Benjamin Constant : Cours de politique constitutionnelle,
Plancher & Béchet, 1820. Photo : T. Guinhut.
Les libertés politiques et romantiques
de Madame de Staël et Benjamin Constant
à la Fondation Bodmer.
Germaine de Staël et Benjamin Constant, l’esprit de liberté, Perrin / Fondation Bodmer, 208 p, 35 €.
Ghislain de Diesbach : Madame de Staël, Perrin, 656 p, 26 €.
Madame de Staël : Œuvres, La Pléiade, Gallimard, 1728 p, 65 €.
Benjamin Constant : Œuvres, La Pléiade, Gallimard, 1696 p, 65 €.
Les amitiés et les amours littéraires sont les plus beaux, surtout si, dépassant les fictions qu’ils ourdissent, les amis et amants sont eux-mêmes écrivains. Qui plus est si ce sont des amants de la liberté, comme Germaine de Staël et Benjamin Constant. L’une fête le bicentenaire de sa mort, en 1817, l’autre les deux-cent cinquante ans de sa naissance, en 1767. Ce pourquoi la Fondation Bodmer, sise à Genève, a l’intelligence de les réunir dans une somptueuse exposition et dans un tout aussi somptueux album catalogue. Ces pionniers du romantisme et du libéralisme, malgré les orages de leur passion, voient également la possibilité de joindre joue contre joue deux Pléiades qui leurs sont consacrés.
« J’en devins passionnément amoureux », dit-il tout net dans son récit intitulé Cécile. C’était à Lausanne en 1794, alors qu’elle découvrait « un homme plein d’esprit ». S’il n’y avait eu que la passion ! Mais de surcroît et plus vrai, une réelle intimité intellectuelle les unit. Germaine et Benjamin sont en effet sont des « enfants des Lumières », réprouvent autant la Terreur révolutionnaire et l’absolutisme napoléonien, et tous deux écrivent bientôt des romans psychologiques qui magnifient la sensibilité.
Née Necker en 1766 à Paris, Germaine de Staël fut élevée par sa mère avec grande ambition, un peu comme l’Emile de Rousseau, mais non comme Sophie, quoiqu’elle la fit lire bien plus tôt que lui. Elle vit ensuite à Coppet auprès du lac Léman, et le restera trop à son gré, exilée d’une ville parisienne qui lui est politiquent contraire. La biographie généreuse, pétulante et roborative de Ghislain de Diesbach nous la présente très tôt douée pour les Lettres. Elle doit son nom à son époux Erick Magnus de Staël-Holstein, passablement indifférent. À cet égard Ghislain de Diesbach entraîne son lecteur, avec un luxe de détails stupéfiant, comme si l’on y était, parmi les passions et intrigues politiques de la Révolution, ne cachant rien du courage de son héroïne pendant la Terreur, des orages de l’adultère et des enfants probablement venus de la cuisse de Benjamin : Germaine est attachante, insupportable, brillante. Sa passion pour la liberté politique ne sera pas vue d’un bon œil par Napoléon, qui n’aura de cesse de l’empêcher de revenir à Paris : ce qui lui fit écrire Dix ans d’exil.
« Vilain Don Juan », Benjamin Constant entre en scène. Ses aventures amoureuses, sa passion du jeu rivalisent de rocambolesque. À force de persuasion, il emporte la place sur ses concurrents nombreux. Elle conçoit, en 1796, de ses expériences sentimentales tempêtueuses, un traité : De l’Influence des passions sur le bonheur des individus et des nations. Ses talents de salonnière et d’intrigante, sa liberté amoureuse autant que ses convictions en faveur d’une sage République lui valent admiration, mais aussi cabales et hostilités misogynes. Bientôt, dans ses Considérations sur la révolution française, elle se fait hostile envers la prise de pouvoir de Napoléon, préférant au despotisme le modèle parlementaire anglais et ne voulant pas « prostituer la pensée à la force ».
Elle deviendra la femme la plus célèbre d’Europe, en commençant par De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, en 1800, qui inaugure son volume d’œuvre d’Œuvres en Pléiade. Là elle examine chaque littérature en ses « rapports avec la religion, les mœurs et le gouvernement », puis « l’état actuel des Lumières en France ». Non sans dénoncer « les préjugés contre les femmes qui cultivent les Lettres ». C’est avec un enthousiasme critique sans cesse renouvelé qu’elle rend compte « de la marche lente, mais continuelle, de l’esprit humain dans la philosophie, et de ses succès rapides, mais interrompus, dans la poésie et les arts ».
Delphine, son roman épistolaire, comme il était de mode depuis Richardson, Rousseau, Goethe et Choderlos de Laclos, est un brin touffu. Ce qui n’empêchera pas cette « histoire de la destinée des femmes » d’obtenir un franc succès. Publié en 1802, il conte les amours contrariées de l’héroïne éponyme et de Léonce. Les jalousies et calomnies vont s’enflammer, les conflits moraux, nés des conventions de la société, vont s’exacerber au point d’empêcher leur union amoureuse. Deux morts tragiques chapeauteront enfin l’intrigue un peu démesurée, mais dont les qualités d’analyse psychologique sont sans nombre.
Il suffit de lire les premiers chapitres de Corinne ou l'Italie (1807) pour se convaincre sans peine que Madame de Staël écrit avec autant d’élégance que de richesse. Son personnage, Oswald, un riche Anglais en route vers l’Italie, est un mélancolique que taraudent des souvenirs paternels, archétype romantique digne de Robert Burton et de son Anatomie de la mélancolie[1]. Ce qui ne l’empêche pas de se comporter en héros, resté cependant modeste, lors d’un incendie à Ancône. Mais voyant et entendant sur le Capitole la belle Corinne couronnée des lauriers du poète, il « était trop captivé par les charmes de Corinne pour se rappeler alors ses anciennes opinions sur l’obscurité qui convenait aux femmes ». Ainsi elle est une femme idéale au sein de l’idéalisme romantique et une icône d’un féminisme revendiqué.
Corinne ou l’Italie justifie parfaitement son titre lorsque son héroïne guide avec lyrisme et enthousiasme Oswald à travers Rome, du Panthéon au Vatican et au Forum ; le lecteur est avec eux emporté dans ce voyage culturel, d’autant mieux s’il l’a lui-même vécu. On pourra cependant trouver que cet hybride de roman et de guide sacrifie un peu l’intrigue. Une dimension esthétique et éthique s’élève devant la splendeur impériale romaine, lorsqu’Oswald, pensant aux esclaves et aux Chrétiens persécutés, « cherchait partout un sentiment moral, et toute la magie des arts ne pouvait jamais lui suffire ». Tourmenté par le souvenir de son père qui avait souhaité lui voir épouser la trop jeune alors Lucile, Oswald ne peut se résoudre à succomber jusqu’au bout à Corinne, elle passionnément amoureuse et sans ambages. Ni Oswald ni Corinne n’oserons vraiment rompre avec « les préjugés de leurs nations ». Elle n’ose révéler son illustre naissance anglaise dont elle s’est détachée en épousant l’Italie. Il n’ose accepter la légèreté italienne. Le départ d’Oswald pour la carrière militaire en Angleterre, puis ses noces contraintes avec Lucile, alors que Corinne lui a sacrifié sa carrière littéraire, seront l’engrenage de la tragédie. Le conflit entre l’amour et le devoir innerve le roman, dont le personnage féminin est le plus remarquable, à l’aube d’un XIX° siècle qui peine à reconnaître la liberté des femmes. En lisant cette affinité et ces distances entre les tempéraments anglais et italiens, on n’est pas sans penser aux futurs romans d’Henry James[2]…
On peut être stupéfait de constater qu’un grand absent trône au cœur de ce Pléiade Madame de Staël : De l’Allemagne[3]! Cet essai brillant, connaisseur de la littérature Sturm und Drang et de la philosophie allemandes de son temps, rompant avec la dévotion française pour le classicisme, et montrant la curiosité et la culture de son auteure, de Goethe à Kant, fut pourtant stupidement censuré et détruit par la France en 1810, au motif d’être un éloge de l’étranger. Il est vrai qu’avec prêt de 600 pages, le Pléiade eût explosé ! À moins d’attendre un second volume augmenté des 600 pages des Considérations sur la Révolution française.
Si la relation de cette « diablesse de femme » avec Benjamin Constant alterne les azurs, les jalousies criantes et les scènes violentes, jusqu’à leur rupture en 1811, des choix politiques les réuniront toujours. Favorable à la liberté de la presse, elle n’en reste pas moins contemptrice des journaux qui se livrent à la calomnie et flattent la curiosité du public au lieu de susciter l’admiration pour le mérite.
On sait combien Benjamin Constant fut également sensible à la question de la liberté de la presse. Dans le chapitre VIII du Cours de politique constitutionnelle[4], il dresse la liste des libertés fondamentales : « la liberté personnelle ; le jugement par jurés ; la liberté religieuse ; la liberté d’industrie ; l’inviolabilité de la propriété ; la liberté de la presse ».
Son œuvre politique est plus abondante que celle autobiographie, comme dans Le Cahier rouge, picaresque récit d'enfance et de jeunesse qui accumule les ratages. Un roman, Adolphe, en 1816, égare le lecteur qui voudrait y trouver des clefs. Adolphe est-il le double de son auteur, Ellénore, qui est « un bel orage », est-elle Charlotte, épousée en 1809, où l’ombre de Germaine ? Le romancier de l’introspection réfute toute lecture autobiographique ; peut-être par pudeur. Il n’en reste pas moins que la confession du personnage éponyme, handicapé par sa sécheresse de cœur et son mal du siècle trop romantique, ne lui permet pas d’accéder à l’amour idéalement romantique d’Ellénore…
L’essayiste multiplie les ouvrages et les brochures politiques, apportant son soutien à une république modérée dans De la Force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s’y rallier, en 1796, ou conspuant la Terreur révolutionnaire, dans Des effets de la Terreur en 1797. Auxquels Germaine de Staël répondra en 1818 par ses Considérations sur la Révolution française. Ce en quoi ils sont bien d’ardents défenseurs du libéralisme politique.
L’ouvrage le plus remarqué de Benjamin Constant fut en 1819 son De la liberté des Anciens, comparée à celle des Modernes. C’est-à-dire celle de « la participation active et constante au pouvoir politique » et celle de « la jouissance paisible de l’indépendance privée ». Elu plusieurs fois député à partir de 1819, il est un orateur habile, dénonçant la traite des noirs, défendant la liberté des croyances.
Cependant, en son introduction aux quatre volumes du Cours de politique constitutionnelle, en 1820, il balise sa pensée libérale : « Il sera certain dans cent ans, comme aujourd’hui, qu’il ne faut pas charger ceux qui profitent des mesures arbitraires, de réprimer les mesures arbitraires ; ceux qui s’enrichissent par les dépenses publiques, ceux qui sont payés par le produit des impôts, de diminuer la masse des impôts ; ceux qui doivent leur fortune aux prérogatives de l’autorité, de s’opposer à l’accroissement des prérogatives de l’autorité ». Hélas, deux siècles plus tard, la France, championne des impôts et taxes, droguée à l’étatisme, n’en est en rien convaincue.
De cet immense corpus politique, le volume Pléiade des Œuvres de Benjamin Constant ne donne qu’un choix, certes judicieux, en particulier les précieux Principes de politique, dans lequel, outre son rejet du despotisme, il se montre plus que méfiant envers la « souveraineté du peuple », cette « volonté générale » prônée par Rousseau, qui peut être une autre forme de despotisme, comme le montra la Révolution. En effet « la reconnaissance abstraite de la souveraineté du peuple n’augmente en rien la somme de la liberté des individus ; et si l’on attribue à cette souveraineté une latitude qu’elle ne doit pas avoir, la liberté peut être perdue malgré ce principe, ou même par ce principe ».
Ce Pléiade se concentre en premier lieu sur ce qui fit sa gloire romantique, Le Cahier rouge et ses deux romans, Adolphe et Cécile. Remarquons à cet égard, comme pour Madame de Staël, que les prénoms sont à la fois des moteurs romanesques et des marqueurs de la personnalité et de l’intimité. On y découvre de plus des titres rares, ses Réflexions sur la tragédie, et deux chapitres de son immense ouvrage De la religion considérée dans sa source, ses formes et ses développements. Mais aussi une ardente philippique anti-napoléonienne : De l’esprit de conquête et de l’usurpation. Le libéralisme politique trouve en Benjamin Constant une de ses thuriféraires majeurs, après Locke et Montesquieu, et avant Tocqueville[5].
Après celles, aussi splendides qu’érudites consacrées à Sade[6] ou bien Frankenstein[7], la Fondation Bodmer est particulièrement pertinente en cette exposition : Germaine de Staël et Benjamin Constant, l’esprit de liberté. Entre le château de Coppet, où résidait Madame de Staël et dont elle fit le « lieu des états généraux de l’opinion européenne », et la Fondation de Cologny, ne les séparent que l’extrémité ouest du lac de Genève. De plus, son riche fonds de philosophie politique s’est accru, en 2015, de maintes éditions rares de l’auteure de Corinne ou l’Italie. Le catalogue, réalisé sous la direction de Léonard Burnand, Stéphanie Génand et Catriona Seth (maîtresse d’œuvre du Pléiade Madame de Staël), et préfacé par Jacques Berchtold, directeur de la Fondation, est construit avec le soin remarquable du livre d’art, auquel les éditons Perrin ont apporté leur savoir-faire. Non seulement en ce qui concerne la qualité des textes, que celle des photographies de tableaux, statues, lettres, éditions originales, si émouvants, de nos deux écrivains. Le châle orangé et brodé, négligemment posé sur un fauteuil du château de Coppet, laisse entendre que Madame de Staël l’a abandonné à l’instant… Aussi n’abandonnerons-nous pas si aisément nos deux amants, autant passionnés qu’orageux et infidèles, cependant restés imperturbablement fidèles aux libertés romantiques et politiques.
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.