Christine de Pizan : Cent ballades d’amant et de dame,
traduit du français du XIV° siècle par Jacqueline Cerquiglini-Toulet,
Poésie Gallimard, 2019, 336 p, 10 €.
Christine de Pizan : La Cité des dames,
traduit par Thérèse Moreau et Eric Hicks, Stock, 2005, 312 p, 18,50 €.
Christine de Pizan : L’Epitre d’Othéa, PUF Sources, 2008,
traduit par Hélène Basso, 194 p et 152 p, 45 €.
Inès Villela-Petit : L’Atelier de Christine de Pizan, BNF éditions, 2020, 144 p, 29 €.
Le Moyen-âge flamboyant. Poésie et peinture,
Diane de Selliers, 2006, 380 p, 190 €.
La petite collection, 2021, 400 p, 49 €.
Mesdames, qui vous plaignez que l’histoire de la littérature n’ait pas fait assez place aux femmes, qu’attendez-vous pour vous mettre au travail, écrire l’une des œuvres marquantes et rêvées, pour être un Dante ou un Proust féminin ? En attendant cette alléchante perspective, il est encore temps de se pencher sur les plumes de ces dames, plus que délectables, et parfois occultées. Comme Murasaki Shikibu, Madeleine de Scudéry, Ayn Rand[1] ou Yoko Ogawa[2] pour le roman, Simone de Beauvoir et Hannah Arendt[3] pour la philosophie, Emily Dickinson[4] pour la poésie. Notre Moyen-Âge lui-même ne fut pas en reste à cet égard, avec Hildegarde Bingen[5], Marie de France, dont les Lais [6] viennent d’être bellement éditées en Pléiade, et Christine de Pizan. Cette dernière mérite aujourd’hui notre amicale et tendre attention. Non seulement elle cisèle Cent ballades d’amant et de dame, tout autant que l’Epitre d’Othéa, mais il faut sans nul doute la compter comme l’ancêtre d’un intelligent féminisme, grâce aux pages ardentes judicieuses de La Cité des dames, qui brillent au cœur du Moyen Âge flamboyant révélé par Michel Zink et Diane de Selliers.
Probablement Christine de Pizan est-elle la première femme de lettres à vivre de sa plume. Née en 1364 à Venise et décédée en 1430 à Poissy, elle a malheureusement glissé dans l’oubli après la Renaissance, pour ne retrouver qu’au XX° siècle la reconnaissance qui lui est souverainement due. En effet son autorité littéraire s’étendait jusqu’aux domaines politiques, philosophiques et historiques, sans oublier la poésie. Aussi c’est suite à une commande que furent rédigées les Cent ballades d’amant et de dame, ce qui n’ôte rien à leur sincérité. Mieux, c’est à un défi qu’elle doit répondre : réparer les griefs faits à Amour dans un ouvrage précédent, Le Livre du Duc de vrais amans. N’avait-elle pas, au travers de la voix de son personnage, « Sybille de la Tour », tenté de détourner une dame d’aimer ! Ainsi le nouveau recueil peut être lu et offert en guise de « gage dans un jeu courtois », pour reprendre la belle formule de la préfacière et traductrice.
Un amant et une dame, qui ne sont pas nommés, dialoguent, quoique le mari jaloux, irrités par les médisants, s’interpose à l’occasion de la quarante-deuxième ballade. Menacé de mort par l’Amour, l’amant convainc progressivement la dame jusqu’au baiser, lors de la ballade soixante-quatre. Mais les obstacles à l’union, les séparations, dont un voyage « Du bon, bel et gracieux / Qui navigua en mer / Loin dans une contrée sauvage », les retrouvailles, la difficulté de rester fidèle à l’honneur chevaleresque, le combat du temps contre l’ardeur du sentiment, « les médisants qui avaient préparé / contre nous un dur breuvage », les soupçons de la jalousie enfin entre les deux protagonistes conduisent à l’affaiblissement de l’amour jusqu’à sa mort. Par-delà le prologue, les cent ballades se referment avec le « lai de la mort », qui, prédit la dame, « Me fera tourner en cendre ».
Sous le couvert d’une intrigue apparemment simple, de la convention de la poésie courtoise, un véritable art d’aimer et de désaimer est divulgué. Pour ce faire, Christine de Pisan use d’allégories, comme « Amour », « Raison », « Fortune » ou « Mort », d’oxymores, comme « paix haineuse », ou « haine amoureuse ». Les métaphores les plus heureuses balisent le discours : « Que deviendra mon cœur quand je reverrai / Mon doux médecin ? »
Le chiffre cent vise à une certaine perfection, comme lors des dix nouvelles des dix narrateurs du Décaméron de Boccace. La subtile composition joue avec les chiffres pour placer au numéro cinquante la lassitude des aventures guerrière de l’amant qui s’écrie : « Ah ! Mieux vaut être couché entre deux draps / Douce dame, et vous tenir dans mes bras ! » Au refrain de la centième et dernière ballade, l’on peut lire : « En escrit y ai mis mon nom » ; « En escrit » étant l’anagramme de Crestine…
En traduisant le français du début du XIV°, Jacqueline Cerquiglini-Toulet parvient à respecter quelques-unes des rimes de l’original, tout en veillant, tant que faire se peut, à conserver le rythme des vers. Et bien sûr celui de la ballade, le plus souvent composée de trois couplets et d’une demi-strophe, l’envoi, et nantie d’un refrain. L’édition heureusement bilingue permet de retrouver la voix et le suc du lyrisme d’antan. Par-delà six siècles, ce recueil poétique, émouvant et beau, nous parle toujours…
Le terme étant né sous la plume de Charles Fourier en 1837, ce serait un peu anachronique de dire que Christine Pizan fut féministe. Cependant elle mit toute son énergie à défendre la cause féminine, d’une part en s’opposant à la misogynie de Jean De Meung affirmée dans son Roman de la rose[7], d’autre part en rédigeant en prose sa fameuse Cité des dames. Une sorte de songe, l’apparition lumineuse de trois dames, « Raison », « Droiture » et « Justice », va la convaincre d’édifier son ouvrage.
C’est évidemment d’une allégorique cité qu’il s’agit, répondant à La Cité de Dieu de Saint-Augustin[8]. Adaptant un texte de Boccace, Des Dames de renom[9], elle engage ces dernières dans une entreprise bien plus vaste. En effet toutes les dames de l’Histoire, biblique et de l’Antiquité, et en particulier les Amazones, sont ici énumérées au service d’une argumentation en faveur de la féminité et en tant que métaphorique matériau. Or cette cité est construite en trois étapes. D’abord « l’impulsion » au service de la fondation dans « le champ des Lettres » avec « la pioche de ton intelligence ». Puis les murs, l’édification des bâtiments intérieurs, enfin les toitures et « quelles furent les nobles dames choisies pour peupler les grands palais et les hautes tours ». Le monument est un rempart contre la barbarie faites aux femmes, contre l’ignorance dans laquelle on préfère les laisser. Aussi plaide-t-elle en faveur de leur éducation : « Je m’étonne fort de l’opinion avancée par quelques hommes qui affirment qu’ils ne voudraient pas que leurs femmes, filles ou parentes fassent des études, de peur que les mœurs s’en trouvent corrompues. […] Cela te montre bien que les opinions des hommes ne sont pas toutes fondées sur la raison, car ceux-ci ont bien tort. On ne saurait admettre que la connaissance des sciences morales, lesquelles enseignent précisément la vertu, corrompe les mœurs ».
La dimension polémique prend en faute les préjugés misogynes. Comme celui d’Aristote et des aristotéliciens pensant que c’est « par débilité et faiblesse que le corps qui prend forme dans le corps de la mère devient celui d’une femme ». De plus, elle est « navrée et outrée d’entendre des hommes répéter que les femmes veulent être violées et qu’il ne leur déplait point d’être forcées, même si elles s’en défendent tout haut ». Ainsi elle affirme l’égalité des sexes, s’insurge contre le viol et le mariage forcé avec des vieillards, auquel cas elle préfère, « me sentant jeune et débordante de vie […] prendre un amant » !
L’actualité de Christine de Pizan, considérablement en avance sur son temps, est surprenante. Certes, venue d’un milieu aisée et payée pour son travail par ses mécènes princiers, elle avait le bonheur d’avoir une écritoire et une « chambre à soi », pour reprendre la formule de Virginia Woolf[10]. Mais elle n’omit pas de souhaiter, dans Le Livre de la Mutation de Fortune, un autre de ses ouvrages, que cette dernière la prenne en pitié et la change en homme. Malgré l’abondance des femmes politiques et guerrières, des femmes savantes (et non au sens ironique de Molière), malgré leur chasteté, leur patriotisme, toutes ses qualités mises en avant par notre femme de lettres n’ont guère fait avancer les mentalités avant le vingtième siècle. Or « l’étude inlassable des arts libéraux », telle qu’elle la pratique et la vante, fait venir l’esprit aux femmes, donc à l’humanité, qui ne doit pas ignorer que « l’excellence ou l’infériorité des gens ne réside pas dans leur corps selon le sexe, mais en la perfection de leurs mœurs et vertus » ; aujourd’hui l’on ajouterait plutôt que dans leur couleur de peau…
Photo : T. Guinhut.
Visiblement copistes et enlumineurs (quoiqu’ils fussent parfois féminins) n’en ont pas pour autant dédaigné de calligraphier et de peindre cette Cité des dames, comme tant d’autres de ses œuvres. Par exemple, celle que les éditions PUF, associées à la Fondation Martin Bodmer, sise à Genève, ont publié, dans leur merveilleuse collection « Sources » : l’Epître d’Othéa à Hector, sur la « droite chevalerie ». Plus exactement un fac-simile d’un manuscrit réalisé vers 1460, probablement à Bruges par un copiste adroit et un enlumineur virtuose et à l’intention d’un grand bibliophile du temps : Antoine, Grand Bâtard de Bourgogne. Notons que ce coffret de deux volumes reliés, l’un pour le fac-simile, l’autre pour la traduction en français moderne, est préfacé par la même spécialiste diligente qui préside à nos Cent ballades d’amant et de dame : Jacqueline Cerquiglini-Toulet.
Déesse de la Prudence, la plus précieuse des vertus cardinales, Othéa, dont le nom vient peut-être d’O Theos, et derrière laquelle réside Christine de Pizan elle-même, rédige une lettre pédagogique destinée à Hector de Troie, un chevalier de quinze ans. Alors que son propre fils, Jean de Castel, a quinze ans en cette année 1400. Outre son métier, elle lui enseigne ses devoirs moraux et spirituels. Manuel d’éducation et mythologie se répondent, au travers de figures exemplaires.
Là encore ce sont cent poèmes, plus exactement des quatrains, didactiques et délibératifs, soit des conseils, à chaque fois suivis d’une « glose » et d’une « allégorie interprétative » en prose. À travers l’éloge et le blâme de Cadmus ou de Narcisse, le jeune destinataire se voit découragé du vice et encouragé à la vertu :
« Toutes les vertus, tu les entes et les plantes
En toi. Tout ainsi qu’Isis fait les plantes
Et l’ensemble des grains fructifier
Toi, tu as le devoir d’édifier. »
Ainsi les armes, l’amour et la sagesse sont le triptyque sur lequel repose l’éducation d’un prince.
L’œuvre de Christine de Pizan est d’importance, abondante, voire démesurée. Pensons à son Chemin de longue étude, achevé en 1402, un poème encyclopédique prolixe, puisqu’il chante en quelques six mille vers le voyage en rêve de l’auteure vers le Parnasse et différents Ciels, là où Dame Raison et autres personnages allégoriques cherchent le remède aux maux de l’humanité en imaginant un Roi aux sages vertus. Elle fut chargée ensuite de faire l’éloge d’un roi plus réaliste : Charles V. Ses talents étaient éclectiques, appréciés par nombre d’illustres protecteurs, au point qu’elle écrivit un ouvrage sur l’art militaire, le Livre des Faits d’Armes et de Chevalerie, et un autre sur l’art de gouverner le peuple, le Livre du Corps de Policie. Elle commit également en 1407 une étrange autobiographie, l’Avision, toujours dans une dimension allégorique, depuis son enfantement dans le ventre du Chaos jusqu’à sa rencontre avec Philosophie. Marquée par les maux des guerres qui ravagent la France, elle écrivit une Lamentation et, en 1413, un Livre de la Paix, pour achever son œuvre avec un éloge : Le Ditié de Jeanne d’Arc. Reste à l’édition de s’emparer de ces titres, pour notre plus grand bonheur.
Cette femme impressionnante fut de surcroît engagée dans les débats politiques et intellectuels de son temps, créa son propre atelier de copie, fut sa propre libraire, non sans exécuter de sa fine main cinquante-quatre manuscrits originaux. Pour s’en convaincre, invitons le lecteur à découvrir le livre précisément informé (et illustré) d’Inès Villela-Petit : L’Atelier de Christine de Pizan. La poétesse était également une entrepreneuse…
Poésie, roman, essai allégorique, peinture et musique sont les ingrédients du flamboiement culturel médiéval. Comme pour Hildegarde de Bingen, comptons parmi les merveilles du Moyen-âge la reine de la Cité des dames. Il n’est pas étonnant qu’avec deux ballades et un virelai Christine de Pizan figure en bonne place parmi les pages de l’écrin du Moyen-Âge flamboyant, l’un de ces volumes somptueux dont l’éditrice Diane de Selliers a le secret. Ce sont cent-dix poèmes du XII° au XV° siècle, illustrés grâce à deux cents manuscrits français des XIV° et XV° siècles, le tout préfacé par Michel Zink, spécialiste des troubadours[11]. Cette poésie de cour et d'amour ne peut que transmuer et enchanter notre vision d'une ère que l'on aimait à penser obscure. La liberté d'esprit, la tendresse, le respect et le raffinement, voire le badinage, sont parmi tous ces vers, lisibles en français moderne aux côtés des originaux en langues d'oc et d'oïl. L'on a rarement vu autant de manuscrits enluminés de coloris époustouflants comme en ce beau livre, cités féériques, dames et chevaliers, luxure et vertu, jardins et enfers, guerre et paix, art de vivre et de mourir. Ce sont également de précieuses allégories, comme celle du Duel entre Cœur et Courroux, peint vers 1460, auquel répond une chanson de Chrétien de Troyes : « Un cœur insensé, léger, volage, / Ne peut rien apprendre d'Amour. / Tel n'est pas mon propre cœur : / Il sert sans espérer de merci. »
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.