St Valentin, Versciaco / Vierschach, Trentino Alto-Adige / Südtirol.
Photo : T. Guinhut.
Une sonate familiale chez Sofia & Léon Tolstoï,
chantre de la désobéissance politique.
Léon Tolstoï : La Sonate à Kreutzer, traduit du russe par Michel Aucouturier ;
Sofia Tolstoï : A qui la faute ? Romance sans paroles ;
Léon Tolstoï fils : Le Prélude de Chopin, traduits par Evelyne Amoursky,
Editions des Syrtes, 2010, 386 p, 22 €.
Sofia Tolstoï : Ma vie ; traduit du russe par Luba Jurgenson et Maria-Luisa Bonaque,
Syrtes, 2010, 1072 p, 45 €.
Léon Tolstoï : Le Royaume des cieux est à vous, traduit du russe par Ely Halpérine-Kaminsky,
Le Passager clandestin, 2019, 224 p, 14 €.
Léon Tolstoï : Le Refus d’obéissance, traduit du russe par Ely Halpérine-Kaminsky,
L’Echappée, 2017, 224 p, 20 €.
George Steiner, Tolstoï ou Dostoïevski,
traduit de l’anglais par Rose Celli, 10/18, 2004, 414 p, 9,30 €.
Une grande conscience russe s’éteignit peu d’années avant la révolution bolchevique de sinistre mémoire : Léon Tolstoï (1828-1910). Il avait avec Guerre et paix tracé l’épopée de la Russie, de son aristocratie et de sa paysannerie face aux guerres napoléoniennes ; il avait brossé un vaste tableau de la société et plaidé pour une morale conjugale dans Anna Karénine ; il récidive avec La Sonate à Kreutzer et son drame poignant. Il n’est pas certain cependant que sa gestion familiale soit à la hauteur de son éthique, ce dont témoigne l’autobiographie de son épouse Sofia, alors que le pays s’enfonce à la fois dans la tyrannie tsariste et dans les révolutions. Aussi sa religiosité christique, dans son Royaume des cieux est à vous, et son Refus de l’obéissance méritent à la fois éloge et méfiance.
À l’occasion du centenaire de la mort de l’auteur d’Anna Karenine, paraissent de nouvelles traductions d’un récit empruntant son titre à Beethoven : La Sonate à Kreutzer En effet, c’est lors d’un duo pour piano et violon qu’un homme et une femme, par ailleurs mariée, communiquent dans l’accord musical autant que des âmes. Podnychev, le mari, en conçoit une jalousie digne d’Othello. Trouvant sa moitié dinant avec le violoniste, il la poignarde avec fureur. Racontée dans un wagon nocturne par le coupable, cette confession est un roman à thèse dénonçant avec violence l’hypocrisie de l’institution du mariage et la pourriture morale de la sexualité. Sous les abords d’un mariage de sentiments, autre nom d’une « prostitution légalisée », le sordide de la réalité conjugale et de ses querelles est flagrant entre « deux forçats qui se haïssent l’un l’autre ». Il est permis d’y lire la description d’un cas clinique de « stimulation systématique de la concupiscence », pour qui « l’amour c’est quelque chose de repoussant et de malpropre ». Dès 1889, la polémique heurta de plein fouet Tolstoï et son entreprise de démolition : pour lui tout désir charnel, même sanctifié, n’est que putréfaction et rien ne vaut la chasteté absolue. La crise religieuse du maître est passée par là. Cependant la sûreté psychologique, la caractérisation précise et hallucinée des personnages, s’affichent dans le cadre d’un récit réaliste, voire naturaliste. Ici l’écrivain Tolstoï est un analyste génial, à l’immense réserve que, comme avéré dans sa postface, il exprime ses convictions puritaines, inhumaines, fanatiques, morbides…
Evidemment sa femme Sofia n’atteint pas à la violence obsessionnelle de La Sonate à Kreutzer. Ni à sa puissance narrative et argumentative. Mais elle est plus sensée, défendant la dignité féminine dans une réécriture plus nuancée : A qui la faute ? où le point de vue interne est celui d’Anna, trop jeune mariée idéaliste. En un habile contrepoint du récit du maître, Sofia conte les souffrances de l’épousée, ouverte au monde et à l’art, qui subit quatre grossesses, veille sur ses enfants, soumise aux assauts sexuels autant qu’à l’humeur et à la jalousie de son époux, le Prince Ilmenev, sans avoir « une réconciliation de l’âme, pure, vraie, mais une réconciliation des corps. » Elle est « sans mari-ami », lorsqu’un ancien camarade du Prince vient répondre à ses aspirations. Cette tendresse, bien que strictement platonique, aiguise la possessivité du mari qui lui lance un mortel presse papier de marbre à la tempe. « La faute en incombe presque toujours au mari, c’est qu’il n’a pas pu satisfaire aux exigences poétiques que manifeste la nature féminine, ne donnant en échange que le seul coté ignoble du mariage. » Le récit, postromantique, peut pécher par une idéalisation partisane de la femme, il n’en pose pas moins lui aussi la question jamais résolue de la sexualité et du couple. Quoique depuis, et c’est heureux, la femme ait gagné en liberté sexuelle.
C’était une idée si pertinente de publier ces récits en miroir. Mais en ajoutant un autre inédit de Sofia, Romances sans paroles (dans lequel l’amour impossible pour un pianiste pousse une femme à la folie) et la réponse de leur fils qui, dans Le Prélude de Chopin, dénonce avec simplisme l’absurdité de l’intransigeante chasteté, les Syrtes remportent la palme de l’intelligence éditoriale. Notons que ces dernières publient également un duo d’essais de Tolstoï père : L’Argent et le travail[1], charge rousseauiste et anticapitaliste - finalement absurdement réactionnaire - contre l’asservissement à l’argent et éloge du travail manuel à la campagne.
Tolstoï père est sans conteste le plus grand, mais Sofia est celle qui a raison d’aimer la vie. Outre qu’elle fut la mère de ses enfants, mais aussi sa copiste, l’on peut comprendre qu’admirant la puissance de l’œuvre, elle fût révoltée par le camouflet qu’il lui infligeait, elle qui était la pure admiratrice d’un pianiste, quand son mari délirait dans ses prêches rétrogrades. Comme Clara Schumann, ou Fanny Mendelssohn, elle est de ses femmes dont l’Histoire est en train de reconnaître, au-delà de l’ombre maritale ou fraternelle, les créatrices de talent ; non sans l’embryon d’une réflexion féministe. Or les Syrtes, prolongeant la cohérence de leur travail éditorial, s’intéressent à la vie de celle qui se fait plus qu’un prénom, et qui pratiqua également la photographie…
En écrivant son autobiographie, sobrement intitulée Ma vie, ici généreusement illustrée de deux cahiers de photographies qui sont souvent de sa main, Sofia Tolstoï (1844-1919) n’ignore pas le génie de son mari, puisqu’elle y contribue, ne serait-ce qu’en organisant l’édition de ses œuvres et en corrigeant les épreuves. C’est tout un monde russe qui s’ouvre parmi ces pages abondantes, toute une chronique familiale, mais aussi un plaidoyer en faveur de la dignité féminine, alors qu’avant son mariage elle écrivait de nombreuses nouvelles : « Cette lumière vive qui éclairait alors le monde entier se ternit ensuite, après mon mariage, lorsque mon corps, qui portait cet esprit libre, fut contraint de servir d’abord mon mari, ensuite mes enfants, et ce pendant des années ». Elle eut en effet une douzaine d’enfants, dont l’allaitement fut souvent douloureux, sans compter la valse des nourrices. Mais outre les photographies des membres de sa famille (plus de huit cents négatifs), elle aimait pratiquer le piano et fut la bienfaitrice d’un orphelinat. Non seulement elle continuait à écrire, autant que faire se put, mais elle confiait : « Je n’ai jamais pu me contenter des occupations pratiques et matérielles, il fallait toujours que je me tourne vers l’art ou la lecture des philosophes ».
Le portrait du grand écrivain, certes peut-être pas objectif, est sans fard : « Lev Nikolaïevitch ne savait pas du tout s’y prendre avec les femmes. Il était maladroit, fougueux, impétueux, trop exigeant ». Son caractère et ses aspirations sont sans cesse changeants, entre la prodigalité et le vœu de simplicité. Même chose dans le domaine intellectuel et quant à ses changements spirituels : « ayant cherché à accroître sa fortune tant que faire se pouvait, il se désintéressa de toutes les choses terrestres et chercha le salut dans la religion. Mais après deux ans de fréquentation des églises orthodoxes, des carêmes et des offices religieux, du jour au lendemain il se mit à moquer, à condamner tout cela, pour passer à une nouvelle étape, celle du christianisme pur ».
Léon Tolstoï rédigea en effet un opuscule, Le Royaume des cieux est à vous, dont la traduction n’avait pas été rééditée depuis un siècle. Suivi par une correspondance avec Gandhi qui y voyait une source de sa doctrine de la non-violence, ce texte, qui subit l’ire de la censure dès sa parution en 1893, dénonce la violence des Etats et des institutions. Non content de cette exigence de justice et de paix - un rien utopique -, il dénonce également les Eglises, qu’elles soient orthodoxes ou catholiques, infidèles aux vertus du Christ.
Une exigence de liberté anime le pamphlet. En particulier lorsqu’il se dresse contre le service militaire obligatoire, coupable d’assurer à l’Etat sa force de répression, conjointement avec la police, à l’égard de ceux qui se rassemblent ou font grève, ceux qui protestent contre « toutes les extorsions d’impôts, toutes les entraves à la liberté du travail ». Nul doute que Tolstoï eût été horrifié par le communisme totalitaire (ce qui est un pléonasme) mis en place par Lénine[2]… Qui sait si Tolstoï voit juste lorsqu’il prétend de « l’inutilité de la violence gouvernementale pour supprimer le mal ». Il n’en reste pas moins que l’on est en droit de rester dubitatif devant un écrivain qui se gargarise d’une société rurale et traditionnelle, autant que d’un christianisme primitif fondé sur un amour universel naïf. Car, dit-il, au-delà de « notre vie païenne » conspuée, « le règne de Dieu est proche », en un messianisme qui peut prêter à sourire. Peut-être faut-il retenir cette profession de foi : « Tu n’es libre d’accomplir qu’une seule chose : reconnaître et professer la vérité ».
C’est à la fin de sa vie, soit en 1905, après le dimanche sanglant qui marqua la fin de la confiance en la bienveillance du Tsar, voyant le régime tsariste, campé sur ses positions autocratiques et menacé d’implosion, les révolutionnaires menaçant d’une autre tyrannie, que le barde Léon Tolstoï lance les brûlots de son anarchisme chrétien. Alors que « la révolution est imminente », il en appelle au sens moral. Cependant autant il craint la violence révolutionnaire, autant il désespère d’une modernisation industrielle et d’une occidentalisation qui dénatureraient la Russie. Qu’importe le régime qui subsistera ou qui lui succèdera, violence et oppression seront leur lot : « Vous, hommes du gouvernement, vous taxez les actes des révolutionnaires de grands crimes ; mais ils ne font rien et n’ont rien fait que vous n’ayez vous-mêmes fait […] Vous avez des espions, vous trompez, vous répandez le mensonge par la presse : ils font de même. Vous enlevez aux gens leurs bien en recourant à toutes sortes de violences et vous en disposez à votre guise : ils font de même. Vous châtiez ceux que vous considérez comme nuisibles : ils font de même ».
Surveillé par la censure politique, excommunié par le christianisme orthodoxe, il diffuse une petite dizaine de textes, entre « Appel aux hommes politiques », « La leçon de la guerre », « La fin d’un monde » et « La portée de la révolution russe ». Ces argumentaires vigoureux font de lui une sorte d’addendum à la philosophie politique qui relie le traité de La Servitude volontaire d’Etienne de La Boétie à La Désobéissance civile d’Henry David Thoreau[3]. Ce pourquoi l’éditeur a choisi de titrer l’ensemble : Le Refus de l’obéissance, là encore dans des traductions oubliées depuis 1905 et 1907, et publiée dans des livres alors intitulés Le Grand crime ou La Révolution russe, sa portée mondiale, voire dans des revues. L’intérêt de ce volume qui veut « dépasser la forme étatiste », embrasse la dimension historique autant que des questions de morale politique, jamais inactuelles. L’on devine que si cette part de l’œuvre tolstoïenne subit les foudres de la censure tsariste, elle en fut autant victime pendant les soixante-dix années du communisme.
Reste que l’on peut se sentir dubitatif devant cette faim de liberté politique, lorsqu’elle se heurte à une passion nostalgique pour la terre, à l’utopie d’un spontané communisme paysan, à une religiosité passionnée, à l’encontre du progrès des mœurs et des sciences et des technologies. Ce que l’on appellerait aujourd’hui l’appel à la décroissance…
George Steiner[4] enfin, dans son essai comparatif Tolstoï ou Dostoïevski, place ces deux écrivains au sommet du panthéon de la littérature : « Qu’il me soit donc permis d’affirmer mon inébranlable conviction que Tolstoï et Dostoïevski sont les plus grands des romanciers. Ils excellent dans l’ampleur de la vision et dans la forme d’exécution […] Ils possèdent le pouvoir de construire au moyen du langage des réalités qui sont sensorielles et concrètes et pourtant imprégnées de la vie et du mystère de l’esprit. » Ils sont pour lui la suprême consécration de latradition réaliste du roman français, de Balzac à Zola en passant par Flaubert.
Cependant, continue George Steiner, Tolstoï est un romancier épique, quand Dostoïevski[5] est un romancier tragique. « Il est impossible de résumer en une seule formule, en une seule démonstration, les affinités entre la vision d’Homère et la vision de Tolstoï. Il y a tant de rapports : le décor antique et pastoral ; la poésie de la guerre et des champs ; l’importance capitale de la sensation et de l’action physique […] », même si le décor d’Anna Karénine est en grande partie urbain, quoique défavorablement comparé au monde campagnard de Lévine. Toutefois Guerre et Paix illustre avec pertinence cette filiation homérique chez Tolstoï : dans le cadre d’un temps essentiellement épique, l’héroïsme guerrier est autant l’objet d’un éloge que l’ampleur de la vie, et que la beauté de la nature, évidemment russe. Pourtant, selon Tolstoï, « l’art n’était que l’esthétique de la frivolité. Et c’est précisément parce qu’il y a dans l’art de Tolstoï une vision du monde si large et si profonde, une qualité humaine si complexe et la conviction si nette que le grand art aborde la vie dans un esprit philosophique et religieux, qu’il est difficile d’isoler tel élément particulier, tel tableau, telle métaphore, pour dire : « Ici, c’est Tolstoï le technicien. » ». Alors George Steiner le confronte au rival qu’il n’a jamais rencontré. Dostoïevski, bien plus concerné par le monde urbain et ses bas-fonds, préfère le chaotique Shakespeare et ses passions contrastées à Homère, et ne recule pas devant la confrontation avec les manifestations les plus exacerbées du mal, quand Tolstoï préfère voiler sa dimension métaphysique et sa radicalité trop humaine. En outre, du point de vue religieux, la foi de Tolstoï se veut rationnelle et relève stricto sensu du christianisme des Evangiles, quand celle de Dostoïevski se déclare absolument orthodoxe, intransigeante, aux pieds de la figure du Christ considérée comme une icône. Toutes religiosités qui devront s’affaler devant celle du matérialisme dialectique de Saint-Marx…
Géant protéiforme, Léon Tolstoï, maître romancier du réalisme européen, peut être tiré à hue et à dia par ses admirateurs, voire ses détracteurs. Laudateur de la légende russe et de son nationalisme face à l’invasion napoléonienne dans Guerre et paix, défenseur acerbe de la tradition de la famille et du fidèle mariage dans Anna Karénine et La Sonate à Kreutzer, chantre de la terre russe et de sa nature immense, défenseur du petit peuple et peu amène envers les révolutionnaires, il n’en a pas moins quelque chose de l’insoumis. Au point qu’il puisse être déchiré entre les griffes de ceux qui voudraient s’emparer de lui et de sa pensée, qu’ils soient anarchistes, voire libertariens, ou chrétiens traditionnalistes. Nous préférerons, quant à nous, outre le psychologue acéré de La Sonate à Kreutzer, le fresquiste immense de Guerre et paix et d’Anna Karénine, tout en conservant sur le bout de la langue sa défense de la liberté, si douteuse soit-elle.
Thierry Guinhut
La partie sur La Sonate à Kreutzer a été publiée dans Le Matricule des anges, Octobre 2010.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.