Gallimard, Bibliothèque illustrée des Histoires, 2019, 512 p, 35 €.
Rafael Alberti : À la peinture,
traduit de l’espagnol par Claude Couffon, Le Passeur, 2001, 176 p, 11,89 €.
« De gustibus et coloribus non est disputandum »… Ce qui, depuis les philosophes scholastiques médiévaux, donne : « des goûts et des couleurs on ne discute pas ». Malgré la liberté octroyée en ces domaines par le Christianisme (ce n’est pas le cas de toutes les religions), c’est une grave erreur cependant que cette démission devant la connaissance, les arguments et le jugement. Nietzsche n’affirmait-il pas : « Et vous me dites, mes amis que des goûts et des couleurs on ne doit pas disputer ? De goûts et de couleurs toute vie est contestation ![1] » Nous n’en aurons pour preuve que les couleurs politiques ainsi que les études du rouge, du noir, du bleu et du jaune par Michel Pastoureau[2], alors que les ténors de l’iconologie, Aby Warburg et Erwin Panofsky, sont muets à ce sujet. De plus nous oublions que toute l’Histoire des civilisations et de l’art n’use point de la couleur par la grâce superficielle et spontanée du goût, mais que s’y cachent sens et valeurs, voire la marque d’un ordre social qui n’apprécie guère l’individualisme et les irrationnelles dérives. C’est le projet d’Hervé Fischer de nous rappeler que les pigments sont de longtemps codifiés, dans Les Couleurs de l’Occident. Et si l’on s’est ici limité à l’Occident, sans compter le trop large champ à explorer, l’on n’y verra pas un vain européanocentrisme, ne serait-ce que parce que l’Histoire de l’art, et particulièrement le XIX° siècle, a de longtemps cédé à l’orientalisme et au japonisme. Mais à un tel nuancier passionnant, il faut adjoindre, sous la plume-pinceau de Rafael Alberti, un hommage poétique et coloré à la peinture.
L’on devine avec Hervé Fischer que la rareté des terres naturelles limita le choix des premiers artistes de la Préhistoire. Ce sont peu de nuances de brun, de rouge et de jaune, plus le blanc et le noir. Mais avec si peu, quels prodiges de Lascaux à Altamira ! Cependant la dimension symbolique et rituelle de ces pigments, certainement collective, nous est restée mystérieuse, à moins que l’on s’adresse à l’esprit de la terre, à une puissance chtonienne, mais aussi à des Vénus fécondes.
Le plus ancien opuscule sur les couleurs que l'on connaisse est celui du Pseudo Aristote, d’attribution incertaine, parmi trois traités qui appartiennent à la philosophie naturelle et à la médecine. Des couleurs décrit les couleurs simples dans leurs rapports avec les éléments, les couleurs composées et leurs infinies variations sous différents effets, puis les teintes des végétaux et des animaux. Ce bref ouvrage côtoie d'ailleurs Des sons et Du souffle[3].
Les Grecs interrogèrent l’origine des couleurs : apparences mensongères des objets selon Platon ou accidents de la lumière pour Aristote, elles sont associées aux sept planètes. L’on aimait la pourpre, pour le prestige, la guerre et le soleil, alors que le blanc était la couleur des dieux et du deuil, quand le noir se voulait symbole des Enfers et de l’immortalité. Les Romains avaient une vision cosmogonique plus affirmée encore, et c’est là que le noir devint mortel, et le blanc divin. Or le rouge est pour ces derniers la jeunesse et le triomphe, le bleu la terre et la mer, la pourpre encore, extraite du murex (un coquillage), est « la couleur emblématique de l’Empire ». Etonnamment, le vert est « glauque », associé à l’automne venteux et à la sexualité…
L’arrivée du christianisme, du culte de Mithra, puis la chute de Rome, tout cela « embrouille la symbolique chromatique », avant qu’elle puisse se renforcer au Moyen Âge. La peinture, l’enluminure et le vitrail religieux privilégient le blanc pour la pureté, l’or pour la lumière divine, le bleu pour la Vierge, le rouge étant le sang du Christ. Cependant, « ce code exclut le clair-obscur et le jeu des ombres qui est le mal ». Car de réalisme, point, il faut transmettre le message de l’au-delà, quand les objets du culte aiment les pierres précieuses : elles sont « la couleur lumière par opposition à la couleur matérielle ». Et si l’or est apprécié, le jaune est attribué à Judas et à sa trahison…
Hors de l’univers religieux, le monde civil codifie également les couleurs, en particulier au servie de la chevalerie et de l’héraldique, où le jaune devient lys d’or, où elles signifient des valeurs morales, comme l’azur qui est loyauté et plus précisément en amour s’il devient violet, ou le sable qui est mélancolie… Si les codes chromatiques populaires et de la vie quotidienne médiévaux sont moins bien connus, l’on peut tout de même y voir une distribution sociale, le blanc pour les enfants, le jaune pour les gens d’armes et laquais, le vert pour les jeunes gens joyeux ; cependant le gris « est bon pour marchand qui va aux champs, mariniers, laboureurs »… Mais le jaune - encore lui ! - peut-être l’écharpe des prostituées, le vêtement des juifs.
La Renaissance et son humanisme rendent les couleurs au réalisme et à la perspective. Elles s’adoucissent avec Piero della Francesca, l’on invente la « couleur locale », celle du paysage et de ses habitants. D’Alberti à Léonard de Vinci, les traités proposent leur atténuation vers les lointains. Giorgione, Le Titien, Le Tintoret et Véronèse sont des coloristes virtuoses, imitant la nature, sublimant l’humanité et ses arts vestimentaires.
En un retournement de pensée, le clair-obscur n’est plus un péché, surtout au temps du classicisme, qui voit le débat entre dessin, « cosa mentale », et la couleur sensuelle s’accentuer : pour Charles Le Brun, « la couleur ne fait que satisfaire les yeux, au lieu que le dessin satisfait l’esprit ». Reste que la première est au service de la monarchie absolue : « ce classicisme du clair-obscur, qui limite la vivacité des couleurs aux personnages de premier plan, correspond à l’affirmation du pouvoir politique centralisateur ». C’est d’ailleurs sous Louis XIV que le nuancier de l’armée s’uniformise, d’abord en fonction des régiments de province. Mais les couleurs de l’ostentation, opposées aux bruns des paysans de Le Nain, sont celles de l’esthétique baroque.
Dans la continuité de l’austérité protestante, du calvinisme et du jansénisme réprouvant la somptuosité assimilée à la dépravation, et en passant par l’ « éthique achromatique de la Révolution française », dont Ingres est le grand représentant, la bourgeoisie puritaine du XIX° aime s’habiller de noir, de façon à paraître éradiquer la discrimination vestimentaire. Goethe, en 1811, notait dans son Traité des couleurs : Les gens cultivés éprouvent quelque éloignement pour les couleurs […]. De nos jours, les femmes sont presque uniquement vêtues de blanc, et les hommes de noir ». Incroyablement, la seconde moitié du XIX° siècle voit s’infiltrer une psychiatrisation des goûts trop colorés !
Cependant il faut lire dans le retour au goût des couleurs du romantisme, puis du symbolisme, un goût de l’individualisme, une expression de la subjectivité et de l’émotion, comme lorsque Théophile Gautier, « Chevalier du rouge », arbore un provocateur gilet rouge lors de la première d’Hernani de Victor Hugo en 1830. Alors que les expositions officielles sont « sous l’emprise du bitume », Delacroix retrouve un colorisme parfois vif, en particulier au contact du Maroc. Au point que dans une démarche synesthésique, l’on puisse adjoindre aux couleurs des correspondances musicales ; pensons bientôt au « Sonnet des voyelles » de Rimbaud. Flaubert dit écrire en gris dans Madame Bovary, mais dans Salammbô, il prétend faire « quelque chose de pourpre ». La « révolution chromatique » explose avec l’impressionnisme qui aime des huiles et des pastels purs, quand avec Van Gogh et Manet le noir et le blanc redeviennent des couleurs. Ce malgré « le réductionnisme chromatique » de Cézanne.
Ainsi prend fin une « dévalorisation idéologique séculaire ». Le fauvisme poussera cette démarche dans ses derniers retranchements, participant de « l’explosion chromatique du XX° siècle ». Matisse en est le maître du scandale, épaulé par l’italien futurisme, les russes, comme Kandinsky. Pendant ce temps, l’Art nouveau a coloré jusqu’à ses architectures. Malgré ce que l’on peut considérer comme un recul chez les cubistes, fureur et beauté vont avec les audaces de ce qui devient l’abstraction, puis l’abstraction expressionniste américaine, dont le langage ne peut guère se passer de la couleur, sauf à considérer que Soulages use d’un noir aux cents nuances. Quoique monochrome, ou presque, l’intensité profondément lyrique n’est pas moins grande chez Rothko.
Après que les identités politiques se soient arrogé le rouge pour la tyrannie communiste, le noir et le brun des chemises mussoliniennes et hitlériennes, la science se mêle de colorimétrie, dans l’espace de travail ou de loisir, au service du capitalisme, du bien-être et de la mode, la couleur joyeuse s’attache à lutter contre la grisaille urbaine. Plus près de nous, la « bannière arc-en-ciel de la fierté gay » gagne en légitimité.
Hervé Fischer s’avance-t-il un peu trop lorsqu’il annonce : « Vers un renforcement de l’ordre social et du système chromatique au XXI° siècle » ? Au travers d’un « univers couleur bonbons » parle une communication de masse, alors que la mode vestimentaire bâche les rues de noirs et gris uniformes. La couleur serait-elle en train de perdre ses vertus, face à ce qui devient un « fauvisme digital », par la grâce des fausses couleurs de la technologie numérique ? Est-on guetté par « un abus de pouvoir social des couleurs » ? Le vert de la nature ne devient-il pas un « vert utopien », pour reprendre la formule de Louis Marin ? Il est certain qu’il est idéologique, voire tenté par le totalitarisme[4], ce que ne dit pas notre essayiste, qui ne pense pas non plus au vert islamique…
Combien de telles analyses sont éclairantes ! S’appuyant essentiellement sur les peintres, qui sont « des baromètres sociaux », notre essayiste affirme : « À chaque société son système de couleur », et à chaque époque sa récriture du système chromatique « pour mieux renfermer la couleur dans l’ordre de son institution ». Mais en notre contemporain tout explose : les codes et symboles colorées s’effacent devant les appétits, les goûts, les modes. Or, face à cet individualisme, ce subjectivisme sans raison, Hervé Fischer semble déceler un « retour à l’ordre de nos sociétés de masse ». Aussi l’audace ou le conformisme picturaux des artistes permettent de constater combien ils se coulent dans les usages de leur temps, ou les transgressent. Mais coloriser s’entend depuis longtemps au-delà des temples et cathédrales, des fresques, des tableaux. Il s’agit d’envahir les journaux, le mobilier urbain, les écrans, voire l’esprit qui serait lui aussi en fausses couleurs…
Polymorphe, la couleur est tour à tour divine ou vulgaire, pécheresse ou salvatrice, décorative ou fonctionnelle, sociologique ou psychologique, militaire ou affective, tendre ou brutale, raffinée ou barbouillée, libérale ou totalitaire. Elle offre une image, consciente ou inconsciente, de qui la porte, l’exhibe ou la cache, de qui la manipule en nous manipulant.
S’appuyant sur une exquise érudition, Hervé Fischer, convoque à point Pline l’Ancien et Vitruve, Goethe ou Le Corbusier ; sa bibliographie étant d’ailleurs passablement impressionnante… Mieux, c’est avec discrétion qu’il nous avertit de la dimension morale du choix des couleurs, voire de la nécessité d’une sérieuse réflexion éthique et politique devant leurs utilisations, voire leurs confiscations. À son essai d’esthétique qui prend en écharpe les époques, les mentalités et les idéologies, et cela va sans dire, les arts, non ne pourrons opposer le vain argument selon lequel il serait incolore !
Fidèle à l’esprit de la collection, « La Bibliothèque illustrée des histoires », ce volume s’adosse une belle iconographie. Il ne reste cependant qu’à regretter un tantinet la fadeur et le convenu des images concernant la seconde moitié du XX° siècle et notre contemporain, privilégiant une architecture aux géométries colorées dans le sillage de Mondrian, des colorisations à la Warhol, ou des espaces urbains tamponnés de pochoirs. Reste que l’essai d’Hervé Fischer est bien digne d’être collectionné auprès de Faces d’Hans Belting[5], des Rythmes au Moyen Âge de Jean-Claude Schmidt[6], ou des Théories du portrait d’Edouard Pommier[7].
« Ut pictura poesis », prétendait Horace en son Art poétique ; ce qu’a d’ailleurs démenti Lessing au XVIII° siècle, dans son Laocoon. Si la peinture est comme la poésie, la poésie de Rafael Alberti est éminemment picturale. En son recueil titré À la peinture, non seulement il construit une ode à l’art des peintres, mais tout autant aux couleurs.
La première vocation de Rafael Alberti (1902-1999) était en effet picturale ; l’adolescent confie d’ailleurs sa « Folie de posséder / Une boite de peinture, / Une toile blanche et un chevalet » en 1917. Né en Espagne, engagé aux côtés des Républicains, il dut à la suite de la victoire franquiste s’exiler en Argentine. C’est là qu’à partir de 1946, il écrivit ce recueil publié à Buenos Aires en 1948. Le poète de Marin à terre, peut-être son livre le plus célèbre, sait à l’évidence disposer avec soin les motifs de son recueil. À la peinture se compose d’une cinquantaine de poèmes, qui vont du haïkai au sonnet, en passant par l’ode, et dont les héros sont alternativement les peintres, les techniques et les couleurs.
De Giotto et son « frère pinceau », à Picasso et Tàpies, en passant par Véronèse et Vélasquez, l’éloge est voluptueux et symbolique, comme à l’égard du Titien : « La mer bleue courtisane de Venise, / la ceinture dégrafée de Vénus, / la suprême plastique bucolique ». Parfois il s’adresse « À la palette », « À la divine proportion », à la fois en technicien et en esthète. Le poète chante les six couleurs essentielles : « Le bleu des Grecs / repose, comme un dieu, sur des colonnes », ou « Je me violente et je m’élève / et pour finir j’éclate en sang » ; ou encore « Quand je me mets à voler et que ma gorge / lâche un or de flûtes multipliées / ma joie se colore de jaune : / de jaune canari ». Ainsi se confie le lyrisme enflammé.
Jaune velouté, discret rouge vif du graphisme, caractères noire, la couverture de ce recueil de Rafael Alberti est égale à l’élégance du volume, confectionné par la maison d’édition « Le Passeur ». Illustré par quelques dessins du poète lui-même, il s’agit là bien plus qu’un décoratif recueil, que tout amateur éclairé d’esthétique devrait ranger - ouvrir, cela va sans dire - au rayon des livres d’art, fussent-ils impressionnants par leurs formats ou par leur sapience, comme celui d’Hervé Fischer. Ou encore comme celui d’Erwin Panofsky sur Le Titien, déployant des « questions d’iconologie » : Lorsque ce denier peint « L’Amour sacré et l’Amour profane » aux carnations sensuelles, aux rouges somptueux, ne s’agit-il pas, dans le cadre d’un néoplatonisme venu de Marcile Ficin, d’une « quasi-sanctification de l’expérience érotique et esthétique[8] » ?
Etonamment le vert est"glauque". En allant écouter Umberto Ecco parler des couleurs avec son art de conteur nous disait que Zeus admirait les yeux glauques d'Aphrodite... En étymologie grecque glaukos signifie changeantcomme la couleur de la mer... ÇAchange tout !
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.