Soffitto del Consiglio dei Dieci, Palazzo Ducale, Venezia.
Photo : T. Guinhut.
De l’iconologie de Panofsky
aux sommeils de la Renaissance.
Erwin Panofsky : Essais d’iconologie ;
Marina Seretti : Endormis.
Erwin Panoksky : Essais d’iconologie, traduit de l’anglais (Royaume Uni)
par Claude Herbette et Bernard Teyssèdre,
Tel Gallimard, 2022, 400 p, 16,50 €.
Marina Seretti : Endormis.
Le sommeil profond et ses métaphores dans l’art de la Renaissance,
Les Presses du réel, 2021, 392 p, 32 €.
Enfin Panofsky vint. Révélateur d’un savoir perdu, il sut forer bien au-delà d’une lecture des images de l’Histoire de l’art confinée à la description et aux allusions bibliques et mythologiques. Ce pourquoi, même s’il prétendit en ses préfaces ultérieures avoir mésusé du terme « iconologie » et devoir revenir à celui plus traditionnel d’« iconographie », il faut lui rendre justice de cet éclairage sur le langage raisonné de l’image picturale qui fit l’éclat de la Renaissance. Ses Essais d’iconologie, brillants entre tous, rendent à la peinture une noblesse intellectuelle et néoplatonicienne occultée. La méthode Panofsky ne cesse d’inspirer depuis lors la critique d’art et la pensée esthétique. Ce dont témoigne, au hasard des sorties éditoriales et de la table du modeste critique, l’essai de Marina Seretti sous l’égide des Endormis, qui veille sur le sommeil des dieux et des humbles peint lors de la Renaissance.
Plus qu’un critique, Erwin Panofsky est un esthète, un herméneute, un philosophe de l’art. Pourtant, né en 1892 à Hanovre, il fut radié de l’Université par les Nazis en 1933 pour la raison que l’on devine. Installé aux Etats-Unis, à Princeton, passant avec aisance de l’allemand à l’anglais, il poursuivit ses recherches, principalement sur l’idéalité depuis Platon jusqu’à l’ère baroque, sur la persistance de la mythologie comme grille de lecture du monde, entre Moyen Âge et âge classique, sur le rapport entre la scolastique et le gothique, sur la dimension symbolique de la perspective…
De la description à l’interprétation, tel est le chemin qui fit à Erwin Panofsky quitter le terrain iconographique pour celui venu du titre de Cesare Ripa, Iconologia[1], un livre d’emblèmes allégoriques paru en 1593, auquel notre historien de l’art fait de nombreuses allusions.
C’est en 1939 que ces Essais d’iconologie furent réunis. Dès lors, les descriptions et autres explications psychologiques et esthétiques sont balayées par un tourbillon culturel qui ranime la ferveur intellectuelle de la Renaissance. Certes Erwin Panofsky travaille dans le fil de ses maîtres Ernst Cassirer et Aby Warburg, de façon à fonder une novatrice science de l’interprétation. Au moyen de tout un corpus d’œuvres picturales, de la fin du Moyen Âge à la Renaissance, notre historien explore au cours de six conférences les métamorphoses de figures et de mythes antiques : bien entendu la création du monde, et ces concepts allégorisés tels que le Temps, l’Amour, la Mort. Une savante - et par là même délicieuse - refondation s’opère sous les yeux du lecteur lorsque les images, passés par un cortège de fusions et confusions, de malentendus et d’oublis, renaissent en de nouveaux avatars chargées de présences symboliques, de significations poétiques et philosophiques. L’humanisme du XV° siècle se nourrit du néoplatonisme de Plotin et de Proclus, pour l’Antiquité, de Marcile Ficin pour la Renaissance italienne. Ainsi nous entrons dans l’intimité et la compréhension d’une alchimie artistique où la pensée imageante dépasse en effervescence la pensée discursive. Le lecteur est à cet égard abondamment servi, quoiqu’il eût souhaité un livre d’apparat relié, puisqu’aux reproductions en noir s’ajoute un généreux cahier en couleurs, où pullulent Amours et Prométhée, de Van der Weyden à Rubens, en passant par les peintures murales de Pompéi et les tapisseries du XVI° siècle.
L’analyse panofskienne s’élabore en trois niveaux. La « description pré-iconographique» identifie les événements, les objets, les formes et le style. Ensuite vient l’analyse iconographique, attachée au sujet de l'œuvre, au moyen de la relation entre les compositions et les concepts, allégoriques par exemple, avec le secours des sources. Enfin, l’analyse iconologique proprement dite s’attache à révéler la signification intrinsèque, non sans replonger l'œuvre en son contexte historique et ses « symptômes culturels », soit les mentalités nationales, religieuses et philosophiques. Il s’agit de voir une série de personnages partageant un repas, puis de réaliser, grâce à une connaissance des Evangiles, qu’il s’agit de la Cène, enfin de qualifier le style, donc l’inscription dans l’esthétique, la théologie et la philosophie du temps.
À l’instar de son ouvrage sur la Renaissance[2], « la seconde naissance de l’Antiquité classique » est l’occasion de mettre ces préceptes à l’épreuve. Pendant l’ère médiévale, l’on reprenait des dispositifs formels et l’on christianisait des mythes, Hercule devenant une allégorie du salut. C’est ainsi que dieux et demi-dieux païens furent interprétés de manière allégorique, avec le concours d’ouvrages comme le Commentaire sur Virgile de Servus, les mythographies ou la moralisation d’Ovide. Il faut attendre la Renaissance proprement dite pour que les corps venus de l’Antiquité retrouvent leur vigueur intellectuelle et leur sensualité.
À partir de deux cycles de tableaux mythologiques de Piero di Cosimo (1461-1521), qui représentent les mythes d’Hylas, Vulcain, Silène, Bacchus et des centaures, Erwin Panofsky découvre « les origines de l’histoire humaine », entre un « primitivisme doux » conforme au jardin d’Eden et un « primitivisme dur » bien plus matérialiste. Avec les concours de lectures venues des auteurs antiques et de Boccace, il y discerne les étapes de la civilisation, par un peintre qui se piquait de vivre d’une manière sauvage.
Fort représenté, « le vieillard Temps » est opposé au jeune « Kairos » de l’instant décisif[3]. Kronos-Saturne quant à lui n’a vu son iconographie évoluer que peu à peu, depuis les peintures pompéiennes, et au cours du Moyen Âge. Sinistre, il acquiert les attributs devenus traditionnels de la longue barbe, de la faux. De même « l’Amour aveugle » se pare de son bandeau sur les yeux en sus de son arc et de ses flèches, glissant d’Eros à Cupidon, alors qu’une telle cécité était inconnue de l’Antiquité grecque, alors qu’Antéros symbolisait l’amour partagé. Il est opposé non seulement à « l’amour divin » mais à « l’amour clairvoyant ». L’illustration des Triomphes de Pétrarque[4] contribua au raffinement de ses nombreux avatars. Jusqu’à ce que le Temps « coupe les ailes de l’Amour », dans une gravure d’Otho Venius en 1567. Cependant l’une des plus belles toiles les réunissant est celle d’Angelo Bronzino, vers 1540 : Allégorie avec Vénus et Cupidon, dans laquelle Erwin Panofsky discerne la luxure…
Depuis l’Antiquité l’on n’a jamais cessé de lire Platon. Mais à Florence, Marcile Ficin (1433-1499) prétendit ressusciter l’Académie avec Laurent de Médicis et Pic de la Mirandole[5]. Il s’agissait de lire, traduire en latin et commenter non seulement Platon, mais ses continuateurs, Plotin, Proclus, ou encore Hermès Trismégite et Orphée, de façon à les concilier avec le Christianisme. L’on trouve la trace de cette démarche philosophique dans les arts plastiques, la « divine bonté » étant beauté. Aussi représente-t-on la Vénus céleste et la Vénus vulgaire, l’une intellectuelle, l’autre corporelle et procréatrice. Comme dans L’Amour sacré et l’Amour profane de Titien, la première de ces « Geminae generes » étant nue - comme « Nuda Veritas » - et la seconde splendidement vêtue.
Michel-Ange lui-même est inspiré par le néo-platonisme. Ce qui est patent dans ses Sonnets, est également actif dans sa sculpture. Chez Plotin en effet l’on lit ce « processus qui de la pierre récalcitrante extrait la forme d’une statue ». Le corps humain est bien « la prison terrestre de l’âme immortelle » qui cherche à se dégager du marbre. Quant aux tombeaux des Médicis aux nombreuses allégories, ils sont, entre Jupiter (Julien) et Saturne (Laurent), le théâtre de la dualité entre vie active et vie contemplative. Ainsi la Renaissance néo-platonicienne aboutit à « une identification de la mélancolie saturnienne au génie ». Plus tard, dans la Chapelle Sixtine, Michel-Ange délaissa l’univers classique pour s’adonner plus largement à celui chrétien…
Fouillant avec précision les musées et les bibliothèques pour notre délectation, aussi à l’aise avec la philosophie qu’avec l’art plastique, la finesse et l’érudition d’Erwin Panofsky sont époustouflantes : un tourbillon d’images et de sens s’élève à sa lecture.
En dépit des pudeurs du maître, le terme « Iconologie » devint bien le fil conducteur de ses recherches. En témoigne ce bouquet consacré au prince de la peinture vénitienne : Le Titien, questions d’iconologie[6]. Cette démarche sera également continuée à l’occasion de l’étude du mythe de Pandore[7], cette première femme qui ouvrit la boite défendue par les Dieux, libérant les maux de l'humanité, libérant l’expressivité poétique et picturale, de Maurice Scève à Paul Klee, en passant par Jean Cousin et Dante Gabriel Rossetti. Un tel cheminement intellectuel culmina, dans Idea[8], pour s’intéresser à l’évolution des idées du beau, depuis Platon et Phidias, jusqu’à Michel-Ange et Durer, évolution qui passa de l’équivalence des concepts du beau et du bien à une vision renaissante et maniériste, à l’occasion de laquelle le plaisir, le désir et la volupté opposent au néoplatonisme ce maniérisme qui figure une tension entre la nature et l’art, ce dernier devenant créateur, à l’imitation de Dieu.
Erwin Panofsky conclue ses Essais d’iconologie au moyen d'une conscience moderne assise sur une « désintégration graduelle tout ensemble de la foi chrétienne et de l’humanisme classique - désintégration dont les résultats, de nos jours, sont éclairées d’une lumière aveuglante ». Faut-il y voir une décadence de la peinture qui, abandonnant le cortège de l’iconologie, abordant le réalisme, puis l’abstraction, peine à retrouver une effervescence[9]…
Le regard iconologique est désormais une discipline autant qu’une tradition. Ce qui se vérifie en dépliant un ouvrage qui ne cesse de garder un œil ouvert sur les représentations des effets du dieu Hypnos, ce par les soins de Marina Seretti : Endormis. Le sommeil profond et ses métaphores dans l’art de la Renaissance. Car, au contraire de l’expression courante, « dans les bras de Morphée », ce dernier n’est pas le dieu du sommeil qui a pour nom Hypnos, lui qui est à la racine de l’hypnotisme. Un bon tiers de notre vie se passant sous la couette, à la lisière du rêve et de l’éros, la chose ne pouvait passer inaperçue par les peintres. Songeons combien la Bible s’orne de songes tel celui de Jessé ou de David, combien l’Antiquité fait du songe des héros un motif épique, et surtout comment Ovide, dans ses Métamorphoses, embellit le mythe d’Hypnos, dont les aides s’appellent Phantasos pour les rêves agréables, Phobétor pour les cauchemars, et Morphée pour la capacité de se métamorphoser en quelque personnage que ce soit. Il y a bien en la demeure du sommeil un « héritage médiéval et antique » au service d’une hypnographie : « l’insondable profondeur du sommeil, loin de se réduire à l’état de grisaille indifférenciée, recèle une matrice d’images potentielles, une réserve inépuisable de métaphores visuelles ».
Si le sommeil ne bénéficie pas de l’indulgence des théologiens, condamnant l'inactivité, la paresse et l'inconscience de cette « source des vices », voire des philosophes, les artistes sont eux fascinés par les figure de l’homme endormi. La torpeur minérale de la bête entraîne une « vacance de l’âme », comme sous l’effet de l’acédie, ou mélancolie, ce « vice théologal » selon Saint-Thomas d’Aquin, Il est conspué dans la gravure de Dürer, Le songe du docteur, et parmi Les Sept Péchés capitaux de Jérôme Bosch. Adam dort au moment de la création d’Eve. À ce sommeil accoucheur répond celui coupable des apôtres au Jardin de Gethsémani alors que Jésus veille la nuit précédant son arrestation et son supplice. Cependant l'apôtre Jean, étrangement couché « sur le sein du Christ » lors de la dernière Cène, est le protégé de ce dernier, ce sommeil étant non seulement bienheureux, comme le repos de Dieu au septième jour de la création, mais aussi peut-être annonciateur de la vision de l’Apocalypse dont il rédigera le compte-rendu magnifique et édifiant. De même le lion de Saint-Jérôme gravé par Dürer ne dort que d’un œil. Cette vigilance (ou « dorveille ») est absolument opposée à celle du Tentateur, du Malin. Ainsi les deux premières parties de l’ouvrage ouvrent deux volets d’une lecture biblique et théologique du sommeil, mais aussi médicale, en particulier à l’occasion de l’éducation des enfants, idéale sous la plume de Montaigne. Alors que règne l’énigme des allégories de Michel-Ange : « Nuit de la matière et sommeil de pierre », que Marina Seretti n’oublie pas de relier aux sonnets de l’artiste : « Cher m’est le sommeil, et plus l’être de la pierre ».
Le dialogue trouble d’« Eros et Hypnos » fait l’objet de la troisième partie : plaisir du repos bienfaisant, nuit noire de l’inconscience, éclair du rêve et surtout suggestion érotique… Les belles endormies que sont les Vénus de Titien et de Giorgione usent du prétexte mythologique pour affirmer la splendeur des sens, aiguiser le désir et préparer une belle procréation, tout en insufflant une platonicienne et ficinienne idée du beau. L’on y retrouve la dichotomie entre la Vénus céleste et la Vénus vulgaire ; ainsi que des liens vers la poésie de la Pléiade ou le Décaméron de Boccace. À l’occasion du retour en grâce de la mythologie gréco-romaine, le mythe de Psyché, tour à tour héroïne néo-platonicienne et beauté lascive, permet de figurer l’ambiguïté du sommeil : autant il ne faut pas déflorer la beauté du dieu Eros dans son sommeil, autant il s’agit de la révélation de son pouvoir. Ce à quoi répondent les « nymphe-muses » à « l’aura décuplée » par le sommeil, mais aussi les « Vénus anatomiques », révélant à des fins scientifiques, les entrailles. En revanche la nudité ensommeillée de Mars peut-être une fragilité, la pire étant celle d’Holopherne dont Judith vient trancher la tête après l’avoir épuisé en leurs ébats. Ainsi nous allons « de la vie voluptueuse à la vie menacée ».
Il faut enfin aborder le dernier sommeil, celui métaphorique de la mort, Hypnos étant frère de Thanatos. Etonnamment, les gisants gardent les yeux ouverts, par vigilance. Au contraire, les « Triomphes de la mort » peuvent être des anatomies macabres, quand la « dormition » de la Vierge est promesse du lumineux au-delà. Les portraits de Luther défunt, pourtant protestants, sont peut-être l’écho de cette espérance, de par la sérénité affichée. Et quoique Marina Seretti encercle sa recherche dans le cadre de la Renaissance, elle ne s’interdit pas une embardée contemporaine, des « lignes de fuite modernes et contemporaines », parmi lesquelles, malgré La Muse endormie de Brancusi de 1910, le sacré et l’éros semblent être aujourd’hui dangereusement chassés, si l’on en croit l’essai de Jonathan Crary : Le Capitalisme à l’assaut du sommeil[10], tant l’attraction d’Internet rogne sur nos nuits.
Comme de juste, Marina Seretti, maître de conférence en philosophie à l’Université Bordeaux-Montaigne, s’appuie sur une bibliographie abondante, où l’on découvre - à tout seigneur tout honneur - Ewwin Panofsky, et non moins Plotin et Cesare Ripa. L’on a compris qu’en réhabilitant le sommeil dans sa noblesse, elle ne se limite pas à une approche iconographique, animant la parole des théologiens et des philosophes, ressuscitant les allégories et les symboles. D’Aristote à Marcile Ficin (selon qui « Eros éveille ce qui dort »), de Luther à Montaigne, la pensée illumine les œuvres de Titien, Cranach, Michel-Ange, Tintoret, ce qui permet la levée d’un tableau de l’amour et de la mort à la Renaissance, répondant aux travaux fondateurs d’Erwin Panofsky… Avec le secours de ce riche ouvrage agréablement érudit, soigneusement illustré d’une soixantaine de références, nous regarderons leurs personnages et leurs dieux dormir d’un autre œil, nous restituant une humanité que nous avons peut-être perdue parmi la suractivité du monde contemporain. Monde dont il ne faudrait pas croire qu’il serait totalement déserté par les grilles de lecture de l’iconologie, tant la mémoire culturelle nourrit les images.
Poursuivant plus loin notre enquête ensommeillée de chefs-d’œuvre, où se cache à chaque fois l’archet d’Eros, irons-nous rêver des romanesques Belles endormies du Japonais Yasunari Kawabata, ou de l’hypnotique air du sommeil, au cœur d’Atys, l’opéra délicieux de Jean-Baptiste Lully ?
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.