Blasphème. Photo : T. Guinhut.
Eloge du blasphème :
de Thomas d’Aquin à Salman Rushdie,
en passant par Jacques de Saint Victor,
Alain Cabantous et Cesare Beccaria.
Jacques de Saint Victor : Blasphème. Brève histoire d'un crime imaginaire,
Gallimard, 130 p, 14 €.
Alain Cabantous : Histoire du blasphème en Occident. XVIème-XIXème siècle,
Albin Michel, 350 p, 16,50 €.
Cesare Beccaria : Des Délits et des peines,
traduit de l’italien par Alessandro Fontana et Xavier Tabet,
Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 240 p, 25 €.
Risible en définitive, le délit de blasphème, ce crime d'opinion à l'égard de fictions, paraissait ressortir à une antiquité poussiéreuse et pittoresque, digne de lourds volumes d’Histoire et de théologie. C’est en 1881 que la loi française sur la liberté de la presse abrogea le délit d’outrage aux religions qui lui datait de 1822. Pourtant, on assiste bien à un tour de cochon : le « retour du blasphème », tel qu’Alain Cabantous l’ajoute en la conclusion de son essai, Histoire du blasphème en Occident, qui est une sorte de chapitre détaillé destiné à enrichir le bref essai de Jacques de Saint Victor, contant l'histoire d'un crime imaginaire. Hélas, le Moyen-Orient et le Maghreb, le nord-est de l'Afrique, jusqu'au Pakistan, en infiltrant le monde occidental, ramènent sur la scène de l'actualité le blasphème comme délit, crime, digne de l'opprobre et du châtiment, non seulement de la part d'une religion aux moeurs venus du VII°siècle, mais, pire peut-être, de la pusillanimité de ce même Occident. Relisant Thomas d'Aquin et Salman Rushdie, en passant par Cesare Beccaria et Alberto Manguel, faut-il plaider la cause du blasphère, en faire l'éloge ?
Emprunté au grec et au latin, blasphemia qui est une parole de mauvais augure (à Rome, seuls les dieux le punissent), le vocable désigne une « parole outrageant la divinité[1] ». C’est injurier, calomnier, maudire, proférer des malédictions, user d’impiété, y compris par l’image. C’est frapper de profanation le Sacré, souiller l’hostie consacrée par exemple. Moïse, qui en délibéra avec Yahvé, annonce aux enfants d’Israël : « Tout homme qui maudit le poids de son Dieu portera le poids de son péché. Qui blasphème le nom de Yahvé devra mourir, toute la communauté le lapidera. Qu’il soit étranger ou citoyen, il mourra s’il blasphème le Nom.[2] » Notons qu’il y a des lustres que les enfants d’Israël ont abandonné une telle brutalité. Et que la parabole de la femme adultère, prononcée par le Christ, enterre la lapidation : « Que celui de vous qui est sans péché lui jette la première pierre ! […] Moi non plus, lui dit Jésus, je ne te condamne pas ; va, désormais ne pèche plus.[3] ».
Pourtant, en 538, l’empereur Justinien décréta la peine de mort à l’encontre du blasphémateur, quoiqu’elle fût bien rarement appliquée, et « d’après les lois de Christian V de Danemark, promulguées en 1683, les blasphémateurs étaient décapités après avoir eu la langue coupée[4] ». L’idolâtre est également un sacrilège, ce qui ne manqua pas d’affleurer lors de la querelle byzantine de l’iconoclasme, au VIIIème et au IXème siècle. Comme l’idolâtre, le blasphémateur déclenche la colère et les foudres de l’orthodoxie religieuse, du fou de Dieu qui n’est jamais loin du Diable. Reste que le véritable athée ne s’intéresse guère au blasphème, dans la mesure où « le blasphème, en tant qu’il suppose la croyance en Dieu, est un hommage au Seigneur[5] ». Rire de tout[6], donc de Dieu et des dieux, est d’autant plus hilarant qu’il pisse avec aisance par-dessus la jambe du blasphème…
Il est cependant de bon ton de blasphémer contre la religion de l’autre, réputée impie, hérétique. C’est ce que fait au II° siècle Celse lorsqu’il s’irrite de l’intolérance forcenée des zélotes du Christ persécutés dans l’empire romain et démonte par une belle argumentation leur fiction, leur culte et leurs prétentions : « y-a-t-il rien de plaisant comme d’entendre les Juifs et les chrétiens attribuer à Dieu les mœurs et les manières d’un homme, que de les voir lui prêtant des paroles de colère, d’invective et de menace ? » « Nul Dieu ni fils de Dieu n’est descendu ni ne descendra ici-bas ». De plus il ne se prive pas de montrer tout ce que leurs préceptes doivent à Platon. Hélas son « essai de conciliation et appel à l’esprit de confraternité religieuse et patriotique de tous les chrétiens de bonne volonté[7] » ne rencontra guère d’écho.
C’est ce que fait en toute bonne foi Dante, lorsqu’en sa Divine comédie il croise en Enfer le prophète Mahomet : « un damné / rompu depuis le menton jusqu’à l’endroit qui pète. / Entre ses jambes pendaient ses entrailles ; / le cœur et les autres viscères apparaissaient, et le triste sac / qui change en merde ce qu’on avale.[8] » Il serait alors de bonne guerre des mots qu’un écrivain musulman mette de même en son enfer le Christ, histoire de se taper entre auteurs édifiants une ou deux bosses (chameau ou dromadaire ?) de rire autour d’une tranche de … et d’un verre de …
Un « crime imaginaire », contre un dieu imaginaire… Pourtant ce « péché de bouche » fut sanctionné jusqu’à son abolition officielle en 1791 par la France de la Révolution, suite à la liberté d’expression inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, mais aussi grâce au sort atroce du Chevalier de la Barre, défendu par Voltaire. C’est cette histoire que Jacques de Saint Victor, le plus clairement du monde, établit en la concision de son essai. Il confirme que ce fut bien la « monarchie de droit divin » qui se chargea d’une « annexion du divin par le pouvoir royal », et qu’en dépit de la clémence papale et ecclésiastique, c’est le bras armé de la politique qui se rendit coupable de la répression brutale du blasphème. Malgré l’embellie de la période révolutionnaire sur ce point, la Restauration puis le Second Empire profitèrent de la loi de 1819 quant à « l’outrage à la morale publique et religieuse ». S’il elle abandonnait le bûcher, il restait possible d’emprisonner et de punir d’amende un individu, un écrivain. Tels Eugène Sue, pour Les Mystères du peuple, Charles Baudelaire, pour Les Fleurs du mal, en 1857. On sait que la même année, Gustave Flaubert, pour Madame Bovary, échappa à la censure du même Procureur Pinard. Il fallut attendre 1881 pour qu’une loi libérale établisse définitivement la liberté de la presse, abolissant de fait toute trace pénale du blasphème.
Définitivement ? Malgré « le discours anticlérical, ouvertement blasphématoire », de la fin du XIX° et du début du XX°, les ennemis de la liberté aux visages changeants trouvèrent le moyen de pénaliser en 1972 « la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence », au moyen de la loi Pleven, introduisant de plus une dommageable confusion entre les paroles et les actes. Pire, les associations peuvent se pourvoir en justice : l’antiracisme, moralement justifié, devient alors censeur. Si le blasphème n’est plus apparemment convoqué, il reste à l’affut, au travers d’une discrimination à l’égard d’une religion. Même si la jurisprudence reste à peu près garante de la liberté de critiquer une religion, la notion d’injure aux croyants rôde. Heureusement Houellebecq, qui avait déclaré « L’Islam est la religion la plus con », fut relaxé à l’occasion d’une plainte d’associations musulmanes. De même Charlie Hebdo pour ces caricatures. Hélas le Conseil des droits de l’homme de l’ONU adopte en 2009 une résolution visant à poursuivre la « diffamation des religions ». C’est alors que Jacques Saint Victor montre avec justesse combien une certaine gauche voit le blasphème contre l’Islam comme une conjuration « néocoloniale » et « raciste ». Voilà qui « travestit la liberté d’expression en instrument d’oppression islamophobe ». Devant les coups de boutoir intimidants et meurtriers d’une religion obscurantiste qui vise à l’hégémonie, faut-il sonner (discrètement s’entend) le glas de la liberté d’expression, de critique, de blasphème enfin, ce « crime imaginaire » ? Ni retour à un ordre moral chrétien brutal, ni soumission à un prophète : ce doit être là une éthique à retrouver… Saluons en Jacques de Saint Victor un humaniste libéral, un héritier des Lumières, qui ne veut céder à aucune soumission, soutenant « qu’il doit être possible de critiquer sans réserve ».
Malgré l’érudition scrupuleuse d’Alain Cabantous, en son indispensable Histoire du blasphème en Occident, XVI°-XIX°siècle, il est un peu dommage, au contraire de Jacques de Saint-Victor, qu’il omette de consulter avec précision Thomas d’Aquin, philosophe et Docteur de l’Eglise du XIIIème siècle. Ce dernier qualifie le blasphème de « péché de malice caractérisée », ajoutant : « Le blasphème que l’on profère de propos délibéré procède de l’orgueil de l’homme qui se dresse devant Dieu[9] ». Même s’il s’agit de « l’intention de souiller [le] sacrement », l’église peut être encline au pardon, en effet « l’homme pécheur est capable de grâce[10] ». Le droit canon ne médite alors aucune sanction contre le blasphème.
Hélas ni « le Temps de l’église », ni « le Temps du Prince » n’ont assez entendu la clémence de Thomas d’Aquin. Alain Cabantous, montre que pouvoir spirituel et pouvoir séculier sont la main dans la main pour punir ce « péché permanent », voire que le séculier a la main la plus lourde. Le blasphème est bien pour le pouvoir « cette immixtion intolérable du profane le plus vil à l’intérieur de l’espace sacré ». Il faut ensuite penser que le verbe étant Dieu, il ne peut être utilisé contre lui. Selon Jean Billot, au XVIII°, c’est un « déicide » ! L’historien rappelle néanmoins que le premier blasphémateur est Jésus, qui se prétend fils de Dieu et compte siéger « à la droite du Tout-puissant », ce pourquoi il fut crucifié.
La chasse à la « parole infernale », selon Vincent de Paul, des XVI° au XVIII° est ardente. On s’insurge contre l’omniprésence des jurons. Catholiques et Protestants s’accusent réciproquement de blasphème, quand on va jusqu’à considérer de même la simple présence des communautés juives. On brula le Talmud à Rome en 1553, cinq Juifs furent pendus à Mantoue en 1603. Sous Louis XIII, on peut être condamné à mort pour requête à Belzébuth, donc pour activité de sorcellerie[11]. Très active est l’Espagne de la reconquête, des conversions forcées, puis de l’inquisition, quoique cette dernière ne tint compte du blasphème que pour une infime partie de ses procès... De plus « l’hérésie blasphématoire verse alors franchement dans l’athéisme et s’exprime surtout dans la culture écrite, libertine et souvent clandestine ». Spinoza étant évidemment visé. Kierkegaard, quoique sans réclamer de poursuite, voit dans « L’abandon du christianisme », un motif de scandale : « les mots même du Christ […] il faut, surtout à nous chrétiens, sans répit nous les intimer, nous les réitérer, nous les redire à chacun particulièrement. Partout où on les tait, partout du moins ou l’exposé chrétien ne se pénètre point de leur pensée, le christianisme n’est que blasphème[12] ». Ce qui est certes le cas lorsque les ecclésiastiques agissent en dépit de la parole christique.
Mais la justice laïque en ce domaine supplanta bien vite celle ecclésiastique. Car plus violente, perçant la langue et les lèvres, elle se vit en revanche conseiller par le pape Clément IV « d’éviter d’infliger des peines corporelles ». Le XVI°, temps des guerres de religions, est particulièrement vindicatif : pour ses « reniements et blasphèmes », Armand Carrière, à Tarbes, en 1518, est « condamné à avoir la langue tranchée, à être pendu, puis brûlé ». Car bientôt blasphème et lèse-majesté unissent leurs prérogatives. Cependant « la société du blasphème », suite à « l’effacement progressif de ce délit parmi les préoccupations du Saint-Office », s'apaise et se change en une société qui sait avoir raison de la tyrannie religieuse et politique au cours du siècle des Lumières… Seul le Chevalier de la Barre, en 1766, fut exécuté, moins pour n’avoir pas ôté son chapeau devant une procession, que pour avoir frappé, selon la rumeur, un crucifix à coup d’épée ; ce qui donna lieu à l’indignation de Voltaire.
Par ailleurs auteur d’une Histoire de la nuit, XVII°- XVIII° siècle[13], notre historien nous présente un tableau édifiant, nombreux et très documenté du blasphème occidental. Toutefois, si tatillon l’on est, pourrait-on lui reprocher un parcours un peu erratique, répétitif par endroits, et de proposer en conclusion de trop brèves incursions, quoique fort pertinentes, vers notre contemporain malmené par le blasphème : « Le retour du blasphème » et « Rire à en mourir ou l’autre retour du blasphème », sont des postfaces à cette réédition qui tiennent compte du « paroxysme vengeur, primitif et sanglant » contre les journalistes de Charlie Hebdo, contre des blogueurs saoudien et grec, Raif Badawi et Filippos Loïzos (pour une parodie d’un moine orthodoxe) diversement condamnés, tout en espérant beaucoup de la puissance libératrice du rire. Là il pointe la défaillance de l’Etat, lorsqu’il « renonce à octroyer au blasphémateur le rôle social qui était devenu le sien », quoique, notons-le, il doive prendre garde à ne pas imaginer un nouvel avatar du blasphème en sacralisant à l’excès le drapeau, la Marseillaise et la déesse Laïcité…
Nul doute que l’italien Beccaria fasse allusion au blasphème lorsqu’il dit : « Je ne parle que des délits qui émanent de la nature humaine et du pacte social, non pas des péchés dont les peines, même temporelles, doivent être réglés par d’autres principes que ceux d’une philosophie limitée. » C’est ainsi, en 1764, au siècle des Lumières, qu’il sépare la Justice criminelle de la sphère religieuse, qu’il sépare les péchés et les crimes, préparant une réelle sécularisation du droit pénal. Il semble qu’à cet égard les principes de Beccaria en faveur de la laïcisation de la justice soient encore à atteindre, quand un Etat, le nôtre en l’occurrence, de par les filets de sa justice, croit encore recevables des plaintes pour diffamation religieuse (donc blasphème) et incitation à la haine d’une communauté, tant qu’il ne s’agit pas de prosélytisme explicite en faveur de la violence criminelle.
Il faut saluer à cet égard cette nouvelle édition Des délits et des peines de Cesare Beccaria, sa traduction d’Alessandro Fontana et Xavier Tabet, enrichie de notes abondantes, judicieuses et précieuses. Outre que l’auteur, apprécié à sa juste valeur par Voltaire et les Encyclopédistes, combat « la cruauté des peines et l’irrégularité des procédures criminelles », et bien entendu la peine de mort, il promeut le principe général suivant : toute peine « doit être essentiellement publique, prompte, nécessaire, et la plus petite parmi celles possibles dans des circonstances données, proportionnée aux délits, dictée par les lois ». Surtout, en ce qui nous concerne ici, il se dresse contre « les barbares tourments multipliés avec une sévérité prodigue et inutile pour des délits non prouvés ou chimériques[14] ». Ainsi, au nom de la raison, dit-il combien le blasphème est une chimère puisqu’il s’adresse à d’autres chimères, les dieux, leurs images et les absurdes interdits édictés par leurs prophètes, soutenus avec vigueur et violence par leurs séides et affidés, contre l’homosexualité, contre le porc et le vin. Citons alors un délicieux propos blasphématoire de Charles Lamb contre un animal intelligent : « Le cochon ressemble à de la nourriture, une offrande dodue en brochette, prêt à perdre à tout instant son individualité et à glisser sur l’échelle métaphysique de l’état de créature à celui de chair à saucisse. […] Je ne pense pas que l’auteur du Lévitique ait correctement perçu les intentions de Dieu, et je suis enclin à croire lorsqu’il s’agit du porc, que ce serait de l’ingratitude, voire un blasphème, que de refuser d’en consommer.[15] »
Cet éloge du blasphème s’arrêtera cependant aux portes des lieux de culte, quels qu’ils soient, par respect et discrétion, comme devant des espaces privés. À moins que ces lieux de culte soient des nids d’enseignement de la violence, de prosélytisme du djihad destinés à affecter non seulement l’espace mental des affidés mais aussi l’espace privé et public d’autrui, sans compter les vies… De même on n’ira pas jeter le blasphème à la face de celui qui, paisible, n’a rien demandé ni rien provoqué, question de correction, de respect minimal. Cependant ce dernier devra tolérer que dans l’espace public, et a fortiori dans l’espace privé d’autrui, soient blasphémées les images et les concepts de sa religion. Car, ne l’oublions pas, chaque religion est pour l’autre une parole blasphématoire, y compris tout athéisme, tout agnosticisme. Ce dont se moque Voltaire : « On accusa de blasphème les premiers chrétiens […] ; mais les partisans de l’ancienne religion de l’empire, les joviens qui reprochaient le blasphème aux premiers chrétiens, furent enfin condamnés eux-mêmes comme blasphémateurs sous Théodose II. Dryden a dit : Tel est chaque parti, dans sa rage obstiné, / Aujourd’hui condamnant, et demain condamné.[16] » Les Chrétiens seraient bien inspirés de se souvenir qu’il existe dans l’art du Christianisme une longue tradition de représentation du « Christ aux outrages », lorsqu’il est frappé de crachats, du fouet, puis sur la croix ; ce que l’affaire « Piss Christ » de Serrano[17] aurait dû rappeler opportunément.
Parmi son Livre des éloges, Alberto Manguel n’a pas manqué à faire celui du blasphème, quoiqu’il eût semblé aux Anciens un éloge paradoxal, comme le fit Lucien avec son « Eloge de la mouche[18] », écrit au IIème siècle. « Une inquiétante réaction d’intolérance chez certains groupes musulmans », ainsi qualifie-t-il la polémique autour des caricatures de Mahomet. « Imaginer qu’un petit dessin, une blague, un jeu de mots puisse offenser Celui pour qui l’éternité est comme un jour, ou son élu béni parmi tous les hommes, me semble le plus grand des blasphèmes. Nous faibles créatures humaines, n’aimons pas que l’on se moque de nous : mais il en va autrement pour un être que nous imaginons suprême, invulnérable et omniscient.[19] », argue-t-il avec une grande justesse. De plus Dieu ayant laissé le libre-arbitre à ses créatures, il doit savoir tout supporter de leur petitesse…
L’occurrence la plus frappante, et presqu’inaugurale du renouveau du blasphème eu lieu lorsqu’en février 1989 Salman Rushdie[20] fut condamné à mort par l’Ayatollah Khomeiny. Pourquoi ? « Il y avait dans Les Versets sataniques le portrait d’un imam dans son genre, un imam devenu monstrueux, dont la bouche gigantesque dévorait sa propre révolution[21] ». Il faut admettre que le roman flirte allègrement avec le blasphème, d’abord par son titre, évoquant les versets du Coran où Satan aurait fait dire à Mahomet des paroles conciliantes avec le polythéisme, et plus précisément les déesses préislamiques Lata, Aloza et Ménat[22], ce qui ne manque pas de jeter la suspicion sur un prophète capable de se laisser corrompre par Satan. En outre il n’est pas chiche de scepticisme, ironie et autres irrévérences, entre autres : « La condition humaine, mais quelle est la condition des anges ? À mi-chemin entre Allahbonne et homo sapiens, ont-ils jamais douté ? Oui : défiant la volonté de Dieu, un jour ils se sont cachés sous le Trône, osant poser des questions interdites, des antiquestions. » Ou encore : « Dès le début, les hommes se sont servis de Dieu pour justifier l’injustifiable[23] », ad libitum...
Le droit naturel à la satire, en l’occurrence contre le fondamentalisme religieux, fondamental pour tout écrivain, pour tout rieur, pour tout individu libre, était ainsi bafoué.
Bien que le terme « blasphème » ne figure pas dans le Coran, le concept est implicite : « Ceux qui offensent Allah et son Envoyé, Allah les maudit en ce monde et dans l’autre, Il leur réserve un supplice avilissant. Ceux qui offensent les adhérents et les adhérentes, hors de ce qu’ils ont acquis, se chargent d’infamie, d’évidente iniquité (33-57) ». Ou « Vous vouliez donc vous jouer de Dieu, de sa religion et de son ministre ? N’apportez plus d’excuse. Vous avez quitté la foi pour suivre l’erreur. Si quelques-uns d’entre vous peuvent espérer leur pardon, les autres, livrés à l’impiété, seront dévoués à des peines déchirantes (9-66,67) ». De fait, y compris contre les hérésies rationalisantes, la loi islamique ne s’est pas privée de prescrire le châtiment, en particulier la lapidation, s’appuyant sur : « Aux effaceurs d’Allah, un supplice terrible ! (2-104) » Ce qui contribue au djihad : « Combattez ceux qui n’adhèrent pas à Allah (9-29)[24] », entre autres nombreuses occurrences du même…
Balançant entre périodes de relative tolérance envers Juifs et Chrétiens (gens du Livre) et de fanatisme dogmatique, se faisant un spécialiste de l’horreur infligée au blasphème, l’Islam alla jusqu’à juger pornographique et blasphématoire Les Mille et une nuits, ce par la voix de l’Université al-Azhar du Caire, en 1985. L’on sait par ailleurs que La Ferme des animaux, d’Orwell, est interdite dans nombre de pays musulmans, car leurs principaux personnages sont des porcs. Mais en notre Occident, il faut noter à cet égard que la loi sur le blasphème, qui ne concernait que l’église anglicane, ne fut abolie qu’en 2008 au Royaume-Uni. Qu’elle permet aux Etats-Unis à quelques groupuscules d’éjecter des bibliothèques scolaires de divers Etats des auteurs comme William Faulkner et J.K. Rowling. Cependant l’on se souviendra que Salman Rushdie « fut consterné par le nombre d’hommes politiques travaillistes qui prenaient le train des islamistes[25] », pointant la pusillanimité, voire la soumission d’une partie de la classe politique.
Or, malgré l’irruption, depuis quelques décennies, de l’Islam sur la scène de l’agressivité contre le blasphème, il ne faut pas omettre l’action sournoise et constante du traditionalisme catholique, dont on trouvera un troublant déroulé dans l’essai de Jean Boulègue : Le Blasphème en procès, 1984-2009[26]. Entre 1984 et 2009, les tribunaux français ont été harcelés par vingt procès, dont deux intentés par les Musulmans, les autres visant des films comme Ave Maria, de Jacques Richard en 1984, dont l’affiche montrait une jeune fille crucifiée les seins nus, qui fut attaquée en justice sous l’égide de Monseigneur Lefebvre et autres associations catholiques traditionnalistes. La dite affiche fut hélas interdite. Des cinéastes, comme Jean-Luc Godard, avec Je vous salue, Marie, Martin Scorsese ou Milos Forman subirent les mêmes avanies. Il faut déplorer alors que l’église et la mosquée aient parfois tendance à marcher la main dans la main pour s’offusquer du corps féminin. Qu’a fait la moitié de l’humanité pour voiler à l’autre ses seins, ses cheveux, ses lèvres, ses yeux, sans compter son esprit ?
Le premier ministre dénonçant « la profanation inacceptable d’un lieu de prière musulman », lors des manifestations d’Ajaccio le 25 décembre 2015, n’a-t-il pas, en omettant d’utiliser le mot « vandalisme », reconnu de fait le délit de blasphème ? Dangereuse dérive qui force à reconnaître le sacré dans l’espace laïque de la République ! De même, lorsque l’on brûle des Corans, il serait bon de n’honorer cet acte que du nom de vandalisme, a fortiori lorsque l’on dépose une hure de sanglier sur une grille de mosquée (à Aubagne en octobre 2015), voire une tranche de jambon devant elle ou dans un rayon halal, les rendant ainsi « haram » selon les préjugés obscurantistes, est-il du rôle des agents de l’Etat d’engager la moindre poursuite pénale, ce qui serait, de facto, faire entrer dans les mœurs le délit de blasphème ? Alors que l’on ne parle que de vandalisme, quoique dans le silence de l’immense majorité des médias, lorsqu’il s’agit des dizaines d’églises et de cimetières profanés. Au point qu’aujourd’hui, monter un arbre de Noël (oups, un « arbre du solstice », dit le novlangue), exhiber une crèche soit passible de la condamnation morale qui salue le nouvel ordre du blasphème…
La critique, évidemment blasphématoire, de l’Islam est de l’ordre du péché originel et capital de l’Occident, comme le précise Ibn Warraq : « Alors que les musulmans se sentent libres d’insulter le christianisme, ils atteignent le paroxysme de la rage et de la violence au plus petit reproche fait à l’islam, qui doit être accepté sans critique aussi bien par les musulmans que par les non-musulmans, comme étant la révélation divine, que la structure de la société et la conduite de l’Etat doivent refléter[27] ».
Aujourd’hui, près d’un pays sur deux, parmi notre planète, pénalise encore le blasphème. Et bien sûr ce qui en est le double, l’apostasie, soit le reniement de sa religion, en direction d’une autre ou de l’athéisme. Ce sur tous les continents ; avec une préférence plus marquée en ce qui concerne le Moyen-Orient, l’Afrique sub-saharienne, et jusqu’au Pakistan, c’est-à-dire principalement l’aire arabo-islamique, aire d’un récurrent massacre des innocents. Dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies, l’Organisation de la Conférence Islamique tente avec constance d’imposer le concept de « diffamation des religions », piètre euphémisme pour le blasphème, régulièrement rejeté au nom de la liberté d’expression ; jusqu’en 2009, lorsque le Conseil des Droits de l’Homme le reconnut officiellement ! En Europe, l’Allemagne, la Finlande, le Danemark, voire l’Alsace-Moselle, pénalisent également l’outrage envers la religion, quoiqu’occurrence et jurisprudence soient fort rares. Il est plus que temps que la loi se mette en accord avec les principes et les mœurs issus des Lumières et de Beccaria en particulier.
En France enfin, l’« incitation à la haine et à la violence en raison de la religion », la « diffamation contre un groupe religieux » peuvent être sanctionnées au regard de la loi. Ce dont témoigne, la condamnation de l’hebdomadaire Valeurs actuelles pour une couverture représentant Marianne, allégorie de la République, voilée comme une musulmane. Ou le chroniqueur Eric Zemmour, condamné en septembre 2015 à 3000 euros d’amende pour provocation à la haine envers les musulmans, pour avoir dit « Ils ont leur code civil, c’est le Coran » et averti du risque de guerre civile. Quoique l’on pense du polémiste controversé, qui ne fait d’ailleurs que constater l’absence de séparation de la mosquée et de l’Etat dans la tradition coranique de la Charia, la France s’honorerait de ne plus pratiquer ces procès d’opinion et de cesser de mêler la loi pénale avec la critique des religions, d’autant que la critique du Christianisme ne souffre pas du même opprobre, loin s’en faut.
Suite à la condamnation d’Elisabeth Sabaditsch-Wolff, en Autriche, en première instance et en appel, en 2011, pour « dénigrement de doctrines religieuses » dans le cadre de ses conférences sur les dangers de l'islam fondamentaliste, le 25 octobre 2018, la Cour européenne des droits de l'homme décréta que les critiques à l'encontre de Mahomet, trop célèbre fondateur de l'islam, étaient constitutives d'une incitation à la haine et ne relevaient pas du droit à la liberté d'expression, légitimant ainsi le code islamique du blasphème afin de « préserver la paix religieuse ».
Pêle-mêle, pensons à l’affaire Mila, cette adolescente du sud de la France qui insulta vulgairement la religion du Prophète sur un réseau social. Harcelée, menacée de mort, elle dut quitter son lycée, sans que l’Education Nationale, l’Etat, puissent la protéger. Pensons à Asia Bibi, chrétienne pakistanaise condamnée à mort pour blasphème puis acquittée au Pakistan, toujours menacé de mort. Plus modestement, pensons à la loi Pleven de 1972 qui instaurait une concurrence identitaire et victimaire de plus en plus prégnante. Attaqué en 2001 pour avoir présenté l’islam comme « la religion la plus con », l’écrivain Michel Houellebecq n’a heureusement pas été condamné. Mais des associations catholiques ont été suivies lorsqu’elles poursuivirent l’association « Aides » pour son affiche « Sainte Capote, protégez-nous », ainsi que la marque de vêtements Marithé + François Girbaud pour son affiche publicitaire, fort esthétique d’ailleurs, détournant la Cène.
Pourquoi faut-il tolérer le blasphème, jusqu’à le désirer et en faire l’éloge ? Parce qu’il est la condition sine qua non de la liberté de pensée et d’expression, la liberté et le chemin de l’analyse critique. On peut ne ne pas apprécier le lourd mauvais goût de Charlie Hebdo, l’on doit supporter cependant de voir s’étaler ses grossières caricatures de nos convictions parmi les kiosques à journaux, au vu de tous, ainsi que le défend avec verdeur Caroline Fourest dans son Eloge du blasphème[28], à l’usage des « esprits libres menacés par les fanatiques, censurés par les lâches ». Faute de quoi ce serait - si ce n’est déjà le temps - murmurer, de peur d’être entendu, le Requiem de la liberté d’expression[29]. Ce qui doit être puni par la loi, loi strictement civile s’entend, ce sont les actes et non les pensées, aussi bien tues qu’exprimées, le vandalisme et les violences physiques, pas un instant la liberté d’expression et de critique face aux religions, quelles qu’elles soient. De surcroit, la nature religieuse de l’acte délictueux ou criminel ne doit en rien influer sur la décision du juge. Si le blasphème, fût-il haineux, peut susciter une réprobation morale et critique, il est d’abord la preuve d’une vitale liberté de conscience et d’expression, en toute nécessité protégée par le droit naturel et par le législateur. Nous supporterons alors le sac à merde de Dante, en riant, le « Dialogue entre un prêtre et un moribond » de Sade, dans lequel « dieu est une chimère […] et le plus plat de tous les imposteurs[30] », les caricatures lourdingues de Charlie Hebdo contre un pape cacochyme, les picturales natures mortes faisant l’éloge de ce blasphème goûteux qu’est le jambon, en une saine jouissance libertine et esthétique.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1992, T II, p 230.
[2] Lévitique, 23, 14, La Sainte Bible, Le Club Français du Livre, 1964, T I, p 341.
[3] Evangile de Jean 7, 8, 7 et 11, La sainte Bible, ibidem, T III, p 3371.
[4] Henri-Charles Léa : Histoire de l’inquisition au moyen-Age, Alcide Picard, 1902, T I, p 266.
[5] François Porché : L’Amour qui ne dit pas son nom, Grasset, et P. Dupré : Dictionnaire des citations, Trévise, 1959, p 190.
[7] Celse : Contre les chrétiens, Sillage, 2014, p 50, 54, 91.
[8] Dante : Divine comédie, Enfer, XVIII, 23-27, Les Libraires Associés, 1965, p 146.
[9] Thomas d’Aquin : Somme théologique, Cerf, 1985, T III, p 101, 905.
[10] Thomas d’Aquin, ibidem, T IV, p 629.
[12] Sören Kierkegaard : Traité du désespoir, Tel Gallimard, 1996, p 493.
[13] Alain Cabantous : Histoire de la nuit, XVII°-XVIII° siècle, Fayard, 2009.
[14] Cesare Beccaria : Des Délits et des peines, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 2015, p 193, 207, 70.
[15] Charles Lamb, cité par Ibn Warraq : Pourquoi je ne suis pas musulman, L’Âge d’homme, 1999, p 401.
[16] Voltaire : Dictionnaire philosophique, Bry Ainé, 1856, T II, p 75.
[18] Lucien de Samosate : « Eloge de la mouche », Œuvres, Hachette, 1874, T II, p 267.
[19] Alberto Manguel : Le Livre des éloges, L’Escampette, 2007, p 67-68.
[21] Salman Rushdie : Joseph Anton. Une autobiographie, Plon, 2012, p 23.
[22] Coran, sourate 53, versets 19-23, traduction Chouraki, Robert Laffont, 1990.
[23] Salman Rushdie : Les Versets sataniques, Christian Bourgois, 1989, p 108 et 111.
[24] Coran, sourate 33, versets 57-58, sourate 2, verset 104, sourate 9, verset 29, ibidem.
[25] Salman Rushdie : Joseph Anton. Une autobiographie, ibidem, p 157.
[26] Jean Boulègue : Le Blasphème en procès, 1984-2009. L’église et la mosquée contre les libertés, Nova éditions, 2010.
[27] Ibn Warraq : Pourquoi je ne suis pas musulman, ibidem, p 415.
[28] Caroline Fourest : Eloge du blasphème, Grasset, 2015.
[30] Sade : Œuvres complètes, Tête de feuilles, 1972, T 14, p 58 et 59.
Histoire de l'Ancien et du Nouveau Testament, Blaise et Belin-Leprieur, 1825.
Photo : T. Guinhut.