Notre-Dame-la-Grande, Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.
Conscience morale et littérature,
lecture de Walter Benjamin
et d’Hannah Arendt.
Walter Benjamin : Lettres sur la littérature,
traduit de l’allemand par Muriel Pic et Lukas Bärfuss,
Zoé, 160 p, 15 €.
Walter Benjamin : Je déballe ma bibliothèque,
traduit par Philippe Ivernel, Rivages poches, 224 p, 9 €.
Hannah Arendt : Walter Benjamin, 1892-1940,
traduit de l’anglais par Agnès Oppenheimer-Faure,
Allia, 112 p, 6,20 €.
« À quoi bon des poètes en ce temps de détresse[1] ? », demandait Hölderlin en ses élégies. Comme en écho à ce vers de l’année 1800, Walter Benjamin s’interroge sur la fonction sociale de l’intelligence, et des écrivains français en particulier, à l’occasion d’une terrible montée des périls, entre 1937 et 1940. C’est lors de son exil parisien, puisqu’en tant que Juif, dès 1933, le régime nazi lui avait fermé toute possibilité de travail et de publication, qu’il rédige ces sept Lettres sur la littérature, à l’intention de Max Horkheimer, directeur de l’Institut de recherche sociale de New-York. Il n’y a guère d’œuvres mineures chez Walter Benjamin. Si de vastes projets comme Paris capitale du XIXème siècle et Baudelaire[2] sont les arbres qui cachent la forêt, ces Lettres, en quelque sorte une autre façon de dire Je déballe ma bibliothèque, témoignent de l’indispensable survie de la littérature aux yeux de cet écrivain-philosophe auquel Hannah Arendt rendit un bel hommage.
Certes, il s’agit d’un travail alimentaire ; car Walter Benjamin n’a guère de revenu, exilé qu’il est à Paris. Ces Lettres sur la littérature lui sont payées par les plus dignes représentants de l’école de Francfort, eux-mêmes exilés à New-York. Il a pour mission de rendre compte de l’activité littéraire française. Malgré ses relations avec le « Collège de la sociologie », avec la revue Europe qui publie deux de ses articles, malgré l’amitié d’écrivains (Gide, Valéry, Paulhan, etc.) qui appuient en 1939 sa demande de naturalisation, il n’est entouré que de « figures vacillantes » : il reste en effet un juif allemand marxiste à l’heure des remugles fascistes dans le camp français. Il s’agit de « porter au plus haut degré la marque du moment critique, périlleux, qui est au fond de toute lecture[3] ». Car ce qui le frappe, qui est pour lui un motif d’effroi, parmi la fine fleur littéraire parisienne, parmi ce « processus de décomposition », parmi cette « conscience morale affaiblie », c’est le peu de réaction à l’encontre du fascisme allemand, voire du « préfascisme français ». Il s’agit du « danger imminent que représente pour la France le silence sur les méfaits du National-Socialisme » : ses lettres résonnent alors avec une tonalité prophétique…
La critique littéraire est acide : conformisme, opportunisme, engagement convenu, voici les plaies de l’intelligentsia française. La NRF (une « fanfaronnade »), dont Jean Paulhan, son maître d’œuvre à l’influence considérable, est épinglée pour son esprit conservateur, au premier chef l’un de ses piliers, André Gide. Jean Cocteau est moqué pour sa « platitude ». Claudel aime « à brader au client les paraboles de Jésus ». Notre épistolier est un soupçon moins sévère envers Bernanos, Duhamel, Leiris, Bachelard ou Nizan. En revanche Céline est implacablement conspué pour sa « prose enflée », son « flot d’injures », son « nihilisme médical » : Bagatelles pour un massacre « est en ce moment le pamphlet antisémite le plus foisonnant et le plus insultant que possèdent les Français ».
Le surréalisme n’a guère grâce aux yeux de Walter Benjamin. Pire, le Collège de sociologie est perçu comme un antre fascisant, quand Georges Bataille défend Nietzsche en sa revue Acéphale, quand Roger Caillois, selon notre reporter, est assimilé avec la « clique de Goebbels ». On devine que malgré son intelligence, les œillères un tantinet idéologiques de Walter Benjamin ne lui permettent guère le doigté de la nuance. Il faut en effet lire ces lettres en marge de l’orientation indéfectiblement marxiste de l’Ecole de Francfort et plus particulièrement de l’Institut de recherche sociale de New-York que dirige Max Horkheimer, à qui Walter Benjamin les adresse. S’agirait-il de dénoncer un conformisme pour s’aligner sur un autre ? En un éclair de lucidité, il n’omet pas « les affinités originelles entre le fascisme et le communisme » qu’il note en lisant Henri de Rougemont. Cependant Walter Benjamin n’est pas sans prendre bien des distances avec le sacro-saint « matérialisme dialectique » et la dictature de l’ancrage dans les faits socio-économiques. On sait qu’à l’égard même d’Horkheimer, il critiqua « par ricochet le réalisme socialiste[4] ». Il préfère ô combien l’expérience vécue et subjective, lorsque « flâneur » des « passages parisiens » et lecteur de Baudelaire, il conquiert son indépendance intellectuelle, comme le relève la perspicacité d’Hannah Arendt.
Il rappelle en ces lettres son travail sur « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique[5] » (1936), associée au « déclin de l’aura ». Œuvre d’art et littérature sont par ailleurs soumis au même destin : « Si l’art narratif tend à se perdre, c’est parce que cet aspect épique de la vérité, qui est la sagesse, meurt aussi[6] ». Pourtant une inébranlable foi en la littérature l’anime, lorsqu’il commente Leskov : « Ainsi, la signification du roman ne tient pas à ce qu’il nous présenterait, sur un mode instructif, le destin d’un étranger, mais à ce que ce destin même, de par la flamme qui le consume, éveille en nous une chaleur que nous ne saurions jamais puiser dans notre propre destin[7] ».
Même en ses Lettres sur la littérature, dont la dernière date de mars 1940, après qu’il ait été libéré du camp de Vernuches, et peu de mois avant son suicide, sa bibliothèque est sa constante préoccupation. Ses 2000 livres, sans compter pour ceux pour enfants, doivent, espère-t-il, revenir de chez Berthold Brecht, au Danemark. Son goût du voyage, son errance obligée ne l’éloigne pas un instant du délicieux virus du collectionneur. Je déballe ma bibliothèque. Une pratique de la collection n’est qu’un bref essai, mais combien riche, combien émouvant : « la passion du collectionneur […] confine au chaos des souvenirs ». Si ce texte se veut de l’ordre de la vérité générale, il est aussi un aveu de tendresse on ne peut plus autobiographique pour ses amis de papier : « pour le vrai collectionneur, l’acquisition d’un livre ancien équivaut à sa renaissance ». Walter Benjamin se présente en agent de la résurrection des livres, guère en phase avec une idéologie collectiviste : « S’il se peut que les collections publiques soient moins choquantes sous l’aspect social et plus utiles sous l’aspect scientifique que ne le sont les collections privées, celles-ci seules rendent justice aux objets eux-mêmes ». Reste que « parmi toutes les façons de se procurer des livres, la plus glorieuse, considère-t-on, est de les écrire soi-même ».
« Collectionneur pauvre » fut Walter Benjamin. Mais en seul papier monnaie. Car en d’autres textes ici heureusement adjoints, il nous présente des « livres de malades mentaux pris dans ma collection », des « romans de servantes », des « abécédaires », des « livres pour enfants », preuves que sa curiosité est aussi humaniste qu’amusée, aussi enfantine que sociologique. Le chercheur et l’amateur de catalogue y consulteront une « listes des écrits lus par Walter Benjamin », soit la bagatelle de 1712 titres, que l’on soupçonne d’être incomplète… Il est alors évident que Walter Benjamin fut un bibliophile et non un bibliomane, selon la distinction qu’en fait Umberto Eco[8], un amoureux qui communique sa passion au contraire de celui qui vole et recèle au secret l’objet de sa folie.
C’est dans le New Yorker, en 1968, qu’Hannah Arendt[9] rendit cet hommage brillant à la figure d’un trop tôt disparu : Walter Benjamin 1892-1940. Comme à Kafka, seule la « gloire posthume » échut à ce marginal du sionisme et du communisme. Il est un inclassable critique littéraire, et « sans être poète, il pensait poétiquement », analyse-t-elle. La préoccupation de ce météore des lettres allemandes et françaises, féru de ses mosaïques de citations, est la vérité de l’œuvre d’art. Mais aussi celle de l’Histoire, dont il est « l’ange », qui « considère seulement le champ de décombres du passé, qui est projeté dans l’avenir par le souffle derrière lui de la tempête du progrès[10] ». On se souvient qu’il le voyait dans l’Angelus novus de Paul Klee.
Hélas, celui qu’elle appelle « le bossu » (en référence à ces poèmes enfantins où cette figure est associé à la maladresse et aux mauvais tours), traversa de « sombres temps », jusqu’à son suicide, coincé entre deux frontières despotiques, à Port-Bou. S’il sut incarner l’archétype du flâneur parisien, hérité du XIXème siècle, au point d’écrire en français des textes majeurs, il fut condamné à l’errance éditoriale, tant si peu de ses textes furent publiés de son vivant, sans même que fussent achevés, voire séparés en leur étrange gémellité, son Baudelaire et son Paris capitale du XIX° siècle, où émerge sans cesse la « collection de citations ». Cette dernière étant bien sûr l’écho de la collection parfois étrange et pathétiquement inutile du bibliophile enthousiaste et curieux.
Le texte d’Hannah Arendt est une magnifique épitaphe, une reconnaissance magistrale, alors qu’elle le compare à Kafka, autre étrange lumière de la postjudéité. Impécunieux, vivant aux crochets de ses parents jusqu’en 1930, Walter Benjamin est une sorte de héros incompris de la culture philosophique et littéraire, tardivement (et de manière posthume) adulé par toute une intelligentsia. Ce pour la bonne raison de son génie particulier, comme le montre avec ferveur Hannah Arendt ; mais aussi pour la moins bonne : être un remarquable épigone du marxisme (quoique bien peu orthodoxe) vous vaut toutes les considérations qu’on ne lui eût guère confiées de son vivant.
Walter Benjamin n’en finira pas cependant d’être une énigme, tant la perfection de bien de courts essais se heurte aux massifs conglomérats de matériaux à venir que sont les Work in Progress offerts à Baudelaire et à Paris. Des textes à première vue mineurs, comme ces Lettres sur la littérature et le Je déballe ma bibliothèque, sont parmi les « perles » qu’Hannah Arendt ramène de sa lecture. Reprenons alors le « danger imminent que représente pour la France le silence sur les méfaits du National-Socialisme ». Hors le mot « National » (quoique…) un tel avertissement de 1939, ne laisse pas d’être dangereusement actuel ; sans que l’on puisse se priver, en notre « conscience morale affaiblie », d’y associer un autre « isme », qui plongerait aujourd’hui Walter Benjamin dans un autre effroi…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.