D’où vient le chaos qui fracture la société américaine en son âme politique, éclatée entre Républicains et Démocrates, entre racistes blancs et racistes noirs, entre libertariens et postmarxistes, sans oublier les éco-terroristes et la traînée de déliquance criminelle ? Si les récentes tempêtes politiques n’ont pas encore trouvé, à notre connaissance du moins, le romancier qui en serait aujourd’hui le fresquiste, à moins de revenir à La Tache de Philip Roth[1], peut-être pouvons-nous nous pencher sur des écrivains qui en ont assuré les prémices depuis quelques décennies. On ne peut pas dire que T.C. Boyle, Amanda Boyden, Brando Skyhorse, Walker Percy, Denis Johnson et Margaret Wilkerson Sexton, tous romanciers sismographes de leur temps et du futur, soient rassurants. De quelle Amérique ces écrivains, sociologues autant que schizophrènes, parlent-ils ? Comme si, plongées dans leurs dérives post-américaines, ils écrivaient depuis une nouvelle Californie, île et clone fous, séparée des Etats Unis après l’irréparable déchirure de la faille de San Andreas… L’Ami de la terre connait en 2025 une apocalyptique météo, alors qu’Amanda Boyden écrit En attendant Babylone et que Brando Skyhorse en appelle aux Madones d’Echo Park, les zombies d’hier et d’aujourd’hui de Denis Johnson promènent à la surface des pages leurs fantasmes dangereux, leurs vies déglinguées… La terre et les psychés se disloquent. « Pourquoi n’ai-je rien découvert au cœur du mal ? » demande quant à lui le Lancelot[2] de Walker Percy, un Lancelot qui ne peut compter avoir « découvert le Saint Graal et ranimé une terre défunte ». Une schizophrénie générale semble démultiplier, exploser les Etats Unis et les personnalités, alors qu’une généalogie délinquante semble emprisonner nombre de Noirs. L’idéal national américain s’effrite malgré ses « gardiens de la vérité[3] » qui courent après les ruines de l’éthique du roman policier et de la Théorie de la justice de John Rawls[4].
T. C. Boyle (né en 1948) est coutumier des déjantés, des post-hippies, des cinglés new age, des ratés et des frimeurs. Une belle brochette de spécimens agite une panoplie de libidos excentriques parmi 25 histoires d’amour[5]. L’une de ces nouvelles burlesques propulsait un pauvre type derrière une allumée qui réalisait de minables attentats pour lutter contre le « génocide des animaux ». Dans L’Ami de la terre, la Postamérique est installée. Mais si le progrès médical de l’an 2025 permet aux habitants de vivre mieux et plus longtemps (« code ADN personnel, traitements antitélomérase et rajeunissants de l’épiderme »), ce même progrès à foutu en l’air la planète. Sécheresses au sud, tempêtes torrentielles au nord pour le climat, disparition galopante des espèces pour la faune. Ty, le narrateur, ancien « éco-guerrier » qui se consacre aux bestioles les moins attachantes, voit revenir vers lui son ex : Andréa. Dans quel plan dingo va-t-elle l’entraîner ? Ranimant le pire passé de Ty et de sa fille Sierra en vue d’un livre, Andréa réveillera-t-elle les ardeurs du dynamiteur de pylônes, du saboteur en tous genres, qui, surnommé « l’Eco-vengeur » ou « la Hyène humaine » goûta plusieurs fois à la prison ? Les voilà suivant les traces de cet Unabomber qui, en 1996, fut arrêté dans le Montana après avoir semé bombes et lettres piégées (trois morts et une douzaine de blessés) contre des « Ennemis de la terre », comme les présentent ces écologistes radicaux motivés par une idéologie antitechnologique. Probablement T. C. Boyle s’est-il inspiré de ce célèbre fait divers, en animant ses « éco-terroristes » qui pour être « amis de la terre » n’en sont pas moins des « ennemis du peuple ». A la folie consumériste américaine, son gaspillage d’énergies et de ressources, ses pollutions et urbanisations, quoique la nature y aille plutôt mieux qu’ailleurs, répondent la folie de ceux qui font de l’écologie une religion démente[6] qui postule une apocalypse fantasmatique, dont serait comptable son Satan : l’homme technologique.
Loufoque, entraînant, et néanmoins sérieux sous masque de clown rock et rigolard, T.C. Boyle a toujours été un bavard qui aime s’écouter écrire. Il ne nous passe aucun détail, au risque de s’embourber dans le délayé chronique. Concentrer la narration serait salutaire. Cependant, traverser un livre de T.C. Boyle, c’est faire, dans une sauce à l’aigre rire, bombance de viandes romanesques bien saignantes.
Deux fois martyre est la Louisiane. Après l’ouragan Katrina, voici la marée noire causée par la négligence de British Petroleum. De plus, cette région est sans cesse menacée par les inondations du Mississipi qui est « un long trait de merde marron qu’allait se jeter dans l’eau bleu-vert du golfe. Le trou du cul de l’Amérique, voilà d’où elle vient la flotte de La Nouvelle-Orléans ». C’est ainsi qu’En attendant Babylone, Amanda Boyden décrit sa ville aimée avec passion, malgré ses turpitudes. Elle lui offre avec ce roman un éloge appuyé, lyrique et sans ennui. A travers une poignée de familles d’ « Orchid Street », représentantes des couleurs, noirs, blancs et Indiens immigrés, le narrateur omniscient dresse un tableau de mœurs généreux en détails et en émotions. L’entraide entre voisins, la cuisine fabuleuse, les amours conjugales et les aventures sexuelles, la succession des générations, des grands-parents jusqu’aux bébés, tous sont, malgré « les épreuves de la vie », les accidents, les maladies, formidables… C’est le moment de l’ouragan David qu’a choisi la romancière pour bouleverser son petit monde et montrer combien on aime cette ville et cette vie menacées. A travers l’évacuation, le retour après la fausse alerte, l’exubérance de festivités hautes en couleurs, l’on voit poindre les excès et les dysfonctionnements de nos sociétés : rappeurs friqués, vulgaires et provocateurs, Ed et Ariel, Joe et Prancie, les couples en crise, l’alcool à gogo, Fearius, le dealer adolescent et meurtrier sans avenir… Chaque personnage communique avec le lecteur grâce à un monologue intérieur et des dialogues qui intègrent sa voix, sa langue. Même si d’abord cette tranche de vie et de ville paraît avoir un peu trop de bonhomie idéalisatrice, le péché la gangrène de plus en plus jusqu’au bain de sang. A travers l’allusion à cette Babel que fut Babylone, ainsi qu’à l’imminence de la destruction apocalyptique, Boyden inscrit sa cité d’accueil dans un second mythe. S’agit-il d’une élégie à un monde en voie de disparition ? D’une prophétique vision d’une Amérique en voie de balkanisation ?
Los Angeles est-elle toujours la ville des anges ? L’a-t-elle jamais été d’ailleurs… Si elle fascine, si le rêve hollywoodien et de la réussite est loin d’être sans fondements, cette immense cité à la limite du désert est aussi l’espace des fantasmes déçus, des cauchemars. Que se passe-t-il lorsque l’on est un immigré latino, attiré par l’espoir d’une vie meilleure ; est-on piégé par l’envers du miroir aux alouettes du consumérisme américain ? C’est à ces questions que répond Brando Skyhorse dans Les Madones d’Echo Park, en nous proposant la traversée en écharpe de trois générations mêlées et de la famille Esperanza qui porte si bien son nom. Elles font partie de ces milliers d’immigrés mexicains qui triment dans des boulots hasardeux, illégaux, sous-payés, qui réussissent parfois, qui galèrent, qui sombrent dans l’enfer sanglant des gangs, qui parviennent à « devenir Américains »… Entre un quotidien parfois sordide et les fantasmes clinquants de MTV, propagés par Mickaël Jackson et Madonna, les personnages sont tiraillés, fascinés, bouleversés. L’écriture de Skyhorse, pour ce qui aurait pu n’être qu’un documentaire (que d’abord il avait intitulé « Amexicain »), est, d’une manière surprenante, lyrique, voire épique. Au-delà de la xénophobie, le narrateur final (car les personnages alternent leurs histoires) réhabilite cette communauté ouverte en dédiant son livre à Aurora Esperanza, qu’il a cru blesser en la rejetant parce que Mexicaine : « une œuvre de fiction est un cadre idéal pour un aveu ». Les femmes et les jeunes filles du quartier d’ « Echo Park » sont bien, non sans tendresse, des « madones », trop souvent victimes du machisme et de la criminalité, et cependant porteuses d’espoir. Ce premier roman, un peu trop volontiers sociologique et compassionnel, emporte néanmoins son lecteur dans une fresque vivante, tendresse et violence, courage et désespoir, mais aussi travail acharné, d’où l’on devine que surgira peut-être un monde meilleur, à moins qu’il se fracture.
Rue des Ors, Niort, Deux-Sèvres.
Photo : T. Guinhut.
Un peu plus classique et venu du sud faulknérien, le récit chez Walker Percy (né en 1948) reste plus circonspect, sinon complaisant dans l’introspection et le lyrisme inquiet. Les béances, fractures et folies charroyées par l’Américain moyen prennent chez lui une dimension métaphysique. Existe-t-il un moyen de le sauver ? Dans Le Syndrome de Thanatos, une pollution nucléaire savamment organisée, change les gens en désinhibés sexuels experts en calcul mental, mais atteints de troubles de la parole. Peut-être allait-on les débarrasser de tout comportement agressif, criminel et anti-social, édifier la nouvelle Amérique. Au risque de perdre leurs âmes… Une hypothèse science-fictionnelle s’infiltre dans la réalité quotidienne du sud profond pour l’anesthésier, le fissurer. La machination, ou le fantasmatique complot, menace l’Amérique toute entière.
L’avocat Lancelot, dans le roman éponyme[7] de Walker Percy, ne voit son quotidien et le monde véritablement exploser que lorsqu’il découvre que sa fille adorée n’est pas de lui. Au cours du tournage d’un film qui a choisi sa maison pour décor, il épie avec des caméras sa femme Margot, conscient de la dissolution de l’amour universel, de la perte de cet éden sexuel qu’il croyait ne partager qu’avec elle, persuadé de l’avancée du péché originel : « Le secret de la vie est la violence et le viol, son évangile est la pornographie ». Obsédé par son ressentiment, Lancelot va manier l’épée de flamme du moralisme et pourfendre la décomposition des mœurs, comme un émule de Don Quichotte. C’est en prison qu’il achèvera sa descente dans la spirale de sa mémoire, après le crime et l’incendie de sa propriété de Louisiane. Un livre sombre comme la jalousie, comme l’obscurantisme, comme si l’Amérique s’effondrait dans la noire fracture mentale d’un de ses habitants désemparés.
Les personnages de Denis Johnson sont irrémédiablement cotonneux, déphasés. Ont-ils jamais abordé la réalité américaine ? Seul l’émiettement de leur psyché semble véritablement les concerner. Bien que ressuscité, le pendu nommé English, parvient à peine à épier une réalité qui lui échappe autant que les mystères du Ciel et de la résurrection, grâce à un emploi de détective privé pour le compte d’un policier à la retraite douteux, activiste de « l’Infanterie de la Vérité » qui ne réussira que son accident cardiaque. Sa liaison avec une femme dans une contrée où tout le monde est sensé être gay a-t-elle un sens ? Le « chevalier de la foi » English, qu’il serait plus juste de qualifier de non-entité, sait-il à quelles motivations métaphysiques il obéit en tentant d’assassiner un évêque ? Psychotique ? Mystique contrarié ? C’est comme si, dans Un Pendu ressuscité, les béances de la réalité et de la religiosité américaines avaient été contaminées par un syndrome d’éclaboussures de la personnalité. Envoyé en prison, English pourrait être un voisin de cellule de Lancelot.
Né en 1949, Denis Johnson, également auteur de reportages sur les guerres du Golfe et du Libéria, confie ainsi son penchant éthique et esthétique : « J’aime le chaos, je suppose. Il doit y avoir une part en nous qui veut que tout se détruise. ». Guère de certitudes non plus dans les nouvelles de Jésus’ Son[8] malgré le titre prometteur. Quant au narrateur du récit Le Nom du monde[9] il a perdu toute cohérence depuis que sa femme et sa fille ont été tuées dans un accident de la route. L’encéphale effiloché du narrateur empêche le récit de ne suivre aucune ligne stable. La banale performance d’une étudiante en art qui se rase le sexe en public semble permettre à cette « origine du monde » (pour reprendre le titre du fameux tableau de Courbet) de restaurer une cohérence perdue. A moins qu’elle puisse lui raconter « l’histoire de mon nom »... Est-ce à dire que Denis Johnson ne maîtrise pas ses fictions, qu’il nous perd dans le marasme de son absence romanesque ? Non. Là réside au contraire l’efficacité d’un écrivain sans cesse inquiet du sens. C’est seulement en acceptant d’effectuer un reportage sur la guerre du Golfe que le narrateur peut persévérer : « jour après jour dans une existence que je crois être absolument remarquable ».
Parmi les cinq cent vastes pages de Déjà mort, nous ne trouvons que des personnages affectés de troubles psychiques : le MPD ou « Multiple Personnality Disorder ». A l’imitation de cette Californie dont certains voudraient qu’elle se sépare en deux, les errants et habitants de la côte nord font dans la schizophrénie ou, au choix, dans la réincarnation. Hippies rouillés, flic des puissances occultes, alcooliques et tueurs, cocaïnomanes et cinglés de tous bords ont pris la place de l’élite et de l’américain moyen. Le rêve américain, démocratique et progressiste, n’a ici plus aucune réalité. On pourrait taxer ce genre de fresque du sobriquet de « roman gothique californien ». Un désaxé se fait appeler Frankenstein. Van Ness vient « de se matérialiser ici dans le rôle d’un démon »… Le flic Navarro aura du mal à ne pas se laisser entraîner dans l’irrationnel. Et lorsqu’à la fin la quête de la « Côte perdue » échoue, lorsque le « V des vallées qui divulguent des fragments d’océan Pacifique comme la gorge des filles argentées » se révèle inatteignable, le lecteur ne peut pas ne pas penser à cet autre grand écrivain américain : Thomas Pynchon. Dans V[10], la quête se démultipliait à l’infini. Dans Vineland[11], une Californie mythique se rêvait encore. Chez Denis Johnson, le cauchemar a gangrené les Etats Unis en leur entier.
Plus récemment, soit en 2017, Margaret Wilkerson Sexton fit paraître son roman Un Soupçon de liberté. Habilement conçu au moyen d’allées et venues narratives parmi trois générations noires, de 1944, en passant par 1986, et jusqu’en 2010, une généalogie familiale se superpose avec le tableau de la ville de La Nouvelle-Orléans. Entre espoirs de vies meilleures et délinquances récurrentes des mâles soumis à l’addiction au cannabis et au crack, incapables de se tirer d’une économie parallèle faite de trafic de drogues, le récit est un tantinet simplet, quoique attachant. Néanmoins quelques phrases résonnent comme la fatalité d’une tragédie grecque frappant la déréliction sociale et raciale. Comme lorsque le dénommé T.C., incarcéré, reçoit la visite de sa mère et de son fils, tout bébé : « Toute l’euphorie née de la présence de son fils avait été balayée dès son départ ; il redoutait soudain qu’en introduisant Malik dans cet enfer, même pour une simple visite, il ait lié le destin de l’enfant à ce lieu ». Un déterminisme sociétal, culturel, voire biologique, aurait-il ancré la négritude dans la pulsion délinquante et criminelle ? La faute à l’homme blanc, à la trainée infamante de l’esclavage et de la ségrégation, pourtant disparus, à la pauvreté, ou à un atavisme que l’éducation ne parviendrait pas à découdre tant le taux de délinquance des Noirs est presque 8 fois plus élevé que chez les Blancs alors que les premiers représentent moins de 15% des habitants des Etats-Unis. De là à ce que ces délinquants deviennent des activistes du pillage et de la violence sécessionniste anti-blancs, organisés en milices, l’Histoire récente semble le démontrer, de Chicago à Portland. Il ne faudrait pas cependant confondre race (un concept périmé d’ailleurs) et crime…
De ce voyage polyphoniquement romanesque, et même si la plus grande partie des Etats-Unis sait vivre dans la paix et la prospérité, la psyché américaine sort fissurée. Quand en Postamérique, le changement climatique largement fantasmé aura moins dévasté la terre que l’économie par tyrannie écologiste, restera-t-il un seul esprit intact ? À moins qu’il suffise de l’explosive surconsommation de psychotropes, largement responsable de la criminalité pléthorique et des tueries de masse, tels que le révèle Roger Lenglet[12]. Pire encore, car bien plus réaliste, la schizophrénie politique fait d’une fraction des Démocrates des factieux postmarxistes, anarchistes et racialistes, qui, comme les personnages de Denis Johnson, aiment par dessus tout le chaos. Et comme ceux de l’Anglais James G. Ballard, dans Millenium people et Super-Cannes,romans dans lesquels les cadres très supérieurs de l’Eden-Olympia peuplent leurs loisirs du luxe du délit, du braquage et du meurtre[13] ; ce en quoi l’écrivain avait pressenti de telles mœurs destructrices. Un fascisme aux milices offensives et aux couleurs rouge-black-vert agrège des suprématistes noirs, des islamistes et des mouvements d'extrême-gauche enragés à détruire in nucleo l'Occident judéo-chrétien. Racistes noirs instrumentalisant le souvenir de l’esclavage et islamistes offensifs, cachant combien ils furent et sont encore esclavagistes[14], se tiennent par la main, du moins provisoirement avant de revendiquer chacun la tabula rasa, de prendre les armes au service d’une victoire totalitaire, pour déraciner les fondements de la démocratie libérale, menaçant de fracturer et araser la nation américaine, où se saborde et pourrit l’esprit de la Constitution de 1787. Terrible pessimisme ou salutaire avertissement pour que l’Amérique de Donald Trump[15] puisse restaurer la paix et la liberté ?
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.