Cinque torri, Cortina d'Ampezzo, Veneto.
Photo : T. Guinhut.
Frédéric Le Moal : Histoire du fascisme, Perrin, 432 p, 23 €.
Umberto Eco : Reconnaître le fascisme, traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Grasset, 56 p, 3 €.
Curzio Malaparte : Muss, suivi de Le Grand imbécile,
traduit de l'italien par Carole Cavallera, Quai Voltaire, 224 p, 18 €.
Socialiste faisceau des énergies populaires, renaissance de la Rome impériale, tout cela s’est effondré piteusement, comme les tours d’une ère dolomitique résiduelle. La fière stature du Duce a fini pendue à un croc de boucher. Le fascisme pourtant est resté au fronton du vocabulaire politique, non seulement comme une référence, mais comme le prototype de la bête immonde à abattre ; comme s’il n’avait pas ses jumeaux, ses frères ennemis. Ce qui conduit à la nécessité de définir en profondeur ce mouvement, cet archétype mussolinien, et d’en déplier l’Histoire, comme le fait Frédéric Le Moal dans son Histoire du fascisme. Ce à quoi Umberto Eco ajoute un petit manuel permettant de Reconnaître le fascisme. À moins de ne pas résister à se moquer du Muss, sous la plume acerbe et comique de Curzio Malaparte. Il reste à se demander quelle réalité, ou quel épouvantail, il reste du fascisme et de l'antifascisme aujourd’hui…
Au contraire de la vulgate marxiste interprétant le fascisme, ce dernier est d’abord socialiste. Il ne s’agissait pas dans les années vingt « d’une bande de voyous » instrumentalisés par « les classes possédantes » et l’église pour s’opposer au « progressisme ». Mais d’un surgeon du marxisme et d’un rejet du léninisme, de la démocratie parlementaire, de l’individualisme et du pacifisme, en faveur d’un régime fomenté par un parti unique étatiste. Contrôler une communauté nationale militarisée allait de pair avec l’obsession de la naissance d’un homme nouveau. Même si l’évolution de Mussolini du socialisme au fascisme ne fut pas d’une logique imparable, faite autant de sinuosités idéologiques que d’opportunisme de l’ambition et des manœuvres politiques pour s’attacher le pouvoir presque suprême, il existe bien une généalogie imparable, qui lui permit d’associer socialisme et nationalisme. Né à l’extrême gauche du socialisme officiel, le fascisme de 1919 était résolument antibolchevique, mais pas anti-prolétarien, il se voulait « une alternative au marxisme et au libéralise », revendiquait l’expropriation des richesses, projet qu’il abandonna bientôt pour s’adjoindre des conservateurs et des monarchistes exaspérés par les ambitions des rouges.
Dans la généalogie du fascisme, il faut compter avec la guerre contre l’Autriche-Hongrie qui permit au royaume italien de prendre le Trentin Haut-Adige, plus exactement le Südtirol, où l’on parle encore allemand, mais ne lui permit pas de figurer parmi les grands vainqueurs de 1918. Malgré des pertes considérables, la nostalgie de la camaraderie du front, associée à celle de l’empire romain évanoui contribuèrent à l’exaltation de la patrie. En outre les poètes futuristes, enthousiastes de la guerre, mais aussi le poète Gabriele d’Annunzio qui prit d’assaut Fiume et dut cependant reculer (comme quoi la poésie n’est garante ni de paix ni de démocratie libérale) entretenaient une mythologie préfasciste. De surcroit le peu d’efficacité des partis libéraux ne contribua pas à éloigner le désir d’un pouvoir fort, qu’il fût marxiste ou nationaliste. Or, même si « le fascisme ne se résumait pas à du mussolinisme », une telle Histoire du fascisme est avant tout charpentée par la biographie de Benito Mussolini (1883-1945), né dans un milieu modeste et dans une province traditionnellement rouge.
L’agitateur prolétarien socialiste vitupérait l’individualisme, vit son activisme récompensé par un peu de prison, puis rédimé par sa participation à la guerre de 1915 à 1918 contre l’Autriche-Hongrie. Bientôt son habileté, son charisme, quoique controversés, le mit à la tête du mouvement fasciste qui s’extirpait du socialisme révolutionnaire.
La marche sur Rome d’octobre 1922, associée à la prise de villes successives par les chemises noires, permit à Mussolini d’être invité par le Roi Victor-Emmanuel III[1] à prendre la Présidence du Conseil, dans le cadre d’un « subtil équilibre […] entre subversion et légalisme ». Les conservateurs de la bourgeoisie, de l’armée et de l’Eglise pactisaient alors avec les forces libérales pour assoir le pouvoir du Duce. On déplora cependant quelques dizaines de morts à Rome, alors que « l’arrivée au pouvoir du fascisme se déroula dans le cadre d’une violence incontestable qui coûta la vie à près de 4000 personnes dans les deux camps » ; ce qui n’est pas à mettre sur le même plan que la bien plus sanglante guerre civile espagnole et son débouché sur le franquisme, ni même que la répression léniniste et stalinienne[2]. Le même roi allait destituer Mussolini deux décennies plus tard…
Le parti fasciste au pouvoir ne reculait pas devant la violence et les menaces, y compris au moyen de la création de sa Milice, saccageant des journaux, contraignant la liberté de la presse en vue d’une « fascisation des esprits » et de « l’étatisation du fascisme ». En modifiant la loi électorale, Mussolini solidifia sa majorité au Parlement, tandis que ses sbires intimidaient les électeurs, y compris fascistes dissidents. Malgré une situation chaotique et bien des opposants antifascistes et libéraux cependant frappés d’impéritie, sans compter la farouche opposition des socialistes radicaux et bolcheviques, le fascisme était en voie de devenir « un Moloch étatique construit sur une soumission totale de l’individu et la négation de ses libertés ». C’est alors qu’apparut pour la première fois le terme de totalitarisme, « dans un article du Mondo du 12 mai 1923 ».
Cependant, Mussolini avait nommé De Stefani ministre, qui s’attacha à « libérer le monde entrepreneurial de la bureaucratie […] pour libéraliser l’économie italienne : réforme fiscale, impôt progressif sur le revenu, baisse des dépenses publiques et du nombre de fonctionnaires, libéralisation des prix, accords commerciaux avec des pays étrangers ». À cet égard il ne s’agit absolument pas de totalitarisme, et, de fait, l’Italie de 1926 retrouva son niveau économique d’avant-guerre. Hélas, bientôt, l’économie fut soumise au pouvoir de l’Etat. Et pour garder « une patine socialisante », la « Charte sociale », instituait un corporatisme étatique, tout en rejetant la lutte des classes, reconnaissant le capitalisme et la propriété privée, garantissant les acquis sociaux, quoique laissant les travailleurs sans défense…
Parti unique, police et tribunal politiques, élections et plébiscites truqués, tout était huilé au service de la tyrannie. Fin 1926, la démocratie libérale avait cessé de vivre, au profit d’une volonté générale héritée de Rousseau et guidée par le Duce. Le fascisme, quoique gardant sa collaboration avec l’Eglise, l’armée et la bourgeoisie, devenait « une religion pour la Nation », selon la formule de Mussolini. Aussi « la discipline de type militaire, l’obéissance totale au Chef devaient cohabiter avec le caractère électif de nombreuses fonctions, élément indispensable pour la participation des masses ». Peu à peu furent mises en place « l’éducation physique et politique » des enfants et adolescents, la taxation des célibataires et la chasse aux homosexuels, la valorisation de la natalité. « Tout dans l’Etat, rien en dehors de l’Etat, rien contre l’Etat », clama le Duce en 1925, non sans un de ces coups de menton dont il avait le secret.
Comme le stalinisme cher à bien des intellectuels, dont Eluard et Aragon[3], comme le National-socialisme cher à Brasillach, le fascisme exalta philosophes et écrivains : outre D’Annunzio, le futuriste Marinetti, les philosophes Giovanni Gentile et Julius Evola et des dizaines d’autres applaudirent de toutes leurs plumes, même si des esprits plus prudents, tel Benedetto Croce, tempéraient le délire. Il n’en reste pas moins que l’on rédigea une célèbre Encyclopédie italienne, moins idéologique que l’on aurait pu le croire, même si l’article « Fascisme » était signé par Mussolini soi-même. Rien n’échappait, quoique d’une main passablement souple, au régime modelant l’art, le cinéma, l’urbanisme romain… Quant aux rebelles, ils étaient relégués dans des régions reculées, comme Carlo Levi qui alla dans le sud profond écrire Le Christ s’est arrêté à Eboli. Le peu de confort de la chose n’était pas comparable avec la terreur de masse nazie et communiste.
Dans la continuité de l’Emile de Rousseau et du révolutionnaire français Thibaudeau qui pensait « que les enfants étaient une propriété de l’Etat », mais aussi du marxisme, Mussolini assura : « La transformation de l'instruction publique en éducation nationale est la plus fasciste de mes réformes ». S’il se heurtait pourtant à la résistance de l’Eglise romaine, il n’en réalisait pas moins un endoctrinement de la jeunesse, visant à détruire « le savoir élitiste de l’Italie libérale », en vue d’une « révolution anthropologique », utilisant, comme tous les régimes totalitaires, le sport[4] comme levain et vitrine, et le moralisme sexuel procréatif au service d’une politique nataliste encouragée par l’Etat-providence italien. On se doute que, malgré l’exaltation grégaire, et plus ou moins secrètement, une partie de la population ne croyait guère à ce cirque…
La crise économique de 1929 permit aux fascistes de prétendre qu’elle signait la fin du capitalisme et du libéralisme, antienne d’ailleurs récurrente à gauche. Avec un million de chômeurs, l’on vit revenir grèves et drapeaux rouges, bientôt calmés par la répression et par les velléités d’une « économie corporatiste », par le « financement public des entreprises » et le ravitaillement des familles. Toutes mesures fondamentalement socialistes, à l’instar d’autres initiatives sociales, souvent désastreuses pour les libertés, comme la collusion du corporatisme et du syndicalisme ; parfois judicieuses, comme l’assèchement des maris du Pô et dans les régions de Pise et Rome, créant 35000 fermes, alors que le Duce fait construire des milliers de kilomètres de routes et voies ferrées, des stades dans toutes les communes, gagne la « bataille du blé », assure la création de villes nouvelles, toutes choses qui permettent encore à des admirateurs de vanter le dictateur fasciste, quoique propagande et endoctrinement aimassent amplifier le mouvement sans frein, quoique ce dirigisme protectionniste économique préparât une crise prévisible…
Evidemment, le fascisme mussolinien ne pouvait que succomber à une maladie trop courante : le colonialisme. Le travailleur acharné, qui ne déléguait aucun pouvoir, le nouveau César, engageait la « race latine » à envoyer ses « légionnaires » à l’assaut de la Lybie pacifiée avec une brutalité sans nom, puis de l’Ethiopie en 1935, dans le cadre un impérialisme revendiqué et d’une exigeante « militarisation de la société ». En moins d’un an, l’affaire fut enlevée au moyen de massacres abjects et avec des appels du pied complices à l’Islam. Autre maladie, cette fois mortelle : après une grande méfiance, une alliance ambigüe avec Hitler fut scellée en 1936. De plus l’Italie envoya des divisions soutenir le franquisme, avec peu de succès d’ailleurs. Une autre étape fut franchie en 1938 avec le racisme et l’antisémitisme d’Etat, ce dernier étant « un héritage du socialisme » anti-bourgeois, mais aussi un anti-bolchevisme, même si les motivations étaient un peu confuses, hors le fantasme de l’ennemi de l’intérieur, hors l’alliance avec l’Allemagne. Notons que la mesure ne suscita pas le consensus attendu, y compris du Pape Pie XI, vigoureusement hostile à cette insulte au message du Christ.
En 1939, l’Italie s’empara de l’Albanie, et, malgré sa « non-belligérance », s’enferma dans le « Pacte d’acier » avec l’Allemagne en guerre. Opportuniste, elle attendit juin 1940 pour participer à la curée contre la France, malgré une population récalcitrante, curée fort médiocre d’ailleurs devant la résistance française. Pire, l’agression contre la Grèce fut un échec cinglant. Ephémère furent les gloires de la participation à la guerre contre l’URSS, de l’annexion qui allait de la Corse à la Savoie, des exactions dans les Balkans et dans « l’espace vital méditerranéen ». La propagande ne suffisait plus à masquer les échecs, les pénuries grandissantes subies par la population, les bombardements alliés, le débarquement en Sicile.
Destitué en juillet 1943 par le Grand Conseil fasciste et par le roi, Mussolini était en état d’arrestation. Bénéficiant d’une rocambolesque évasion de sa prison des Abruzzes par les Allemands, il redevint le Duce, mais au petit pied, à la solde de ces derniers, bataillant dans la guerre civile, chaos politique et sanglant. Rattrapé, fusillé au bord du lac de Côme, l’archétype incarné du fascisme finit en cadavre violenté à Milan. La brève République de Salo fut le dernier ersatz cruel du fascisme. L’Italie payait encore sur son sol ses erreurs avec la dernière prime d’une guerre entre les Nazis et les alliés…
Avorté le fascisme mussolinien ? Oui. Parce que ses réalisations sociales restaient en-deçà du mythe, qu’il restait sous la tutelle du roi Victor-Emmanuel III, qu’il ne sut pas prévoir pas de successeur à l’homme providentiel, car « à défaut d’être fascistes, les Italiens étaient mussoliniens », parce qu’il restait un « totalitarisme de basse intensité ». Oui parce que son hubris l’avait jeté dans les bras d’une poignée de guerres de plus en plus impraticables, parce que son mythe pourrissait aux yeux de tous. De fait, en 1943, « les Italiens se débarrassèrent du fascisme comme un serpent de sa peau usée ». L’idole avait été abattue sans guère de regret. Même s’il reste encore aujourd’hui de groupusculaires nostalgiques qui vénèrent son tombeau…
Toujours passionnant, bénéficiant d’une écriture aussi informée qu’alerte, l’essai de Frédéric Le Moal ouvre un pan de l’Histoire européenne finalement peu connu au regard de la pléthorique bibliographie sur le nazisme : il peut être considéré comme une référence. Cette Histoire du fascisme est également un indispensable d’une honnête bibliothèque de philosophie politique. C’est à cet égard que notre historien fait souvent et pertinemment allusion à Rousseau, dont l’antiféminisme, les principes d’éducation (dans l’Emile), l’antiparlementarisme et l’affirmation de la « volonté générale » (dans Le Contrat social) ne sont pas sans continuité avec l’idéologie fasciste.
Au-delà du tragique de l’Histoire, le fascisme est pétri de ridicules : chemises noires sanglées, culte de l’uniforme, foi collective nationaliste, valorisation viriloïde des armes et des saluts, démonstrations de masse avec les colifichets que sont les drapeaux et les emblèmes comme le faisceau, propagande éhontée, en particulier lorsque le Duce s’exhibe torse nu dans les champs de blé, charisme outrecuidant et culte de la personnalité enfin, caractéristiques communes, aux couleurs[5] près, avec le nazisme et le communisme. Prenons toutefois garde que les ridicules idéologiques de tous bords puissent toujours nous épargner.
C’est avec un opportunisme passablement discutable que l’éditeur français, mais aussi celui italien, proposent sous forme de mince opuscule un texte d’abord publié dans Cinq leçons de morale[6], sous le titre de « Le fascisme éternel », parmi des réflexions hautement roboratives sur la guerre, la presse, l’autre et la tolérance aux migrations. Soyons rassurés, nous saurons avec L’italien Umberto Eco[7], sémiologue, essayiste et romancier, Reconnaitre le fascisme au moyen de quatorze caractéristiques ataviques.
Le voici s’incarnant dès qu’il y a « culte de la tradition » et « refus de la modernité », dès que « l’action » est valorisée, quand « la culture est suspecte » et l’esprit critique vilipendé, quand s’exacerbe « la peur de la différence ». L’on trouve également « l’appel aux classes moyennes frustrées » et « l’obsession du complot ». Quant au pacifisme, il est « collusion avec l’ennemi », et associé au « mépris des faibles », qui se complète par un « élitisme populaire ». Dans un tel cadre, le culte du héros conflue avec celui de la mort, évidemment réservé au machisme. N’oublions pas l’antienne de l’illégitimité du parlementarisme, et cerise empoisonnée sur le gâteau putride : le novlangue, théorisé par Orwell[8].
Il manque cependant à ce fascisme (qui sans cela serait encore trop pâle) au moins quatre caractéristiques absolument essentielles : la militarisation de la société, et en particulier de la jeunesse, le collectivisme, l’antilibéralisme dans les mœurs et enfin la mainmise de l’Etat sur le tissu économique. La plupart de ses caractéristiques, sinon toutes, étant prééminentes dans le communisme, hors l’opposition entre le nationalisme et l’internationalisme, entre la collusion capitalisme-Etat et la dévoration des moyens de production par l’Etat, le cousinage d’un totalitarisme à l’autre est flagrant, quoique la terreur du second soit sans commune mesure, sinon avec le nazisme, dont la Shoah fut l'apogée.
Nous avons les gouvernements que nous méritons, dit-on souvent. Curzio Malaparte (1898-1957) se rangea d’abord parmi la cohorte des intellectuels italiens exaltés par le fascisme, apposant sa signature au bas du Manifeste des intellectuels italiens fascistes aux intellectuels de toutes les Nations. L’écrivain, de passage en France, devait en 1931, pour l’éditeur Grasset, écrire une biographie du Duce. Il avait entre-temps bien déchanté, en fait parce qu’il était favorable au fascisme révolutionnaire et non plus à celui réactionnaire selon lui de Mussolini. Probablement l’éditeur ne s’attendait pas à cet essai, descente en flèche du prototype du fascisme, quoique de la part de celui qui rejoignit après-guerre le parti communiste ce ne fut qu’un prêté pour un rendu : décidément il était abonné au totalitarisme...
Portraiturant Mussolini, l’auteur de Kaputt et de La Peau brosse un tableau peu flatteur de l’Italie de son temps : vanité, mauvaise foi, bêtise... S’il a, un temps, été fasciné par les personnalités d’exception des gouvernements autoritaires, au point d’avoir été un théoricien apprécié du fascisme italien, le voilà renvoyant dos à dos ce totalitarisme et celui nazi. Après avoir, dans Technique du coup d’Etat, assuré la perspicacité de son analyse du phénomène Hitler, il en remettait une couche en déshabillant cet autre modèle de la tyrannie. Le « Muss » est vigoureusement déboulonné. Crimes « contre les corps » et « contre les consciences » sont les péchés de l’icône politique, associés à ceux de son imitateur autrichien que notre auteur devine devoir se révéler encore plus violent. C’est ainsi que le nouveau César est replacé dans son contexte historique, dans la distorsion d’une nouvelle légalité capable d’auto-justifier ses crimes.
Pourtant la mère de l’écrivain a été « amoureuse » du « pauvre Muss », comme elle l’appelait. Fallait-il publier ces manuscrits hélas inachevés ? Certes, oui ! Interrompus par sa relégation politique en des lieux perdus de la péninsule, il pensa reprendre ces travaux dans les années quarante. Mieux encore, son second opus consacré à Mussolini, Le Grand imbécile, devient une franche bouffonnerie, dans laquelle une révolte grotesque balaie l’homme pas si fort du régime. Le tyran sans humour est brocardé de façon à montrer qu’il n’aurait pas été si difficile de le renverser, du moins si le peuple avait su en assumer la décision. Après avoir trop pris au sérieux le surhomme, Malaparte déboulonne celui qui porte « la tomate jaune de son kyste sur sa nuque lardeuse » avec les armes efficaces du rire…
Ecoutez les cris d’une foule consciencieuse, des médias avertisseurs jaloux du point Godwin, de la reductio ad hitlerum : l’extrême-droite sourd sous nos pas, le fascisme est partout, nauséabond à souhait. Bien sûr l’on peut trouver des néo-nazis un peu partout, voire en Italie des afficionados du mythe mussolinien, mais ils sont résiduels. Quoiqu’il ne faille pas négliger la force du mythe, de l’idéologie face aux réalités, qu’elles soient historiques ou présentes. Mais dès qu’un politique, dès qu’un gouvernement n’est pas de gauche, n’est pas socialiste (tiens-donc Mussolini l’était bien lui et Hitler National Socialiste rappelons-le), il est flétri, conspué, plus qu’un Christ aux outrages. Certes sont loin d’être des Christ ces Salvini, Orban, Trump et Bolsonaro, que l’on brocarde en fascistes patentés, mais c’est méconnaître le sens politique. On a vu qu’Hitler et Mussolini était islamophiles (entre collègues l’on se comprend n’est-ce pas ?), ce n’est pas le cas de ces dirigeants contemporains.
Prenons l’exemple du nouveau Président du Brésil. La proximité de Jair Bolsonaro avec des entités religieuses conservatrices peut hélas le conduire à réduire les libertés individuelles, notamment en ce qui concerne l’avortement et l’homosexualité... Il faut également s’interroger sur le sort des tribus indiennes de l’Amazonie et savoir si l’extension agricole les menace ou si en légalisant la propriété, il s’agira de les protéger des vols de terrains. Excepté ces questions, et tenant compte de la violence urbaine et d’une criminalité galopante qui sévit au Brésil, à laquelle il faut porter remède, les autres aspects de sa politique promise n'ont rien de fasciste, au contraire. A-t-on vu un Etat fasciste proposer la liberté du port d’armes pour que l’individu puisse se protéger d’une criminalité hallucinante, alors qu’il est le criminel en chef s’arrogeant le monopole des armes ? A-t-on vu un Etat fasciste s’appuyer sur des économistes libéraux comme Paulo Guedes, venu de l’Ecole de Chicago ?
Sans vouloir, du haut de notre petitesse, ôter le moindre mérite à Umberto Eco, nous saurions insinuer que le fascisme ne se reconnait pas qu’aux portes ouvertes enfoncées qui mènent à l’extrême droite, au nazisme et au franquisme, et bien sûr, puisque l’on parle ici depuis l’Italie, au mussolinisme, qui, lui, n’a pas tout à fait réussi son totalitarisme. Ne doutons cependant pas de la délicieuse malice de notre écrivain et intellectuel, qui nous laisse libre d’inférer. En tant que système idéologique holistique qui a cœur de soumettre l’individu à une tyrannie collective incarnée par un Etat, un maître, un guide, il n’est pas seulement fascisme aux chemises brunes et noires. Mais fascisme rouge, mais fascisme vert, qu’il s’agisse d’un vert religieux et théocratique, voire d’un vert écologiste et végan. À l’issue de cette lecture, nous voici savoureusement rassurés : le fascisme ne passera pas, nous savons déjà le repérer avec emphase et bien du ridicule chez Berlusconi et Donald Trump, mais c’est avec les yeux grands fermés que trop d’entre nous ne le voient pas où il faut voir. Le regretté Jean-François Revel[9] parlait à cet égard de Connaissance inutile.
L’identité totalitaire du fascisme n’est plus à démontrer. Qu’il soit mussolinien, nazi ou communiste, une même nature viscéralement hostile au libéralisme politique et économique fut à l’œuvre. Reste que le premier, malgré ses exactions et meurtres, est loin d’avoir atteint les tristes records génocidaires de ses frères : en effet Mussolini, assure Frédéric Le Moal, « ne se rangeait pas dans la catégorie des épurateurs sanglants dont l’Europe accoucha à cette époque ». C’est à cette occasion que le mystère semble entier : pourquoi seul l’antifascisme parait-il rayonnant de vertu ? À moins de remarquer sous son vernis de vertu agressive le rouge de sa pulsion totalitaire, comme lorsque des groupuscules prétendent détruire le « Monument à la victoire » de Bolzano, certes d’une esthétique peu convaincante et exaltant la conquête plus que discutable du Südtirol, pour effacer le souvenir fasciste et réécrire l’Histoire. Quand donc saurons-nous être autant anticommuniste, antithéocratique qu’antifasciste ?
Thierry Guinhut
La partie sur Malaparte est parue dans Le Matricule des Anges, avril 2012
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Voir : Frédéric Le Moal : Victor Emmanuel III. Un roi face à Mussolini, Perrin, 2015.
[5] Voir : Couleurs des monstres politiques : Gilets jaunes, drapeaux rouges et noirs, religions, vertes
[6] Umberto Eco : Cinq leçons de morale, Grasset, 2010.
Sasso Piatto, Val Gardena, Trentino Alto-Adige / Südtirol. Photo : T. Guinhut.