Michel Butor et Miquel Barcelo : Une Nuit sur le mont chauve,
La Différence, 2012, non paginé, 45 €.
Miquel Barceló : De la vida mia, Mercure de France, 2024, 250 p, 35 €.
Comme un photographe ne quitte pas son appareil, au point d’imaginer fixer sur la pellicule - ou numériser - ses rêves, un aquarelliste emporte toujours avec lui ses boites et pastilles de couleurs. Du bourbier de la terre, il tire sur le blanc ou le noir du papier l’essence du paysage ou du songe. Ainsi, dans l’Himalaya, ou sur le Mont Chauve ukrainien, cette fois en compagnie de Michel Butor, le peintre Michel Barcelo œuvre-t-il avec l’ivresse de la marche et du cauchemar. Prolixe illustrateur et créateur, il nous confie, en ses pages intitulées De la vida mia, tout un parcours exaltant.
Un voyage est forcément volatile, soumis à la sanction du temps. Comment en conserver la trace, sinon par une œuvre d’art ? Mieux encore, par une œuvre d’art polymorphe. C’est ce à quoi s’est astreint le peintre catalan Miquel Barcelo (né en 1957) en associant dans un beau volume les textes de ses carnets, des photographies et d’abondantes aquarelles pour en ramener ses Cahiers d’Himalaya.
Dans la tradition de l’Equipée[1] de Victor Segalen, et après avoir longuement sillonné les pistes du Mali et du pays Dogon, en ses Carnets d’Afrique[2], que les bouleversements politiques et terroristes lui ont interdit, le voilà encore bouleversé par l’appel de l’ailleurs. C’est alors qu’il aimante son désir vers un ailleurs suprême : l’Inde, le Taj Mahal, l’Himalaya et ses hauteurs, autant montagneuses que spirituelles. Sur de banals carnets, ici reproduits, il narre les étapes de la révélation : « C’est seulement en Himalaya, au Ladakh, au Mustang, au Zanskar que j’ai eu la même intensité de sensation, de déserts brûlants, de cailloux en formes de pêches […] Et au milieu de cette apothéose minérale, un ascète orange en forme de stupa »… Son compagnon, Ach, est portraituré avec ironie, stupéfaction et tendresse, entre haschich et culture bouddhique. Plus loin, il voit dans les peintures des gompa de Katmandou les feux des cercles de l’enfer de Dante, ou les compare à Matisse. Entre mal d’altitude et ravissement, il ne cesse de méditer son art : « j’ai choisi mon plus beau bleu, mon plus beau jaune, et j’ai laissé pourrir mes couleurs (sans noir et sans blanc) macérées, décantées… »
L’aquarelle de Miquel Barcelo ne cherche pas la précision, mais la suggestion, à travers les techniques du barbouillis, du lavis et de la tache, de la dispersion et de l’éclatement de la couleur, parfois agrémentées de pigments ramassés sur le sol, par exemple des « micacées gris argenté » pris dans le fleuve. Dans le cadre d’une sorte de néo-expressionisme, et de ce que l’on a pu appeler son minimalisme désertique, ce sont des lumières, des brumes, des parois, des bouddhas et des yacks. Ce dernier animal, dont on sait l’importance sur le Toit du monde, s’anime alors sur la couverture dans le fantasme de l’aquarelle, comme un emblème à la force symbolique. Non sans humour, l’aquarelliste se délave de gris dans son « Autoportrait au yéti ». Malgré quelques pages plus puériles et moins nécessaires, les jaunes intenses, les ocres et terres de Sienne, les bleutés et les noirs dansent parmi ces prises de notes impromptues, dans l’urgence de saisir moins une exactitude de la vision qu’un jeu, une fulgurance de la perception.
Les photographies sont de paysages intenses, d’autochtones marchant dans le froid, de Bouddhas sculptés ou peints dans des grottes obscures, de détails révélateurs (un jardin miniature) ou incongrus (un dépôt de bouteilles vides), une « mangue du Cachemire » comme une nature morte solitaire dans sa luminescence… Mais elles comptent évidemment moins que la spiritualité de l’art du pinceau : « Je veux une peinture qui, comme la peau d’une seiche, soit pourvue de chromatophores (Cthulhu), qui tantôt soit invisible, tantôt apparaisse dans toute sa monstrueuse blancheur, tel Moby Dick. »
Comme un étrange triptyque mêlant écriture, peinture et photographie, ce beau livre est un objet précieux, de sensations, d’impressions et de pensée distillés par trois moyens autant sensuels que spirituels. On ne saurait mieux percevoir cette dimension spirituelle que dans un autre travail, cette fois digne d’un titan de l’aquarelle, lorsqu’il illustra toute La Divine comédie de Dante[3]. Qui eût cru qu’après Andrea Botticelli ou Gustave Doré un modeste aquarelliste puisse aussi fabuleusement animer les lieux aussi divers de l’enfer, du purgatoire et du paradis, de la noirceur cruelle à la lumière angélique, que notre Miquel Barcelo, l’enfant terrible et délicat de son art…
Danse macabre, danse d’humour, danse de création ? Dans la tradition médiévale de la ballade des morts, Miquel Barcelo s’invite pour nous jouer un acte de complicité avec un écrivain qui s’inscrit dans la longue chaine des réécritures.
Nicolas Gogol écrivit en 1831, parmi ses Veillées d'Ukraine, une nouvelle intitulée « Nuit de la Saint-Jean[4] », qui fut popularisée en 1880 par Moussorgski dans son poème symphonique Une nuit sur le Mont Chauve. Qui eût alors cru que le pape du Nouveau roman, Michel Butor soi-même, né en 1926, autrefois si sérieux et systématique dans son achèvement du personnage voué à la deuxième personne du pluriel dans La Modification[5], bientôt furetant aux curiosités géographiques du monde et du rêve, allait devenir si gothique et facétieux en ses vieux jours, flirtant avec la Mort en ses poèmes…
« 2 Horrifique :
Squelettes sortis des placards
dans les corridors des châteaux
pleuvent comme chauve-souris
sur les clairières éventrées »
C’est en dialoguant avec de très nombreux artistes que Michel Butor a dispersé bien des livres à deux voix : peinture et écriture. Suite à son ouvrage séminal Des mots dans la peinture[6], il commenta sans relâche Alechinsky, mais aussi Bram Van de Velde, Vieira da Silva, Delacroix et son Faust… Il ne pouvait que s’acoquiner avec Miquel Barcelo dont nous connaissons les ébouriffantes illustrations de la Divine Comédie de Dante, ou les Cahiers d’Himalaya.
Egrenant la concision de ses soixante-douze quatrains, Michel Butor compose ses Fantaisies dans la manière de Callot[7], pour reprendre le titre d’Hoffmann. Le fantastique y règne en maître, illustrant de manière allusive le sabbat des sorcières, leurs apparitions spectrales et ludiques. Ce n’est que lorsque « la gelée noire devient blanche », que cette création du monde successive s’achève enfin.
« 6 Jurassique :
Ptéranodons sur les forêts
de fougères arborescentes
avec des champignons géants
phosphorescents dans les recoins »
L’on pense aux Exercices de style[8] de Raymond Queneau, tellement chaque quatuor d’octosyllabes est un petit théâtre de marionnettes, animé à chaque fois par un nouveau registre : « Endiablé », Mélancolique », « Gastronome », Exotique »…
« 20 Nostalgique :
Des lambeaux de chair se suspendent
aux poitrines des assistantes
qui cherchent à reconstituer
tous les charmes de leur jeunesse »
C’est en alternant double page poétique et double page plastique que Miquel Barcelo intervient. Il sait que l’utilisation des papiers de couleur par les artistes est trop rare. On éprouve pourtant ainsi combien dessiner et peindre sur des fonds colorés peut délivrer de la virginité et de la vide liberté de la blancheur. Ainsi sur l’omniprésence du noir, les lueurs pétillent, se démènent, figurent l’origine des espèces et leur micro-encyclopédie, comme dans la Petite cosmogonie portative[9] de Raymond Queneau. Bande dessinée, calligraphie extrême-orientale, peinture sacrificielle ?
Dante & Barcelo : La Divine comédie, France loisirs, 2003
Photo : T. Guinhut.
« 28 Clandestin :
Explose mais ne se disperse
c’est seulement du camouflage
c’est comme l’encre de la seiche
mais la sienne est couleur de lait »
Comme parmi les ombres de la caverne de Platon, les lucioles dorées des squelettes, des corps, des cervidés et des poissons, dansent, ronde de nuit pariétale, allusion aux parois immémoriales de Lascaux, spermatozoïdes errants sur fond de ténèbres. Où pour reprendre l’image de Gogol : « la corolle, semblable à un petit globe de feu dans la pénombre, parut voguer dans l’air fort longtemps, comme un bateau. Enfin, elle perdit lentement de la hauteur et chut si loin que sa forme étoilée était à peine plus visible qu’une graine de pavot[10]. »
« 48 Transformiste :
Passer d’une espèce à une autre
essayer des cris et des chants
retrouver l’homme d’autrefois
pour lui murmurer des secrets »
En cette fantasmatique pellicule d’ombre et de lumière (dont les reproductions ici ne donnent qu’une faible image) le territoire poétique est celui des explosions cosmiques, des taches, voisines de celles de Victor Hugo, créatrices de bébés univers, de germes de galaxies, d’étoiles inconnues en gestation : « tandis que les constellations / sèment leurs yeux entre les nuages ».
Tout ce monde hallucinogène en un volume somptueux, à l’italienne, aux textes imprimés en jaune bistre, toutes pages noires dehors. En sa luxueuse nuit des fantasmes, les lutins de la pensée et de la peinture naissent, jaillissent et s’éteignent, racontant l’histoire du cosmos, des peurs et des rêves. Il nous reste à rêver de l’édition de luxe, dans une boite en tilleul, dans laquelle le livre est joint à huit rouleaux de papier noir imprimé à l’eau de javel et au gesso, cette technique originale de Miquel Barcelo, peintre, aquarelliste et maître ès-nuits. Notre cher aquarelliste des montagnes et des fièvres nocturnes, après son Enfer et son Purgatoire dantesques, mérite bien son Paradis…
Peintre, céramiste, sculpteur, homme à tout faire, Miquel Barceló aime également les mots avec passion. Au point d’avoir illustré les trois parties – Enfer, Purgatoire et Paradis – de la Divine comédie de Dante avec ses ébouriffantes aquarelles. Cette fois ce sont ses propres mots qui animent la danse graphique reproduite dans son De la vida mia.
Depuis l’enfance avec sa mère devenue brodeuse du « tapis de la création », d’après les dessins de son fils, le voyage dans le temps est également géographique, entre Majorque et Paris où il vit, le désert saharien du Mali, au pays des Dogons, et la plongée sous-marine, tous univers qui nourrissent sa créativité. Il peint sur une plage du Portugal, use de plâtre venu de Mauritanie pour des « autoportraits en terracotta », prétendant que ses tableaux sont des « soupes ». Une pastille bleue entourée de silhouettes animales devient « Les singes autour du monde ». Il imagine enfin de sculpter « la mort qui marche ». En guise de credo, si la couleur c’est le désir, « la blanc serait la pensée ».
Autoportrait pictural et autobiographie aussi bien intime que professionnelle, De la vida mia, sous-titré « Traits et portraits », est un beau livre fourmillant de vie, un « catalogue de couleurs », d’anecdotes, de souvenirs et de photographies d’atelier, de carnets miniatures et d’œuvres immenses, le tout impressionnant de variété, malgré l’atavisme du style. Les pots de peinture et les poulpes rouges éclaboussent les pages, tandis que les nuanciers et les catalogues de poissons témoignent d’un travail tout à la fois compulsif et médité. Les notes accompagnent les images, les carnets affectent la forme du poème en vers libres ; et les entretiens sont retranscrits avec le concours de Colette Fellous. Ainsi « l’art c’est une métaphore du monde, de l’univers ».
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.