Eloy d'Amerval : La Grande Diablerie, Georges Hurtrel, 1884.
Photo : T. Guinhut.
La Conscience de Bordeaux : Le contrat faustien.
La République des rêves II
L'Harmattan 2023
C’est lors d’une de ces premières après-midi de mai, quand le soleil époussète les terrasses de café de la Place de la Victoire, que Louis sent un fauteuil d’osier craquer contre sa claire solitude et disponibilité. L’impeccable dentition de Martial Lespinassières offre un sourire prédateur aussi large que sa silhouette est haut perchée.
- Cher Louiq, voilà des mois que nous n’avons pas parlé. Et vous n’avez pas conquis Bordeaux. Pas même avancé d’une rognure d’ongle.
- Et quel moyen martial, en vue de la victoire, me proposez-vous ?
- Trois possibilités s’offrent à toi. Uno : coucher avec le Conservateur du Nouveau Musée. Notre vigoureux Paul-Pascal à un entregent extraordinaire et il aimerait assez ta nouvelle photographie s’il pouvait s’assurer que tu es bien dans son camp et dans celui de notre maire Demas-Vieljeux qui le protège comme un fils prodigue en lui allouant un salaire mensuel de quatre-vingt-dix mille francs, sans compter des notes de frais en première classe et un appartement privé sur le Grand Canal pour monter le pavillon du Nouveau Musée lors des Biennales de Venise. Ce qui te permettrait du même coup de renouer avec les grâces de Delmas-Vieljeux et de sa petite fille Aude que tu as désespérément omises de cultiver.
Due : flatter la vanité de Misstress Vital-Carles, qui est d’ailleurs amie publique, et peut-être de lit, du républicain Député-Maire de Gradignan, Dalbret, le jeune loup aux chemises bleues qui, notons-le, a une chance d’un jour conquérir la place de Delmas-Vieljeux le plus que vieillissant, en lui dédiant un portfolio de photographies de fragments corporels féminins empreint de cette sensualité baroque que révèlent tes fragments de paysages.
Tre : prendre une carte du parti socialiste et te montrer assidu à ces réunions et meetings où l’on croise le philosophe Léo Morillon, qui lui ne s’allonge pas avec tout ce qui bouge, et Virgile de Saint-Avit, notre Conseiller Culturel Régional inspiré, ascète notoire, sans compter notre Ministre de la Culture, Raymond Lecommunal qui aime à se ressourcer à la base du parti. Pour chacune de ces voies, je suis en mesure de te parrainer. Qu’en dis-tu ?
- Prostitution. Prostitution. Prostitution. Qui êtes-vous, Lespinassières, ou plutôt qui croyez-vous êtes ? Le Méphistophélès de la comédie bordelaise ? Je ne sache pas que vous ayez vous même conquis la capitale aquitaine.
- Peut-être n’avez-vous pas, Monsieur Braconnier, la carrure d’un Faust, tout simplement.
- Un artiste, sinon rien. Quant à vous, je n’ai pas eu le plaisir de vous inviter.
- Adieu, Monsieur l’incorruptible, pur d’entre les purs.
Et néanmoins guilleret, le dégingandé Lespinassières s’en va trouver à l’autre extrémité de la vaste terrasse un gogo, un complice, un puissant, qui sait…
Longtemps, c’est à Flore que Louis se contente d’offrir la charnelle sensibilité de ces images paysagères, cueillies par monts et par vaux et réunies en bouquets de clairs encadrements sur le mur de son boudoir, en haut du quartier des Grands Hommes. Jusqu’à ce que, des mois plus tard, un Lespinassières rayonnant, apparu en onzième page du Courrier d’Aquitaine, en qualité de « Consultant d’opinion » à la Mairie de Bordeaux, fasse parvenir à Camille sa carte pour lui proposer « un rendez-vous qui intéresse sa carrière de photographe »…
Moins par ambition et génuflexion de courtisan que par voyeurisme à l’égard de la soudaine promotion du personnage, Louis s’engage dans les escaliers d’apparat, dans les couloirs lambrissés, parmi les halls clairs et spacieux où de décoratives hôtesses aiguillent les visiteurs vers d’utiles bureaux. Pourtant, le nom de Lespinassières semble plonger un sourcil délicatement épilé dans l’embarras. Sa fonction encore plus. Qui est-ce ? Où a-t-on casé ce gugusse là ? Voire, existe-t-il ? Et si vous alliez fureter, oui, du côté du service Communications ? Dans l’aile droite. Là-haut, vous demanderez…
Les marches commencent à branler, les peintures à s’écailler, on l’envoie sur un palier encombré de portemanteaux bancals, de chaises empilées en déglingue, de cartons qui vomissent leurs dossiers moisis, quand il s’entend appeler :
- Monsieur Braconnier, par-là, par ici… Oui, c’est cela, au dernier recoin du grenier. Entrez. Faites attention à la porte en l’ouvrant, ne vous arrachez pas le nombril ! Excusez-moi, on est un peu à l’étroit. Prenez ce tabouret. Ce n’est pas brillant, comme vous le voyez, mais l’essentiel est d’être dans la place, n’est-ce pas… On a vidé d’urgence un placard à balais, avec seaux, serpillières et bidons de désinfectants, on m’a poussé un bureau d’écolier, un banc, on m’a alloué cet ordinateur, lui flambant neuf, quoique d’une puissance misérable. On m’a cloqué une ampoule nue au bout de deux fils, un téléphone en bakélite noire que l’on dirait tombé du catalogue des armes et cycles éditions 1887. Je n’ouvre pas la fenêtre de peur de la recevoir sur les omoplates. Je ne ferme pas non plus la porte, la serrure et la poignée vont choir en poussière. Je ne fixe pas la moindre carte postale sur les murs, de peur de ne plus pouvoir passer entre les têtes des punaises ; déjà que ces charmantes bestioles font leur nid dans les boursouflures d’un papier qui a été peint avant les primitifs italiens… Bref, le paradis !
- Au moins, si vous n’en menez pas large, vous avez une belle hauteur de plafond…
- Voilà qui convient à l’altitude de ma minceur, en effet. Tous les espoirs me sont permis vers le haut. Sauf si l’on ne me débarrasse pas de cette araignée au plafond. Trêve de plaisanterie. Si mes émoluments restent modestes, dix fois moins que ceux de Paul-Pascal Ferrères, mes pouvoirs ont le bras long. Voyez, « La Conscience de Bordeaux », grâce à son titre officiel de « Consultant d’opinion », n’a pas failli à vous attirer dans sa toile.
- Qu’attendez-vous de moi ?
- Que vous mettiez vos talents de photographe au service de la ville de Bordeaux et de son Maire Delmas-Vieljeux, ancien résistant contre l’occupant nazi, quarante ans d’empire municipal et depuis vingt ans Prince de la région Aquitaine.
- Mais encore ?
- Vous avez montré un talent certain en photographiant le vignoble girondin. Jamais les vignes, les châteaux et les chais n’ont été si beaux que dans votre livre.
- Vous êtes un vil flatteur, Lespinassières.
- Taratata… Vous devez vivre, assurer votre promotion et offrir à votre art l’ampleur et l’assise officielle qu’il mérite. Il me semble, car ma proposition est encore strictement officieuse, que notre Maire, aimerait pouvoir feuilleter et offrir un beau livre qui rendrait justice à sa ville. Vous êtes capable de le faire.
- Photographier Bordeaux… S’agirait-il d’une commande ?
- Pourquoi pas. Ce que vous avez fait avec le pays des vins, vous le feriez au centuple avec la ville des villes. D’une telle beauté urbaine couchée le long de la Garonne, vous ferez une splendeur. Vous tendrez le miroir le plus esthétique à cette jolie femme qui vous rendra tous vos baisers !
- Vraiment, je ne sais que dire…
- Mais je le sais pour vous ! Louis, nous imaginons un plan de financement, la ville prend en charge vos frais de pellicule, de documentation et tout le toutim, nous programmons une exposition dans les Grands Salons de la Mairie, la presse, les télés, la gloire, l’exposition est accueillie dans une douzaine de villes européennes, le livre est livré par palettes entières dans les librairies, les supermarchés et les Offices de Tourisme, les droits d’auteur vous tombent dessus comme le jackpot, Madame Vital-Carles du Musée des Beaux-Arts vous embrasse derrière l’oreille, et Virgile de Saint-Avit en est raide de jalousie de ne pas y avoir pensé, même Paul-Pascal Ferrères tombe à genoux devant la beauté comme Saint-Paul sur le chemin de Damas, quant au Ministre Lecommunal… Ouhaou !
- Vous oubliez un petit problème.
- Dites, que je sectionne la chose à la racine.
- Les vignobles de Médoc et de Saint-Emilion étaient déjà beaux avant que je me mette à travailler. Je n’ai fait qu’amplifier, et révéler la chose quand il s’agissait d’un débris de fut dans la vase de l’estuaire. Pour Bordeaux, rien à voir. Vous savez comme moi que la ville est loin d’être aussi séduisante. Puis-je me contenter de photographier l’Esplanade des Quinconces et le Grand Théâtre ? La Place de la Bourse et le Pont de Pierre ? Ce serait magnifique. Mais incomplet. Que ferons-nous des dépôts d’engrais et de produits chimiques de La Bastide, dont les conditions de stockage sont loin d’être sécurisantes ? Des putes défraîchies sur le Quai de Bacalan ? Du vieux Bordeaux qui menace parfois ruine, plâtras et poutres bouffées aux termites ? Du quartier Mériadeck dont la modernité architecturale est loin d’être une réussite, de l’avis unanime, bien qu’elle ressorte de la volonté de Delmas-Vieljeux ? Que ferons-nous enfin de votre placard à balai ?
- Tout doux, Louis. Vous ne pourrez pas, de toutes façons, tout montrer, photographier toutes les rues. On ne vous demande pas d’être aussi exhaustif que l’annuaire, de pondre une encyclopédie comme nos Grands Hommes. Non. Il vous suffit de choisir ce qui satisfait votre aspiration à la beauté.
- Ce serait un mensonge. Un portrait de ville falsifié. Le plus raffiné des maquillages peut rendre la beauté à un bijou, à un lobe d’oreille peut-être, mais pas à une ville, fascinante certes, mais dont certains quartiers, certains ateliers et terrains vagues, certains immeubles sont atteints de lèpre chronique. Vu comme ça, en acceptant de prendre en compte des réalités qui font que Bordeaux a tant de facettes, des plus prestigieuses aux plus sordides, je serais partant.
- Ne confondez pas, Louis, notre ville avec ces péripatéticiennes qui font le pittoresque de nos quais… Il va falloir, si nous voulons faire affaire, que vous composiez avec d’autres réalités : politique, d’image… L’art n’est-il pas au service de la cité ?
- C’est bien pour cette raison que je ne dois pas le prostituer.
- Et mon travail en cours sur le Périgord ? Ne peut-il pas séduire Delmas-Vieljieux, puisqu’il est Président de la région Aquitaine ?
- Vous posez là le pied sur un terrain délicat, voire boueux. Le Périgord, bien qu’aquitain, est le fief, vous n’êtes pas sans le savoir, d’Antonelli, Député de Biron, Président du Conseil Général de la Dordogne, et par ailleurs Trésorier National du Parti Socialiste. Delmas-Vieljeux peut-il faire un tel cadeau à Antonelli ? Deux personnalités qui se détestent franchement. Une tête de hérisson pour Antonelli, une tête de couleuvre à collier clouté pour Delmas-Vieljeux. Notre hérisson devra longtemps jeûner sur ce plat là. Réfléchissez plutôt à ma proposition bordelaise. La nuit porte conseil. Ne laissez pas passer une occasion pareille. Je suis sûr que vous allez venir à des sentiments plus coopératifs. Et puis, sûrement réussirez-vous à transmuer le sordide en sublime… À demain.
Mais, le soir venu, ce n'est plus pour le contrôle d'une familière dame aux monnayables vertus et entretétons décaparaçonnés que le gyrophare du fourgon de police jaunit par à-coups un angle visible de la Rue Condillac. Seul le puissant téléobjectif de Louis voyeur pour la circonstance permet de vérifier que la silhouette connue, menottes scintillant dans la nuit des poignets, une main striée de sang, est bien celle d’un Lespinassières spasmodique et de force dégluti par la gueule obscure du véhicule, refermé d’un claquement vif par un agent dont la joue s’orne de filets sanguinolents.
Rencontrant Robert lors d'une matinale réception d’œnologues californiens, Louisl'interroge:
- Tu n'as pas lu Le Courrier d’Aquitaine de ce matin ? « La Conscience de Bordeaux » prise en flagrant délit de chantage ! Il ramassait sous ses ongles crasseux tant de vices de la ville qu'il en avait les poches pleines de merde. Mais ça a fini par sentir mauvais. Il venait de décrocher auprès du Mairequ'il entretenait de ses flatteries, bons mots et ragots, sa chaise percée de « Consultant d'opinion ». Jusqu'à ce que tranquillement il menace son bienfaiteur du dossier de sa petite pute privée avec des photographies prises depuis je ne sais quelles fenêtres sous les toits. Alors dessillé, Delmas-Vieljeux lui laisse présenter le montant de sa prestation d'enquête, filature et voyeurisme sous couvert du plus complice silence. Et préciser les termes financiers du contratau téléphone de la garçonnière préalablement équipée d'un mouchard... Et hop, cueilli avec les numéros des billets apportés rue Condillac, près de chez toi, par notre Maire en personne qui suivait le conseil de la Juge Judith-Renée Clavières ! Sans compter que le budget alloué à la communication par la ville était en train de prendre de la gîte. A trop tirer les œufs du cul de la poule pondeuse, on la rend hargneuse...
- Et comment se tire le Maire de son histoire de petite protégée?
- Il la tirera encore, rit Robert. Madame Delmas-Vieljeux et Monsieur publient un communiqué conjoint dans lequel ils vantent les vertus d'un long mariage fondé sur des objectifs communs et sur l'amitié. Quant à cette greluche noire comme une chocolaterie…Cette greluche qu'on a dit lointaine descendante d'un chef de tribu Ibo exporté aux Antilles par un négrier bordelais du dix-huitième siècle, cette poupéeBarbie appelée Galante Assomption qu'on dit adepte du Vaudou...Elle fait tressauter ses fesses dans le décor de garçonnière conçu exprès par Madame le Maire, fine décoratrice bien connue, au plus haut d’un immeuble de la rue Planterose. Bah, si ça les amuse ! ça ne choque que quelques vieilles bourgeoises aux larmes de bénitier. Ces histoires de gaudriole nenous intéressent pas. C'est un excusable petit délassement dans les marges d'une lourde responsabilité. Nos époux modèles ont raison de confirmer que la bonne gestion de la ville est l'essentiel. Voilà qui donne au passage uneleçon à tous les hypocrites! Le seul dindon de la farce est notre Arétin arrêté pour chantage au grand pied, abus de confiance, détournement des finances publiques et voie de fait sur agent. Sais-tu qu’il a déchiré jusqu’à l’os la joue d’un jeune flic en le traitant de néo-nazi ? Lui qui se vantait d’avoir sa carte chez les Républicains et chez les Socialistes ! Et l'on dit maintenant qu'il enseignait sans diplôme dans son lycée quitté sans préavis. Je me demande combien ça va aller chercher derrière les barreaux. Traître envers son bienfaiteur, ça doit être bien profond dans l’Enfer… Quel couillon ! Il n'y a bien qu'un fouille-merde commelui pour se salir dans notre belle ville. Voilà ce qu'en dit l'opinion.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.