Forêt domaniale du Bois Henri IV, La Couarde-sur-mer, Île de Ré.
Photo : T. Guinhut.
Thomas Pynchon,
ou les vices cachés du roman policier
et autres Fonds perdus
du web profond et du 11 septembre.
Thomas Pynchon : Vice caché,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard,
Seuil, Fiction et cie, 352 p, 22,50 €.
Thomas Pynchon : Fonds perdus (Bleeding Edge),
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, Seuil, 2014, 464 p, 24 €.
L'on serait tenté dire que tout bon roman, et a fortiori policier, présuppose un « vice caché » qu’il s’agit de ramener au jour afin de châtier le coupable. Le couple détective criminel est alors indispensable, indissociable. Thomas Pynchon ne déroge pas à la règle. Bien qu’engagé (on n’en attendait pas moins de lui) dans une démarche parodique, il respecte les attendus du genre. Au point que ce roman qualifié de « Pynchon light » par quelque critique américain - ce qui se justifie pour un opus de moins de quatre cents page comparé aux monstres que sont Contre-jour ou L’Arc en ciel de la gravité - ait pu décevoir : comme un bad trip rangé des voitures : « ça finira fatalement en téléfilm, de toute façon, quoiqu’il arrive. » objecte justement un personnage à Doc Sportello, le détective déjanté, comme il se doit. Sauf que Thomas Pynchon n'écrit pas à fonds perdus, pour jouer avec son titre, il fonde son enquête romanesque sur d'autres vices cachés, peut-être pires, ceux du web profond...
Guère de surprise non plus en ce qui concerne les méchants ; ils ont à leur tête Mickey Wolfmann, « le gros bonnet de l’immobilier ». L’onomastique suffit à déplier les noms : l’homme loup n’est qu’un mickey, quand Doc Sportello, sorte de Docteur Justice au rabais « qui se tapait des voyages à l’acide » est plus clownesque que sportif. Quant à Bigfoot, l’inspecteur qui est son meilleur ami et ennemi, il fait aussi l’acteur de composition qui « avait accessoirisé sa tenue » tout en étant plus qu’ambigu dans rapport à la loi… D’un côté le capitalisme prédateur et mafioso, de l’autre les gentils junkies californiens, entre les deux une police à peine plus reluisante, en une sorte d’écho manichéen à l’univers de Vineland, qui les voyait s’opposer dans le cadre plus large de la politique de Nixon pour finalement se confondre. Cette fois, l’infâme milliardaire Mickey est à la tête d’une « Fraternité Aryenne », ce qui ne l’empêche en rien de disparaître. D’où l’enquête, pleine de chausse-trappes, de meurtres, d’une ex petite amie envolée avec le disparu, de joints porteurs de délires… Comme souvent chez Pynchon, l’intérêt se distend, rebondit, l’intrigue principale se disperse, se ranime d’un coup pour se redéployer en satire des camés, hippies et autres surfeurs mystiques sur leur « Sainte Planche », raides dingues de mythes venus de cet océan Pacifique où l’on découvre un bateau appelé « Croc d’or », des dollars à l’effigie de Nixon, un trouble institut psychiatrique, avec une cravate porno pour indice. Quels complots, entre femme, amant et maîtresse, ont été ourdis ? Wolfmann a-t-il voulu rendre un argent impunément acquis et édifier en plein désert une utopie au loyer gratuit…
Evidemment, malgré des dialogues parfois inconsistants, fumeux, on ne confondra pas un instant Pynchon avec n’importe quel plumitif de polar. Qui d’autre que lui pourrait écrire avec un tel talent lyrique et contemporain ? « Parfois, dans la grisaille, la vue s’illuminait, ordinairement quand il fumait de l’herbe, comme si le bouton de contraste de la Création avait été tripoté juste assez pour conférer à toute chose un vague rayonnement, des pourtours de lumière, et une promesse que la soirée allait d’une manière ou d’une autre virer à l’épopée. » Ainsi, le portrait élégiaque d’une époque à jamais troublée s’élève, après les assassinats aux ordres de Charles Manson, les émeutes raciales et le retour au bercail des anciens du Vietnam totalement déglingués. Le regret des détectives mythiques à la Marlowe, aboutit à une dénonciation de la sanctification du flic : « la télé est saturée de foutus feuilletons de flics, on les présente comme des types normaux, qui essayent de faire leur boulot, qui ne menacent pas plus la liberté d’autrui qu’un bon père de famille dans une sitcom. » En de magnifiques morceaux de bravoure, ou « hippiphanies », le paysage de Los Angeles s’avère « psychédélique », comme galvanisé par une écriture sous stupéfiants, ce dont Pynchon n’a peut-être pas besoin.
Si Vice caché n’a pas la densité des chefs d’œuvre, une fois de plus, après Contre-jour, nous évoluons dans un monde de faux semblants, de jeux de rôles, où le rocambolesque contribue au show parodique, dans le cadre d’une nostalgie affichée des sixties et seventies - « cette prérévolution rêvée » - et d’un fétichisme régressif de son rock-and-roll. Non sans suggérer un fond sonore grave, voire désespéré, qu’on est en droit de trouver un brin paranoïaque (ce qui est constitutif de l’esthétique de Pynchon) : où en sont les libertés promises aux Américains ?
Qui l’eût cru ? Thomas Pynchon, quoique âgé de plus de 75 ans, (il est né en 1937) débarque à l’aube du XXIème siècle, avec tous les accessoires et les tics de langage des geeks pour explorer avec son héroïne le « Web Profond ». Roman policier décalé, roman du web, roman de société ; faut-il enfin et toujours admirer Pynchon, le maître outrageusement adulé par les critiques du postmodernisme, le fétiche des snobs de la littérature cryptée américaine ? Une fois de plus, chez notre auteur, « la paranoïa est l’ail dans la cuisine de la vie ». Mais pour votre serviteur, critique et lecteur, qui répugne à l’ail cru dans la gastronomie, il y a un pas de trop dans cet ultime et brillant roman de l’un des plus grands créateurs d’univers littéraires décalés.
Ce n’est pas la première fois que Pynchon se coule dans une héroïne : dans La Vente à la criée du lot 49, c’était Oedipa Mass ; dans Vineland[1], Frénésie et Prairie. Comme Maxine, qui enquête à « fonds perdus », elles sont absorbées dans une quête de mondes mystérieux et parallèles. N’oublions pas que la quête est toujours également au moyeu de ses plus vastes romans, en particulier Mason et Dixon ou V, ou de plus modestes, comme Vice caché.
Maxine Tarnow, donc, « experte anti-fraude » de son état, qui perdit sa licence officielle en conseillant de troubles clients, évolue en « free-lance » dans un lacis d’enquêtes, parmi tout un peuple de marginaux, de chefs d’entreprises du Net, de programmeurs et de concepteurs, de geeks et de hackers, de « caïds de l’informatique », mais aussi d’agents plus ou moins gouvernementaux, d’espions, d’assassins, sans compter corrupteurs et corrompus, voleurs de fichiers, escrocs du web et autres engeances.
La boussole de l’investigation s’oriente autour de l’énigmatique Gabriel Ice. Pourquoi sa start-up n’a-t-elle pas plongé lors de l’explosion de la bulle Internet ? Au contraire, il semble avoir prospéré, acquérant des canards boiteux, opérant des mouvements de fonds colossaux. Quel rôle joue donc « haschslingrz », une société de sécurité informatique, dans cette « carabistouille » ? L’exploration romanesque et parapolicière plonge alors au tréfonds des canaux du « Web Profond ». Là, parmi les pixels de l’écran, à la croisée et au terme de parcours kaléidoscopiques, où rien n’est référencé par les moteurs de recherche, les banques de données occultes et les transactions malignes prospèrent en zones cryptées au rythme de mots de passe volatiles, de portes dérobées… Vers quelles troubles destinations s’orientent « les vendeurs fantômes, les flux de capitaux à destination du Golfe », alors que nous sommes à la veille du 11 septembre ? Alors que l’on espère « que le mal n’arrive jamais en rugissant du ciel pour exploser en plein dans la tour des illusions où chacun se croit à l’abri », rare moment où Pynchon évoque l’événement-charnière du monde occidental avec un tant soit peu de brio…
Pour corser l’action, Maxine est issue d’une famille juive new-yorkaise, et son ex-mari, Horst, occupe un bureau au centième étage du World Trade Center… Pire encore, Gabriel Ice, qui « joue un rôle clé dans le transfert illégal de millions de dollars sur un compte à Dubaï, contrôlé par le fonds de la Wahhabi Transreligious Frienship […] grand argentier terroriste bien connu », est juif, peut-être « Juif Qui-Se-Déteste ». Est-il « le prochain Empire du Mal » ? Nous laisserons au lecteur découvrir les étapes de l’investigation de Maxine, en particulier une vidéo accusatrice, des délits d’initiés boursiers, finalement détentrice d’une bonne partie des tenants et des aboutissements du complot…
Parmi les passages les plus étonnants du roman, il faut compter avec les descentes de Maxine dans le « Web Profond » de « DeepArcher » : lyriques voyages labyrinthiques, pathétiques descentes aux enfers, espace presque métaphysiques, où les identités se démultiplient, voire se restructurent post-mortem, où la pellicule des pixels efface la limite entre le virtuel et le réel de « la viande-sphère ». Là, « DeepArcher [est] sur le point de se déverser dans le périlleux golfe entre l’écran et le visage ». Ce sont « les confins de l’in-navigable », les « confins du commencement, avant la Parole » ; on y trouve « la trace, comme le rayonnement du big-bang, du souvenir, dans le néant, d’avoir été quelque chose ». Ainsi, « qui du Web Profond franchit le seuil / plus jamais ne ferme l’œil. » Mais qui est « l’Archer » ? « Celui-là est silencieux ». Une dimension proprement mystique irrigue de son mystère les plus belles pages, surtout lorsque le « logiciel » et son « manuel » sont comparés à « la Kabbale », les « geeks » à des « rabbins »…
La composition de Fonds perdus est beaucoup plus linéaire et bien moins arborescente que celle de Contre-jour[2] ou de L’Arc-en-ciel de la gravité ; d’où une réelle aisance de lecture, malgré une concision rarement au rendez-vous, parmi un puzzle aux zones brumeuses, une intrigue souvent cotonneuse, dispersée par le bruit de fond des conversations plus ou moins essentielles, voire totalement accessoires, un peu comme le conçut Gaddis[3]dans son Gothique charpentier. Comme si Pynchon avait tendu un microphone parmi ce sociolecte : le langage vulgaire et branché du lieu et du temps. Ce faisant, il faut lire ce roman comme une lettre d’amour permanente à la cité américaine par excellence, à ses habitants, ses acteurs. Le tableau tendre et satirique du New-York -et par voie de conséquence des Etats-Unis, sinon de l’Occident connecté- de l’aube du XXIème siècle se déploie comme « une anthropo dans le primitif urbain », entre ses chauffeurs de taxi mabouls, ses yuppies, ses passants, ses actionnaires, ses programmeurs et hackers, ses assassins et victimes, ses agents peut-être doubles, sans omettre les grands manitous de la webéconomie… Un monde souvent futile et clinquant, qui vaut plus par le prix que la valeur, étale sa vanité sous le clavier du satiriste : le « si une pointcom avait une âme immortelle » ne demeure à l’adresse des yuppies qu’un vœu ironique et sans transcendance.
La psychologie n’était guère en son œuvre la préoccupation de Pynchon. Sans aller jusqu’à qualifier Fonds perdus de roman psychologique, il faut admettre là que le personnage de Maxine prend au fur à mesure de la narration -par tableau successifs et diffractés- une réelle ampleur. Le lecteur parvient aisément à une certaine empathie vis-à-vis de cette modeste héroïne, voire à une identification, ce qui trop souvent frôlait l’impossibilité, entre V et L’Arc-en-ciel de la gravité. Les deux enfants de Maxine, le retour de son ex-mari Horst, sa famille, forment un noyau, certes un peu chaotique, néanmoins assez sûr parmi la jungle des yuppies, des geeks, des criminels, des mafieux et des agents plus ou moins gouvernementaux. Jusqu’à ce que la fracture des attentats du 11 septembre incise ce monde de son « bord coupant », ou « bord sanglant », pour tenter de traduire le titre original anglais : Bleeding Edge. Reste qu’au seuil de la vieillesse, une tendresse inattendue pour les relations familiales et interhumaines marque l’art (et peut-être la personnalité) de l’écrivain le plus fascinant et le plus secret des Etats-Unis, dont on sait ne connaître qu’une lointaine photo de jeunesse, qu’une furtive apparition dans le feuilleton des Simpson, un sac de papier couvrant sa tête.
On devine que le traducteur, Nicolas Richard, a dû user d’invention pour se faufiler avec brio au travers des jeux de mots, avec la « Meufia », la « nerdistocratie », avec les néologismes qui incrustent le langage pynchonien : « Au Vodkascript, ils trouvent une salle remplie de gosses-de-richstafariens, de cybergoths, de dev sans boulot, d’uptowners en quête d’une vie moins insipide »…
Il y a des moments de grâce (comme à la fin de Contre-jour) dans l’écriture, lorsque s’imposent des images époustouflantes : « un coucher de soleil post-coïtal », ou « celui qui aurait une vision vanille de ces questions », ou « une quête égocentrique de par le monde à la recherche du sérum de l’orchidée noire », ou encore : « la bulle Internet, hier encore ellipsoïde attirant les regards a beau retomber aujourd’hui en un effondrement rose-vif sur le menton tremblotant de l’époque »… D’autres moments, longuement étirés, piétinent dans les dialogues plus ou moins creux, non sans intercaler ces chansonnettes ironiques et bas de gammes dont la plupart de ses romans sont farcis, comme une marque de fabrique discutable. De même, la sous culture rock et disco, à moins que le lecteur soit un fan accompli capable de frémir au moindre clin d’œil nostalgique, imprègne, sauf la nécessité de faire époque, le fil narratif d’une confiture collante et flapie…
Le goût immodéré de Pynchon pour la paranoïa et les théories du complot atteint peut-être ici sa limite. Que le fascinant web profond de « DeepArcher », aux mains du glacial Gabriel Ice, dont l’absence totale de sens moral fait froid dans le dos, puisse être le repaire des convoyeurs de fonds pour des activités terroristes islamistes, soit. Mais que les attentats du 11 septembre puissent tenir leur code source de ce même Ice, des « salauds néolibéraux », de « Bush et les siens », des Etats-Unis eux-mêmes, du conglomérat militaro-industriel, de la CIA et du FBI, visant à accroître leurs revenus et leurs pouvoirs, voilà qui reste une hypothèse, certes à envisager, mais à probablement reléguer in fine dans les fonds perdus du fantasme gauchiste antiaméricain et antirépublicain… Si thèse il y a, la thèse conspirationniste d’un 11 septembre fomenté par la pire droite américaine n’est que l’ail de la paranoïa. Satire des théories du complot ou adhésion grotesque ? Si cette deuxième hypothèse est la bonne, l’auteur pourrait hélas avoir quitté ses talents d’ironiste postmoderne.Dans un roman qui n’est plus celui de la grande époque -de La Vente à la criée du lot 49 à Contre-jour- et qui a l’insigne mérite d’être un troublant jeu de piste fractal, il reste peut-être à Pynchon l’intelligence de laisser, à son lecteur, le choix.
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Merci de votre attention. Mes analyses de trois autres romans de Pynchon sont à votre disposition sur ce site...<br />
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Présentation
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