Lou Reed : Chansons, L’intégrale, 1967-2000, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Sophie Couronne et Larry Debay, Points Seuil,
deux tomes, 510 p et 576 p, 9,20 € et 9,50 €.
Mick Wall : Lou Reed, une vie,
traduit par Mihka Assayas, Robert laffont, 288 p, 20 €.
Faut-il être un amateur forcené de rock pour se jeter sur les livres réunissant les textes de ses icônes ? Entre Jim Morrison et David Bowie, l’une d’entre elles, Lou Reed, offre, de manière posthume -il est mort en 2013- non pas seulement aux auditeurs, mais aux lecteurs, ses œuvres complètes. Nous tenterons la gageure, iconoclaste, de les lire, à l’occasion de la reparution française bienvenue de l’intégrale Lou Reed, mais aussi d’une édifiante biographie, livres en mains. Avec à peine une oreille aux enregistrements, ces « grands monologues pour batterie et guitare », seulement attentifs à la voix intérieure des chansons, en lesquelles pourrons-nous trouver la réelle poésie…
Une succession d’électrochocs ; ainsi pourrait-on qualifier la vie de Lou Reed, au sortir de la biographie de Mick Wall. Electrochocs sur l’ordre de ses parents qui s’indignaient de ces tendances homosexuelles, électrochocs des drogues, des textes et des musiques, pour lui, pour ses proches et ses fans. C’est cependant avec la sérénité conjuguée du tai-chi et de son épouse Laurie Anderson qu’il aborda la mort à 71 ans. Mick Wall, son biographe, est un narrateur efficace, autant qu’un commentateur avisé de l’œuvre du maître en noirceur du rock and roll. Le « chevalier en armure pailletée » en ressort aussi humain que tragiquement légendaire.
« Juif. Pédé. Junkie. » Ainsi commence cette biographie visiblement fort documentée. Qui a la sagesse de mettre en épigraphe une citation tirée de « L’Art romantique » de Baudelaire : « Un artiste n’est un artiste que grâce à son sens exquis du beau ». Car la beauté de Lou Reed est mi-angélique, mi-diabolique, qu’il s’agisse de son corps, de son look, immortalisé sur d’ambigües pochettes de disques, de ses chansons. Cette beauté musicale et plastique, à la lisière de la performance, s’affirme également « entre punk et art contemporain ». En effet, Andy Warhol, David Bowie furent également les protagonistes, les anges gardiens quelquefois maléfiques de la carrière en dents de scie de Lou Reed. Speed et travestis, provocations manifestes, concerts changés en émeute, sentimentalisme touchant, albums parfois médiocres, parfois étincelants, ce sont des dizaines de facettes qui font briller en lumières nocturnes la vie et l’œuvre. Grâce à lui, toute une partie de la jeune Amérique se mit au « Walk on the Wild Side ». Grâce à lui, la « tempête destructrice » du rock and roll, l’éloge de l’héroïne, les « horreurs spectrales des injections », tout un dérèglement éthique, parurent avoir droit de cité, voire atteindre un sommet esthétique. Les « divagations défoncées » de sa vie, permettraient-elles à ce lecteur de Poe de réaliser ses « très grandes ambitions » ? « Je veux créer pour le rock’n’roll quelque chose d’équivalent aux Frères Karamazov », disait-il…
Probablement faut-il être un fan atavique, invétéré du « rock and roll heart » pour porter aux nues de charmantes banalités, qui, une fois torréfiées par le battement des percussions et la mélodie nostalgique, paraissent, dans « Journée parfaite » (« Perfect Day »), être moins fragiles : « Oh c’est une journée tellement parfaite / Je suis heureux de l’avoir passée avec toi / Oh une journée tellement parfaite / Grâce à toi je me sens bien / Grâce à toi je me sens bien ». Certes, la capacité à savoir percevoir le bonheur, y compris dans sa plus grande simplicité, est si précieuse qu’on ne peut refuser son indulgence à de tels vers, malgré leur indigence. C’est tout le paradoxe de la chanson que d’adjoindre un texte parfaitement perceptible au plus grand nombre à un air envoûtant et mémorisable. Hélas, lire cela, de plus truffé de répétitions, de refrains, comme de la poésie, reste difficile : il y manque une originalité, une musicalité particulière, une surprise ascendante des images. Quelques-unes des chansons de Lou Reed, considérablement appauvries par l’absence de leur musique, ne renoncent pas à ce vice rédhibitoire de l’absence d’une dimension supplémentaire de la poésie…
Pourtant, au détour de la lecture, malgré une inévitable perte de la sèche coloration de la langue de rue américaine, d’abondants moments de grâce surgissent. Et perdurent, chez celui qui affirma, dans « Je suis si libre » (« I’m so free »), et parmi le fameux album Transformer : « Oui, je suis le fils de Mère Nature / Je suis tellement libre ». La chansonnette pour adolescents est bientôt évidemment largement dépassée, pour préférer la vérité crue des sentiments, des pulsions et des angoisses, la litanie pécheresse assumée, comme au centre du « Chant de mort de l’ange noir » (« Black Angel’s Death Song ») ; et, en fin de carrière : « Comme un rat mort / Calme comme un ange » (« Like a Possum »).
Bien souvent, il est en quête d’une intensité, de plaisir, de musique, de poésie : ainsi dans « Héroïne » (« Heroin ») : « Quand je me plante une shooteuse dans la veine […] Quand je suis en pleine montée / Et me sens carrément comme le fils de Jésus / Et je crois que je suis juste largué […] Héroïne, sois ma mort / Héroïne, c’est ma femme et c’est ma vie ». C’est alors que l’on peut se demander s’il y a une part de responsabilité d’une telle star du rock auprès de tant d’adolescents qui ont cédé à cette attirance, ce manque, cette mort… Celui qui a « traversé le feu » des drogues et de l’alcool, pour en finalement mourir, a-t-il contribué à faire de bien des jeunes Américains des junkies dévastés ? Ce serait lui faire un trop dur procès que de faire fi de la responsabilité individuelle de ses admirateurs inconsidérés… En sa préface de 2000, Lou Reed adopte « une position émotionnelle, bien que non morale ».
Les thèmes traversés sont bien souvent sulfureux, de la « Vénus à la fourrure » (« Venus in Furs ») en 1967, qui ordonne d’embrasser « la botte de cuir qui brille » -en référence à Sacher Masoch- jusqu’à la « Paranoïa en Mi » (« Paranoia Key in E »), en 2000, où « l’obsession est en Si / La psychose est en Do […] L’Anorexie est en Sol bémol […] Le parricide en La »… Dans « Le masque bleu » (« Bue Mask »), il crie : « Laissez-moi me délecter de ma douleur » […] Ôtez le masque bleu de mon visage et regardez-moi dans les yeux / Je frémis de plaisir sous le châtiment ». Lou Reed sait en effet « où se niche la tentation, tout au fond de ton cœur / Je sais où se niche le mal, tout au fond de ton cœur » (« Temtation Inside Your Heart »). L’amour n’échappe pas au terrible, lorsque, dans une nouvelle intitulée « Le cadeau » (« The Gift »), Waldo, amoureux rejeté de Marsha, s’envoie « lui-même par la poste ». Hélas, elle plonge la lame du découpeur à travers le carton, « en plein milieu de la tête de Waldo, qui se fendit légèrement et produisit de réguliers petits arcs rouges palpitant doucement dans le soleil du matin ».
Plus tard, cependant, « l’amour et le désir de transcendance » savent longuement résonner, ne serait-ce que lors de son mariage avec l’artiste Laurie Anderson, à laquelle il dédie ce recueil, et plus particulièrement « Power of the Heart » : « Je recherche les cimes arborées, tu recherches les crêtes d’écume […] J’ai voyagé autour du monde / Pour te rapporter la puissance du cœur ».
Au-delà du musicien du Velvet Underground, dont les rythmes tribaux, les lancinants envoûtements, parfois fortement dépressifs, empreints de noirceur, le parler-chanter invitent à entendre les percussions et guitares comme d’ambigus consolateurs, le poète, armé de « la beauté de la phrase simple », se confie en même temps qu’il frôle la dimension de guide spirituel, mais d’un guide spirituel guère angélique. On sait combien la révolte de Lou Reed contre les pères est redevable de ces électrochocs à lui infligés à la demande de son père pour le guérir de ses pulsions homosexuelles. La violence rock et verbale s’exaspère dans cette mise en scène de la trépanation et de la castration dans « L’opération de Lady Godiva » (« Lady Godiva’s Operation »), lorsque « Le docteur arrive avec scalpel et bagage / voit l’excroissance juste comme un gros chou / qui maintenant / doit être coupé ». Mais surtout dans « Massacrer vos fils » (« Kill Your Sons ») : « Il [papa] a pris une hache et a cassé la table t’es pas contente d’être mariée ? […] Mais quand ils te shootent à la thorazine après du freebase / Tu suffoques comme un couillon / vous ne le savez pas ? / Ils vont massacrer vos fils »…
En ce « chaudron de péchés », homosexualité, transsexualité, sont parmi les thèmes virulents et militants du « côté sombre » : « En route, elle s’épila les sourcils / Se rasa les jambes et alors il devint elle ». Les allusions au monde contemporain (le sida dans « The Halloween parade » ou à l’ecstasy dans « Ecstacy »), côtoient les allusions à Edgar Poe ou Dostoïevski. Mais l’un de ses plus beaux poèmes, aux accents rimbaldiens (II, p 287) est certainement « La Puissance et la gloire » (« Power and Glory – The Situation ») :
« J’ai été visité par la Puissance et la Gloire
J’ai été visité par un hymne majestueux
D’immenses éclaires de foudre
Foudroyant le ciel
L’électricité coulant dans mes veines
J’ai été emporté par l’instant absolu
J’ai été saisi par le souffle chaud d’une divinité
Gorgé d’expérience comme un lion
Puissant de vie
Je voulais absolument tout-
Pas juste un peu
[…]
J’ai vu des isotopes introduits dans ses poumons
Essayant de stopper la progression du cancer
Et ça m’a fait penser à Léda et le Cygne
Et au plomb changé en or
[…]
J’ai été touché par un Lui majestueux
D’immenses éclairs de foudre foudroyant le ciel
Tandis que les radiations ruisselaient en lui
Il voulait absolument tout
Pas juste un peu »
En cette anthologie bilingue et exhaustive, d’abord parue en 2008 sous le titre Traverser le feu, munie d’un indispensable index des titres anglais, ce sont trente albums qui défilent pendant un demi-siècle, depuis l’époque du Velvet Undergroud et d’Andy Warhol, jusqu’aux ultimes prestations en solo du noir rebelle des sons et des mots… N’en doutons pas, Lou Reed, outre la composition de ses chansons, savait qu’il écrivait, ne serait-ce qu’en disposant les « Miscellaneous Song » sous formes de poèmes prose. Là où s’ouvrent soudain les roses noires de la beauté, là où, peut-être, il sait trouver la « Délectation de la justice des cieux »…
Jim Morrison, lui si prématurément disparu à 28 ans, en 1971, était plus encore séduit par la « mort secourable[1] », pour reprendre les mots de John Keats. Ainsi, dans « Ouragan et éclipse », il chantait :
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.