Puerto de San Isidro, Asturias. Photo : T. Guinhut.
Les masques romanesques espagnols
face à l’Histoire du franquisme.
Juan Manuel de Prada, Rafael Torres, Miguel Delibes,
Manuel Vasquez Montalban, Antonio Muñoz Molina,
Bernardo Atxaga, Gonzalo Torrente Ballester,
Quim Monzo, José Luis Sampedro, Javier Tomeo.
Dès l'autre versant des Pyrénées s'étend une péninsule inconnue, exotique. Mers bleues et montagnes tour à tour vertes et ocres, plateaux semi-arides ponctués des tours dues à l'invasion maure, églises d'Isabelle la Catholique dont le blanc des murs porte la trace des balles rouges, villes comme autant de cicatrices du franquisme guéries par la chirurgie esthétique de la démocratie… Comment ne pas céder au désir d'Espagne[1] et à celui de sa littérature et de ses romanciers ? Ils s’appellent Juan Manuel de Prada, Rafael Torres, Miguel Delibes, Manuel Vasquez Montalban, Antonio Muñoz Molina, Bernardo Atxaga, Gonzalo Torrente Ballester, Quim Monzo, José Luis Sampedro, Javier Tomeo, José Luis Sampedro, Javier Tomeo. Et leurs masques d’écrivains s’évertuent à dévisser les masques des héros de l’Histoire espagnole, jusqu’à phagocyter Franco, à se moquer des fantasmes d’une péninsule qui se veut castillane et se découvre basque, galicienne, catalane… Mais à l’aube de notre siècle, ne dirait-on pas que des écrivains préfèrent cesser de remuer la terre du champ de l’Histoire pour cultiver l’absurde, la déréliction et l’ironie…
Sous Les Masques du héros[2], tous les spectres de l'avant-franquisme se précipitent grâce au clavier d’un jeune prodige né en 1970 : Juan Manuel de Prada. Avec une perverse gourmandise, il bat en 1996 le rappel de la littérature, des arts et de la politique espagnols, de la Génération de 98 à la victoire fasciste de 39. Quarante ans d'hispanité, où s’agitent Garcia Lorca et Borges, Bunuel et Dali, les poètes Alberti et Machado, les romanciers Valle Inclan et Gomez de la Serna. La somme de près de 600 pages est tenue à bout de bras par un narrateur peu appétissant : Navales, plagiaire à l’affût de toutes les arnaques, arriviste sans scrupule, afin de briller au panthéon littéraire et politique. Incapable de devenir le flambeau d'une génération intellectuelle, il deviendra chef de phalangistes. Le poète Galvez est son repoussoir : minable bohême dépouillé de ses poèmes et pièces de théâtre peut-être géniaux, c’est un anarchiste poseur de bombes, un braqueur de banques au service de la révolution : « Il faut partir en croisade contre le passé ! Le noyer dans le vin ! hurlait Galvez […] Les poètes ultraïstes levaient le poing, lançaient des vivats à la révolution bolchevique, ramassaient des gravats et les envoyaient sur les carreaux des bâtiments officiels ». Cependant seul Galvez fera preuve de noblesse en graciant Navales le suicidaire qui met au service du franquisme une caricature de l'hispanité. Deux « masques du héros » tombent : restent un médiocre et un grotesque, fleurons douteux d’une génération gangrénée. Tous deux finiront sous les balles, le premier fusillé en 1940 après avoir écrit un dernier sonnet, le second, deux ans plus tard, se tirant dans la bouche. Tous deux, fasciste ou anarchiste, appartiennent à des factions qui fusillent allégrement, comme des frères ennemis, pourtant jumeaux dans les deux faces de la même pulsion tyrannique, voire totalitaire. Ce dont témoignent l’avatar de la Tcheka, police politique léniniste puis stalinienne, les « checas, succursales de l’enfer, au seuil desquelles s’arrêtait la légalité républicaine », dont les locaux et instruments furent récupérés par les franquistes « pour leur machinerie d’épuration sans fin ». Juan Manuel De Prada s’ingénie avec brio à semer un doute joliment vénéneux. Le mythe républicain serait il idéalisé ? Les coups de griffe parmi l’exponentielle galerie de personnage sont d’une redoutable efficacité : « Ruanito, après la proclamation de la république, s’était déclaré partisan de la monarchie, plus par frivolité esthétique que par conviction politique, car il n’en avait aucune ». Un livre magnifique, baroque à souhait, torrentiel d’ironie, une fresque haute en couleurs, avec un sens surexcité du portrait satirique, un roman philosophique qui se lit comme une revigorante orgie.
Auparavant, Juan Manuel de Prada avait écrit une amusante série de Cons, recueil où l’on ouvre une cinquantaine de petites culottes pour faire connaissance avec « le con de la petite gitane », « les cons des ménopausées » ou « les cons de Mesdames les Députées »… Il publia La Tempête, roman bien calibré fait pour concourir à ce Prix Planeta qu’il obtint comme de juste, roman de crime, d’enquête et d’amours déçues, roman étincelant de clichés autour du tableau de Giorgione, dans une Venise de carte postale un peu glauque.
Avec son énorme et fascinante quête d’une figure du féminisme du XX° siècle, dans Les lointains de l’air, Juan Manuel de Prada est plus armé pour nous ravir. L’on peut s’irriter de sa lenteur, du style affecté, des métaphores ampoulées, des mots trop rares. Mais les personnages y gagnent un relief inoubliable, tel le vieil écrivaillon amer qui met le narrateur sur la piste d’Ana Maria Martinez Sagi, « poétesse, syndicaliste et vierge du stade ». L’icône secrète et oubliée de la liberté républicaine est-elle encore vivante, vieille dame percluse dans une maison de retraite ? Cette recherche de la jeune fille perdue, « Diane rouge » qui n’eut qu’un seul amour, pourrait n’être qu’un roman sensible, émouvant. Selon une esthétique postmoderne bienvenue, c’est en plus de la biographie qui s’élève peu à peu, un essai, un recueil de poèmes, le journal d’une quête, chez les bouquinistes, avec la charmante Jimena, parmi les témoins, d’une « ville cléricale » à Barcelone, en passant par Madrid. Œuvre totale, mélange des genres, sans cesse piquant par l’abondance linguistique, la culture et les largeurs de vue de l’auteur, même s’il se fait un peu moins coruscant que dans Le Masque des héros. Au sortir du livre, « j’étais encore éveillé, et avide, et troublé par la luxure chaste des livres, qui ne s’épuise jamais, à la différence des autres luxures ». Ainsi sommes-nous emportés par Juan Manuel de Prada…
Que reste-t-il du Madrid de 1936 ? Des morts. Rafael Torres en ramasse dix-huit parmi le mémorial de L’Arme à gauche[3]. Au hasard, ou presque, lorsque l'aviation mussolinienne et nazie est venue au secours de Franco pour bombarder les irréductibles civils. Dix-huit épitaphes, comme en hommage au civil inconnu, rendent leur identité à des humbles, des bizarres, des fous. Une brochette d'humanité se voit épinglée par le tragique et le burlesque. Un gitan, portraituré par les peintres de bondieuseries, se prend pour le Christ ; un masturbateur laisse sa main tranchée en gage à l’inspecteur de police ; un technicien génial inventant la télévision ; un danseur de jota dynamiteur ; un maître de l'hypnose ; une tuberculeuse buveuse du sang des abattoirs… Pas vraiment des héros. Les caprices de Torres sont à la lisière de Goya et des « cadavres exquis » des surréalistes. Ce petit polyptyque est une vanité littéraire. Mais avec un goût morbide suspect qui n'est pas sans rappeler le culte des reliquaires, cette fois dévolu aux ossements républicains et répondant ironiquement au monument franquiste de la « Valle de los Caidos », qu’il fallut désacraliser en le vidant de la dépouille de Franco, peut-être au mépris de l’Histoire.
Restons avec les héros déboulonnés en abordant Miguel Delibes. Bien que non totalement autobiographique, ce « bois dont on fait les héros », est celui de l’auteur, engagé à dix-huit ans, avant de vouer son écriture à la dénonciation du totalitarisme. En témoigne ce qui est devenu un roman, L’Etoffe d’un héros[4], que l’on trouverait loufoque s’il n’était pas aussi grave, aussi lourd de générations sacrifiées.
Comment devient-on franquiste ? Par atavisme, par éducation ? Il suffit à Gervasio de frissonner à l’écoute d’une musique militaire, d’être entretenu dans le feu sacré par un oncle vétéran du Carlisme pour en faire un traître aux convictions de son père, seul libertaire de la famille. « Je vais être un héros sans mourir » croit-il. Saura-t-il embrasser une « noble cause » ? Moderne et piètre Don Quichotte, il heurte son idéal à de terribles réalités. L’un de ses parents est « bassement assassiné à Madrid par la canaille marxiste », l’autre torturé par les « Croisés » du nationalisme. Aucun des deux partis de la Guerre civile n’en sort indemne. Lorsque notre « héros », engagé dans la marine, tremble de peur sous les bombardements aériens, le voilà devenu anti-héros… Quand Pita est fusillé pour trahison et intelligence avec les Rouges, il se demande : « Est-ce que ce ne serait pas l’homme qui meurt généreusement qui ennoblit la cause qu’il défend ? » Ce n’est pas un livre inoubliable, mais par la sincérité du narrateur, la précision d’un tableau dont Gervasio est loin de comprendre tous les tenants et aboutissants, il acquiert un réel intérêt psychologique et historique.
Il fallait une conscience pour mitrailler et transcender toutes ces années sombres. Sans doute, Manuel Vasquez Montalban a voulu jouer ce rôle. C'est peut-être en se drapant des plis militaires de Franco qu'il a le mieux réussi. Dans Moi, Franco[5], il est à la fois un narrateur socialiste et besogneux, et le Caudillo lui même, emphatique, grotesque, effrayant de certitudes, passant d’un masque à l’autre avec dextérité. La parodie s'en donne à cœur joie, se coulant dans la langue franquiste, dans les tics nationalistes et religieux. Alternant la voix du Caudillo, en italique, et celle du plumitif antifranquiste Marcial Pombo, le roman est une indubitable et savoureuse réussite. D'un côté l'histoire officielle claironnée par une brute cependant cultivée qui se croit investie d'une mission divine. De l'autre l'autobiographe d'emprunt qui rétablit la vérité des victimes de quarante années de répression et d'obscurantisme et s'irrite de devoir faire parler le dictateur. Son éditeur l’a convaincu : « Tu es Franco, et tu es quasiment à l’article de la mort […] Votre excellence, il se pourrait que les nouvelles générations reçoivent une vision falsifiée de votre personne et de votre œuvre. […] vous devriez narrer votre vie aux Espagnols de demain. Et moi je te dis que toi, toi dans la peau de Franco, tu dois conter sa vie aux générations de demain ».
Ainsi le jeune Franco confie son éducation, ses lectures d’encyclopédies, « puisque leur ambition était de dispenser un savoir ordonné par la religion et la morale ». Devenu général il justifie « cette purification, amère mais indispensable, que permirent la Guerre Civile puis les tribunaux d’exception de l’après-guerre ». Ce en condamnant à la mort par « le vil garrot » tout « Rouge sans foi ni loi convaincu de meurtre sur la personne de militaires ou d’ecclésiastiques ». L’épopée est une réussite tacticienne, jusqu’à la dernière bataille devant « cent mille Rouges chimiquement purs, et l’occasion fabuleuse de décapiter l’hydre, de détruire l’avant-garde du Mal et d’ouvrir la voie à l’Espagne de l’avenir ».
La rhétorique fasciste est prise au piège de l'intérieur. Pantin de sa propre idéologie, le grand Franco ridiculisé n'en est pas moins le criminel d'un pays saigné de centaines de milliers de victimes, prisonniers et censurés. Y compris au moyen des « discours « rééducatifs » d’Ernesto Giménez Caballero, un vautour au lyrisme surréaliste qui planait au-dessus des camps de concentration ». C’est ainsi qu’à la plaidoirie du Caudillo, Marcial Pombo oppose son commentaire accusatoire, mêlant sa propre vie à la sienne ; ce que lui reproche son éditeur à réception du manuscrit, qui pense « seulement utiliser le monologue du général », bien qu’en ce tout soit tout le sel du roman, sans compter la satire du monde l’édition.
En son réquisitoire sans nuance et violemment partisan, Montalban ne concède à Franco aucune vertu. Le romancier est un polémiste et pas réellement un historien. Des voix pourtant se sont élevées[6], non pour absoudre celui qui n’avait rien d’antisémite et a refusé, au contraire de Mussolini de s’allier avec Hitler, mais pour montrer combien le soulèvement franquiste fut une réaction aux horreurs perpétrées par les Républicains anarchistes, communistes et stalino-kominterniens. Mais aussi pour ne pas ôter au Caudillo le mérite de l'ouverture à une croissance économique qui permit à l'Espagne de rejoindre l'Europe du présent, ne serait-ce qu'en choisissant son successeur en la personne d'un démocrate inspiré : le roi Juan Carlos. Ce qui n’excuse pas la brutale répression et la chape de plomb qui régnèrent longtemps sur un pays culturellement recroquevillé.
Mais en portraiturant La Pasionaria, Montalban a-t-il été stérilisé de son esprit caustique, de ses capacités de jugement? La députée des Asturies, symbole d'une juste lutte des mineurs contre l'exploitation et pour la dignité, devient sous sa plume aussi pâle et raide qu'un plâtre Saint-Sulpicien. Criant « No pasaran! » en 1936 à Madrid, savait-elle, qu'une fois le fascisme vainqueur elle allait se momifier vivante en égérie du communisme international sous le coude de Staline, à Moscou? Aurait-elle gagné, qu'elle aurait sans doute installé un clone du KGB à la place de la police franquiste. Sans doute, Montalban bondirait-il en lisant cette remarque. Mais ne vient-il pas de consacrer à Cuba un gros livre, Et Dieu est entré à La Havane, tissé de tendresses castristes ? Peut-on être sûr des motivations de sa Littérature dans la construction de la cité démocratique et de sa rhétorique marxiste et anticapitaliste ? Certes l'aventure esthétique du socialisme soviétique des années vingt a quelque chose d'exaltant. Mais Eisenstein était-il si loin de la propagande ? Lénine n'avait-il pas, dès 1917, forgé les portes du goulag ? La cité marchande postfranquiste et postmoderne édifiée sur le modèle américain, honnie par Montalban, lui permet pourtant une rare liberté et un succès prodigieux.
Les aventures de son détective Pepe Carvalho, menées avec un brio de conteur déjanté, sont aussi connues que notre San-Antonio[7] auquel il semble emprunter de rocambolesques péripéties lors de la recherche de Roldan, ni mort ni vif [8]. À aucun événement espagnol, Montalban ne veut être étranger : la fuite de Luis Roldan, chef corrompu de la police, lors du gouvernement socialiste de Felipe Gonzales, lui permet de démasquer des faux Roldan semés à pleines poignées, de faire survoler un Moyen-Orient truffé de machinations politiques et criminelles par l'hélicoptère de la fiction. Le burlesque mordant narratif de Montalban n'épargne aucune eau trouble de l'Espagne contemporaine. Polygraphe monstrueux (une trentaine de volumes sont chez nous traduits), analyste à l'ambition totale, le pape de la transition démocratique fait traverser à son détective toutes les couches de la société ibérique. Mais ses ficelles sont parfois cousues de reprises, ses autodafés de livres plus que suspects. Son utopie d'une société parfaite et rouge et son désabusement parfois sardonique font de Montalban un inquiétant moraliste. À coté de grands romans qui radiographient la déliquescence morale de la jeunesse postfranquiste, comme La joyeuse bande d’Azvatara, ou opposent parmi les pages de Galindez l'individu et le pouvoir dans le cadre de la séquestration d'un nationaliste basque, il a su faire fructifier un opportunisme littéraire et commercial qui culmine ironiquement avec Le Prix : cette fois, Pepe Carvalho, héros éculé de polar noir, doit enquêter sur l'assassinat d'un gros mécène au moment de la remise d'un prix littéraire matelassé de billets… Rattrapé par les richesses du capitalisme, Montalban peut-il encore, en sa naïveté et son entêtement coupables, opposer à la « cité des marchands » un « pluralisme et une liberté esthétique » que garantiraient la révolution socialiste et la « finalité heureuse de la lutte des classes[9] » ?
En 1979 encore, quatre ans après sa mort, le fantôme de Franco anime des volontés et opprime des consciences. Lorsqu'il part faire son service militaire dans le nord, Antonio Muñoz Molina court à la rencontre d'Une Ardeur guerrière[10] : « le serment au drapeau devait être aussi décisif pour notre hispanité que notre première communion pour notre catholicisme ». Malgré la mollesse irritante du rythme, c'est un beau roman d'initiation, dont les meilleures pages évoquent une amitié distante avec un appelé marxiste et complice de l'E.T.A. ainsi que la mutation des années quatre-vingts. Si l'on a la patience d'attendre la page 77 pour entrer dans la réalité de la caserne, l'on entendra le caporal de service crier : « Les bleus, vous allez mourir! », écho du « Viva la muerte » franquiste. Machisme et humiliations entretissent le quotidien des recrues qui doivent désapprendre le monde civil pour se désagréger dans le sadisme et la bêtise de l'enrégimentement. La vie personnelle est un « territoire dévasté ». « Sortir sans casquette, c'était comme partir décapité d'avance vers l'échafaud des châtiments et des moqueries soldatesques ». « Eux aussi, les militaires de carrière transpiraient la peur et la claustrophobie, et le décalage permanent entre leurs fantasmes verbaux d'héroïsme et la médiocrité, l'angoisse de leur vie réelle ». Encaserné en Pays Basque (car on veillait à n'affecter personne en sa région), Antonio Muñoz Molina, satiriste patenté, et médecin légiste de la dissection du cadavre du franquisme, observait déjà, entre les susceptibilités catalanes ou galiciennes, parmi les attentats des nationalistes basques, « la balkanisation du pays ».
L'identité basque de Bernardo Atxaga aurait pu laisser craindre un retrait derrière les plis d’un drapeau linguistique trop souvent taché du sang des attentats. Enfantée dans Obabakoak, la ville fictive d'Obada est autant le symbole du Pays basque rural que l'inscription de l'humanité dans l'universel. Un légendaire bonheur y est peut-être possible. Mais si Carlos, L'Homme seul[11], se fourvoie dans un combat nationaliste qui a perdu son sens depuis l'avènement de la démocratie et l'autonomie des provinces espagnoles, la haine terroriste et le cache-cache suicidaire risquent de contaminer la cité. L'acuité critique du réalisme contemporain d'Atxaga (qui se traduit lui-même du basque en castillan) se double d'une veine poétique et fantastique que l’on peut taxer de régionalisme magique. Ce sont des écureuils, un oiseau, un serpent, une oie sauvage qui racontent le voyage sans issue de Deux frères. Le spectacle des hommes se dilue dans la nature. Le frère handicapé mental est censé être proche de l'innocence des animaux, qui cependant s'entredévorent. Son instinct sexuel, les crimes et manigances des hommes et des femmes ne lui laisseront aucune chance, entraînant dans la fatalité le frère qui devait être son gardien. Comme une tragédie antique sur la scène imaginaire d'Obada.
C'est de Galice que nous vient l'un des auteurs les plus évadés de ce réalisme social qui rétrécit tant de plumes du siècle de Staline et de Franco. Né en 1910, Gonzalo Torrente Ballester fit léviter le village galicien de son imagination pour échapper à l'envahissement de ces réalistes qui savent le sens de l'Histoire. La Saga/Fuga de J.B. est en effet son livre le plus délirant, le plus polymorphe, entrecroisant histoires et fables à l'aide de personnages aussi sensuels qu'érudits, alignant parfois de fausses identités. Le lecteur effrayé par les méandres, lents marécages et audacieux sommets mentaux de ce pavé de six cents fortes pages, s'acclimatera peut-être plus aisément dans la trilogie aux mille pages Les Délices et les ombres[12] qui, grâce à une adaptation télévisée connut outre- Pyrénées un succès populaire digne d'un cycle de corridas. Une narration linéaire dix-neuvièmiste balaye les années républicaines et de guerre civile dans une Galice tiraillée entre son archaïsme et les aspirations au capitalisme. Religion et lubricité, mort et vanité, adultères et amours, tout l'attirail des passions anime les consciences et les ragots de cette malicieuse chronique de cité provinciale. La myopie du grand-âge, qui contraignit Torrente Ballester à la dictée, nous permet de lire de plus courts récits, tels ce délicieux Roi ébahi par la nudité d'une prostituée qu'il veut faire endosser à la Reine. Voilà qui va plonger la Sainte Inquisition dans d'effarantes perplexités ! Ou encore ce Roman du rond de cuir, très divertissante théorie de la construction romanesque, menée malgré lui par un poètaillon qui soudain annonce son intention d'écrire le roman de la ville : on imagine que les conseils, les exigences privées et publiques, les censures ne lui seront pas épargnés. Si l'on veut s'introduire dans l'intimité de Torrente Ballester, l’on trouvera dans Dafné et les rêves un modèle d'autobiographie non euclidienne. De l'enfance à l'âge adulte, Gonzalito se sent guidé par une fantasmatique Dafné qui emprunte tour à tour les traits d'une tante et de l'éternel féminin, changeant, sensuel et sublimé dans l'écriture. Le roman de formation de l'écrivain se nourrit de la moindre suggestion irrationnelle et d'une boulimie de lectures. La genèse de l'œuvre s'éclaire de cette belle proposition indécente : « Une ruse éculée de la mémoire […] qui veut nous inculquer que le réel est intelligible ». Torrente Ballester n'aura jamais lâché le miroir de nos irréalités pour mieux nous bercer, nous étonner, nous emporter sur l'esprit satellite de la littérature.
Si Torrente Ballester ne fait que puiser dans le galicien pour enrichir son espagnol, Quim Monzo né en 1952, écrit, lui, définitivement en catalan. Son réalisme n'est si aigu que pour grincer à l'irruption d'une impardonnable étrangeté. Pince sans rire, il déroule l'engrenage du récit jusqu'à propulser ses personnages dans l'absurde et le burlesque. Derrière la concision de l'écriture et le détachement du narrateur, les situations drolatiques s'accumulent, le lecteur se tient les côtes de rire, non sans mesurer le tragique de la condition humaine qui bée sous les romans et les nouvelles de ce cynique patenté. Dans L'Ampleur de la tragédie[13] un trompettiste parvient à coucher avec la starlette de son cabaret. D'abord désolé de l'état de son « champignon de couche », il l'honorera d'une érection qui n'aura de cesse que le livre ne s'achève. D'un tel priapisme, notre sujet ne sera fier qu'un moment. L'angoisse du verdict médical poussera Raymond-Marie à une opération financière qui fournira un mobile de plus à la haine qu'éprouve pour lui Anne-Françoise sa belle-fille. L'énormité de la blague est à la mesure des piètres comportements humains. Ces personnages à l'espace mental si commun, c'est nous. Quand à ceux des nouvelles de Guadalajara, s'il leur arrive des choses encore moins vraisemblables, ils n'en ont pas moins nos peurs, nos désirs secrets. Ces textes agissent comme un tube de psychanalyse placebo. Est-ce le fantasme de castration qui mine ce garçon qui refuse d'avoir un doigt coupé comme toute sa famille de dignes menuisiers ? Pourquoi la jeune fille de la fin est-elle nantie d'un œil de verre ? Quelle démence pousse le cafard de Kafka à se changer en un homme malhabile et meurtrier ? Comment sortir de chez soi quand les pompiers disparaissent dans la disparition de son palier ? Les situations paradoxales se multiplient, soumettant au doute vie quotidienne, mythologie, politique et littérature. Un politicien vote pour son adversaire ; un écrivain qui n'a écrit que des livres prémonitoires tue son personnage principal à la fin de son dernier ouvrage… La page du franquisme parait définitivement tournée par une nouvelle génération d’écrivains libérés du poids de l’Histoire et de la pesanteur des héros.
Esprit cosmopolite fasciné par l'histoire des civilisations, le sénateur José Luis Sampedro s'est bâti une oeuvre atypique. Avec Le Fleuve qui nous emporte[14], il parut d'abord se confiner dans l'épopée rurale en compagnie d'une équipe de flotteurs de bois sur le haut-Tage, ce fleuve emblématique de la Castille. Roman poétique et parfois picaresque, c'est en fait une parabole de notre destinée. Soumis à un temps héraclitéen et cependant cyclique, le jeune irlandais Shannon se trempe dans un monde de valeurs viriles nuancées d'humanité. Les aventures sont celles de la vie et de la mort, de l'automne et du printemps, l'homme est « inséré dans la continuité de la création », « l'homme authentique peut tirer sa dignité de n'importe quelle racine: la vénéneuse comme la fructueuse ». Plus tard, Le Sourire étrusque montra que ce symbole de sérénité et d'humanité transcende toute notion de nationalisme. A la veille de la mort, un vieux paysan se découvre deux nouvelles amours : son petit-fils et la tendresse d'une femme. C'est un rien naïf, charmant, émouvant. Comme quoi le roman d'apprentissage n'est réservé ni à la jeunesse ni au désabusement. Sampedro surprit avec La Vieille sirène, recréation magistrale de l'empire d'Alexandrie. Rares sont les romans historiques qui dépassent ainsi l'évocation anecdotique pour plonger dans les mystères de l'humaine complexité à travers les personnages d'une hétaïre légendaire, du navigateur et du philosophe Kriton. La précision encyclopédique ne nuit en rien à la dimension épique et métaphysique de cette fresque de 500 pages. En un lyrique final, la vieille sirène rejoindra le « Grand Utérus » de la mer… Il y a cependant quelques aficionados pour soutenir que le grand-œuvre de Sampedro est Octobre, octobre[15], qui est à Madrid ce que l'Ulysse de Joyce est à Dublin, quoiqu'il n'ait rien de la dévotion joycienne du ludique Larva de Julian Rios[16]. Le va et vient entre plusieurs narrateurs et deux décennies de l’ère franquiste propulse la cité madrilène dans la constellation des villes de mémoire et de Babel. Chaque rue, boutique ou kiosque à journaux se charge d'événements, d'affects, de mythologies et d’allusions à l'Histoire de l'Espagne. Parmi les centaines de personnages qui animent ce jeu de l'oie aux 700 pages, Agueda la passionnée et Miguel l'écrivain, dont les romans impubliés sont les « mondes ensevelis », remontent le courant du temps. Le mois d'octobre évoque l'âge de la maturité pour les acteurs et contemplateurs de cette chronique des vies, de leur éros, de la politique et d'une mystique qui est peut-être celle d'une alchimie proustienne et baroque de la mémoire.
On ne peut quitter ces territoires espagnols sans évoquer le déglingué fantaisiste Javier Tomeo, dont le Monstre aimé maternel l'encercle dans une bataille contre lui-même, et dont le récit se mord la queue. Ses Histoires minimales, comiques et pitoyables, sont rayées par un déni constant de la grandeur et de la beauté humaine : « Dites-moi, franchement, pourquoi êtes-vous né? » demande un garçon de café à un client insupportable. Dans L'Agonie de Proserpine[17] le narrateur tente de raconter son roman à son amie, lui présentant ainsi un miroir biaisé de leur relation: « chaque chose que nous faisons depuis que nous nous connaissons coïncide avec ce que font les héros », « c’est la première fois dans la littérature que la réalité s'inspire de la fiction et non l'inverse ». La combinaison est subtile, bien postmoderne, finalement tautologique et peu attrayante. Si la littérature se regarde trop elle même, ne prend elle pas le risque de se perdre dans un vide stérile ? C'est le défi permanent de Javier Tomeo que d'être sur cette corde raide, que de mettre en lévitation des histoires bancales et farfelues, comme sa Machine volante, dont le titre a quelque chose d’ironiquement programmatique, comme dans tous ces romans. Il faut alors au tribunal de Sainte Inquisition juger un beau jeune homme qui prétend pouvoir voler par la grâce d’une machine munie d’ailes. Une trappe à coupables finit par avaler également un évêque. Burlesque, tragique et fantastique, l’inactuel roman, qui flirte avec le genre théâtral, fait la satire d’une autre période sombre de l’Histoire espagnole.
De Juan Manuel de Prada à Manuel Vasquez Montalban, en passant par Rafael Torres et Miguel Delibes, l'Espagne littéraire s’attache à exorciser les démons de son XX° siècle, se projetant du même coup en une bouillonnante exhalaison des vies, des morts et des aspirations humaines. Avec eux le cadavre de l’Histoire, si fouillé de vers qu’il soit, bouge encore en de belles exhalaisons. José Luis Sampedro, s’il ne défile pas devant ce rendez-vous, aime avancer masqué jusque dans l’antiquité. Torrente Ballester navigue au moyen d’un réalisme sociétal, non sans parfois flirter avec le fantastique. D’autres, fatigués d’une Histoire dont a tiré tant de sang humain et d’encre littéraire, et plutôt que de produire les récits assez conventionnels d'Almudena Grandes[18], ou Encore un fichu roman sur la guerre d’Espagne, comme Isaac Rosa[19], choisissent le jeu un tantinet farfelu, mélancolique, voire solipsiste, de l’écriture. Quim Monzo ou Javier Tomeo jouent avec leurs masques d’écrivains comme avec des dés. Après les orages de la République et du Franquisme, l’Histoire est moins exaltante si l’on observe les succès et déboires démocratiques de l'Espagne de Juan Carlos. Heureux les pays dont les ébullitions ne font éclater que de belles bombes littéraires.
Etude publiée en une première version, dans Calamar, printemps 2001
[1] Pour emprunter le titre de Cees Nooteboom : Désirs d’Espagne, Actes Sud, 2004.
[2] Juan Manuel de Prada : Les Masques du héros, Seuil, 1999.
[3] Rafael Torres : L’Arme à gauche, Phébus, 1999.
[4] Miguel Delibes : L’Etoffe d’un héros, Verdier, 2002.
[5] Manuel Vasquez Montalban : Moi, Franco, Seuil, 1994.
[6] Andrée Bachoud: Franco, Fayard, 1997.
[8] Manuel Vasquez Montalban : Roldan ni mort ni vif, Christian Bourgois, 1997.
[9] Manuel Vasquez Montalban : La Literatura en la construccion de la ciudad democratica, Critica, Grijalbo Mondadori, 1998, traduit par mes soins.
[10] Antonio Muñoz Molina : Une Ardeur guerrière, Seuil, 1999.
[11] Bernardo Atxaga : L’Homme seul, Christian Bourgois, 1995.
[12] Torrente Ballester : Les délices et les ombres, Thésaurus, Actes Sud, 1998.
[13] Quim Monzo : L’Ampleur de la tragédie, Jacqueline Chambon, 1998.
[14] José Luis Sampedro : Le Fleuve qui nous emporte, Métailié, 1996.
[15] Jose Luis Sampedro : Octobre, octobre, José Corti, 1998.
[17] Javier Tomeo : L’Agonie de Proserpine, Christian Bourgois, 1996.
[19] Voir : Isaac Rosa : Encore un fichu roman sur la guerre d'Espagne
Calahorra, Andalucia. Photo : T. Guinhut.
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