traduit de l’allemand par Juliette Aubert, Actes Sud, 416 p, 220, 23 €.
Daniel Kehlmann : Les Arpenteurs du monde,
traduit de l’allemand par Juliette Aubert, Actes Sud, 2007, 304 p, 21 €.
Rire et pleurer avec Tyll Ulespiegle, s'instruire avec les savants arpenteurs du monde, ainsi le romancier jongle avec les mythes et les sciences de l’Histoire allemande. Quand les guerres hélas récurrentes et les avancées des sciences sont le terrain de jeu d’une humanité régressive ou en avance sur son temps, elles sont également des terrains de jeux privilégiés pour l’écrivain. En une démarche résolument postmoderne, le romancier allemand Daniel Kehlmann revisite des icônes du passé, qu’il soit historique ou littéraire, au moyen d’ironiques et inventives réécritures. C’est au siècle de la guerre de Trente ans, soit le XVII°, qu’il emprunte le théâtre de son Roman de Tyll Ulespiegle, alors que celui des Lumières et de sa continuité au XIX° sert de matériau à l’intrigue des Arpenteurs du monde.
L’antonomase, cette figure de rhétorique qui fait d’un nom propre un nom commun, s’applique parfaitement au mot « espiègle ». À l’origine, quoique l’on n’en soit pas tout à fait sûr, Tyll Ulespiegle nait en 1515 à Strasbourg, où il est imprimé pour la première fois, écrit en haut-allemand par un cordelier, Thomas Murner. Car cet auteur, à qui l’on attribuait la chose sans guère de preuve, ne faisait que reprendre une légende relatée dans un recueil en bas-allemand vers 1483. Probablement un tel personnage aurait vécu dans le Schleswig-Holstein, paysan de beaucoup d’esprit, d’humour, dont les plaisanteries raillaient bourgeois et citadins. La puérilité et les bêtises de Tyll lui valurent d’être chassé de la maison paternelle. Qu’à cela ne tienne, la ville est propice à ses tours facétieux, voire obscènes, à ses farces, comme lorsqu’il passe au travers d’une vitrine en la brisant, fait sonner la monnaie sous la table au lieu de payer le rôti, ou vend à un cordonnier « des excréments gelés pour du suif[1] ». Bientôt les multiples éditions contribuent à doter le drôle de visées anticléricales à l’encontre de prêtres bêtas et roulés.
Le succès de cette histoire picaresque et comique entraîna bien des réécritures. Johann Fischart en 1572 en fit une moralisatrice version en vers. C’est en français que Charles de Coster, en 1867, reprit ce qui devenait un mythe, dans sa Légende de Ulenspiegel et de Lamme Goedzack au pays des Flandres et d’ailleurs, où le personnage devient le populaire champion de la justice et de la liberté, dans le cadre de la révolte des Pays-Bas contre la tyrannie espagnole de Philippe II. L’épopée nationaliste se fait héroïcomique, mais aussi sentimentale, puisque Till est amoureux de la belle Nele. Si l’on excepte un poème satirique de Gerhart Hauptmann en 1918 et le fameux poème symphonique de Richard Strauss en 1895, notre espiègle attendit notre siècle pour revivre d’une manière brillante avec Daniel Kehlmann.
Plutôt que de narrer l’origine de son personnage, depuis l’enfance, conformément à son modèle, notre auteur commence son roman in media res. Une charrette amène au village Tyll et ses deux compagnes. Une tente rouge, une toile bleue pour la mer, une tragédie d’amour à la façon de Roméo et Juliette, puis une comédie, des facéties au sujet du « roi d’Espagne à la lèvre inférieure charnue, lui qui croyait dominer le monde alors qu’il était fauché comme les blés ». Il provoque les villageois à jeter leur chaussure dans la foule et l’on devine qu’il s’en suivra plaies et bosses, avant de terminer en dansant sur une corde. Ainsi commence la série des aventures du saltimbanque, dans une Allemagne ravagée par la guerre de Trente ans. Mais jusque-là rien que d’assez fidèle à l’original, quoique narré avec vivacité.
Le père de Tyll est plus curieux. Claus a volé des livres qu’il consulte avec passion, préoccupé par ses « réflexions sur la nature du monde, sur l’origine des pierres et des mouches », qu’il rêve d’enseigner à son fils. L’un d’entre eux, sauvé des flammes, énorme, est en illisible latin. Ces volumes étranges sont le pont qui va relier Tyll aux érudits qu’il rencontrent, d’abord des Jésuites, parlant et écrivant en allemand, français et latin, dont le plus marquant est certainement Athanasius Kircher. Ce dernier n’a rien d’une fiction. Né en 1602 et mort en 1680, il est le plus étonnant savant de l’ère baroque, compilant les savoirs de son temps sur la minéralogie et les profondeurs de la terre, sur la tour de Babel et les mondes exotiques, de la Chine à l’Amérique, sur les machines magnétiques et optiques[2]. Il va jusqu’à s’imaginer pouvoir déchiffrer les hiéroglyphes : « un mur jaune argile et, dessus, des bonshommes à têtes de chien, des lions ailés, des haches, des épées, des lances, toutes sortes de lignes ondulées. Personne ne les comprend ». Quoique vaquant dans un univers où la magie et l’alchimie ont encore droit de cité, son itinéraire de recherche s’éloigne des superstitions qui régentent le monde du populaire pour emprunter le chemin d’une prolixe aventure scientifique en gestation.
Fort de son bon allemand, Kircher accompagne le Docteur Tesimond qui rend la justice, exorcise les démons, fait torturer les sorcières et procéder au « supplice capital ». Hanna Krell, sorcière, et le meunier Claus Ulespiègle, qui possédait un livre interdit, sont les deux accusés à ce procès auquel assiste Tyll. Après son dernier et somptueux repas, son père sera pendu.
Suite à ce retour en arrière, l’on retrouve Tyll et sa complice Nele, saltimbanques itinérants avec le chanteur Gottfried, au « talent pitoyable », puis avec un plus talentueux comparse irascible dont on aura raison au moyen de champignons vénéneux. Sa réputation grandit au point que « Sa Majesté » envoie Martin von Wolkenstein à la recherche du « célèbre farceur ». Le bouffon de la cour auprès d’une reine en pleine déconfiture et devenue misérable, quoiqu’elle ait eu l’occasion de parler avec Shakespeare. En un lacis baroque, le récit explore le passé de nombre de protagonistes pris dans les tourmentes de l’Histoire et les champs de bataille empuantis de cadavres protestants et catholiques, suédois et espagnols, revient à Tyll. Le risque est alors de perdre trop souvent de vue le héros éponyme.
Les personnages picaresques, ces gueux aux aventures pittoresques et misérables, abondent. Outre Tyll, ce sont un bourreau à qui l’on ne doit pas parler, un abbé qui porte un cilice cruel, des paysans abrutis, sans oublier un roi sans royaume qui dégringole jusque dans la fange. Le roman est léger de fantaisie, lourd de sorcellerie imaginaire et de condamnations à mort, brutal de tableaux de guerres, de famines et de pillages. Daniel Kelhmann sait écrire autant en noir et gris qu’en couleurs bigarrées. Ainsi s’éloigne-t-il de son modèle.
Au-dessus d’un monde en guerre perpétuelle, au-dessus des charniers, que reste-t-il à notre espiègle, sinon le théâtre et le rire ? Héros populaire allemand, saltimbanque appelé à divertir et berner autant le peuple que les rois, il échappe étonnement aux balles et au fil de l’épée. Mais à cet archétype, Daniel Kehlmann a su ajouter d’effrayantes fresques guerrières, qui témoignent d’une humanité brutale et pourrie de toutes parts, esprits et corps ; mais aussi la rencontre étonnante avec d’étranges savants baroques d’envergure européenne, comme Athanasius Kircher, qui sont, dans la carrière du romancier, un écho de ceux de L’Arpenteur du monde.
L’un est le « Prince des mathématiques » et astronome, découvreur de la courbe de Gauss, l’autre un explorateur et naturaliste. Le premier s’appelle Carl Friedrich Gauss et vécut entre 1775 et 1855 ; le second, Alexander von Humboldt, poursuivit sa carrière entre 1769 et 1859. Quoique l’un soit affreusement casanier, l’autre parvient à le contraindre de quitter son cabinet pour le rejoindre à Berlin. Tous les deux cependant sont des Arpenteurs du monde, calculant l’orbite de la planète Cérès, ou marchant au travers des forêts vierges et sur les pentes des volcans.
Le vieux ronchon, qui « voit derrière chaque événement la finesse infinie de la trame causale », est accueilli avec joie par le grand explorateur, au point qu’il fasse fixer la rencontre par l’appareil de Daguerre. Las, la scène se passant en 1828, et la photographie ayant été inventée en 1839[3], Daniel Kehlmann commet un anachronisme dommageable ; à moins que son propos soit moins scientifique que fantasmatique.
Au moyen de la technique éprouvée du retour en arrière - ou analepse, pour employer un terme rhétorique - le romancier nous raconte l’enfance et l’adolescence d’Humboldt, soit un roman d’apprentissage, dans lequel le jeune homme devient inspecteur des Mines, pratique aux dépens de son propre corps des expériences sur l’électricité. Devenu adulte et libre, nanti de toutes sortes de baromètres et autres sextants, il traverse l’Espagne et obtint de pouvoir naviguer vers les Amériques. Infatigable, il gravit le volcan du Teide, tandis que souffre Bonpland, son assistant et botaniste, guère enthousiaste.
Alternant les chapitres, le narrateur fait de même avec la biographie romancée de Gauss, quoiqu’il soit fort différent, antithétique. Né dans un pauvre et inculte milieu, il apprend à lire seul et s’aperçoit que les êtres humains « ne voulaient pas penser ». Calculateur prodige, il est tôt remarqué pour avoir « démontré à lui tout seul la loi de Bode sur les distances des planètes par rapport au soleil ». Bientôt l’insolent gamin s’élève en ballon avec Pilâtre de Roziers. Sauf qu’il préfère s’élever avec ses recherches, au point de publier, alors qu’il ne dépasse qu’à peine l’âge de vingt ans, ses Disquisitiones arithméticae.
Club des Libraires de France, 1961. Photo : T. Guinhut.
À la recherche de la confluence de l’Orénoque et de l’Amazone, Humboldt étudie le curare ; au Mexique il assiste aux fouilles d’un temple aztèque, descend dans le cratère du Popocatépetl et découvre que les pyramides de Teotihuacan obéissent au soleil du solstice : « la ville entière était un calendrier ». Au Pérou, c’est l’immense volcan du Chimbarozo qui fait l’objet d’une ascension à la limite de l’asphyxie. Là il confirme sa théorie de l’isothermie. Avec constance, il collecte plantes, roches et animaux, jusqu’à des squelettes humains recueillis dans une paroi rocheuse, pour les envoyer en Europe où ils alimenteront collections et muséums. Il est reçu aux Etats-Unis par le Président Jefferson, en Russie par le tsar. Dans une grotte de la Nouvelle Andalousie, Humboldt s’écrie : « La lumière, ce n’est pas la clarté, mais le savoir ! » Les Lumières allemandes continuent en effet à se propager à la fin du XVIII° siècle et en ce début du XIX° siècle qui ont pour vocation d’explorer le monde[4]. Dangereuses et curieuses, les pérégrinations de Humboldt aboutiront à une publication en trente-quatre volumes, avec cartes et planches : Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent, fait en 1799-1804.Quant au dernier voyage, en Russie, il est ridiculisé par les réceptions officielles, l’itinéraire contraint, les interdits, loin de toute exploration réelle. La gloire n’est pas une sinécure…
Pendant ce temps, Gauss se fait arpenteur en Allemagne pour gagner son pain, se marie deux fois, sans parvenir à transmettre son génie mathématique à son fils Eugène, qui a le malheur de se faire arrêter par la police prussienne pour une réunion d’étudiants. S’isolant dans des cabanes idoines, il étudie le magnétisme terrestre dans des conditions parfois burlesques. Même vieillissant, perclus, toujours bourru, il continue d’exercer sa pensée : « trop de gens tenaient leurs habitudes pour des principes de base de l’univers ».
C’est au cours de la conversation entretenue par les deux géants du savoir, qu’Humboldt lance une vindicte contre « les romans qui se perdaient en fabulations mensongères parce que leur auteur associait ses idées saugrenues aux noms de personnages historiques ». L’exercice d’auto-ironie de la part du romancier est savoureux !
Mené avec entrain et humour, le roman arpente autant le monde que les personnalités et l’Histoire des sciences. Si l’hommage tend à faire des deux savants présentés en un miroir déformant une paire de bonshommes parfois grotesques, c’est pour mieux les humaniser. Les péripéties intellectuelles et aventureuses nourrissent sans cesse le récit de manière palpitante et colorée, pour aboutir un éloge piquant des scientifiques et des sciences. La façon contrapuntique dont les sciences se dispersent et se rencontrent, au travers du globe et de l’Allemagne de Kant et de Goethe, est menée de main de maître, avec intelligence et ironie, formant là le plus cohérent et étincelant des romans de Daniel Kelhmann.
Outre son intérêt virtuose et amusé pour l’Histoire littéraire et scientifique allemande, Daniel Kehlmann est un Janus romanesque. Son second visage est celui du roman psychologique et familial. Dans Les Friedland[5], il conserve sa tendresse autant que son ironie envers ses personnages pour les plonger simultanément dans la crise économique de 2008 et un krach intime. Deux jumeaux, Iwan et Eric, associés à Martin, leur demi-frère, parcourent les crises d’une fraternité mise à mal à coup de mensonges, de drogues et d’angoisses.
Mieux, dans Gloire[6], le roman se multiplie en neuf histoires, par allusion peut-être aux neuf Muses de l’écrivain. Car il s’agit là souvent d’artistes, comme un écrivain richissime qui, après avoir prodigué ses livres de sagesse, renie tout ce qu’il a professé : « Miguel Auristo Blancos, l'écrivain vénéré par la moitié de la planète et vaguement méprisé par l'autre, auteur d'ouvrages sur la sérénité, la grâce intérieure et la quête du sens de la vie ».Retournements de situations, antithèses comiques abondent. Ainsi un quidam reçoit une foule d’appels destinés à une célébrité, au point de se prendre au jeu ; alors qu’un acteur de cinéma ne reçoit plus le moindre appel et doute de la validité de sa carrière. Notre romancier à n’en pas douter joue avec lui-même, avec sa célébrité, au moyen d’une ironie consommée. En effet, une femme décidée à mourir, se révolte contre l’écrivain qui l’a imaginée ; un écrivain de romans policiers se perd en Asie centrale où son portable ne fonctionne plus ; un cadre supérieur gagne, grâce à son portable, le pouvoir de ne plus se trouver là où on l’imagine. Ainsi le roman n’est pas fait du fil d’un discours unique, mais d’une mosaïque de récits dont les fils et les échos se répondent et s’entrecroisent, subvertissant les vanités de la renommée et les technologies de communications qui remplacent le réel. Comme dans la nouvelle intitulée « Contribution au débat », dans laquelle un informaticien, usager prolixe des forums, côtoie dans un séminaire Leo Richter, un célèbre romancier. Le narrateur usant de cette syntaxe brouillonne et pauvre qui peut pulluler sur le web, la langue saccagée devient vite fort pénible pour le malheureux lecteur. Hors cet écart, l'ensemble est le plus souvent divertissant, mené avec vivacité, derrière lequel le titre, un brin satirique en un apologue où deviner la morale, laisse entendre la mise en abyme de l’auteur lui-même, qui s’agace, se réjouit et se départit de sa propre « gloire ». Qui sait s’il est caché sous les traits de ce romancier qui est le passeur de ce bouquet de récit : « Leo Richter, l'auteur de nouvelles embrouillées regorgeant d'effets de miroir et de retournements inattendus d'une virtuosité vaine »…
Né en 1975 à Munich, Daniel Kelhmann, amateur de Jorge Luis Borges[7] et de Vladimir Nabokov[8], a publié son premier roman à 22 ans, La Nuit de l’illusionniste[9], dans lequel un magicien au sommet de son art voit sa vie bouleversée par cet art même. Illusions et réalité surprenante sont au cœur de Moi et Kaminski[10], curieuse rencontre entre un critique d’art ambitieux et médiocre, en quête d’une biographie qui assiérait sa renommée, et l’artiste autrefois couvert de gloire, aujourd’hui retiré du monde dans un village de Bavière, quasi-aveugle, dominé par sa fille, qui refuse tout entretien avec son père et s’impose comme seul porte-voix. Sebastian Zöllner devra conduire un rocambolesque enlèvement pour ramener le peintre à ses anciennes amours, en un voyage erratique et bourré de surprises. N’en doutons pas, les tours d’illusionniste romanesque de Daniel Kehlmann, interrogateur malicieux des destinées de l’artiste et des identités humaines, qui a plus d’un tour dans son sac à malices, ne manqueront pas à l’avenir de la littérature.
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.