Robert Silverberg : Roma Aeterna, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Jean-Marc Chambon, Pavillon poche, Robert Laffont, 544 p, 11,50 €.
Robert Silverberg : Shadrak dans la fournaise, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Robert Louit, Pavillon poche, Robert Laffont, 496 p, 11 €.
Robert Silverberg : L’Homme stochastique, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par René Lathière, Pavillon poche, Robert Laffont, 370 p, 10 €.
En 473 le dernier empereur romain dépose son pouvoir aux pieds d’Odoacre, un roi barbare, signant la fin d’un empire millénaire que l’on croyait pérenne. La peste et le petit âge glaciaire du V° siècle achèveront le travail en laminant la population et la civilisation des Césars[1]. Il est permis cependant de rêver. Car sous le clavier de Robert Silverberg une uchronie postule que l’empire romain est toujours vivant. Et non seulement les empires, mais les hommes, singulièrement leurs tyrans, comme Shadrak dans la fournaise, visent l’éternité. Or en toute logique, le futur peut être définitivement établi par L’Homme stochastique. Si l’inventivité temporelle ahurissante de la science-fiction et ses perspectives philosophiques affolantes devaient être prouvées, Robert Silverberg y suffirait à lui seul.
Ce n’est qu’un jalon de Roma Aeterna : nous sommes en l’an 1203 de l’histoire romaine, soit 450 de notre ère chrétienne, et, si les Barbares menacent, ils sont bientôt repoussés et vaincus : « Les guerres nordiques de Maximilianus III se soldèrent par un franc succès. Rome n’aurait plus jamais à se soucier d’invasions barbares à l’avenir ». Il en est de même en 1365, alors que l’Histoire réelle a définitivement signé l’éradication du monde de Virgile et Cicéron. Le monde fonctionne toujours ainsi en 2723, quoiqu’il s’agisse d’une « Seconde république ».
Organisé en une dizaine de séquences par son démiurge, Rober Silverberg, Roma Aeterna égrène de siècle en siècle ses personnages, le plus souvent dans les cercles du pouvoir, dressant de saisissants tableaux. Alors que meurt le vieil empereur, que son successeur parait incompétent, un opportun accident de chasse élimine ce dernier, au bénéfice d’un autre Maximilianus, qui préfère pourtant visiter les bas-fonds de l’Urbs avec un ambassadeur grec : ce sont des commerces de pharmacopées animales étranges, des orgies dans le temple de Priape, un devin particulièrement sagace quant au destin de l’Empire. Ce successeur, d’ailleurs, réussira bientôt à conquérir le nouveau monde, « au-delà des colonnes d’Hercule », soit au loin du détroit de Gibraltar.
Prospérités et accidents de l’Histoire, comme « le règne de la Terreur », jalonnent le vaste récit, sans affecter réellement Rome. Néanmoins, en 2723, alors qu’affluent en Egypte les « touristes romains ou nippons », un érudit prétend achever un manuscrit relatant « la chute de l’empire romain » (selon le procédé d’interversion dans Le Maître du Haut Château par Philip K. Dick[2]). Cette réincarnation d’Edward Gibbon se voit contraint de rédiger un nouvel « Exode », car un certain « Moshe » a l’ambition de réussir là où les Juifs noyés en Mer rouge ont échoué des millénaires plus tôt. Il fomente la projection de son peuple vers « le nouvel éden qui nous attend sur une autre planète », au moyen de l’« Exodus », allusion transparente au navire qui emmena tant de Juifs vers la terre promise de Palestine, donc Israël, en 1947, tel que le conte le romancier Leon Uris[3]…
Le plus remarquable héros de cette Roma Aeterna est peut-être le frère de sang de l’empereur Julianus, Horatius, exilé pour expier ses « regrettables péchés » en « Arabia Deserta ». Il y découvre la fournaise de la laide « Macoraba », alias La Mecque. Un riche marchand, nommé « Mahmud », intrigue et fascine par son charisme, prétendant qu’existe un dieu unique, au contraire du polythéisme romain, prêchant l’union des « guerriers d’Allah à travers le monde, incendiant le cœur des hommes avec la nouvelle croyance ». Comment retrouver les grâces de l’empereur, sinon en supprimant un tel danger pour Rome ?
Pas de christianisme, comme dans Ponce Pilate, le roman de Roger Caillois[4], dans lequel le gouverneur romain gracie Jésus ; pas d’Islam, mais un polythéisme tolérant et divers. L’on se doute que les destinées du monde en eussent été diamétralement changées : moins de béatitudes, mais aussi moins de fanatiques tyrannies, malgré le joug romain. C’est avec un sens du récit dramatique et coloré que le romancier excite l’imagination, le vertige temporel, du lecteur qui se prend à douter de tout déterminisme historique, de toute théodicée leibnitzienne.
À l’instar de Philip K. Dick ou Philip Roth, qui s’attaquent aux hitlériennes révisions temporelles et géographiques[5], Robert Silverberg est un maître virtuose de l’uchronie. Son impressionnante fresque romaine, parue en 2003, qui témoigne d’un solide travail documentaire et d’une subtile capacité d’user de riches allusions culturelles, dans le cadre de ce que l’on pourrait appeler un roman post-historique, est un univers à soi seul, grâce auquel le romancier se fait le redoutable concurrent alternatif de l’Historien, comme en une anticipatrice archéologie.
Dès lors, l’on n’a qu’une envie : se plonger parmi les pages de Shadrak dans la fournaise. Après une éruption volcanique cataclysmique en 1991, suivie de pléthores de guerres, la planète entière plie sous le joug de « Gengis II Mao IV Khan », qui prétend conserver la jeunesse éternelle. Son nom triplice est évidemment une coagulation des plus fameux et horrifiques tyrans de l’Histoire de l’humanité. De Gengis Khan à Mao Tse Toung, la filiation des millions de morts asiatiques et évidente, sauf si l’on pointe l’ajout cosmétique d’une idéologie marxiste, tandis que le rejet du mot « Khan » à la fin de l’honorifique appellation glisse aux lisières des Mongols et des Islamistes.
En Oulan Bator, capitale du monde reconstruit, nous sommes en 2012, soit une bonne trentaine d’années dans l’avenir, puisque le roman fut originellement publié en 1976. Le vieux Khan, potentat mondial chapeautant les représentations locales du « Comité révolutionnaire permanent », doit subir une énième greffe du foie, sous la surveillance experte et cependant inquiète du Docteur Shadrak Mordecai, héros éponyme et Noir américain aux techniques savamment folles, tellement indispensable au Khan que ce dernier songer à le nommer Pape. Se résoudra-t-il à transférer la personnalité du vieillard de quatre-vingt-douze ans dans un jeune corps, comme le postule le projet « Avatar » ? Mieux, le jeune corps serait celui de Mangu, « héritier présomptif » et charmant « substitut du président en public ». L’on se doute cependant qu’un corps rajeuni ne suffirait pas à inverser le cours de la sénilité mentale, d’où le suspens, médical autant qu’impérial.
À l’intrigue scientifique et politique s’ajoute la liaison amoureuse de Shadrak avec Nikki Crowfoot, qui est à la tête d’« Avatar », et leur visite chez un « transtemporaliste ». À l’aide d’une « chronodrogue », il s’évade dans le passé, vers « la nuit du Cotopaxi », lors de laquelle un volcan géant a explosé, embrasant la terre de feux et de révolutions, sans oublier la fuite d’un virus depuis une usine bactériologique, entraînant « le pourrissement organique ». Nous étions à deux doigts de l’apocalypse et de l’extinction de l’humanité[6]…
Le problème moral n’est pas sans effleurer ce Shadrak qui a l’élégance de collectionner les livres et instruments médicaux anciens : servir un dictateur peut-il se soutenir ? Le serment d’Hippocrate excuse-t-il la servitude politique ? À moins que ce soit « lui ou le chaos ». L’on devine que la surveillance est plus qu’orwellienne, en une société totalitaire abominablement cohérente forgée avec sûreté par l’écrivain : les conspirateurs sont en conséquence envoyés aux « fermes d’organes ». Qu’importe si les arrestations torturent des innocents, tant que le pouvoir assied fermement son autorité, d’autant que Mangu est jeté du haut d’un immeuble. Attentat ou suicide ? Le sommet de l’empire vacillerait-il ? À moins qu’il ne s’agisse que d’un épiphénomène et que Shadrak soit à son tour destiné à être jeté « dans la fournaise » du projet « Avatar »…
Ne reste plus qu’à basculer de Nikki à Katya, qu’à jouer contre la montre en prenant le temps dans l’espace, en voyageant, de Jérusalem à San Francisco, en passant par Rome. Là où les vestiges du passé côtoient des populations frappées par la « tragédie du pourrissement organique », le voyage est une archéologie. Et d’accoucher du projet qui permettra à « Shadrak le guérisseur » de contrôler le cerveau du Khan, sa vie et sa mort…
Là encore, l’écriture de Robert Silverberg est aussi précise que vigoureusement colorée, sensuelle et cruelle, ouvrant les pores de la pensée à profusion : « il est aussi amoureux de la mort, cette fin qu’il recule sans cesse et qui l’obsède, comme l’orgasme obsède l’homme qui s’échine à le différer ». Aussi l’écrivain invente-t-il « le pavillon de l’onirimort », où s’affichent les ornements et les cérémonies de l’Egypte antique, où Shadrak « tangue au vent eschatologique ». De même, chez les « transtemporalistes », un personnage, évacué des hautes sphères du régime, est « témoin des miracles » du Christ. Une fois de plus, en ce beau roman, dont la chute est un habile retournement de situation et un message d’espoir sanitaire et politique, les strates des civilisations peuplent les univers du romancier.
De prime abord, plus contemporain et plus réaliste est L’Homme stochastique, paru en 1975 et qui se projette un quart de siècle en avant. Lew Nichols est un prévisionniste américain qui travaille pour nombre d’entreprises. Il préfère les quitter pour assister un obscur député, cependant charismatique et qu’il devine pouvoir être le prochain Président des Etats-Unis. Paul Quin devient d’abord maire de New-York, « une arène offerte à toutes les haines ethniques et raciales accumulées depuis trois mille ans », auprès de laquelle la statue de la Liberté est en ruines, accumulant cependant de beaux succès.
Si Lew Nichols est à son service c’est pour mieux le contrôler : « il était mon alter ego, mon bouclier, celui qui allait tirer les marrons du feu, mon pantin, mon homme de paille. Je voulais gouverner, je voulais le pouvoir ». Jusque-là rien de bouleversant. Mais il est un expert de la stochastique, soit l’analyse des faits au service de la connaissance des lendemains, de façon à « bâtir l’Histoire ». Mieux - ou pire - la rencontre du bizarre Carvajal, richissime petit bonhomme d’apparence médiocre, va le propulser vers une connaissance de l’avenir autrement plus efficace. Son mentor prétend n’obéir qu’au futur dont il a une vision imparable. Et qu’il s’agisse de la progression ou des anicroches à la carrière de Paul Quin qui, ce faisant, progresse avec sûreté, des gains de ses spéculations boursières, de son divorce avec la belle Sundara qui préfère rejoindre les « Transitistes » (des sortes de bouddhistes prônant l’absolu détachement), tout lui est dicté par Carvajal puisqu’il sait ce que commande l’avenir ! Le vieil homme au don surnaturel, qui de multiples fois a vu sa mort, s’efforce de transmettre son sens de l’anticipation absolue, quoique partielle, au d’abord plus réaliste Lew Nichols, interprète des tendances et non prophète ; ce pourquoi il s’agit plus de fantastique que de science-fiction.
Il n’en reste pas moins qu’un abîme philosophique s’ouvre sous nos pas. Si un avenir inexorable nie toute relation de cause à effet, que reste-t-il du libre arbitre ? N’y a-t-il pas une « terreur existentielle » à penser que le futur est un « registre déjà imprimé » ? Plus rien ne permettra alors de « bâtir son propre destin », sinon la passivité devant des faits qui doivent et vont s’accomplir, comme le craint tant Paul Quin… Autre inquiétude, qui rejoint la dimension de l’anti-utopie : si Paul Quin devenait « le prochain führer, le duce de demain » ? Peu à peu le don de « vision » est intégralement transmis à Lew, au point qu’il puisse répandre auprès de quelques élus « l’évangile post-stochastique », avant de permettre à l’homme de se hisser « au rang des dieux »…
Robert Silverberg, auteur de science-fiction américain fameux, né à New-York en 1935, fut à juste titre bardé de prix, dont le titre de « Grand maître de la science-fiction » en 2004. Dès 1978, il occupait une soixantaine de références dans l’index de l’Encyclopédie de la science-fiction préfacée par Isaac Asimov[7]. Sa trilogie, écrite à partir de 1980, Le Cycle de Majipoor, dont le premier volet parmi huit, Le Château de Lord Valentin, est son titre-phare pour ses lecteurs passionnés jusqu’à l’adulation. Plus charpenté de fantasy que de science-fiction (ce pourquoi l’on parle de science-fantasy), il transporte les terriens sur la vaste planète « Majipoor », dont la colonisation, rencontrant la résistance des « Piurivars » ou « Métamorphes », passe par une guerre victorieuse, quoique provisoirement, alors qu’une flopée d’extraterrestres intervient dans le destin du nouvel empire, auquel il faut imaginer un système politique implacable, sous la forme d’une royauté bicéphale. Le « Pontife », nanti du pouvoir législatif, siège dans un labyrinthe fortifié souterrain, quand le « Coronal », main du pouvoir exécutif, préfère le « Mont du Château », métaphore des pouvoirs visible et invisible, voire conscient et inconscient, et parcourt les trois continents. En effet, outre les capacités télépathiques de maints fonctionnaires, le « Roi des Rêves » est, lui, chargé d’une omnisciente surveillance de la rare criminalité et, in fine, des sanctions et châtiments cauchemardesques. C’est au cœur de cet écheveau que Valentin, jongleur aux rêves prémonitoires, devra assumer son destin en la personne de Lord Valentin, véritable « Coronal de Majipoor ». Lira-t-on ce cycle pour vibrer à la quête et aux aventures de Valentin, escorté de créatures tentaculaires et vibrionantes, ou pour en savourer l’invention politique, confortée par l’immense « Registre des Âmes », et concurrente de Machiavel, Hobbes ou George R. R. Martin, l’auteur du Trône de fer[8] ?
D’une certaine manière, l’on peut considérer qu’en dépit d’une production pléthorique, l’essentiel de l’œuvre de Robert Silverberg est bicéphale. Quand le cycle de Majipoor se déploie selon un dessein spatial, les trois romans attachés à Rome, au Khan et à la stochastique interrogent nos perspectives temporelles. Certes ce romancier n’est pas tout à fait à la hauteur des fondateurs en la matière d’anti-utopie que sont Aldous Huxley et George Orwell, mais il en est pour le moins un digne continuateur, capable de variations qui éclairent la psyché de notre temps. Comme l’a montré Jean Clet Martin, dans Logique de la science-fiction. De Hegel à Philippe K. Dick[9], il n’y a pas de bon science-fictionneur, sans qu’il soit un peu philosophe. Maîtriser le temps d’un mortel, allongé jusqu’à une désirable éternité, c’est aussi maîtriser l’Histoire universelle, voire en castrant sa liberté, si la stochastique devient la science exacte du futur. Il faut à cet égard noter combien la science-fiction aime jouer avec les dés de la religiosité et de la politique, fonder et détruire des empires et des dictateurs, des sectes, des religions et des papautés improbables. Elle sait alors se muer en roman philosophique. Il serait bon cependant que pour affronter son Histoire future, autant armée d'Historiens que d'écrivains de science-fiction, l’humanité sache assurer la pérennité des civilisations[10] douées d’une certaine justesse et efficacité.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.