Biblioteca del Monasterio San Lorenzo del Escorial, Madrid.
Photo : T. Guinhut.
Muses Academy
IX
Récit du cinéaste Thalios
L’ecpyrose de l’Envie.
(...)
Les vols en série me devinrent coutumiers, facilités par de sophistiquées techniques de pickpocket, d’illusionniste. Il me fallait consacrer mon peu d’argent à voyager pour léser de nouvelles victimes aux richesses trop concurrentes qui ne pouvaient être amoureuses de leurs livres puisqu’elles les vendaient. Voyager pour brouiller les pistes, ne pas voler plus de deux fois dans la même boutique, écumer Bruxelles et Francfort, Lyon et Genève, Milan et Munich, Bordeaux et Londres… Si je ne dépensais plus guère mes sporadiques émoluments dans les librairies anciennes et modernes, je les jetais à pleines mains (lorsque je réussis à vendre le scénario de Ghost in the black town) dans les billets d’avions qui étaient autant de sésames vers de nouvelles boutiques, de nouveaux trésors qui surprenaient mon érection bibliophilique autant dans ma culotte que dans ma calotte crânienne : les Mille et une nuits illustrées par Van Dongen et reliés par Paul Bonet, un San Antonio illustré par Dubout et dédicacé, Les Baisers de Dorat aux gravures, bandeaux et cul de lampes par Eisen dont j’embrassais longuement la reliure en cuir de biche tendre ornée de fers dorés aux baisers, la Bible miniature de Rutlangenner, dont la plupart des exemplaires furent brûlés à cause de la gravure jugée licencieuse de Loth et ses filles, le Voyage in moda Utopia de Pichegrande et ses illustrations sur canivet, le Manuel d’inquisition des sorcières relié au XVI° en peau de fesse de suppliciée, Les Priapées de Saint-Vit faussement relié sous le cuir noir à la cathédrale des « Prières matinales pour le parfait chrétien » en fait pour de culottés calotins…
Jusque dans les films de mes rêves j’allais voler. Je rêvais de lèvres de crapauds qui se pendaient aux oreilles, de livres de magie noire jamais répertoriés, y compris à la Bibliothèque du Congrès, sur le pouvoir obscène de la bave de crapaud, sur l’encre magique que l’on pouvait extraire de crapauds pressés entre deux plaques de bronze, de livres païens reliés en peaux de crapauds pustuleux et racontant les amours interdites de crapaudes bipèdes aux cuisses ouvertes au-dessus des humains fascinés… Et le matin, lorsque je voulus lever des croquis de ces livres pour les filmer, ils avaient disparus… Qui donc me les avait volés dans mon rêve ?
Toujours, une micro-caméra en marche à la boutonnière, j’illustrais le sempiternel combat et l’assomption enlacée de ces ami-ennemis indissociables : le livre et le cinéma. J’aurais voulu pouvoir me greffer sur la cornée une pellicule sensible enregistrant pour la postérité ma vision ainsi que mon permanent jeu d’acteur reflété dans une dimension satellitaire sans cesse suspendue autour de moi… Un film racontant l’histoire d’un bibliophile animé par le démon de l’Envie, ce suave péché capital, me venait à l’esprit…
Un jour cependant, je fus à un doigt de me faire prendre. A Lyon, une fois la vitrine ouverte avec la permission de la clef de l’officiante, mes doigts salivèrent au contact d’un Ronsard publié du vivant de l’auteur et couvert de peau de vélin aux fers dorés. La libraire était digne, son chignon impeccable, ses fines lunettes lui faisaient une maturité charmante. Est-ce parce que je me laissai chavirer un moment par ce charme que mes doigts perdirent le charme qui devait les faire agir en glissant l’un des deux objets de mon désir dans une de mes poches aux fonds masqués ? « Si Monsieur veut bien nous rendre le Ronsard avant que j’appelle la police… ». Thalios recouvra en un instant son meilleur sang froid. « Ah pardonnez, j’ai dû le reposer de manière erronée parmi les Bible ou les Elzevier ». Ce tour de passe-passe, étant donné le format modeste, fut exécuté sans coup férir, Thalios le faisant jaillir d’entre deux tomes de La Jérusalemdélivrée. « Que Monsieur m’excuse, j’avais cru… » « Ce n’est rien », la coupa-t-il. Peut-être aurait-il pu alors, la glace étant rompue, changer son visage de crapaud en celui d’Humphrey Bogart et tenter une délicate manœuvre de séduction empruntée à Jean Marais, mais en tuant un de ses désirs, et le plus aigu, elle avait tué l’autre… Ce Ronsard lui manqua longtemps…
Mais dans ma grange bibliothèque, malgré quelques travaux sommaires livrés aux paluches grossières d’un artisan morvandiau, la splendeur de mes collections, les tranches peintes par des doigts experts en fleurs de lys et autres marbrures, les reliures aux sourdes brillances souffraient d’une incongruité monstre. Poutres torves, murs lépreux -qu’on ne voyait d’ailleurs presque plus sous les étagères de planches moisies lourdement garnies- plancher noir de nœuds, troué d’yeux aveugles, tatoué de crasse séculaire, plafond de plâtre taloché et tordu comme l’estomac d’un variqueux, l’écrin n’était en rien digne des bijoux indiscrets. Il fallait bien effet l’œil inexpert du menuisier plâtrier pour se contenter d’expectorer un « Ben Bon Diou, y en a pour du pognon ! », car quiconque eût ici pénétré, dans ce bâtiment aux extérieurs un brin sordide, n’aurait pu que s’exclamer combien il était transporté dans un musée richissime. Je manquai de place, je manquai de beauté. J’eus beau livrer à l’autodafé d’un joli brasier rouge et bleuté, quelques médiocres centaines de films bêtement accumulés, pour ne garder que le meilleur du cinéma et ainsi gagner quelques mètres de rayonnages, les acquisitions nouvelles confluaient et se bousculaient comme les containers dans un port chinois. Il me fallait donc un lieu que je ne pouvais acquérir. Pourquoi alors ne pas se transporter, avec la fine fleur de sa collection, dans une des plus belles bibliothèques d’Europe et s’y livrer à une occupation, une possession exclusive et ultime, dans le sublime orgasme du bibliophile comblé ? Ce serait mon rôle le plus intime, révélateur, au dessus de la verdeur grenouillesque de mon visage, de mon goût parfait, de ma capacité de composition d’un univers en réduction par la grâce de la bibliophilie filmée, ce serait mon film le plus esthétique et extatique, enfin échappé dans la transcendance…
Patiemment, j’échafaudais un plan parfait pour parvenir à mon acmé. Après maintes documentations, explorations et délibérations, j’arrêtai mon choix sur la bibliothèque Anna Amalia de Weimar. La plus belle de toutes, certes pas l’une des plus vastes, des plus nombreuses et des plus riches, mais encore à taille humaine, intime comme l’amour autour d’un corps. Son plan ovale mimait le cosmos. Son Apollon vainqueur et solaire s’élançait au plafond peint au travers et au-dessus des balustrades du seul étage. Ses bustes de poètes et de philosophes étaient aussi purs et blancs que ses stucs baroques. Ses étagères exquisément moulurées et peintes étaient chargées de trésors sensuels en cuirs et vélin, en allemand et latin, en italien et français, manuscrits enluminés et incunables, jusque là hors de ma portée qui allaient devenir miens et dont j’allais abreuver mes yeux et caresser mes doigts jusqu’à l’âme… Sûrement, son Conservateur pourtant comblé de suavités bibliophiliques ne savait pas la posséder, l’aimer, l’idolâtrer…
Sous les caméras de surveillance d’Amalia, Thalios revint plusieurs fois, à chaque fois discrètement déguisé en un écrivain différent, et chaque fois déguisant sa voix comme un acteur de comédie à petit budget qui doit interpréter à lui seul tous les rôles, depuis la diva jusqu’au bruiteur de dessins animés : Walter Benjamin à moustache et feutre mou, Tristan Tzara au nœud papillon et à la voix perchée sur son monocle, Richard Burton noir de mélancolie et à la voix rauque comme un dragueur de bile, Virginia Woolf au chapeau-cloche, Casanova aux poignets de dentelles et aux tabatières de diamants, Raymond Chandler au col de celluloïd taché d’encre de machine et à la voix déglinguée d’alcool, Léopold Sédar Senghor vêtu de perroquets violets et d’un chapeau d’écorce de baobab, Thomas Mann aux boutons de manchettes en or, Borges en aveugle avec canne à pommeau elliptique et cosmique, Dante en bonnet pendant, Umberto Eco avec barbe et lunettes, Roberto Bolano aux traits émaciés par le cancer du foie, Murasaki Shikibu en kimono d’intérieur aux oies sauvages volant vers le septentrion, Héraclite avec des cendres volcaniques sur ses pieds nus, Rudyard Kipling sous un turban indien, Cervantes avec une fraise comme sur le portrait du Comte d’Orgaz par Le Gréco, Frédéric Dard sous une piteuse calvitie, Proust en veston blanc et cathleya à la boutonnière avec une voix de folle achevée... A chaque fois, je cachai quelques uns de mes livres préférés derrière les rangées de livres en prenant bien garde que la Cerbère à gros cul et jupe entravée jusqu’aux lèvres en col de poule ne me vit pas. Après une cinquantaine de visites toujours plus extasiées, je me cachai derrière une étagère en espérant que la grue filiforme de garde qui remplaçait ce jour là mon anti-égérie avait omis de compter le lot de visiteurs. Je collai alors sur les œilletons des caméras une photo approximative de ce qu’elle devait veiller, photo piratée en m’introduisant via internet dans le logiciel de sécurité.
Dans mon hôtel de Weimar, dont le balcon avait reçu la morve allemande des discours éructés par le Führer (ce charlot qui avait écrit un mauvais livre et avait fait brûler ceux d’autrui sur des bûchers vulgaires et criards), je rêvais sur écran géant de crapauds immenses envahissant la bibliothèque Anna Amalia de leurs sexes pustuleux ouverts comme des doubles pages in folio pour absorber leur lecteur; je rêvais de Charlot Chaplin jeune qui venait me prendre la main pour me remettre sur la scène un bouquet d’Oscars, et c’était un panier de ces livres reliés en peau de crapaud noir, de ces démonologies interdites qui brûlaient les mains de ceux qui les saisissaient autrement qu’avec des gants en peau de porc, qui brûlait le désir et le cerveau et la bistouquette innocente des bibliophiles obsessionnels…
Je venais alors de déchiffrer une affichette chez le seul libraire d’ancien de Weimar -ce pourquoi je m’étais bien gardé de le piller, malgré une tentante édition originale du Werther de Goethe, reliée en veau blond raciné- qui mettait en garde contre un voleur bibliophile poursuivi par Interpol. Il y avait également un portrait robot alarmant, qui ne me ressemblait pas vraiment, ou qui ressemblait à l’acteur de mon propre rôle… Mes jours de liberté étaient probablement comptés. Mon projet devenait plus qu’urgent. Ma quête des plus grands livres de la civilisation humaine allait de toutes-façons trouver son terme. Soit j’étais menotté avec un ultime livre précieux sous mon aisselle ; soit je consentais à voir avorter l’expansion infinie de ma collection en cessant tout bonnement mon activité paradisiaque. Penser que j’aurais pu ainsi, si l’impunité m’avait préservé, doubler, tripler, sextupler pour moi seul la richesse de l’Anna Amalia…
Stiftsbibliothek, St.Gallen, Schweiz. Photo : T. Guinhut.
Enfin, une nuit, sous mes propres projecteurs, sous ma propre caméra, j’installais au centre du parfait ovale baroque, entre les manuscrits enluminés et reliés en peaux de porc, les Genèses incunables aux fermoirs de fer et aux gravures coloriées par de saintes mains, les Décaméron historiés, les vies et les conciles ecclésiastiques, les auteurs latins traduits pour la première fois en français, les éditions originales de Goethe et Schiller, les études de linguistique arabe et les contes des Mille et une nuits dans l’édition du Cabinet des fées, j’installais disais-je, les fleurons de ma collection volés aux douze coins de l’Europe. Je les rangeais sur le sol. En ordre de bataille, comme de braves soldats du feu. Les plus petits devants. Les plus grands derrière. Tous leurs dos aux titres dorés riant vers la lumière. D’abord une minuscule Foutromanie du XVIIIème français aux gravures cochonnes et maladroites, premier opus que j’avais ici amené sous le manteau. Au second rang, la première édition complète et ne varietur de l’édition Brockhaus, conforme au texte original de Casanova, de L’Histoire de ma vie, reliée en maroquin citron. Au troisième rang mon Diable à Paris, objet de mon premier amour voleur. Au quatrième rang les grands cartonnages Hetzel en percaline vieux rose illustrés par Gustave Doré. Au dernier rang les in-folio pour lesquels j’avais dû harnacher l’intérieur du dos de mon pardessus : Atlas de Blaeu et autres volumes de planches de L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Avec quel ravissement et religieuse vénération n’installais-je pas mon Discours du Songe de Poliphile, exemplaire venu des bibliothèques Fuger et Esmérian, illustré par Cousin ou Goujon et relié dans le style de Grolier, rarissime objet volé à Chartres chez Sourget. Et mon Ovide, les Métamorphoses en latin, publiées en format oblong chez Plantin à Anvers en 1591, illustrées de 180 gravures sur cuivre qui me mettait le feu aux joues à chaque fois que je ne faisais que penser à lui. Environ cent cinquante volumes chatoyants ou ternis par la gloire des temps qui allaient être rédimés dans la gloire du feu intellectuel et d’origine divine qui les créa. Parmi lesquels, bien sûr, Les Cent visages du cinéma, dont les 700 pages, sur vélin pur fil Lafuma numéroté, avec envoi de l’auteur, étaient reliées avec un savant collage de chutes de pellicules de L’Eternel retour de Cocteau ; ainsi que mon fripon Voleur de Darien au tout premier rang relié plus rouge que le feu aux joues de la honte et du bonheur mêlés. Car qui ne sait pas que la mort de l’aimée est pour l’amant l’émotion la plus folle et la plus transcendante… Je voulais donc pour mes livres et pour la bibliothèque la plus belle ecpyrose : brûler d’amour pour eux et pour elle ensemble !
Mes cinquante tickets d’entrée, je les avais avec soin collectionnés: quels délicats allume-feux ne feraient-ils pas ? L’essence des grands textes et des beaux livres allait se réaliser dans l’essence qui les humectait, dans l’essence qui allait jaillir comme du sperme igné de l’esprit séminal de notre Thalios, ainsi définitivement unis au corps des livres et subsumé en parfaite essence bibliophilique dans l’embrasement amoureux et conjoint de son enveloppe mortelle, de l’éternité des livres, de l’éphéméréité de la belle Anna Amalia Bibliotheka.
Mon savant délire de complètement allumé m’avait permis, lors de mon dernier voyage, de cacher dans mes jambes de pantalon et manches de veste -j’avais eu l’air alors d’un Joyce haltérophile à moitié invalide à Zurich- huit longues fioles de zinc remplies d’essence sans plomb qui allaient se muer en autant de cocktails molotov. Sans compter les deux litres d’eau de vie de framboise dissimulées sous mon chapeau qui avaient accentué ma dégaine d’auteur de polars de gauche bourré comme un coing et qui allaient arroser ma chère collection de volumes précieux. Y-compris le tirage de tête dédicacé, sous reliure ignifugée, du Nom de la rose d'Umberto Eco...
Mais au moment de réaliser mon grand œuvre, mon opération alchimique, qui évacuerait ma peau de crapaud, ma voix coassante, conjointement à l’ecpyrose de la masturbation splendide de ma colonne grecque, et au moyen de l’allumette soufrée frottée contre les flancs violets de la boite, jetée sur les reliures imbibées et odorantes, lorsque le ballet des flammes s’éleva vers moi en un vlouff soudain et salvateur- Thalios n’avait pas prévu (oh cécité de la volonté !) qu’un performant système de sécurité allait se mettre en action.
Echaudés par le précédent incendie, causé celui-là par une défaillance électrique, le conservateur et ses multiples experts avaient fait installer le nec plus ultra en matière de protection contre le feu. Au même instant, sans rien distinguer de sa folie, que sa caméra, elle, distinguait, Thalios entendit le souffle vainqueur de son bûcher, le glissement de vitres anti-feu le long des boiseries de chaque rayonnage et une vigoureuse douche de neige mousseuse. Cramé autant qu’enneigé, plus noir et blanc qu’un caractère d’imprimerie à demi effacé sur une page, Thalios barbota quelques minutes dans la boue crémeuse, qu’il ne confondit qu’un instant avec le sperme misérable de l’extase qu’il s’était procurée au moment exact du frottis inflammatoire, à moitié étouffé jusqu’aux amygdales, les chairs des membres moins caramélisées qu’une peau de magret de canard jetée sur la poêle…
Quand un escogriffe neigeux surgit alors… Il crut distinguer le Conservateur lui-même, les bras et les globules des yeux en bataille, la robe de chambre ailée comme les serpents d’une Furie… C’était lui en effet, hurlant indistinctement et projetant un Niagara de postillons qui aurait éteint à lui seul tout bon incendie normalement constitué. Jetant les pans protecteurs de son habit d’oiseau de nuit sur les volumes accumulés par Thalios, atterrissant tel un rugbyman dégingandé sous la gorge de Thalios qu’il agrippa de ses serres inflexibles… Menacé de perdre l’usage de son larynx, l’incendiaire refroidi brandit alors un in folio (la percaline rosée de L’Enfer de Dante illustré par Gustave Doré) qu’il asséna bruyamment sur la tête de son agresseur. Sous la violence du coup, la vieille momie s’écroula comme une crêpe chantilly. Thalios l’aurait achevée en ajoutant l’indispensable confiture de fruits rouge à son grand-œuvre si le gardien ne lui avait vigoureusement et dans un cri de rage plaqué les coudes sur les omoplates. Le bibliophile voleur et incendiaire -ainsi il apparut à la une des journaux de Thuringe et de Bavière- quitta menotté sa chère bibliothèque pour une cellule de dégrisement, via l’arrière d’une voiture de police, tandis que le Conservateur refusait tout soin pour apporter les siens aux volumes abandonnés par leur illégitime propriétaire. L’enluminure du feu et du sang de la gorge de Thalios sur le vélin de quelques pages du Hieronymus de Pragagel imprimé au XVI° siècle à Venise méritait-elle d’être ainsi pieusement conservée en mémoire de l’événement ?
La caméra que Thalios avait installé sur pied continua de fonctionner jusqu’à ce que le seul maître du terrain bibliophilique la récupère intacte. C’est bien ainsi que l’on put retrouver le film des événements où l’ou voyait s’agiter un Buster Keaton compulsif jouant une religiosité hyperbolique. Bientôt, les volumes si adroitement volés retrouvèrent leurs précédents propriétaires. A moins que, là où Thalios les avait échoués, ils fussent recueillis par défaut. Mais ce ne fut pas un défaut pour notre Conservateur Von Wilemnine ainsi aisément guéri de ses émotions et commotions qui consentit de bonne grâce à enrichir avec eux les collections de l’Amalia…
Quant à Thalios, ce bibliophile kleptomane dont l’autodafé n’avait léché qu’une poignée de cheveux, d’épiderme et de reliures, il fut déclaré maniaque responsable par le tribunal de Weimar, bien que son avocat eût plaidé le désordre psychique. N’avait-il pas montré qu’il ne comprenait pas toute son histoire ? Que son immaturité maladive confondait l’objet de son désir avec la réalité de la propriété ? Il serait aujourd’hui, et par ironie du sort consentie, connu de quelques malfrats d’occasion pour être le bibliothécaire de la prison-hôpital, gérant les poches avachis et délabrés, pour la plupart des polars de seconde zone -San Antonio mal traduits et SAS aux pages parfois manquantes- et des revues pornographiques tachées par la salive et le sperme sidaïque des détenus. Le pauvre garçon reste bourrelé de remords pour avoir, croit-il, sauvagement tué le conservateur de l’Amalia qu’il persiste à appeler du nom d’on ne sait quel maffioso de seconde zone… Il fut condamné à vivre sans allumettes, briquets et autres silex et amadou pendant un purgatoire de sept ans dont l’Histoire ne retint pas la fin. Ce pourquoi son histoire est ici néanmoins racontée. Libre à vous d’en relier précieusement un exemplaire veillant derrière de pudiques vitrines ignifugées.
Aux dernières nouvelles, les producteurs qui lui avaient été les plus infidèles se livrèrent à de considérables batailles de chiffres pour acheter le dernier scénario de leur Muse soudain favorite : un pont d’or lui fut ouvert, qu’il ne pourrait cependant franchir qu’une fois sa peine purgée. Jouerait-il son propre rôle ? Hélas, il lui fallait refuser : il avait présentement un autre engagement. Le contrat fut signé et paraphé, les acteurs engagés, le film tourné. Il put le visionner dans sa cellule, mais sans se reconnaître sur l’écran -brûler des livres, quel fou furieux !- malgré le rythme, la couleur et l’inventivité du metteur en scène.
Le succès fut évidemment au rendez-vous. Et l’on dit que le crime ne paie pas ! Dans quelques années, peut-être retrouvera-t-il sa grange aux rayonnages dévastées par la justice, pour la changer enfin en digne réplique de son fantasme…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.