou une Diane ». Ou encore : « comment, pour ne pas écrire « la bile noire de l’amertume », on écrit « le sang violet de l’améthyste », - - - - - - c’est un beau souci que celui des beaux titres ». Et nous devons convenir qu'Une Mite sous la semelle du Titien, en est un bien beau...

 

Le goût du dialogue entre peinture et texte est consubstantiel à Lambert Schlechter, puisque Wendelin et les autres (présent parmi Le Murmure du monde, mais sans les illustrations) est orné par Lysiane Schlechter, dont la gravure encrée, les bleutés, les ocrés et les rosés ont quelque chose de délicieusement vieillot, non sans humour et ironie puisque l’écrivain âgé est figuré dans son sommeil, sous les traits d’une accumulation de crânes, à l’occasion d’un memento mori, contemplant des portes et des apparitions peut-être mystiques, siégeant sur le globe terrestre…

 Mais, nous direz-vous, Wendelin et les autres est un recueil de nouvelles et non de poèmes ! Outre que la chose est peu narrative, peu dramatique, il y a là une parenté bien sensible avec Je n’irai plus jamais à Feodossa, sous-titré « proseries », mot-valise qui n’est pas sans faire penser aux « proêmes » de Francis Ponge[2]. À la prose en effet se marient une musicalité, un flux métaphorique, caractéristiques de l’esthétique de la poésie.

Une quinzaine de proses faites d’une seule longue phrase se suivent et se répondent parmi Wendelin et les autres. Si cet homme ordinaire est le premier de la liste, les suivants, bien que se nommant Pietro d’Azaro, Carl Niggeler, Tsung Chih, Qaanoshinqaaha ou Ropanapor, en autant de déclinaisons de l’humanité qui parsèment le tour du monde, de la Chine au Pérou en passant par l’Italie, sont autant d’alter ego fantasmatiques, ce qu’autorise le don de métamorphose de la poésie. La preuve, notre Wendelin aperçoit depuis le tram « un corbeau perché sur un poteau pourri, comme un quatrain chinois » ; la preuve encore, il pense à l’herbier d’Emily Dickinson[3]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce sont des épiphanies visuelles, comme cette « nature morte » de citrons devant le peintre qui veut faire sentir « la puanteur en peinture », comme ce gardien d’ossuaire qui tient un cahier marqué : « Almanach des Orchidées ». Voilà des occupations futiles et cependant essentielles, à la lisière du vide et plein cultivé par la calligraphie extrême-orientale. L’un s’occupe de « l’ouïe des escargots », l’autre d’un caméléon, alors qu’un excentrique est captivé par la « perspective du regard » au travers d’une enfilade de portes, mais aussi par ses tulipes et ses « merveilleuses parties honteuses » !

Ces étranges bonshommes, souvent des solitaires, voire des anachorètes, aiment les chemises blanches ; ils habitent sur une île, au bord d’un lac ou de la mer (car Qaanoshinqaaha est « prince de l’écume »), parfois d’une voie ferrée, vivent d’habitudes bien ancrées, sinon obsessionnelles, comme est obsessionnelle la mélopée de chacun de ces textes prenants. Reto Spingwa goûte le mot « béréchit » qui veut dire en hébreu « au commencement », et pourtant il hait Dieu. Quant à Nonatto, il égrène au rythme d’un « fabricant de clavecins », le catalogue de ses infirmités et malheurs, réels ou imaginaires ; alors que lui répond un fabriquant de masques, nommé « Herménégilde Duputois ». Drôle de zig, Paul-Emile Dotremont préfère « figoter dans les nébroleries », et lire son Petit Larousse Illustré, qui est une sorte de miroir mieux ordonné, mais moins étonnant que notre recueil, qui n’est pas sans mélancolie prégnante, ni sans joyeusetés piquantes.

Nouveau démiurge, Lambert Schlechter compose un rugueux et brillant bouquet de poèmes en prose testamentaire, car les personnages, sinon l’homme matriciel qui les réincarne, est âgé, car ce sont « des gammes de lucidité préventive ». Le coruscant recueil demande à être relu, dégusté…

Neuvième volume de la série intitulée Le Murmure du monde, Je n’irai plus jamais à Feodossa se veut une autre facette de l’écriture vigoureusement évocatrice, parfois grinçante de Lambert Schlechter. Reprenant le moule compositionnel et récurrent d’une page ou deux qui fluent sous le débord d’une vaste phrase, voici « 99 proseries ». Féodossia étant un port de Crimée, au sud de la Russie, nous voici emportés dans une vaste rêverie nostalgique en forme de périple géographique, car « la Terre tourne », en son vertige. Le « monologue » fait se croiser « mille scarabées en route », un « enchevêtrement proprement amazonien », le tout sur un rythme prestissimo. Indubitablement la raison en est capitale : « il écrit son livre, compulsivement, dans la mortelle ville, écrit son livre, afin de moins mourir ».

Pêle-mêle déferlent les allusions aux paysages et aux poètes chinois, la « mélancolie dévastatrice », « alpines & dolomitiennes & capadociques dégringolades ». La langue est travaillée, malaxée, subvertie, alternant les grâces poétiques et les attaques verbales contre le sort et le destin, les appétits érotiques crus, assumés, et l’orfèvrerie calculée de l’œuvre d’art que la prose poétique enfante : c’est « le cahier « Morphée », qui est le cahier des rêves ». Et là où rôde le souvenir de l’attachante et curieuse « Loula », le journal intime explose en fragments carabinés pour se ramasser en un vœu pieux : « dans le métaphorique cachot du désamour, le souci de soi quant à la quotidienne survie ». Ainsi le diariste aux perles baroques, sculpte, étrille et catapulte la langue.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si l’on veut découvrir le projet, voire le manifeste, qui innerve l’écriture de Lambert Schlechter, ouvrons Enculer la camarde, dont le titre, qui n’est pas loin de Maurice Roche[4], dit bien le défi jeté entre Eros et Thanatos :

« écrire c’est faire baisser
le niveau de l’encre dans l’encrier[…]

c’est choyer la respiration
échapper à l’étouffement

c’est à l’aveuglette
donner coloris au clapotis des minutes […]

c’est épuiser le mot mort […]

c’est faute de mieux

c’est bonheur lorsque le mot vient

c’est beau comme baiser
c’est horreur vermine & suicide

c’est les sept dernières paroles
sans vinaigre et sans violon

c’est aller comme va le scarabée

c’est l’échapper belle et à l’onction extrême

c’est éventer à tout le monde des trucs de syntaxe intimes
qui n’intéressent personne
sauf l’amante jolie et fraîche et secrète
qui demande : comment es-tu ?

c’est dégueuler le sirop bigot des curés

et réimaginer des religions fraternelles et poétiques

des prophètes souriants

et des saintes sans chasteté »

Le Livre de la mour et de l’à mort couronne non sans ironie la somme du Murmure du monde, qui achève l’énorme recueil, sinon l’œuvre, encore en devenir : « Tu es mort, lisant la page d’un mort ». Malgré le discours ici proposé, il y a bien un maître de cérémonie à la vie, et c’est bien le poète : « Il n’y a pas de maître de cérémonie qui préside au ruissellement des atomes à travers le néant - - - - - - et ça vous produit anémone goudron caillasse orties nuages orteils aisselles pieds nus - - - - - - et tous les dons que je devine ». Et encore nous passons l’abondance des « pubis joliment velus », parmi ce « livre des émerveillements », qui renvoie à des pages plus anciennes conçues comme une « théorie de l’univers ».

 

Il n’y a qu’un pas d’Eros à Thanatos. Et les poètes, depuis l’Antiquité le savent. Ce ressassement métaphysique use d’infinies variations ; et celles de Lambert Schechter ne sont pas les moindres, qu’il s’agisse de leur étendue ou de leur acuité, de l’abondance des thématiques et de sa personnelle stylistique. Baroque coruscant, rabelaisien jouissif, diariste poétique têtu, créateur d’une armée de mots pour livrer un combat perdu contre le néant, notre poète nous laissera néanmoins son explosante constellation.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Inédit - à paraître en janvier 2023.

[2] Francis Ponge : Le Parti pris des choses suivi de Proêmes, Poésie Gallimard, 1967.

[4] Maurice Roche : Camar(a)de, Macabré, Seuil, 1981 et 1994.

 

Museo de arte sacro de las Clarisas, Monforte de Lemos, Galicia.

Photo : T. Guinhut.

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4 juin 2022 6 04 /06 /juin /2022 16:04

 

Tre Cime de Lavaredo, Cortina d'Ampezzo, Veneto.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Poésies verticales et résistances poétiques :

Roberto Juarroz, Taras Chevtchenko,

Pierre Seghers & Otis Kidwell Burger.

 

 

Roberto Juarroz : Poésies verticales,

traduit de l'espagnol (Argentine) par Fernand Verhesen,

Poésie Gallimard, 2021, 368 p, 9,50 €.

 

Taras Chevtchenko : Notre âme ne peut pas mourir,

traduit de l’ukrainien par Guillevic, Seghers, 2022, 128 p, 14 €.

 

Pierre Seghers : La Résistance et ses poètes. Récit & Anthologie,

Seghers, 2022, 528 p, 22 € & 336 p, 17 €.

 

Otis Kidwell Burger : L’Amour est une saison,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christian Garcin,

Le Don des nues, Rue de l’échiquier, 2022, 64 p, 16,90 €.

 

 

 

Toujours debout se tient la poésie. Elle ne peut se coucher devant les « armées de travail obligatoires[1] » communistes, ni devant le productivisme capitaliste. Et malgré tous ceux qui voudraient l’enrôler dans un engagement idéologique et collectiviste, elle reste aussi individualiste que libre. Pour preuve, l’Argentin Roberto Juarroz et ses Poésies verticales ne se sont jamais pliés ni couchés devant quelque obédience politique que ce soit, déplaisant à tous ou à peu près. En revanche, Taras Chevtchenko, un Ukrainien du XIX° siècle paya de sa vie son combat en faveur de la liberté, tout en nous léguant ses poèmes engagés et enfiévrés. Une telle résistance est également la charpente de nombreux poètes français au cours de la Seconde Guerre mondiale, face au nazisme, quoique leur complicité avec le communisme fût trop souvent dommageable. Cependant, « allongée face contre terre dans l’herbe », Otis Kidwell Burger, une Américaine, dont les hasards de l’actualité éditoriale nous fournissent les sonnets, préfère choisir la résistance de l’intemporel.

 

Il dut se résoudre à publier à compte d’auteur ses quatre premiers recueils, quoique le troisième se vit gratifié d’une préface de Julio Cortazar ; avant de les voir un brin traduits et cependant appréciés avec ferveur loin de son Argentine natale. Né en 1915, Roberto Juarroz, de 1958 à sa mort en 1995, fit paraître jusqu’à quinze poésies verticales, ne variant jamais d’un iota son titre.

Comme dans le cadre de la théologie négative à l’égard de Dieu, l’on peut approcher la connaissance de Roberto Juarroz au moyen de tout ce qu’il n’est pas. Il n’est en effet pas le moins du monde narratif ni autobiographique. « Abandonner la biographie », professe-t-il dans son douzième volume, mais également dans le onzième :

« Je ne puis admettre aucune histoire,

ni filiation ni origine.

Toute histoire est toujours autre.

Même ma propre histoire ».

L’écho du « je est un autre » rimbaldien est cependant ténu, car bien moins exalté. Il n’est pas plus lyrique, ni prophétique, ni polémique, en aucun cas fantastique, et guère réaliste, évidemment en rien politique. Comme Jorge Luis Borges relégué sur le marché aux volailles par le pouvoir de Peron, il fut licencié puis arbitrairement déplacé de son poste de bibliothécaire, pour non-conformité politique. Au contraire de maints poètes latino-américains qui se précipitèrent tête baissée dans la foi communiste, dont l’éhonté Pablo Neruda qui reçut le Prix Staline de la Paix, quoiqu’Octavio Paz eût le mérite de ne pas succomber à de telles sirènes, Roberto Juarroz tint à garder sa dignité intérieure : « J’ai toujours détesté la politique, et je crois que c’est le plus grand ennemi de la poésie, quelle que soit sa couleur ». Loin de n’être qu’un superficiel rejet, la conviction du poète relève d’une réelle acuité : « La politique, le pôle contraire de la poésie à mes yeux, consiste dans la lutte, l’action ou l’élucubration centrée (ou décentrée) sur le possible, sur la conquête et l’exercice du pouvoir, grâce en particulier à l’organisation toujours plus ou moins coercitive (pour ne pas dire totalitaire) de l’Etat », dit-il dans Poésie et réalité.

 

La précédente allusion religieuse à la théologie négative n’est pas là en vain. Car s’il perdu définitivement la foi, une sorte de mysticisme sans dieu anime sa poésie en vers libres. Face à un dieu absent, « elle est un essai d’exprimer ce qu’il est quasi impossible d’exprimer[2] ». Entre ontologie et tentative métaphysique, entre vertige existentiel et tentative méta-poétique, « la poésie est la religion originelle de l’humanité, originelle et finale[3] », tempère-t-il. En ce sens la poésie de notre Argentin est sévère, sans concessions, peut-être minimaliste, s’attachant à faire sortir du chaos universel l’œuvre, allusive, ténue, ferme cependant, telle que dans la IIIème poésie verticale :

« Les formes naissent de la main ouverte.

Mais il y en a une qui naît de la main fermée,

de la plus intime concentration de la main,

de la main fermée qui n'est et ne sera pas un poing.

L'homme prend corps autour d'elle

comme la fibre ultime de la nuit

lorsqu'elle engendre la lumière qui coïncide avec la nuit.

Peut-être avec cette forme sera-t-il possible

de conquérir le zéro,

l'irradiation du point sans résidu,

le mythe du rien dans la parole. »

Ainsi ce sont peu de métaphores, qui habitent ses vers, sinon choisies avec soins et sans emphase, seul « le texte qui équivaut à être ». Non seulement les mystiques, Maître Eckhart par exemple, ont joué un rôle dans l’apprentissage poétique de Roberto Juarroz, mais son approche du vide, de l’univers et de la parole, n’est pas sans devoir quelque chose au bouddhisme zen. Ainsi oppose-t-il l’aspiration à  la transcendance à la réalité de l’immanence. Reste alors

« Une écriture qui supporte l’intempérie,

qui puisse se lire sous le soleil ou la pluie,

sous la nuit ou le cri,

sous le temps dénudé ».

Cependant, malgré son apparente abstraction, « la poésie est une porte d’accès à la réalité », selon les mots du préfacier Réginald Gaillard, qui rapproche avec pertinence cette ascèse avec L’Homme qui marche d’Alberto Giacometti. En outre, si « elle ouvre l’échelle du réel », il s’agit plus exactement une quête de la réalité intellectuelle, une recherche du sens, « pour obtenir un visage de paroles / que l’abîme n’efface pas ». Voire « le rite indispensable / de fonder un autre langage ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Affirmant que « le langage est la clef de la capacité créatrice de l’homme[4] », et face à la condition absurde, Roberto Juarroz élève son ambition à la hauteur de l’art. Son éthique est une esthétique et une gnoséologie. Et malgré sa nécessité, il n’est pas certain qu’elle soit une consolation, son seul mérite étant sa beauté, son abîme et sa verticalité devant le temps, son ascension et sa pesanteur ; par exemple dans la IIIème poésie verticale :

« Crevasse dans le cœur de l'imminence,

tandis que le pied de l'espérance

danse son temps bleu,

amoureux de sa propre ombre.


Il y a un hymne en attente

qui ne peut commencer

avant que la danse n'achève

sa culture du temps.


C'est un hymne vers l'arrière,

une imminence inversée,

l'ultime aiguillée pour lier la source

avant que sa coulée ne l'emporte.


Il y a des chansons qui chantent.

D'autres sont immobiles.

Les plus profondes reculent

dès leur première lettre ».

Cette anthologie ne comprend que les quatre premières et la onzième des Poésies verticales, original et traduction. Quoique laissant espérer des œuvres complètes peut-être à venir en édition également bilingue, elle reste fort méritoire, d’autant plus qu’elle s’enrichit d’un essai de 1987 : Poésie et réalité. Une voix à nulle autre pareille, une poétique de la présence du langage au monde, nous est révélée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si notre poète argentin tient à faire abstraction de l’Histoire, ce n’est en rien le cas de ceux qui sont acculés à la Résistance face à un pouvoir totalitaire, une tyrannie militaire et guerrière envahissante. L’actualité russo-ukrainienne, si elle a un seul mérite, permet de redécouvrir un auteur venu d’Ukraine et du XIX° siècle. Taras Chevtchenko, né en 1814, mourut d’épuisement en 1861 à la suite des divers emprisonnements, vexations et déportations infligés par le pouvoir tsariste : Nicolas Ier exigea de surcroit qu’il ne puisse ni dessiner, ni écrire. Il n’empêche qu’il avait en 1845 produit un intense recueil : Kobzar, du nom des chanteurs errants. En voici un choix avec Notre âme ne veut pas mourir, aujourd’hui judicieusement réédité, dans la même traduction de Guillevic parue en 1964. Traduits en vers blancs, ces poèmes s’inscrivent en des genres divers : ballades, élégies, chansons, pamphlets, épopées enfiévrées… Le lyrisme et la nostalgie sont parfois tendres : « Mon cœur s’envole / vers un jardinet sombre dans l’Ukraine ». Hélas ils sont frappés au coin du tragique :

« J’ai grandi dans la servitude

Et c’était chez des étrangers,

En esclavage je mourrai

Sans voir les larmes de mes proches ».

Cependant, bien loin de l’Ukraine, le Caucase, où périt l’un de ses amis officiers, est « Un massif montagneux entouré de nuages / Tout couvert de chagrin, tout entouré de sang ».

L’on sait que le maître-mot du romantisme est la passion, qu’elle soit amoureuse ou à l’égard de la liberté, comme dans le cas de Lord Byron, de Percy Bysshe Shelley[5]. Ou encore du hongrois Sándor Petőfi, du Polonais Adam Mickiewicz. Mais aux confins de l’Europe, Taras Chevtchenko l’aime jusqu’à la mort, tout en affirmant que l’âme d’un peuple ne peut mourir : « la liberté, / arrosez la avec le sang de l’ennemi ». Romancier, dramaturge, peintre, poète-fleuve, qui fut également à l’origine de l’orthographe ukrainienne, il est donc considéré comme le poète national et fondateur. Comme ses ancêtres qui durent également lutter contre les rois polonais et les sultans turcs, il n’eut de cesse de combattre l’expansionnisme de la Russie impériale, l’Eglise n’étant par ailleurs guère qu’une complice des Tsars :

« Ce n’est certes pas pour l’Ukraine

Mais c’est pour son bourreau que tu répands ton sang.

Tu as dû boire le poison moscovite,

Le poison moscovite il t’a fallu le boire. »

Ou encore :

« Pas la liberté désirée.

Elle dort. Le tsar Nicolas

L’a mise en sommeil, et, crois-moi,

Cette chétive liberté

Pour la réveiller tout d’abord,

Il nous faut nous mettre tous ensemble

À tremper la tête de hache ».

Et d’ardemment inviter son peuple à s’unir, à prendre les armes : « Fraternisez ! », « Brisez vos chaines ! », « Aiguisez la hache ! » L’on peut aisément imaginer que la poésie de Taras Chevtchenko est vigoureusement épique. En effet, quoique bref, « Galamia » relate l’expédition des Cosaques entreprenant d’arracher leurs frères prisonniers des griffes turques. Jusqu’au registre du merveilleux : « Le Bosphore se mit à trembler car jamais / Il n’avait entendu les Cosaques pleurer ».

Voilà un beau recueil, dont l’actualité ne se dément pas et dont il ne faut pas se priver ; d’autant que les bénéfices seront reversés à l’action humanitaire de L’AMC France-Ukraine. Ainsi pourra-t-on rendre l’héritage du poète à son peuple, lui qui s’est peint sous les traits de « Perebendia », un homme fantasque, un vieil errant qui chante en dissipant la tristesse…

Que les quelques dizaines de milliers de morts sous les feux et les bombes de la Russie poutinenne l’entendent ! Pourtant aucun d’entre eux, fût-il poète, ne fut protégé par la poésie. À moins que celle de Taras Chevtchenko ne galvanise les héros qui combattent l’envahisseur…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Par ces mêmes éditions Seghers, voici une autre réédition d’importance : La Résistance est ses poètes, soit deux volumes complémentaires, « Récit » et « Anthologie », initialement parus en 1974. Pourtant le premier, qui se déroule de la « drôle de guerre » jusqu’à la Libération, dont l’auteur déplore l’hypocrisie et les crimes de résistants opportunistes, n’est pas qu’une histoire de la Résistance entre 1940 et 1945, puisqu’il est enrichi de nombreuses citations, voire de poèmes entiers. C’est à une véritable enquête que nous participons, à la découverte de poètes connus, d’autres méconnus, voire enfouis dans la poussière du temps. Car ils sont parfois anonymes, au point que l’historien ne puisse toujours lever cet anonymat. D’autres fois leur jeunesse lyrique et polémique s’acheva trop tôt sous les balles des exécutions nazies.

Ne doutons pas que Pierre Seghers eût toute autorité pour rédiger et ordonner une telle somme. Lui-même poète et résistant, il connait jusqu’aux publications les plus clandestines, celles qui purent à mots cryptés tromper la censure. Il précise - et cela va sans dire - qu’il ne s’agit « pas de la poésie d’un parti politique, mais celle de l’homme en danger de mort ».

Voici la grande fresque de l'aventure individuelle et collective des poètes qui se sont noblement engagés, qui ont offert leurs mots et leurs vies au service du combat contre l'occupant allemand. De bien grands noms de la poésie française du XX° siècle répondent présents, comme Louis Aragon, René Char, André Desnos, Paul Eluard, Jules Supervielle… Et bien d’autres qui ne trouvent qu’ici la trace de leur écriture interrompue par la mort, leur stèle poétique, si mince soit-elle et pourtant vivante encore.

Parmi l’inépuisable coffre aux trésors qu’est ce diptyque, l’on risque forcément d’être injuste en oubliant tant de cris pathétiques et tragiques, tant de polémiques pamphlets contre l’occupant, tant de beautés brûlantes. Pensons aux XX Cantos publiés en 1942 par Pierre Emmanuel, à l’occasion de la fusillade des otages de Chateaubriand, mais avec une écriture dont la discrétion, la concision, au service de la puissance évocatoire, n’a guère d’équivalent :

« Les roulements des roues

les cahots des ténèbres

les tambours qui s’ébrouent

la lune aux mains de neige

Paris Nantes Bordeaux

nos peines capitales

nos vergers les plus beaux sont greffés par nos balles »

Plus loin, un malheureux  qu’Auschwitz n’a pas épargné, Maurice Honel, use d’un dernier courage pour écrire ce qu’il faut nommer poésie concentrationnaire[6] :

« Nous étions vingt pour mille

Restés vivants

Moins-values débiles

À danser dans le brouillard de septembre

Dans le charbon perpétuel

Au cirque des crématoires ».

L’anthologie préfère ranger ces voix historiques par ordre alphabétique, depuis un anonyme, pour qui « La prison bourdonne, dents serrées », jusqu’au « Poème macabre » de François Wetterwald, qui demande « tête ballante, sexe ballant… Squelette, squelette, où vas-tu ? », en passant par Loys Masson : « Liberté - son printemps glisse en coulées de menthe sur les morts / vers les prisons assises entre leurs pieds grêlés d’astres ». Ces trop minces citations laissent entendre combien cette période poétique est extraordinairement riche, combien les vers peuvent être l’unique au-delà nécessaire.

Si la résistance face au totalitarisme nazi, qu’elle fut active ou intérieure, ne pût être qu’un impératif catégorique au sens kantien, il est néanmoins remarquable que nombre de ces poètes résistants furent des thuriféraires du communisme, au point qu’un Aragon écrivit une « Ode à Staline ». Résister, et aujourd’hui se parer d’une telle noblesse, n’est pas être borgne en pratiquant la servitude volontaire, la tyrannie agissante au service d’un autre totalitarisme auquel l’Histoire n’a pas opposé de procès de Nuremberg.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Longuement méconnue, soudain redécouverte, Otis Kidwell Burger (1923-2021) sait résister aux sirènes délétères de la politique et des idéologies, pour leur préférer la résistance de la nature et de l’amour. Elle découvre avec ses deux jeunes enfants, au printemps 1957, une maison isolée parmi les montagnes Catskill, au nord de New York. Cette  semaine de solitude, sans électricité ni téléphone, entre prairies et forêt donne lieu à un recueil troublant, délicieux : L’Amour est une saison. Outre une nature éblouissante, c’est l’arrivée d’un couple, en particulier du mari, qui bouleverse notre poétesse ; ce qui est narré en guise de préface, par l’auteur elle-même. Un amour interdit s’épanche, se dénoue, entre extase et un départ vécu comme un deuil, cependant discret, bienveillant : « oh, continue, sans savoir, et sois libre ! »

En quarante-sept sonnets (quoiqu’ils ne se distribuent pas en quatrains et tercets), la poétesse américaine se découvre amoureuse : « c’est être informé par le feu » ; « Je t’entends comme le sang dans mon propre corps / Ou comme le vent qui souffle autour de la maison », car une relation intense se noue entre l’amour et la nature environnante, omniprésente, où « le printemps arrive toujours en crabe », alors que la demeure est déglinguée : « Cette maison est remplie d’esprits interrompus ; / Les livres d’un mort entassés dans une pièce poussiéreuse ».

Le pudique récit du coup de foudre amoureux et de son sillage empruntent des voies métaphoriques inouïes : «  Tous les amours surgissent / De racines trop cachées et tortueuses ». Le lyrisme en devient incandescent : « 

« Oh, ne laisse pas le pouvoir et la mortalité de l’amour

Etre écrasés sous la multitude des mondes, des étoiles,

Et des êtres hypothétiques dans les cieux ».

Debout devant la vie, sans le moindre sentimentalisme, Otis Kidwell Burger interroge et résout l’éternel mystère de l’amour en son recueil à la beauté poignante :

« car quelle colombe

Dans sa délicate loyauté, a jamais entendu

Ce qui, pour l’innocence ailée, est véritablement faux ;

L’amer bestiaire des fautes de l’amour ».

L’on aimerait avoir écrit de tels vers. Même si l’on peut regretter que ce recueil ne soit pas bilingue, il a le bonheur de se découvrir digne des rayons de notre intime bibliothèque. Et, parfois, l’on devine une filiation secrète avec les Sonnets de Shakespeare, jusque dans les dernier vers : « Oh, Temps / Porte moi délicatement ; moi qui un jour ai connu / Ton énigme et ta promesse tout au fond de mes os ». L’on aimerait également lire son Cats, Loves & Other Surprises[7]

Dans la même collection, joliment nommée « le don des nues », Tony Durand imagine Devenir chevreuil. Grâce à une osmose fantastique il devient un jeune cervidé dans une nature exubérante, lui-même étant animé d’une belle vivacité musculaire et poétique…

 

Quoique Otis Kidwell Burger partage avec Roberto Juarroz une saine indifférence à la politique, du moins dans ce recueil, et avec des moyens poétiques fort différents, il s’agit du droit naturel à la liberté créative, amoureuse, métaphysique. La priorité de la politique ne devrait-elle pas être la capacité à protéger le droit à la solitude, à la créativité, à des activités aussi peu engagées que la poésie ? En ce sens cette dernière est l’engagement ultime.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[2] Roberto Juarroz : Poésie et création, José Corti, 2010, p 30.

[3] Roberto Juarroz : Poésie et création, ibidem, p 45.

[4] Roberto Juarroz : Poésie et création, ibidem, p 48.

[7] Otis Kidwell Burger : Cats, Loves & Other Surprises, Nirala Series, 2017.

 

Monte Elmo, Inichen / Sans Candido, Südtirol.

Photo : T. Guinhut

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6 janvier 2022 4 06 /01 /janvier /2022 18:37

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Retour du lyrisme

& nouvelle poésie rimbaldienne :

Nathalie Riera, Sanda Voïca,

Jacques Viallebesset, Grégory Rateau.

 

 

Nathalie Riera : Paysages d’été, LansKine, 2013, 112 p, 14 €.

 

Nathalie Riera : Instantanés des géographies de l’amour,

Les carnets d’Eucharis, 36 p, 2020.

 

Sanda Voïca : Epopopoèmémés, Impeccables, 2015, 136 p, 22 €.

 

Jacques Viallebesset, Claude Legrand :

Le Plain chant des hautes terres, Le Nouvel Athanor, 2019, 72 p, 23 €.

 

Grégory Rateau : Conspiration du réel,

Editions Unicité, 2022, 82 p, 13 €.