Biblioteca, Monasterio de San Lorenzo del Escurial, Madrid.
Photo : T. Guinhut.
Des Maîtres de vérité et de la Vérité nue.
Avec le secours de Platon, Thomas d’Aquin,
Friedrich Nietzsche, Michel Foucault,
Karl Popper, Raymond Boudon,
David A. Bell & Hans Blumenberg.
Michel Foucault : La Question anthropologique,
EHESS Gallimard Seuil, 2022, 300 p, 25 €.
Karl Popper : La Connaissance objective,
traduit de l’anglais par Jacques Rosat, Champs Flammarion, 2012, 580 p, 13,20 €.
David A. Bell : Le Culte des chefs, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Pierre-Emmanuel Dauzat et Aude de Saint-Loup, Fayard, 2022, 384 p, 26 €.
Hans Blumenberg : La Vérité nue,
Traduit de l’allemand par Marc de Launay, Seuil, 2022, 300 p, 24 €.
Ils nous guident, nous éclairent, établissent sous nos pas de sûres fondations. Ils peuvent également nous enfumer, nous tromper, nous tyranniser. En d’autres mots, ce sont les maîtres de vérité, veillant sur elle, comme Platon, la fixant, comme Thomas d’Aquin, la distinguant comme Emmanuel Kant, l’interrogeant et la conspuant comme Friedrich Nietzsche et Michel Foucault, ou la protégeant, la réhabilitant comme Raymond Boudon et Karl Popper. Les voici maîtres au sens de la connaissance et de la bienveillance au service du libre-arbitre de leurs disciples, ou au sens du prosélytisme, du commandement, du totalitarisme, comme les fondateurs de religions et d’utopies politiques, et du « culte des chefs » pour reprendre le titre de David A. Bell. Hélas, et suite à ces maîtres de fausseté et d’erreur, rien n’est moins sûr que l’on veuille toujours connaître le vrai. Tant « la vérité nue », telle que l’interroge Hans Blumenberg, effraie, choque ; ce pourquoi il lui faut être voilée pour être décente, pour berner le peuple et l’électeur, quoiqu’avec un succès mitigé et, in fine, dangereux.
Différencions les maîtres honorables et nécessaires de ceux tyranniques. Les premiers ont des disciples paisibles, les seconds n’ont que des affidés, des thuriféraires incendiaires, et des esclaves. Faut-il compter les philosophes parmi les premiers ? Eux dont la maîtrise vise à ouvrir le chemin du vrai…
Peut-être tout commence-t-il par des dieux. Marcel Détienne, dans ses Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque[1], montre qu’alors trois types de personnages prétendent être les détenteurs d’un privilège inséparable de leur rôle institutionnel : l’aède, le devin et le roi de justice ; ce qui leur permet de dispenser la « Vérité ». Du moins du mot grec « Aléthéia », qui signifie à la fois l’ordre rituel, le rapport aux dieux et la puissance cosmique. Fille de Zeus, cette Aléthéia est la déesse qui devient chez les Romains Veritas.
Avec Platon, l’éternelle vérité préexiste à son découvreur. En tant qu’elle est congruence, cohérence et utilité, il est nécessaire de la faire affleurer par le moyen de la maïeutique. Et telle que l’allégorie de la caverne laisse entendre sa réalité. Or son Socrate ne laisse guère de place au libre-arbitre d’un contradicteur, ne demandant le plus souvent que l’assentiment de son auditeur dans des dialogues qui n’en sont guère. Y compris dans Le Banquet, lorsqu’après les propositions de divers intervenants, dont Aristophane avec son mythe de l’androgyne, il s’élève au sommet de la vérité sur l’amour qui lui fut révélée par Diotime. À la rare réserve du Cratyle, dans lequel il ne peut trancher entre une origine imitative ou arbitraire du langage. Reste que « les philosophes véritables […] sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité ». L’on suppose qu’il s’agit de celui d’au-delà de la caverne, révélant les essences, pièges de l’idéalisme socratique. Et si « nul n’entre ici s’il n’est géomètre », le calcul et l’arithmétique sont de ces arts « capables de conduire à la vérité[2] ». Que l’on doit, à la suite de Parménide, distinguer de la voie des opinions ou doxa. Après Platon, dont la vérité est transcendance, Aristote en imagine le sens moderne, celui de l’adéquation de la chose et de l’intellect. Or elle est une cible que l’on peut rater. Ce dont a bien conscience le stoïcien Marc Aurèle : « Si l'on peut me convaincre et me montrer que je juge ou que j’agis à tort, je serai content de changer ; car je cherche la vérité, qui ne peut être un dommage pour personne ; or celui qui persiste dans son erreur ou son ignorance subit un dommage[3] ».
Dans le cadre du christianisme, de son Dieu, en d’autres termes de sa fiction, il faut arrimer la vérité à son plan supérieur, la souder à son fondement. Concevant le vrai comme un objet transcendantal, selon Thomas d’Aquin, au XIII° siècle, Dieu est vérité. Car « l’on nomme « vrai » ce à quoi tend l’intelligence ». Ainsi, « nous faisons consister la vérité des choses dans leur rapport avec l’intellect divin ». Mieux, Dieu « juge de tout et il connait tous les objets complexes. Et c’est ainsi que la vérité est dans son intellect[4] ». En conséquence l’on doit considérer éternité et immutabilité. En toute logique, le philosophe chrétien de la Somme théologique fait suivre cette question 16 par celle de la fausseté.
Passons par la philosophie scolastique qui distingue les vérités de raison (nécessaires) et celle de de fait (contingentes), par Malebranche qui, dans Le Recherche de la vérité, en 1674, prétend que la certitude de l’intelligence a plus de valeur que la foi, par Leibniz qui ajoute à ces vérités de raison l’idée d’innéité et à celles de fait celle de l’accord avec la conscience et les sens. Kant ensuite propose la distinction entre vérité formelle de la logique, des mathématiques et vérité matérielle des sciences expérimentales, sans oublier cependant celles éternelles du divin.
Thomas D’Aquin, Leibniz, Kant apparaissent alors comme des maîtres de vérité, plus pour leurs définitions et distinctions que par pulsion de pouvoir. L’on se doute alors que les décentrements de la vérité que furent l’irruption de l’héliocentrisme copernicien, l’évolution des espèces darwinienne, puis la théorie de l’inconscient freudien, ont creusé sinon des failles, mais des chemins plus divers et ouverts.
Restent alors les sphères des jugements humains, des convictions et des opinions, qui pourraient fonder un accord universel entre les esprits ; sauf qu’ici l’affaire se gâte, entre le caractère douteux de l’assentiment de la majorité et de la subjectivité interhumaine.
Si la vérité scientifique voit certaines de ses parties battues en brèche au profit de modèles plus exacts, le scepticisme renverse avec Nietzsche tout l’édifice de la vérité, ce dans le cadre du renversement du platonisme. Au détour d’une de ces fables animalières dont l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra est friand, il balaie l’illusion d’un revers de manche : « Ils périrent et disparurent avec la mort de la vérité. Tel fut le sort de ces animaux voués au désespoir, qui avaient inventé la connaissance[5] ». Plus loin, dans Vérité et mensonge au sens extra-moral, il exécute la certitude enkystée dans les valeurs morales : « Qu’est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphisme, bref une somme de relations humaines qui ont été rehaussées, transposées et ornées par la poésie et par la rhétorique, et qui après un long usage paraissent établies, canoniques et contraignantes aux yeux d’un peuple[6] ». Ainsi, dans le monde de la volonté de puissance, « il n’y a pas de faits, seulement des interprétations[7] ».
Embrayant sur ce discours, Michel Foucault[8] lie indéfectiblement le pouvoir à la constitution de la vérité : « On pourrait appeler alèthurgie l’ensemble des procédés possibles, verbaux ou non, par lesquels on amène au jour ce qui est posé comme vrai par opposition au faux, au caché, à l’indicible, à l’imprévisible, à l’oubli, et dire qu’il n’y a pas d’exercice du pouvoir sans alèthurgie ». En somme, selon l’auteur des Mots et les choses, la vérité est politique ou n’est pas, ce qui a conduit un certain post-foucaldisme à affirmer que toute vérité est un effet ou un produit du pouvoir, malgré le déni du maître, qui exerça sa pertinence ainsi : « Rien n’est plus inconsistant qu’un régime politique qui est indifférent à la vérité ; mais rien n’est plus dangereux qu’un régime politique qui prétend prescrire la vérité[9] ». Et l’on ajoutera : la proscrire…
Si La Question anthropologique peut se résumer à « Qu’est-ce que l’homme ? », Michel Foucault ne peut échapper à celle de la vérité. Il la saisit à bras le corps, depuis Parménide en passant par la transition kantienne et Nietzsche, qui procède à l’éclatement du discours anthropologique ; ce qui, à la suite de la nietzschéenne mort de Dieu, prépare la célèbre annonce de la mort de l’homme lors de l’ultime page des Mots et les choses. Ainsi « La démarche idéaliste qui, depuis Protagoras, a tracé le premier chemin de toute philosophie n’est en fait ni radicale ni fondée. Ni fondée parce qu’elle repose sur le préjugé de la vérité, ni radicale parce qu’elle ne le met pas en question ». En somme, toute la philosophie pré-nietzschéenne dupe la vérité. Lors « l’homme ne peut plus être la vérité de la vérité, ni la vérité, la vérité de l’homme ». Reste la belle promesse, quoiqu’elle découle, selon notre philosophe, du peu libéral Karl Marx : « la découverte que l’homme et la vérité ne s’appartiennent l’un à l’autre que dans la forme de la liberté ». À cet égard, la précieuse préface d’Arianna Sforzini s’achève avec une pertinence rare : « Foucault est bien plus moderne que sa lecture postmoderne n’a voulu le voir : à nous de décider si sa modernité est encore la nôtre ». L’injonction est à méditer.
De « Connaissance de l’homme et réflexion transcendantale », selon le titre de la première partie, en passant par « L’anthropologie comme réalisation de la critique » (seconde partie) jusqu’à « La fin de l’anthropologie » (troisième partie), le « nous n’avons pas la vérité est « une conscience qui est infiniment plus profonde déjà que la conscience sceptique[10] ». La mort de Dieu clamée par Nietzsche n’étant pas pour rien dans ce processus. En ce sens, « le nihilisme est beaucoup plus qu’une révolution culturelle dans laquelle s’engloutit la civilisation chrétienne ; c’est plus encore une catastrophe historique dans laquelle l’homme viendrait à perdre sa lumière et la terre son soleil ». La pertinence n’empêche pas un rien de grandiloquence rhétorique. Cependant la pensée humaniste résiste lorsque que Rémi Brague pense « l’anthropologie comme christologie[11] »…
Loin de n’être qu’un rassemblement de « cours » donnés en 1954 et 1955, La Question anthropologique mérite d’être une des ossatures de la pensée foucaldienne, ne serait-ce que parce qu’il s’agit également d’une prémisse de L’Ordre du discours : « Enfin je crois que cette volonté de vérité ainsi appuyée sur un support et une volonté institutionnelle, tend à exercer sur les autres discours - je parle toujours de notre société - une sorte de pression et comme un pouvoir de contrainte[12] ». Mais à trop traquer les pouvoirs, ne risque-t-on pas d’écorner, d’invalider la ou les vérités…
Peut-on penser et accepter des vérités morales absolues ? Il faudra alors s’appuyer non seulement sur la nature humaine et le droit naturel, mais aussi sur les résultats probants du concept moral.
Avec Marx puis Nietzsche, dont Michel Foucault fit son miel, la vérité semble prendre un sérieux coup. Surtout en ce qui concerne les valeurs morales. Ce à quoi répond avec vigueur Raymond Boudon : « Dans la version néo-marxiste ou néo-nietzschéenne, les valeurs sont analysées comme des illusions couvrant des phénomènes de domination ». De plus, « pour Marx et la tradition marxiste les sentiments moraux sont des fantômes qui se forment dans l’esprit humain. Pour Freud et la tradition psychanalytique, il n’existe pas de sentiments moraux : les sentiments moraux sont le produit du complexe d’Œdipe ». Suite à la déconstruction[13] postmoderne, pluralisme et relativisme culturels brouillent le vrai et le faux, le juste et l’injuste. Et pourtant ! « Qui, malgré cette vogue du relativisme, oserait proclamer que les régimes despotiques sont supérieurs aux démocratiques? » Les maîtres de fausseté et d’erreur pullulent en prétendant que les valeurs morales sont des conventions. Alors que Raymond Boudon propose de « réactiver la notion de nature humaine, et de reconnaître que le sens moral en représente une composante essentielle[14] ». Son essai Le Juste et le vrai, sous-titré « études sur l’objectivité des valeurs et de la connaissance », permet de faire se jouxter le vrai de l’objectivité scientifique avec celui assuré à des valeurs qui transcendent les cultures, telles qu’elles sont parties prenantes du droit naturel de l’individu et en permettent l’épanouissement : la liberté, le respect d’autrui, le droit à l’enseignement et aux soins, la paix plutôt que la guerre, l’égalité devant la loi, et caetera, considérés comme des vérités.
L’épistémologie contemporaine ne peut ignorer la question de la vérité, de surcroit à l’heure où quelques éveillés du wokisme et de la Cancel culture[15], inspirés par la filiation nietzschéenne et par le phallologocentrisme de Derrida, vont jusqu’à prétendre que la science est blanche et occidentalocentrée, ce qui la condamnerait de fait et permettrait de la contrebalancer avec l’irrationalité des sorcières et des médications traditionnelles africaines. Aussi faut-il avec Karl Popper revoir les bases et les implications de la connaissance objective en son ouvrage ainsi titré.
La démarcation entre sciences et pseudosciences, dont la métaphysique, ne peut se passer de cette méthode qui irrigue La Connaissance objective. Elle emprunte pourtant des voies insolites, via des « nuages et des horloges », des « bulles de savon », ce dont s’est peut-être inspiré Peter Sloterdijk pour sa trilogie des Sphères[16]. Ce qui permet la critique de l’idéalisme et de traiter de la liberté en passant par le darwinisme. La connaissance des lois universelles de la nature est aussi à ce prix, alors que nous sommes que des créatures éphémères et marquées par la finitude. Or, pour Karl Popper, Einstein sert de déclencheur : « jamais il n’y eut de théorie mieux « établie » que celle de Newton, et il est peu vraisemblable qu’il en existe jamais une ; mais, quoique l’on puisse penser de la théorie d’Einstein, il est sûr qu’elle nous a enseigné à considérer celle de Newton comme une « simple » hypothèse ou conjecture[17] ». Les sciences exactes relèvent alors d’un statut provisoire, entraînant le risque du scepticisme, la vérité paraissant dès lors moins importante que l’efficacité. Pourtant, si aucune théorie n’est peut-être pas vraie, néanmoins les sciences progressent sur le chemin de la vérité. Et si l’on doit risquer et tester des hypothèses, la philosophie de la connaissance n’est plus de l’ordre du sujet ou du fondement transcendantal, mais de la logique, d’où le livre majeur de Karl Popper : La Logique de la découverte scientifique[18]. Un avenir irrésolu s’ouvre devant la recherche, celui d’une philosophie de l’émergence. Ce qui ne remet pas en cause la possibilité du progrès scientifique, au contraire de ce que postule un Thomas Kuhn[19]. En outre, la connaissance ne procédant pas du sujet, elle acquiert une dimension ontologique en tant qu’elle est objective. Le but de la science est alors moins la vérité comme absolu, mais ce que Karl Popper appelle « vérisimilitude », en passant par la validation par correspondance et non par les théories de la vérité-cohérence ou de la vérité-utilité. Les exigences de la rationalité critique sont au prix du couple conjecture réfutation, non sans oublier le rôle moteur de l’échec des théories précédentes et des erreurs. Ainsi l’on peut se garder d’un scepticisme aux conséquences irrationalistes. Or, « insister sur les différences entre la science et les humanités fut longtemps une mode ; c’est devenu une rengaine ennuyeuse. Toutes deux pratiquent la méthode de résolution des problèmes, la méthode de conjecture et réfutation ». La synthèse de la pensée de Karl Popper est peut-être là : « Bien que nous n’ayons aucun critère de la vérité ni même aucun moyen d’être entièrement sûrs de la fausseté d’une théorie, il est plus facile de s’apercevoir qu’une théorie est fausse que de s’apercevoir qu’elle est vraie. Nous avons même de bonnes raisons de penser que la plupart de nos théories - même nos meilleures théories - sont, à strictement parler, fausses ; car elles simplifient les faits à outrance ou les idéalisent. Pourtant une conjecture fausse peut s’approcher plus ou moins de la vérité. Nous en arrivons donc à l’idée de proximité par rapport à la vérité, ou d’une approximation plus ou moins bonne de la vérité - à l’idée de vérisimilitude[20] ».
Cette fois comme philosophe politique, Karl Popper, dans La Société ouverte et ses ennemis, dénonce trois maîtres de vérité : Platon, Hegel et Marx. Outre qu’ils contreviennent à une société ouverte où la libre démarche scientifique peut naître et se développer, ils entretiennent le glissement vers la tyrannie et le totalitarisme, via leur goût pour des lois déterministes et la fatalité historique. Chez Platon, le « philosophe-roi » est l’emblème d’une élite omnipotente, au sein du collectivisme d’une république où l’individu n’est rien. La justice platonicienne est fondée sur une différence irréductible de classe : « pour nous, la justice suppose une certaine égalité dans le traitement des individus, tandis que Platon ne la considère pas comme s’appliquant aux relations entre ceux-ci, mais comme une propriété de l’Etat tout entier[21] ». Quant à l’auteur des Leçons sur la philosophie de l’Histoire, le voici brocardé en adepte de la dialectique, qualifiée de « méthode magique », en maître à penser de l’Etat prussien, dont il fut « le philosophe officiel », et d’un Etat omniprésent et omniscient, « son aversion pour le libéralisme[22] » confortant sa conception de l’Etat en tant qu’Esprit, soit tout un « fatras nauséabond ». Le troisième, contempteur du capital bourgeois infiniment coupable, établit le dogme du prolétariat salvateur et de son parti en digne théoricien du totalitarisme[23], tel que l’assurent les dix mesures inscrites dans le marbre rouge du Manifeste du parti communiste. Cependant, bien que Karl Popper démonte le « raisonnement prophétique marxiste[24] » et ses incohérences, il conclue par une surprenante profession de foi, qui réhabilite le maître de vérité : « Le marxisme « scientifique » est bien mort. Mais le marxisme moral doit survivre ». C’est ne pas avoir lu, malgré le scrupule qu’on lui connait, le Manifeste du parti communiste jusqu’à ses dernières pages qui cadenassent toute espérance de société ouverte.
Dans son « Impromptu » de Vincennes, le 3 décembre 1969, Lacan s’écrie : « L’aspiration révolutionnaire, ça n’a qu’une chance, d’aboutir toujours au discours du maître. C’est ce dont l’expérience a fait la preuve. Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaires, c’est à un maître. Vous l’aurez[25] ». Ce que confirme l’obédience maoïste, communiste et anarchiste, en deux mots anticapitaliste et antilibérale des agités de mai 68, à l’instar de celle rouge et verte d’aujourd’hui, tous maîtres de fausseté qui n’attendent que le charisme d’un leader, d’un premier secrétaire du parti, d’un guide ou führer, d’un chef. À moins de préférer une figure religieuse d’amour et de pardon, comme ce Christ qui prétendait cependant diviser ceux qui sont avec lui de ceux qui s’en éloignent, comme le bon et le mauvais larron, au risque d’enchaîner l’évangélisation à la contrainte. Comme ce prophète unique d’une autre religion révélée qui ne craint pas de recourir au crime pour punir ceux qui refusent la soumission. À la hauteur d’une telle démesure, la vérité théocratique se dresse, vengeresse et sans pitié.
Du charisme à la tyrannie, il n’y a trop souvent qu’un pas. En témoigne l’essai de David A. Bell, Le Culte des chefs, sous-titré « Charisme et pouvoir à l’âge des révolutions ». Car de l’Europe aux Amériques, les espérances révolutionnaires conduisirent au pouvoir suprême de charismatiques chefs militaires. Pascal Paoli en Corse, George Washington aux Etats-Unis, Napoléon Bonaparte en France, Toussaint Louverture en Haïti, Simon Bolívar en Bolivie suscitèrent au tournant du XVIII° et du XIX° siècle l’enthousiasme des populations, au point de parvenir au sommet du pouvoir. Issus de la démocratie et de l’impact du charisme politique, ces dirigeants n’en devinrent pourtant pas toujours des défenseurs de cette démocratie, comme George Washington, mais des tyrans entraînant leur peuple galvanisé par leur hubris vers l’abattoir des guerres de conquête, à l’instar de Napoléon. De tels destins d’exceptions permettent à l’historien David A. Bell de réhabiliter l’influence de personnalités hors du commun sur l’Histoire, comme lorsqu’Hegel vit en 1806 passer « l’âme du monde[26] » sur son cheval et sous les traits de Napoléon. Mais aussi de déciller notre analyse des mouvements révolutionnaires, tout autant que de remarquer qu’aucun temps n’est immunisé contre la figure du chef charismatique, le plus souvent délétère, au sens où son aura intrinsèquement religieuse lui confère une vérité dangereuse. Il est vain de croire que nous serions dans l’avenir débarrassés de prétendus pères fondateurs tels qu’Hitler ou Staline, dont « la légitimité perçue de leurs régimes dépendait de la dévotion extatique qu’ils prétendaient avoir inspirée (et, dans une mesure effrayante inspiraient bel et bien) à leurs populations ». David A. Bell ajoute avec raison que « le charisme politique peut bel et bien aider des leaders ambitieux à détruire des régimes constitutionnels[27] ».
Ce qui n’est pas sans jeter un sérieux doute sur les vertus de la démocratie moderne, cette vérité dont on ne voit guère la face sombre, soit la capacité à élire, par la vertu de la majorité, voire de l’admiration, de futurs dictateurs.
Museo de Sigüenza, Guadalajara.
Photo : T. Guinhut.
En 1792, Florian consacre à notre sujet sa toute première fable, en tête de son recueil :
« La Vérité toute nue
Sortit un jour de son puits.
Ses attraits par le temps étaient un peu détruits.
Jeunes et vieux fuyaient sa vue.
La pauvre Vérité restait là morfondue,
Sans trouver un asile où pouvoir habiter.
À ses yeux vient se présenter la Fable richement vêtue.
[…]
Pourquoi vous montrer toute nue ?
Ce n’est pas adroit. Tenez arrangeons-nous ;
Qu’un même intérêt nous rassemble :
Venez sous mon manteau, nous marcherons ensemble.
Chez le sage, à cause de vous,
Je ne serai point rebutée ;
À cause de moi, chez les fous
Vous ne serez point maltraitée[28] ».
Aux vérités nues qui dérangent, effraient, faut-il préférer une réconfortante illusion ? La question est aussi vieille que le monde et la réponse est polymorphe, voire inextricable, dans l’appareil de la métaphysique et de la religion, voire de la philosophie t de la science.
Retournons aux sources de la métaphore de Nuda Veritas, telle que la déplie et l’inscrit dans le champ philosophique Hans Blumenberg parmi les pages de son essai sobrement intitulé La Vérité nue, qu’il s’inscrit dans le champ de sa métaphorologie. Entre « deus nudus » et « deus revelatus », nos civilisations hésitent. Pourtant, aussi bien chez Socrate que dans l’eschatologie chrétienne, l’homme, qui d’abord ne fut couvert que de la nudité adamique, se présente à la fin des temps nu devant ses juges. Alors que la nudité, telle celle de Noé moquée par son fils Cham, peut-être objet de scandale.
Curieusement Hans Blumenberg ne procède pas chronologiquement. À une histoire de la vérité vêtue ou dévêtue, il préfère un sinueux parcours, de Nietzsche à Lichtenberg, en passant par Bayle et Kierkegaard, Kafka et Rousseau, en des chapitres comme des articles un brin disparates ; ce qui ne rend pas la lecture du propos toujours aisée.
En accordant vertu sociale aux apparences, Pascal préfère laisser la vérité à sa discrétion, tandis que les philosophes de Lumières sont partagés. Nietzsche, lui, tout en déchirant les voiles, considère le danger du dévoilement, alors que Freud tient à ouvrir le coffre de l’inconscient dans l’intérêt d’une thérapeutique, tout en prônant un rigorisme de la vérité. Néanmoins, au détour d’une réflexion qui se confronte à Kant, l’on se demande s’il faut « attendre de la métaphore du dépouillement du vêtement dogmatique que rien d’autre que la vérité nue en surgisse[29] ». Le dogme, qu’il soit religieux ou politique, apparait alors comme un mensonge. Mais ce qui apparait ici en filigrane, et continument, c’est le besoin de consolation, la nécessité de l’illusion face au tragique de la condition humaine et de l’Histoire. En revanche, les secrets de la nature étant cachés, des scientifiques comme Copernic, Galilée ou Newton ont pu révéler ce que l’ignorance avait longtemps recouvert d’un voile affreux. Ainsi la nudité apparaitrait comme un idéal où brillerait la vérité, si noire soit-elle.
Que faire pour cacher les parties honteuses de la vérité ? La voiler, la burkiniser, laisser s’effacer les vidéos qui auraient montré qu’autour du Stade de France, les racailles issues de l’immigration musulmane (sans exclusive) ont pillé, volé, frappé, agressé sexuellement, et interdire les statistiques ethniques ; mais aussi, dans d’autres registres, nous faire prendre les vessies rouges du communisme pour des lanternes vertes de l’écologie planificatrice obscurantiste, nous faire croire que plus de socialisme et d’Etat rédimera les échecs de ces derniers, qu’un Etat surendendetté peut encore distribuer un argent magique en épuisant les citoyens à coup d’impôts, de taxes, de contraintes et d’interdictions diverses d’entreprendre tant dans les domaines des énergies fossiles, que dans celui des plantes génétiquement modifiées ; ad libitum. Etant bien entendu que vous n’avez pas lu ce paragraphe à l’obscène vérité nue qui ne manquera pas d’éclater aux yeux des aveugles volontaires…
Reportons nous à la sagacité de celle qui sait que « les chances qu’a la vérité de fait de survivre à l’assaut du pouvoir sont effectivement très minces » : Hannah Arendt. Elle poursuit dans Vérité et politique son analyse imparable : « Le résultat d’une substitution cohérente et totale du mensonge à la vérité factuelle n’est pas que les mensonges seront maintenant acceptés comme vérité, ni que la vérité sera diffamée comme mensonge, mais que le sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel […] se trouve détruit[30] ».
Hier, aujourd’hui, demain, historiens, scientifiques, philosophes, sociologues, politiques et religieux se disputent la dignité unique de maître de vérité ou tentent, comme Raymond Boudon et Karl Popper, d'en dérouler les méthodes et la nécessité. En décapant et annihilant ce Graal philosophique, Nietzsche et Foucault sont-ils encore de ces maîtres de vérité ? À moins que leur coup de force aboutisse à un statut de véracité surplombant, au-dessus d’une tabula rasa… Et quand Orwell commande son 1984 au moyen du « Ministère de la vérité[31] », il n’ignore pas que trop souvent la politique et son cortège de démagogie inaugurent l’ère du mensonge. Recourons à cet égard à un romancier espagnol, José Carlos Somoza, pourtant habitué au fantastique : « la vérité n’est jamais démocratique, elle ne dépend pas du nombre de personnes qui croient en elle, c’est plutôt le contraire : elle est réservée à la minorité attentive et sélective, la politique est donc un échec absolu[32] ».
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Marcel Détienne : Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Le Livre de poche, 2006.
[2] Platon : République, V 475 e, VII 525 b, Œuvres complètes, Flammarion, 2008, p 1642, 1690.
[3] Marc Aurèle : Pensées, VI 21, Les Stoïciens, La Pléiade, Gallimard, 2011, p 1182.
[4] Thomas d’Aquin : Somme théologique, Cerf, 1984, I, p 274, 275, 279.
[5] Friedrich Nietzsche : « La Passion de la vérité », Cinq préfaces pour cinq livres qui n’ont pas été écrits, Œuvres, I, p 293, La Pléiade, Gallimard, 2000.
[6] Friedrich Nietzsche : Vérité et mensonge au sens extra-moral, ibidem, p 408.
[7] Friedrich Nietzsche : Fragments posthumes, XI, 38 - 12.
[9] Michel Foucault : « Le souci de vérité », Dits et écrits II, Gallimard Quarto, 2001, p 1497.
[10] Michel Foucault : La Question anthropologique, EHESS Gallimard Seuil, 2022, p 119, 159, 163, 185.
[11] Rémi Brague : Après l’humanisme. L’image chrétienne de l’homme, Salvator, 2022, p 83.
[12] Michel Foucault : L’Ordre du discours, Œuvres II, Pléiade Gallimard, 2015, p 232-233.
[13] Voir : Déconstruire Derrida
[14] Raymond Boudon : Le Juste et le vrai, Champs Flammarion, 2009, p 46, 439, 440.
[17] Karl Popper : La Connaissance objective, Champs Flammarion, 2009, p 50-51, 287.
[18] Karl Popper : La Logique de la découverte scientifique, Payot, 1973.
[19] Thomas Kuhn : La Structure des révolutions scientifiques, Champs Flammarion, 1983.
[20] Karl Popper : La Connaissance objective, ibidem, p 287, 466.
[21] Karl Popper : La Société ouverte et ses ennemis, I, Seuil, 2012 p 83.
[22] Karl Popper : La Société ouverte et ses ennemis, ibidem, II, p 18, 19, 39, 55.
[24] Karl Popper : La Société ouverte et ses ennemis, ibidem, II, p 100.
[25] Jacques Lacan : Annexes au Séminaire, XVII, L’envers de la psychanalyse, Seuil, 1991, p. 239.
[26] Hegel : Correspondance, Tel Gallimard, 1990, t I, p 115.
[27] David A. Bell, Le Culte des chefs, Fayard, 2022, p 245, 250.
[28] Florian : Fables, Garnier, sans date, p 19-20.